Typhon

Chapitre 6

 

Par un brillant jour ensoleillé leNan-Shan fit son entrée à Fou-Tchéou. La brise favorablechassait par-devant lui sa fumée. Son arrivée fut immédiatementremarquée à terre, et les marins du port se disaient :« Regardez ! Mais regardez donc ce vapeur. Qu’est-ce quec’est ? Siamois, hein ? Non, maisregardez-le ! » Il semblait en effet avoir servi de cibleaux secondes batteries d’un croiseur. Une grêle de petits obusn’aurait pu donner à ses œuvres mortes un aspect plus dévasté, plusdéfoncé, plus ruineux : il avait cet air las et épuisé desnavires qui s’en reviennent du bout du monde ; – et non sanscause, car dans son court voyage il avait été très loin, jusqu’àentrevoir même les côtes de l’Au-delà, de ce grand inconnu d’oùjamais navire ne revint pour rendre à la poussière du continent lesmarins de son équipage. Il était incrusté et gris de sel jusqu’à lapomme de ses mâts et jusqu’au sommet de sa cheminée, « commesi son équipage (dit un marin facétieux) l’eût repêché du fond dela mer et l’eût amené ici pour recevoir la prime desauvetage ». Il ajouta, excité par l’heureux effet de sesremarques spirituelles, qu’il en offrait cinq livres « sansinventaire ».

Le Nan-Shan n’était pas à quai depuisune heure, qu’un petit homme maigre au nez rouge, à la figurerageuse, débarquait d’un sampan sur le quai de la Concessionétrangère et se retournait incontinent pour lui montrer lepoing.

Un grand individu aux jambes ridiculementmaigres pour sa vaste bedaine et aux yeux liquides s’approcha en sedandinant :

« Vous venez d’en sortir, hein ?dit-il. Pas été long… »

Il portait un complet de flanelle bleuecouvert de taches ; aux pieds des souliers de cricket toutboueux ; une moustache d’un gris jaunâtre retombait sur salèvre. Les bords de son chapeau, en deux endroits, s’étaientdétachés de la coiffe et laissaient paraître le jour.

« Hallo ! Qu’est-ce que tu faisici ? demanda l’ex-premier lieutenant du Nan-Shan enlui serrant la main précipitamment.

– J’attends pour un poste dont on m’aparlé, quelque chose de sérieux », expliqua l’homme au chapeaucrevé en soufflant d’une façon poussive.

Le lieutenant montra de nouveau le poing auNan-Shan.

« Il y a là-dedans un type qui n’est mêmepas capable de commander un radeau, déclara-t-il vibrant de colère,tandis que l’autre regardait autour de lui d’un air morne.

– C’est vrai ? »

Mais il aperçut sur le quai un lourd coffre demarin, peint en brun, sous une couverture de toile à voileeffilochée et amarrée avec de la manille neuve. Il le lorgna avecintérêt.

« Je parlerais bien, et j’en aurais longà dire, n’était ce sacré pavillon siamois. Personne à qui seplaindre… sans quoi, il lui en cuirait… canaille ! Il a dit àson mécanicien en chef – encore une autre canaille – que j’avaisperdu la tête. C’est le plus grand tas d’idiots et de mabouls quiaient jamais navigué. Non ! tu ne peux t’imaginer…

– Tu as reçu ta paie ? demandasoudain son minable compagnon.

– Oui. Il m’a réglé mon compte à bord.« Allez-vous-en déjeuner à terre », m’a-t-il dit.

– Vieux grigou ! commenta le grandindividu d’un air vague, et, passant sa langue sur seslèvres : Si on allait boire un coup ?

– Il m’a frappé ! siffla le premierlieutenant rageusement.

– Non ? Frappé ! Pasvrai ? » L’homme en bleu se mit à s’agiter avecsympathie. « On ne peut vraiment pas causer ici. Je voudraissavoir tous les détails. Frappé ! – Hein ? Cherchonsquelqu’un pour porter ton coffre. Je connais un endroit bientranquille où on peut avoir de la bière en bouteilles… »

M. Jukes, qui scrutait le rivage àtravers les jumelles du bord, informa plus tard le mécanicien enchef que « notre ancien lieutenant n’a pas mis longtemps àtrouver un ami. Un type qui ressemble fort à un vadrouilleur ;je les ai vus quitter le quai ensemble ».

Le tintamarre des coups de marteau et descalfatages indispensables ne troublait point le capitaine MacWhirr. Dans la chambre de veille enfin remise en ordre, il écrivaitune lettre ; le steward qui faisait la pièce y découvritensuite des passages d’un intérêt si absorbant que, par deux fois,il faillit se laisser surprendre en flagrant délit d’indiscrétion.Mais cette même lettre, quand elle parvint àMme Mac Whirr, dans le salon de sa maison debanlieue est de Londres, lui fit étouffer un bâillement. Pourquoil’étouffait-elle ? Par respect pour elle-même sans doute, caril n’y avait personne d’autre dans la pièce.

Elle était à demi étendue sur un fauteuilpliant en bois doré, recouvert de peluche, auprès d’une cheminéecarrelée où flambait un feu de charbon ; des éventailsjaponais en ornaient le dessus. Élevant les mains elle jeta un coupd’œil las sur les nombreuses pages. Était-ce sa faute, après tout,si les lettres de son mari étaient si plates, si désespérémentfastidieuses – depuis le « Ma très chère femme » dudébut, jusqu’au « Ton mari affectueux » de la fin. On nepouvait vraiment pas lui demander de s’intéresser à toutes cesaffaires de marine, ni d’y comprendre quelque chose. Naturellementelle était contente de recevoir des nouvelles ; mais quant àpréciser pourquoi…

« … On les appelle des typhons… Notresecond n’avait pas l’air d’être de cet avis… pas dans les livres…ne pouvait pas laisser les choses se passer ainsi… »

Le papier bruissa vivement :« … un calme qui dura plus de vingt minutes »,lut-elle par manière d’acquit ; les premiers mots que ses yeuxindifférents rencontrèrent ensuite, dans le haut d’une autrepage : … « te revoir ainsi que lesenfants… » Elle eut un mouvement d’impatience.

Qu’est-ce qu’il avait à toujours parler deretour ? Jamais pourtant son traitement n’avait été si élevé.Alors à quoi bon ?

Il ne lui vint pas à l’idée de tourner lafeuille pour revenir à la page précédente. Elle y aurait vu racontéque, entre quatre et six heures du matin, le 25 décembre, lecapitaine Mac Whirr avait bien cru que le Nan-Shan avaitatteint son heure dernière, et qu’avec une pareille mer, il perdaitespoir de revoir jamais sa femme et ses enfants.

Voici ce que personne ne devait jamaisconnaître (une lettre est si vite égarée), personne au monde que lesteward – qui, lui du moins, avait été vivement impressionné parcette révélation. Il en éprouva même le besoin de tâcher de fairecomprendre au cuisinier qu’on « l’avait échappé belle »,en affirmant :

« Le vieux lui-même pensait qu’il ne nousrestait guère plus d’une fichue chance d’en sortir.

– Qu’est-ce que tu en sais ? demandaavec mépris le maître queux, un vieux soldat. Il a peut-être bienété te le raconter.

– Il m’a laissé entendre quelque chose dece genre, répondit le steward payant d’effronterie.

– Ta gueule. C’est à moi qu’il viendra ledire la fois prochaine ! » ricana le vieux cuisinierpar-dessus son épaule.

Mme Mac Whirr, un peuinquiète, regardait plus loin. « … ai fait pour le mieux…pauvres malheureux… seulement trois jambes cassées et un… penséqu’il valait mieux étouffer l’affaire… espère avoir fait ce qu’ilfallait. »

Ses mains retombèrent. Non ! pas d’autreallusion à son retour. Il avait dû simplement exprimer un souhaitpieux. Mme Mac Whirr respira et la pendule demarbre noir (que le bijoutier de l’endroit estimait à trois livresdix-huit shillings six pence), eut un tic-tac discret etfurtif.

Brusquement la porte s’ouvrit ; unefillette se précipita dans la pièce ; elle était à l’âge desjupes courtes et des jambes longues. Une abondance de cheveuxincolores et plats flottait sur ses épaules. En voyant sa mère,elle s’arrêta net et dirigea sur la lettre de pâles yeuxinquisiteurs.

« C’est de papa, murmuraMme Mac Whirr. Qu’est-ce que tu as fait de tonruban ? »

La fillette porta la main à la tête et fit lamoue.

« Il va bien, continuaMme Mac Whirr d’un air alangui, du moins, je lepense ; il ne parle jamais de sa santé. »

Elle fit entendre un petit rire. La figure dela fillette exprima une indifférence distraite, etMme Mac Whirr la contempla avec fierté.

« Va mettre ton chapeau, dit-elle au boutd’un instant. Je sors faire des courses. Il y a une exposition deblanc chez Linom.

– Oh ! quelle chance ! »s’écria l’enfant d’un ton subitement grave et vibrant, enbondissant hors de la chambre.

C’était un bel après-midi de ciel gris ;les trottoirs étaient secs. Devant la porte du magasin denouveautés, Mme Mac Whirr salua d’un sourire unefemme à l’allure de matrone, aux formes généreuses, vêtue d’unmanteau noir cuirassé de jais. Une couronne de fleurs artificielless’épanouissait au-dessus de sa face bilieuse. Ces dames seprécipitèrent au-devant l’une de l’autre, s’exclamant ensemble etse mirent à caqueter de conserve avec une précipitation qui faisaitcroire que peut-être la rue allait s’entrouvrir et avaler leurplaisir avant qu’elles n’aient achevé de l’exprimer.

Derrière elles les hautes portes de verre dumagasin battaient sans répit. Mais ces dames obstruaient lepassage. Des messieurs patientaient poliment. Quant à Lydia, elleétait tout occupée à piquer le bout de son ombrelle entre lesdalles du trottoir. Mme Mac Whirr parlait avecvolubilité :

« Je vous remercie. Non ; il nerevient pas encore. C’est triste, naturellement, de ne pas l’avoiravec nous ; mais c’est si réconfortant de savoir qu’il seporte bien. »

Mme Mac Whirr reprithaleine.

« Le climat de là-bas lui convient sibien », ajouta-t-elle radieuse, comme si le pauvre Mac Whirreût été faire un tour en Chine pour raison de santé.

 

Le mécanicien en chef ne revenait pas encore,lui non plus. M. Rout connaissait trop bien la valeur d’un bonposte.

« Salomon dit que les prodiges necesseront jamais ! » cria Mme Routjoyeusement à la vieille dame assise dans son fauteuil au coin dufeu. La mère de M. Rout bougea légèrement ses deux mainsfanées qui reposaient sur ses genoux dans des mitaines noires.

Les yeux de la belle-fille semblaient dansersur le papier.

« Ce capitaine du navire sur lequel ilest – un homme assez borné, vous vous rappelez, mère ? – afait quelque chose d’assez fort, à ce que dit Salomon.

– Oui, ma chère », dit la vieillefemme débonnairement ; elle inclinait en avant sa têteargentée, avec cet air de calme intérieur des très vieilles gensqui semblent s’absorber dans la contemplation des dernières lueursde l’existence : « Je crois bien me rappeler. »

Salomon Rout, le vieux Sal, le père Sal, lechef, Rout ce « brave homme », – M. Rout, l’amipaternel et indulgent de la jeunesse, avait été le benjamin de sesnombreux enfants tous morts aujourd’hui. Elle se le rappelaitparticulièrement à l’âge de dix ans (bien avant qu’il ne partîtfaire son apprentissage dans une grande usine du Nord). Ellel’avait si peu vu depuis ; elle avait parcouru tant d’années,qu’il lui fallait maintenant retourner bien loin en arrière pour sele remémorer distinctement à travers la brume du temps. Parfois, illui semblait que sa belle-fille parlait d’un étranger.

Mme Rout fils était déçue.

« Hum ! hum ! » elletourna la page. « Que c’est vexant ! Il ne dit pas ce quec’est. Il dit que je ne pourrais pas comprendre. Je me demandequ’est-ce que cela pouvait bien être de si malin. Quel misérable dene pas nous le dire ! » Elle continua sa lecture, sansfaire d’autre remarque, et quand elle eut fini se mit à contemplerle feu.

Rout ne touchait que deux mots dutyphon ; mais quelque chose l’avait poussé à exprimer un désircroissant d’avoir la joviale Mme Rout auprès delui : « S’il n’y avait pas la question de ma mère, qu’onne peut tout de même pas laisser, je t’enverrais l’argent de tonvoyage tout de suite. Tu pourrais installer une petite maisonici ; j’aurais l’occasion de te voir de temps en temps. Nousne rajeunissons pas…

– Il va bien, mère, soupiraMme Rout en se secouant.

– Il a toujours été un garçon fort etbien portant », dit placidement la vieille femme.

Le compte rendu de M. Jukes était parcontre fort animé et des plus complets. Son ami, dans le service dela navigation d’Occident, le communiqua généreusement à tous lesautres officiers de son transatlantique.

« Un type que je connais m’écrit pour meraconter une affaire extraordinaire arrivée à bord de son navirependant ce coup de typhon dont on a parlé dans les journaux, il y adeux mois, vous devez vous en souvenir ? C’est la chose dumonde la plus comique. Vous allez voir vous-même ce qu’il endit : tenez, voici sa lettre. »

Il y avait dans cette lettre l’exagérationd’une fermeté d’âme indomptable et joyeuse. Jukes était de bonnefoi, et ce qu’il en disait était vrai, du moins au moment où ill’écrivait. Il racontait d’une façon sinistre les scènes dansl’entrepont :

« … Comme dans un éclair, il me vint àl’esprit que ces maudits Chinois n’étaient pas tenus de comprendrele sentiment qui nous faisait agir ; or nous nous comportionsen apparence comme des brigands qualifiés. Il ne fait jamais bon deséparer un Chinois de son argent, du moins quand il est le plusfort. Par un tel temps, pour risquer un cambriolage il eût falluêtre vraiment forcené ; mais qu’est-ce que ces gueuxconnaissaient de nous ? Aussi sans perdre mon temps àréfléchir je fis sortir tout l’équipage en un clin d’œil. Notreouvrage était fini – que le vieux avait tant à cœur ! – Nousleur cédâmes la place sans rester à leur demander comme ils sesentaient. Je suis convaincu que s’ils n’avaient pas été aussiimpitoyablement secoués, et (tous sans exception) effrayés d’avoirà se tenir debout, nous aurions été mis en pièces. C’était complet,je vous assure ! et vous pouvez battre les mers du Nord et duSud et jusqu’à la consommation des siècles avant de vous trouveravec une pareille corvée sur les bras. »

Après quoi, il se lançait dans uneappréciation technique des dommages matériels subis par le navire,puis il continuait :

« Mais ce n’est qu’après que le grostemps se fut calmé que notre tâche devint vraiment délicate. Il nenous était d’aucun avantage, vous pensez bien, de naviguer depuispeu sous pavillon siamois ; encore que, le commandant n’aitjamais pu se persuader que cela fit une différence. – « Tantque c’est nous qui sommes à bord », disait-il. Il y a deschoses qui n’ont jamais pu lui entrer dans la tête. Autant tâcherde convaincre un baldaquin. Ajoutez à cela l’isolement du naviredans ces mers de Chine, un isolement infernal, sans consuls, sansaucune canonnière à soi nulle part, sans une âme à qui s’adresseren cas de difficulté.

« Mon idée à moi était de maintenir tousces magots à fond de cale une quinzaine d’heures de plus,c’est-à-dire jusqu’au temps que nous ayons pu gagner Fou-Tchéou. Lànous aurions vraisemblablement rencontré quelque navire de guerre,et une fois sous la protection des canons, sauvés ! car il vade soi que le commandant de n’importe quel vaisseau de guerre –Anglais, Français ou Hollandais – dans le cas d’une rixe à bord, semet du côté des blancs. Nous serions alors en posture de pouvoirnous débarrasser d’eux et de leur argent en remettant le tout entreles mains de leur Taotï ou de je ne sais quel mandarin à lunettesvertes comme on en voit circuler en chaise à porteurs dans lesinfectes ruelles de leurs cités.

« Mais le vieux ne voulut rien savoir. Ildésirait apaiser l’affaire. Il s’était fourré cette idée dans latête et un treuil à vapeur n’aurait pu l’en arracher. Il désiraitqu’on fit le moins de bruit possible autour de cela, et que ni lenom du bateau n’y fût compromis, ni les armateurs, « ni aucundes intéressés » comme il disait en enfonçant ses yeux dansles miens. Moi cela me rendait furieux. Comment pouvait-il espérerque cette affaire ne fit pas de bruit ? Ce qui était certainc’est que les malles des Chinois, au début de la traversée, avaientété fixées de manière à pouvoir affronter n’importe quelle tempêtede ce monde ; mais ce qui s’était rué sur nous était quelquechose de tellement diabolique que rien ne peut vous en donner uneidée.

« Cependant, moi, je ne tenais presqueplus sur mes jambes. Il n’y avait plus de relève pour aucun de nousdepuis près de trente heures ; et le vieux restait là, à sefrotter le menton, à se gratter le crâne, si embêté qu’il nesongeait même, pas à enlever ses bottes.

« – J’espère, capitaine, lui ai-jedit, que vous n’allez tout de même pas les lâcher sur le pont avantque nous ayons pris nos mesures d’une manière ou d’uneautre ?

« Non pas que je me sentisse grande enviede résister à ces gueux s’ils se mettaient en tête de réclamer leurdû, mais les démêlés avec les Chinois n’ont jamais été jeuxd’enfants. Surtout je me sentais éreinté.

« – Par pitié, lui dis-je,laissez-nous donc leur jeter en tas leurs dollars et allons nousreposer pendant qu’ils régleront à coups de griffes le partage.

« – Voyons, Jukes, vousdéraisonnez ! dit-il en levant les yeux vers moi de cettefaçon lente qu’il a et qui vous fait souffrir de partout. Il fautque nous inventions quelque chose de juste et à la satisfaction dechacun.

« J’avais des tas de choses à faire,comme tu peux l’imaginer ; je mis donc l’équipage autravail ; puis l’envie me prit d’aller m’étendre un instantsur ma couchette.

« Je ne reposais que depuis dix minuteslorsque le steward se précipita dans ma chambre, et, me tirant parla jambe :

« – Pour l’amour du Ciel, monsieurJukes, venez vite ! montez sur le pont !Dépêchez-vous !

« Sa précipitation me faisait perdre latête. Je me demandais ce qui pouvait bien être arrivé : uneautre tornade ? ou quoi ? Je n’entendais pas de vent.

« – Le capitaine les lâchetous ! Oh ! ils vont être lâchés ! Sautez sur lepont, mon lieutenant ; sauvez-vous. Le chef mécanicien vientde courir en bas chercher son revolver.

« Voilà ce que me racontait cet imbécile.Pourtant le père Rout m’a juré qu’il n’était jamais descendu quepour chercher un mouchoir propre.

« Quoi qu’il en soit, je bondis dans monpantalon et volai sur le pont d’arrière. Effectivement, onentendait passablement de bruit à l’avant de la passerelle. Quatrehommes étaient occupés sur l’arrière avec le maître d’équipage. Jeleur passai quelques-uns de ces fusils que chaque navire a toujourssoin d’emporter lorsqu’il voyage dans ces mers d’Extrême-Orient, etje les conduisis vers la passerelle. Chemin faisant, je me cognaicontre le vieux Rout qui suçait un bout de cigare éteint ; ilparaissait ahuri.

« – Venez avec nous ! luicriai-je.

« Et tous les sept alors, nous chargeâmescomme un seul homme, jusqu’au roufle. Mais là nous vîmes que toutétait fini. Le vieux restait debout, ses grandes bottes encoretirées jusqu’en haut des cuisses ; il était en bras dechemise, car sans doute, ça lui avait donné chaud de se creuserainsi la cervelle.

« À ses côtés l’élégant commis deBun-Hin, sale comme un ramoneur et le visage encore vert d’émotion.Je vis tout de suite que j’allais prendre quelque chose.

« – Que diable signifient cessimagrées, monsieur Jukes ? demanda le vieux du plus furieuxqu’il pouvait être – et je dois vous avouer que j’en perdis l’usagede la parole.

« Pour l’amour du Ciel, monsieur Jukes,enlevez-leur ces fusils. Vos hommes vont sûrement se blesser avec,si vous n’y veillez. Que le diable m’emporte si l’on ne se croiraitpas à Bedlam. Attention, maintenant. J’ai besoin de vous par enhaut pour m’aider à compter cet argent avec le Chinois de Bun-Hin.Et puisque vous êtes là, monsieur Rout, vous pourriez bien nousdonner aussi un coup de main. Plus nous serons, mieux çavaudra. »

« Il avait arrangé tout dans sa têtependant que je faisais mon somme.

« Nous aurions été un navire anglais, ousimplement nous aurions eu à lâcher notre bande de coolies dans unport anglais, à Hong-Kong par exemple, quelles difficultésn’eussions-nous pas rencontrées : interrogatoires, enquêtes,demandes de dommages et intérêts, que sais-je ? Mais cesChinois connaissent leurs fonctionnaires mieux que nous.

« Déjà les panneaux étaient enlevés, etles Chinois, après une nuit et un jour dans l’entrepont, setenaient rangés sur le pont. Cela faisait un drôle d’effet derevoir à la lumière du soleil toutes ces faces ravagées aux yeuxhagards ; ils semblaient tous ahuris de revoir le ciel, lamer, le navire. Il y avait de quoi, je vous assure ! Car ilsavaient enduré de quoi arracher l’âme à un blanc. Mais on dit queles Chinois n’ont pas d’âme. En tout cas, ce qu’ils ont à la placeest fichtrement résistant. J’en remarquai un, entre autres, dontl’œil tuméfié sortait à demi d’entre les paupières, gros comme unemoitié d’œuf de poule. Un chrétien en eût eu pour un mois delit ; mais non ! ce gaillard, au milieu de la foule,jouait des coudes et conversait avec les autres comme si de rienn’était. Une grande agitation régnait parmi eux : mais dès quele vieux avançait, sa tête chauve au-dessus d’eux, à l’avant de lapasserelle, tous, en bas, arrêtaient de crier et dirigeaient verslui leurs regards.

« Après avoir longuement remué leproblème dans sa cervelle, il envoya l’interprète de Bun-Hinexpliquer aux Célestes la manière dont ceux-ci allaient rentrer enpossession de leur argent.

« Étant donné que tous ces cooliesavaient travaillé au même endroit et durant un temps égal, ilestimait que le plus équitable serait de partager également entreeux l’argent dont nous nous étions provisoirement emparés. C’est cequ’il m’expliqua par la suite :

« – Peu importe que ce soitprécisément son dollar à lui ou celui de l’autre ; tous lesdollars sont pareils. S’informer auprès de chacun de la somme qu’ilapportait à bord ? Ce serait les inviter à mentir et nousrisquerions de nous trouver trop loin de compte à la fin.

« En quoi j’estime qu’il avait raison. Onaurait pu également remettre tout cet argent en bloc au premierfonctionnaire chinois qu’on réussirait à lever à Fou-Tchéou ;mais disait le vieux, « pour l’avantage qu’en auraient retiréces hommes, autant mettre le tout dans notre poche » ; etsans doute c’eût été l’avis des coolies.

« Nous achevâmes la distribution avant lanuit. Je vous assure que c’était un spectacle. Une mer encoredémontée, un navire à l’état d’épave. Ces Chinois, un à un,montaient en chancelant sur la passerelle pour recevoir leur dû, etnotre vieux Mac Whirr toujours botté, en manches de chemise, à laporte du roufle, faisait la paye. Bien qu’il eût mis bas sa veste,il transpirait comme je ne sais quoi, et par instants, tombaitvertement sur Rout ou sur moi à propos de ceci ou de cela qui nemarchait pas tout à fait à son idée. Les estropiés qui ne purent seprésenter, il alla leur porter lui-même leur part, sur le panneaun° 2.

« Trois dollars qui demeuraient en tropfurent donnés en appoint aux trois coolies les plusendommagés ; un à chacun.

« Ensuite, nous amenâmes sur le pont, àcoups de pelles et de balais, des monceaux : de haillonstrempés, des débris sans nom de tas de choses informes, au sujet dequoi nous les laissâmes se débrouiller.

« C’était là sûrement la meilleure façonde régler sans bruit cette affaire et pour le plus grandcontentement de chacun. Qu’en dis-tu, espèce de rentier depaquebot ? Le vieux Sol lui aussi est d’avis qu’il n’y avaitrien de mieux à faire.

« Mac Whirr me disait l’autrejour :

« – Il y a des choses, voyez-vous,qu’on ne trouve pas dans les livres.

« Pour un homme si court, je trouve qu’ilne s’en est pas mal tiré. »

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