Typhon

Chapitre 4

 

Parmi les vociférations du maître d’équipage,Mac Whirr ne parvenait à distinguer que cet avertissementbizarre : « Tous les Chinois de l’entrepont d’avant sontdémarrés. »

Jukes qui se trouvait sous le vent pouvaitentendre les deux interlocuteurs crier à six pouces de son visage,comme on peut entendre, par une nuit calme, deux paysans converserd’un bout à l’autre d’un champ.

« Quoi ?… Quoi ?… »hurlait le capitaine exaspéré. Et l’autre d’une voix aiguë etrauque :

« En bloc… vu moi-même… affreuxspectacle… vous avertir… capitaine. »

Jukes demeurait indifférent, insensibilisé,l’on eût dit, par la violence du cyclone, conscient uniquement del’inanité de tout effort, de tout geste. Il tenait pour absorbantesuffisamment l’occupation de préserver, de cuirasser son cœur toutgonflé de jeunesse, et éprouvait une répugnance invincible en facede toute autre forme d’activité. Ce n’était pas de l’épouvante, ille reconnaissait à ceci que, tout persuadé de ne plus voir laprochaine aube, cette idée pourtant le laissait très calme.

Il est des moments de passivité héroïqueauxquels parfois même les plus vaillants se résignent. Maintofficier de marine garde sans doute, dans le trésor de sonexpérience, le souvenir de tel cas où tout à coup une crise destoïcisme cataleptique s’empare de l’équipage entier d’un navire.Au demeurant, Jukes n’avait point grande pratique des hommes ni destourbillons.

Il se tenait pour calme inaltérablement ;mais en vérité, il était moins calme que prostré ; et pashonteusement ; non, rien que pour autant qu’un honnête hommepeut l’être sans devenir un objet de dégoût pour soi-même. On eûtdit plutôt une sorte de narcose de l’esprit comme en sait provoquerl’insistance de la tempête ; l’attente d’une catastropheinterminablement imminente ; le corps aussi s’épuise dans cesimple raccrochement à l’existence parmi le tumulte excessif ;c’est une lassitude insidieuse qui pénètre dans les poitrines,s’infiltre négligemment jusqu’au cœur, l’alourdit et le contriste –ce cœur incorrigible de l’homme qui, par-delà tous les biens de laterre, par-delà la vie même, aspire à la paix.

Jukes était plus engourdi qu’il ne lesupposait. Il continuait pourtant à se tenir – trempé, transi,raidi de tous les membres. Dans une sorte d’hallucination, uncarrousel de visions fugaces (on dit qu’un homme qui se noie revoitainsi en un instant toute sa vie) lui remémora quantité de faitssans aucune relation avec la situation présente. Il se rappela sonpère, par exemple : un digne commerçant qui, à un mauvaistournant de ses affaires, se mit au lit tranquillement et passatout aussitôt de vie à trépas avec une résignation exemplaire. Cen’était du reste pas cet événement qui se présentait à l’esprit deJukes ; simplement il revoyait avec précision la figure de cepauvre homme, et sans être particulièrement ému. Puis une certainepartie de cartes que tout jeune encore il avait faite dans la baiede la Table, à bord d’un navire, depuis perdu corps et biens. Puisles sourcils broussailleux de son premier commandant. Puis il serappela sa mère, et sans plus d’émotion qu’il n’en aurait eu dansle temps, lorsqu’en entrant dans sa chambre, il la voyait assiseprès de la fenêtre avec un livre, – sa mère, morte elle aussi,maintenant –, cette femme résolue, que la mort de son mari avaitlaissée dans la gêne ; mais qui avait élevé son garçon d’unefaçon si ferme.

Tout cela dans l’espace d’une seconde,peut-être moins. Un bras pesant s’était alors abattu sur sesépaules ; la voix du capitaine Mac Whirr lui cornait son nomaux oreilles :

« Jukes ! Jukes ! »

Il y découvrait un ton de préoccupationprofonde. Le vent pesait de tout son poids sur le navire, commes’il eût voulu l’immobiliser dans les vagues. Celles-ci faisaientpar-dessus lui d’énormes bonds comme autour du tronc profondémentimmergé d’un vieil arbre, et du plus loin déjà s’entendait leuramoncellement de menace. Les lames jaillissaient de la nuit,portant une lueur spectrale à leur crête – cette lueur de l’écumeeffervescente qui, dans un mol éclair, désignait férocement,par-dessus le frêle corps du navire, la ruée, l’écroulementbouillonnant, puis la galopade en fuite éperdue de chaque lame.Jamais, au grand jamais, le Nan-Shan n’arriverait àsecouer de lui toute cette eau ; Jukes, tout raidi, constataitque le navire se débattait à l’aventure ; plus rien de sensédans les mouvements soudains qu’il risquait ; mauvaissignes : c’était l’annonce et le commencement de la fin ;et l’accent d’inquiétude affairée, que Jukes percevait dans la voixdu capitaine Mac Whirr, l’écœurait comme un symptôme de foliecontagieuse. L’incantation de la tempête opérait. Jukes se sentaitpénétré par elle, bu par elle ; il s’absorbait en elle avectoute la rigueur de sa silencieuse attention. Mac Whirr cependantcontinuait à crier, mais le vent se calait entre eux comme un coinsolide. Le capitaine pesait à son cou, plus lourd qu’une meule, desorte que leurs têtes enfin s’entrechoquèrent.

« Jukes ! Eh là ! MonsieurJukes ! »

Il fallait une réponse à cette voix quin’acceptait pas de se taire. Jukes répondit comme de coutume.

« Oui, capitaine. »

Mais aussitôt son cœur, décomposé par latempête et la nostalgie affreuse de la paix, s’affranchit de ladiscipline, mutiné contre tout commandement.

Le capitaine Mac Whirr à présent maintenait latête de son second solidement coincée dans son coude ; il lacollait contre ses lèvres glapissantes. Parfois Jukesl’interrompait : « Attention, capitaine ! » oubien c’était le capitaine qui braillait d’urgence un « Tenezbon ! » quand il semblait qu’avec le navire tout lesombre univers chavirait. Un temps d’arrêt ça flottait encore. Etle capitaine reprenait ses cris :

« Il dit… toute la bande… démarrés…devriez aller voir… ce qu’il y a… »

La pleine force de l’ouragan n’avait pas plustôt assailli le Nan-Shan que toutes les parties du pont enétaient devenues intenables ; l’équipage, hébété, terrorisé,s’était réfugié dans la coursive de bâbord, sous la passerelle. Ily avait une porte à l’arrière qu’ils avaient fermée ; etlà-dedans, il faisait noir, froid, lugubre. À chaque soubresaut dunavire, tous ensemble, ils gémissaient dans les ténèbres et chacunécoutait les tonnes d’eau qui s’abattaient de très haut et commeavec une particulière résolution de les atteindre.

Le maître d’équipage s’efforçait encore à despropos bourrus ; mais, comme il le disait plus tard, iln’avait jamais eu affaire avec un pareil troupeau d’ânes.L’équipage jouissait là pourtant d’un confort relatif, bien àl’abri, et n’ayant rien à faire ; et ça ne les empêchait pasde grogner tout le temps et de geindre aigrement comme autant demarmots malades. L’un d’eux finit par déclarer qu’avec un peu delumière pour se voir au moins le bout du nez ça ne serait sûrementpas aussi triste. Ça le rendait maboul de devoir rester là, couchédans le noir à attendre que voulût bien sombrer tout le bazar.

« Sors donc, alors, lui disait le maîtred’équipage, comme ça tu en auras fini tout de suite », ce quiprovoqua contre lui un concert de jurons et de malédictions.

On l’accablait de reproches de toutes sortes.On paraissait trouver très mauvais qu’une lampe tout allumée n’aitpas été brusquement créée à leur intention. Ils pleuraient pour unpeu de lumière comme s’ils avaient absolument besoin de se voircouler. Si déraisonnables que fussent leurs récriminations, ellesaffectaient beaucoup le maître d’équipage ; on ne pouvait toutde même pas songer à atteindre la lampisterie située àl’avant ! Alors ça n’était vraiment pas honnête de s’enprendre à lui et de l’abrutir ainsi. C’est ce qu’il leur dit, augrand mépris général. Puis il se retrancha dans un silence amer.Mais comme il n’en était pas moins exaspéré par leurs grognements,leurs gémissements et leurs murmures, il lui vint enfin à l’espritqu’il y avait six lampes à globes pendues dans l’entrepont, et queles coolies ne se trouveraient pas beaucoup plus mal pour êtreprivés de l’une d’elles.

Le Nan-Shan avait une soute à charbontransversale, qui communiquait avec l’entrepont d’avant par uneporte de fer ; on utilisait parfois cette soute comme cale àmarchandises. Elle était vide en ce moment ; le trou d’hommequi y donnait accès se trouvait le premier dans la coursive. Lemaître d’équipage pouvait donc s’y introduire sans se hasarder surle pont ; à sa grande surprise il ne put décider aucun deshommes à lui aider, pour enlever le capot du trou d’homme ; ilessaya donc seul, à tâtons. L’un des matelots, couché dans lechemin, refusait même de bouger.

« Mais puisque c’est pour vous !C’est pour vous quérir cette sacrée lampe !

Il avait presque l’air d’implorer.

Quelqu’un cria : « Fous-nous la paixet qu’on ne te voie plus ! » Il eût voulu reconnaître lavoix ; même, s’il avait fait assez clair, il aurait envoyédinguer dans la mer cette sacrée gueule de marmiton, comme ildisait ; flotte ou fonce. Pourtant il s’entêtait à leurmontrer qu’il pourrait se procurer une lampe, quand il devrait ycrever. La violence du roulis rendait tout mouvement dangereux.Rester couché semblait déjà très difficile. Il fallait d’abord secasser les reins en se laissant choir dans la soute. Il y arrivasur le dos et fut ballotté quelque temps dans un parfait étatd’impuissance en compagnie d’une lourde barre de fer – la lanced’un soutier probablement – abandonnée là on ne savait par qui. Cedangereux objet le rendait aussi nerveux que l’eût fait une bêteféroce ; il ne pouvait la voir, l’intérieur de la soute,revêtu de poussière de charbon, étant impénétrablement noir ;mais il l’entendait glisser bruyamment, frappant de droite et degauche et toujours dans le voisinage de la tête ; cela faisaitun tintamarre extraordinaire ; cela donnait de grands coupssourds comme si cette barre de métal eût été aussi grosse qu’unetraverse de pont. Il faisait ces remarques, tout en culbutant detribord à bâbord et de bâbord à tribord, et il s’arrachait lesongles à griffer désespérément les murs lisses de la soute pouressayer de s’arrêter. La porte qui donnait dans l’entrepont n’étantpas très bien ajustée, il distingua dans le bas un filet delumière.

En bon marin qu’il était, et dans la force del’âge encore, il parvint toutefois assez vite à se remettre surpied ; et, par une heureuse chance, en se relevant, il mit lamain sur la barre de fer, qu’il ramassa ; il aurait craint,sinon, que la chose ne lui cassât les jambes ou tout au moins ne lefit reculbuter. Tout d’abord il resta tranquille ; il sesentait mal en sûreté dans ces ténèbres qui semblaient rendre lesmouvements du navire anormaux, imprévus et difficiles à déjouer.Pendant un instant, il se sentit si fort secoué qu’il n’osa bougerde peur d’« être descendu de nouveau ». Il n’avait aucuneenvie de se faire écharper dans cette soute.

Deux fois déjà il s’était cogné la tête etdemeurait quelque peu étourdi. Il lui semblait entendre encore lebruit métallique et sourd que faisait la lance de fer en voltigeantautour de ses oreilles et cela si distinctement qu’il devait laserrer plus fort pour se prouver qu’il la tenait bien là, sousbonne garde, dans sa main.

Il s’étonna de la netteté avec laquelle onpouvait entendre, là en bas, les ululements de la rafale ;dans l’espace vide de la soute, les bruits du vent semblaientpresque des cris humains, moins immenses, mais infinimentpoignants, comme exprimant la rage et la douleur humaines. Et àchaque coup de roulis on entendait également des coups sourdsprofonds et pesants comme si une masse du poids de cinq tonnes eûteu du jeu dans la cale ; il n’y avait cependant dans lacargaison rien de semblable ; ou sur le pont alors ?Impossible. Ou bien le long du bord ? Cela ne se pouvait.

Il pensa tout ceci vivement, clairement, aveccompétence, en marin, et resta perplexe. Ce bruit pourtant arrivaità lui assourdi, de l’extérieur, en même temps que celui des trombesd’eau s’abattant sur le pont au-dessus de sa tête. Était-ce levent ? Probablement. Cela faisait là en bas un vacarmecomparable aux clameurs d’une bande de forcenés. Alors, ildécouvrit, en lui-même aussi, le désir d’avoir une lumière – nefût-ce que pour se voir sombrer – et un grand besoin nerveux desortir de cette soute le plus vite possible.

Il tira le verrou : la pesante plaque defer tourna sur ses gonds ; et ce fut comme s’il eût ouvert laporte à tous les bruits de la tempête. Une bouffée de hurlementsrauques vint à lui : l’air était calme pourtant ; maisl’afflux précipité des eaux au-dessus de sa tête était couvert parun concert de cris étranglés et gutturaux qui produisait un effetde confusion désespérée. Il écarta les jambes de toute la largeurdu seuil de la porte et tendit le cou. Tout d’abord il n’aperçutque ce qu’il était venu chercher : six petites flammes jaunesse balançant violemment dans la pénombre d’un grand espacevide.

L’entrepont était étayé comme une galerie demine, avec une rangée d’épontilles au milieu, surmontéd’entretoises qui se perdaient dans la pénombre – indéfiniment,semblait-il. À bâbord, une masse volumineuse au profil obliqueapparaissait indistincte ; on eût dit une cavité creusée dansla paroi. Tout cela, ombres et silhouettes, remuait sans cesse. Lemaître d’équipage écarquilla les yeux : le navire à ce momentpencha sur tribord et un grand rugissement sortit de cette massequi avait l’inclinaison d’un éboulement de terrain.

Des morceaux de bois volèrent en sifflant.« Des planches », pensa-t-il avec stupeur, en rejetantbrusquement la tête en arrière. Un homme étendu sur le dos, lesyeux grands ouverts, glissa à ses pieds, tendant ses bras levésvers le vide ; un autre bondit comme une pierre qui sedétache, la tête entre les jambes et les poings serrés ; sanatte fouetta l’air, il essaya d’empoigner les jambes du maîtred’équipage en laissant échapper de sa main un brillant disque blancqui vint rouler aux pieds du marin ; avec un cri de stupeurcelui-ci reconnut un dollar d’argent. Le monticule grouillant descorps empilés à bâbord se détacha de la paroi avec un bruit de pasprécipités, un clapotement de pieds nus et force cris gutturaux,glissa puis alla se plaquer inerte et révolté contre la paroi dutribord dans un choc mat et brutal. Les cris cessèrent. Le maîtred’équipage perçut une longue plainte parmi les abois du vent et lessifflements. Il vit une inextricable confusion : têtes,épaules, pieds nus ruant en l’air, poings levés, dos culbutés,jambes, nattes et visages.

« Bon Dieu ! » cria-t-ilhorrifié. Et il claqua la porte sur cette abominable vision.

Et c’est pour raconter cela qu’il était venusur le pont. Il ne pouvait le garder pour lui ; or, il n’y avraiment qu’un seul homme à bord à qui il vaille la peine de seconfier. Lorsque le maître d’équipage repassa par la coursive, leshommes pestèrent contre lui et le traitèrent d’imbécile. Pourquoin’avait-il pas rapporté cette lampe ? Qui diable se souciaitdes coolies ?

Dès qu’il fut de nouveau dehors, la situationprécaire où se trouvait réduit le navire était telle que ce qui sepassait à l’intérieur lui parut bien peu important.

Sa première pensée fut qu’il venait de quitterla coursive au moment même où le Nan-Shan coulait. Leséchelles de la passerelle avaient été emportées, mais une énormelame qui emplit le pont arrière le souleva jusque-là. Après quoi,il dut rester quelque temps à plat ventre, accroché à une boucle,reprenant haleine de temps à autre et avalant de l’eau salée. Puisil avança péniblement sur les genoux et les mains, trop effrayé etaffolé pour songer à s’en retourner ; il atteignit ainsi lapartie arrière de la timonerie. Il trouva dans cet endroitcomparativement abrité le lieutenant accroupi comme un malveillantpetit animal sous une haie. Le maître d’équipage fut agréablementsurpris – il avait craint que tous ceux du pont n’eussent étébalayés depuis longtemps. Il demanda anxieusement où se trouvait lecapitaine.

« Le capitaine ? par-dessus bord,après nous avoir entraînés dans ce gâchis. » Le second aussi,supposait-il. Un autre imbécile. Pas d’importance. Tout le mondeallait bientôt les rejoindre.

Le maître d’équipage se traîna en dépit del’opposition du vent ; non pas qu’il s’attendît beaucoup àtrouver quelqu’un, raconta-t-il plus tard, mais simplement pours’éloigner de « cet homme-là ». Il partit en rampantcomme un proscrit qui affronte un monde inclément. D’où son immensejoie en trouvant Jukes et le capitaine.

Mais, à ce moment, ce qui se passait dansl’entrepont était devenu pour lui d’une importancesecondaire ; de plus, il était difficile de se faire entendre.Il s’arrangea pourtant de manière à transmettre la nouvelle que lesChinois étaient bousculés à la dérive, eux et leurs coffres, etqu’il était monté tout exprès pour faire ce rapport. L’équipage dumoins était à l’abri. Puis, apaisé, il s’affaissa sur le pont dansune posture accroupie, étreignant de ses bras et de ses jambes lepilier du transmetteur d’ordres de la chambre des machines, un tubede fer aussi gros qu’un poteau. Quand ceci partirait, ehbien ! il ne lui resterait plus qu’à partir lui aussi. Et ilcessa de penser aux coolies.

Le capitaine Mac Whirr avait fait comprendre àJukes qu’il devait descendre là, en bas, – pour se rendrecompte.

« Et qu’est-ce que j’y ferai,capitaine ? » Le tremblement de tout son corps mouilléfit vibrer la voix de Jukes comme un bêlement.

« Voyez d’abord… Maître d’équipage…dit : à la dérive.

– Maître d’équipage… un sacréimbécile », hurla Jukes de sa voix grelottante.

L’absurdité de ce qu’on exigeait de lui lerévoltait. Il était aussi peu disposé à y aller que s’il avait eula certitude que le bateau coulerait au moment où il quitterait lepont.

« Je dois savoir… ne peux pasquitter.

– Ils vont s’arranger, capitaine.

– Se battent… le maître d’équipage ditqu’ils se battent… Pourquoi ?… ne peux pas… laisser se battre…à bord… beaucoup mieux vous garder ici… cas… je serais… emportépar-dessus bord moi aussi… arrêter ceci… façon quelconque… allezvoir et dites-moi… par le porte-voix de la chambre des machines. Jene veux pas… montiez ici… trop souvent… Dangereux… se promener…pont. »

Jukes, maintenu par la tête, dut écouter ceshorribles représentations.

« Ne veux pas… vous soyez perdu, tantque… bateau ne l’est pas… Rout… bon mécanicien… bateau… peut sortirde là… sauf. »

Et soudain Jukes comprit qu’il lui faudraittout de même y aller.

« Vous croyez qu’il peut ensortir ? » cria-t-il.

Le vent dévora la réponse dont Jukesn’entendit qu’un seul mot prononcé avec une extrêmeénergie :

« … Toujours… »

Le capitaine Mac Whirr lâcha Jukes et sepenchant vers le maître d’équipage, hurla :

« Raccompagnez le second. »

Jukes ne savait qu’une chose : le bras ducapitaine avait abandonné son épaule. Il était congédié avec desinstructions – pour faire quoi ? Il était si exaspéré qu’illâcha son soutien sans y prendre garde ; il fut immédiatementemporté. Cette fois rien ne l’empêcherait de passer par-dessusl’arrière. Il se jeta vivement à plat ventre et le maîtred’équipage qui le suivait tomba sur lui.

« N’allez pas vous relever, monsieur,cria le maître d’équipage : on a le temps ! » Unelame les recouvrit. Jukes entendit le maître d’équipage bredouillerque les échelles de la passerelle avaient été enlevées. – « Jevais vous faire descendre par les mains ! »cria-t-il.

Il vociféra aussi quelque chose à propos de lacheminée qui avait plus de chance d’être emportée par-dessus bordque de rester en place. Jukes pensa qu’il n’en pouvait mais, etimagina les feux éteints, le navire impuissant… À côté de lui, lemaître d’équipage continuait à hurler.

« Quoi ? Qu’est-ce quec’est ? » cria désespérément Jukes ; et l’autrerépéta :

« Qu’est-ce qu’elle dirait, mabourgeoise, si elle me voyait en ce moment ? »

Dans la coursive une grande quantité d’eauavait déjà pénétré et clapotait dans l’obscurité. Les hommesrestaient muets comme des morts ; mais Jukes trébuchant contrel’un d’eux se mit à l’injurier sauvagement pour s’être trouvé dansle chemin. Deux ou trois voix demandèrent alors, faibles etanxieuses :

« Avons-nous des chances,monsieur ?

– Qu’est-ce qui vous prend,imbéciles ! » répondit-il brutalement.

Il se sentait prêt à se jeter là, au milieud’eux, et pour ne plus jamais bouger. Mais eux paraissaientragaillardis. Et tout en multipliant d’obséquieuxavertissements : « Attention ! prenez garde aupanneau, monsieur Jukes ! » ils le descendirent dans lasoute.

Le maître d’équipage y dégringola à sa suite,et aussitôt qu’il se fut ramassé, il opina :

« Elle dirait : « C’est bienfait pour toi, vieil imbécile : ça t’apprendra à te fairemarin ! »

Le maître d’équipage avait amassé un petitpécule ; il y faisait allusion volontiers. Sa femme – uneépaisse matrone – et ses deux grandes filles tenaient un étalage defruiterie dans le quartier est de Londres.

Dans l’obscurité, Jukes, mal assuré sur sesjambes, tendit l’oreille vers des clabaudements affaiblis ;ils venaient de tout près de lui, semblait-il. De là-haut, letumulte plus imposant de l’orage descendait sur ces bruits. La têtelui tournait.

Lui aussi, dans cette soute, trouvaitinsolites les mouvements du navire ; ils secouaient etsapaient sa résolution, autant que s’il allait sur mer pour lapremière fois.

Jukes fut presque tenté de se hisser dehors denouveau ; mais le souvenir de la voix du capitaine Mac Whirrrendait la chose impossible. Il avait reçu l’ordre d’aller voir.Pourquoi ? Il aurait voulu le savoir. « On verra bien,parbleu ! » se dit-il à lui-même, exaspéré.

Le maître d’équipage, hésitant, tâtonnant, leprévint de prendre garde à la façon dont il ouvrirait laporte ; il y avait un sacré grabuge là-dedans. Et Jukes, commeaffligé de grandes souffrances physiques, demanda avec irritationpourquoi diable ils se battaient.

« Pour des dollars ! Dollars,monsieur. Tous leurs sales coffres ont crevé, leur sacrée monnaiese balade de tous les côtés et ils culbutent à sa poursuite,déchirant, mordant, faut voir ! Un vrai petit enfer,là-dedans. »

Jukes ouvrit convulsivement la porte. Le petitmaître d’équipage jeta un coup d’œil par-dessous son bras.

Une des lampes était éteinte, briséepeut-être. Des cris gutturaux, hargneux, éclatèrent à leursoreilles en même temps qu’un ahan étrange, le halètement de toutesces poitrines tendues. Un coup rude frappa le flanc dunavire ; l’eau tomba sur le pont avec un chocétourdissant ; à l’avant de la pénombre, là où l’air étaitépais et rougeâtre, Jukes vit une tête cogner violemment leplancher, deux gros mollets battre les airs, des bras musclésenlacer un corps nu, une face jaune, à la bouche grande ouverte,lever des yeux au regard fixe et farouche, puis disparaître englissant. Un coffre vide se retourna bruyamment ; un hommepirouetta la tête la première, on l’eût dit lancé par un coup depied ; plus loin, d’autres, comme des pierres précipitées duhaut d’un talus, roulèrent, indistincts, en agitant les bras et enfrappant le pont de leurs pieds. L’échelle de l’écoutille étaitsurchargée de coolies ; ils grouillaient comme des abeillessur une branche ; ils pendaient aux échelons en une grapperampante et mouvante, et heurtaient à grands coups de poing la faceintérieure du panneau fermé ; dans l’espacement deslamentations on entendait, au-dessus, la ruée impétueuse de l’eau.Le navire donna de la bande et ils commencèrent à tomber :d’abord un, puis deux, puis tout le reste ensemble emporté, sedétachant en bloc avec un grand cri.

Jukes restait atterré. Le maître d’équipage,avec une anxiété bourrue, le supplia : « N’entrez doncpas là-dedans. »

L’entrepont tout entier semblait pivoter surlui-même. Le navire, sans s’arrêter de sauter, s’éleva sur unelame, et Jukes crut que tous ces hommes, en une seule masse,allaient lui retomber sur la poitrine. Il sortit à reculons,referma la porte et poussa le verrou d’une main tremblante…

 

Aussitôt après le départ de son second, lecapitaine Mac Whirr, laissé seul sur la passerelle, s’en étaitallé, zigzaguant et trébuchant, jusqu’à la timonerie. La portes’ouvrant à l’extérieur, il dut livrer combat au vent pour la tirerà lui ; la porte claqua derrière lui ; on eût dit qu’uncoup de fusil l’avait projeté dans la pièce au travers de laboiserie. Il se retrouva soudain de l’autre côté, se retenant à lapoignée.

Le servo-moteur perdait de la vapeur, et unbrouillard léger emplissait l’exiguïté de la chambre où le verre del’habitacle formait un ovale de lumière. Le vent hurlait, chantait,sifflait ou grondait en rafales soudaines qui secouaient les porteset les volets sous la mauvaise averse des embruns.

Deux glènes de ligne de sonde et un petit sacde toile suspendu à un long cordon tantôt s’écartaient de lacloison par un mouvement de pendule, puis revenaient s’y appliquer.Le caillebotis était presque à flot ; à chaque gros coup demer, l’eau jaillissait violemment à travers les fentes sur lescôtés de la porte ; l’homme de barre avait jeté bas son béret,sa vareuse, et se tenait debout, arc-bouté contre le carter. Lepetit volant de cuivre avait, dans ses mains, l’apparence d’unjoujou brillant et fragile. Sa chemise de coton rayée ouverte surla poitrine, les muscles de son cou saillaient durs et maigres, unetache noire s’étalait au creux de sa gorge, et son visage étaitcalme, creusé comme celui d’un mort.

Le capitaine Mac Whirr s’essuya les yeux. Lalame qui avait failli l’emporter par-dessus bord avait, à son grandennui, arraché son suroît de sa tête chauve ; ses cheveuxblonds soyeux, assombris par l’eau et plaqués, pendaient en frangeautour de son crâne nu, semblables à de misérables écheveaux decoton sale. Avec son visage lavé, empourpré par le vent et lesmorsures des embruns, il avait l’air de sortir en sueur d’unefournaise.

« Ah ! vous voilà ? »grommela-t-il lourdement.

Le lieutenant était arrivé à se glisser dansla timonerie quelques instants auparavant. Il s’était installé dansun coin, les genoux relevés, les poings aux tempes ; cetteattitude respirait la rage, le chagrin, la résignation,l’abattement et une espèce de rancune concentrée.

Il répondit lugubre et défiant :

« C’est bien mon tour de quart en bas,maintenant, hein ? »

Le servo-moteur cliqueta, stoppa, cliqueta denouveau ; les yeux de l’homme de barre se projetaient hors deson visage vers la rose des vents de l’habitacle, comme deuxoiseaux de proie affamés s’abattant sur un morceau de viande. Dieusait depuis combien de temps il avait été laissé là, à la barre,oublié de tous ses camarades.

Aucune heure n’avait été piquée ; il n’yavait pas eu de relève ; le vent avait balayé règle, coutume,emploi du temps, mais lui, il essayait tout de même de garder capau nord-est. Le gouvernail pouvait bien être enlevé, les feuxpouvaient bien être éteints, les machines brisées et le navire prêtà rouler sur le flanc, sur le dos, comme un cadavre, il ne savaitplus rien. Son unique souci était de conserver sa jugeote, et ladirection – souci mêlé d’angoisse, car la rose de compas, setrémoussant sur son pivot et bringuebalant de droite et de gauche,parfois semblait décrire un tour complet. Sa contention d’espritdevenait douloureuse ; et il avait une peur horrible que toutela timonerie ne fût emportée. Des montagnes d’eau ne cessaient des’écrouler sur elle. Quand le navire faisait un de ces plongeonsdésespérés, les coins de ses lèvres se pinçaient.

Le capitaine Mac Whirr leva les yeux sur lamontre d’habitacle, vissée à la cloison ; les aiguillesnoires, sur le cadran blanc, paraissaient immobiles. Ellesmarquaient une heure et demie du matin.

« Un nouveau jour », murmura-t-ilpour lui-même.

Mais le lieutenant l’entendit, et, levant latête comme quelqu’un qui pleure parmi des ruines :

« Vous ne le verrez pas selever ! » s’exclama-t-il.

On pouvait voir ses poignets et ses genouxs’entrechoquer avec violence.

« Non ! Bon Dieu ! vous ne leverrez pas !… »

Puis il renfonça sa face entre ses poings.

Le corps de l’homme de barre avait légèrementbougé, mais sa tête était restée dressée sur son cou – fixe commeune tête de pierre sur une colonne. Durant un coup de roulis quisembla lui faucher les jambes, et tandis qu’il trébuchait pour seremettre d’aplomb, le capitaine Mac Whirr déclara avecaustérité :

« Ne faites pas attention à ce que ditcet homme. Puis, avec un indéfinissable changement de ton trèsgrave : Il n’est pas de quart. »

Le marin ne répondit rien.

L’ouragan grondait, secouant la petite cabinequi semblait étanche à l’air, tandis que la lumière de l’habitaclevacillait sans arrêt.

« On ne vous a pas relevé, continua lecapitaine Mac Whirr en baissant les yeux. Je voudrais pourtant quevous vous cramponniez à la barre aussi longtemps que vous pourreztenir. Vous l’avez bien en main. Quelqu’un d’autre venant icipourrait tout gâcher. Faudrait pas. Pas un jeu d’enfant. Etl’équipage est probablement occupé à quelque chose là en bas…Croyez-vous que vous pourrez ? »

Le servo-moteur se mit soudain à donner decourtes saccades, puis stoppa et sembla se retirer en lui-même,concentrant son énergie comme une braise sous la cendre. L’homme,en arrêt, au regard figé, éclata, et toute la passion de son corpssemblait s’être concentrée sur ses lèvres :

« Au nom du Ciel, capitaine, je peuxtenir jusqu’à la consommation des siècles si seulement on ne meparle pas.

– Oh ! bon ! très bien… »(Pour la première fois le capitaine regarda l’homme.) « …Hackett. »

Il parut classer l’affaire dans son esprit. Ilse pencha vers le porte-voix de la chambre des machines, souffladedans et inclina la tête. M. Rout, d’en bas, répondit et lecapitaine Mac Whirr mit immédiatement ses lèvres àl’embouchure.

Il y appliqua alternativement ses lèvres etson oreille, tandis que la tempête l’environnait de sonfracas ; et la voix du mécanicien monta vers lui, âpre, commedans le feu d’un combat. Un des chauffeurs mis hors de service, lesautres fourbus, et l’homme de la chaudière auxiliaire chargeait lesfoyers avec l’homme du petit cheval. Le troisième mécaniciensurveillait le registre. On tenait en main les machines.

« Quoi de neuf, là-haut ?

– Rien de fameux ; on repose survous, dit le capitaine Mac Whirr. Le second est-il déjà enbas ? Non ? Bon ; il va y être tout de suite… »M. Rout voudra-t-il le laisser parler dans leporte-voix ? – dans le porte-voix de la passerelle, car lui,le capitaine, allait y retourner aussitôt. Il y avait du désordreparmi les Chinois ; ils se battaient, paraît-il. « Toutde même pas permettre qu’on se batte… » M. Rout étaitparti, et le capitaine Mac Whirr pouvait sentir contre son oreilleles pulsations des machines, le battement du cœur du navire. Lavoix de M. Rout cria quelque chose à distance. Le navire piquadu nez, les pulsations s’arrêtèrent net dans un faisceau desifflements. Le visage du capitaine Mac Whirr était impassible, sonregard restait inconsciemment fixé sur la forme accroupie dulieutenant. La voix de M. Rout se fit entendre de nouveau dansles profondeurs ; les pulsations reprirent par lentes saccades– puis s’accélérèrent.

M. Rout était revenu auporte-voix :

« Ça n’a pas beaucoup d’importance, ceque font les Chinois », dit-il hâtivement ; puis, avecirritation : « Le navire plonge comme s’il n’allaitjamais en revenir.

– Très grosse mer, fit la voix ducapitaine Mac Whirr.

– Prévenez-moi à temps pour éviter leplongeon final, aboya Salomon Rout dans le porte-voix.

– Pluie et nuit. Peux pas voir ce quivient, dit la voix. Faut bien – garder vitesse – juste assez pour –obéisse gouvernail – courir la chance, continua-t-elle, détachantdistinctement tous les mots.

– Je donne tout ce que j’ose.

– Nous sommes – joliment – secouéslà-haut, poursuivit la voix avec douceur. Pourtant – ça ne va pastrop mal – Ah ! naturellement, si la timonerie étaitemportée… »

M. Rout, penchant une oreille attentive,marmotta quelque chose avec aigreur. Mais la voix lente et aviséelà-haut s’anima pour demander :

« Jukes n’est pas encorearrivé ? » Puis, après une courte attente :« J’aimerais bien qu’il se dépêchât ; je voudrais qu’ilen finisse et qu’il monte ici au cas où il arriverait quelquechose. Pour veiller au navire. Je suis tout seul. Le lieutenant aperdu…

– Quoi ? » M. Rout, dansla chambre des machines, déplaça la tête pour crier dans letuyau : « Par-dessus bord ? » puis plaqua sonoreille à l’embouchure.

« Perdu la tête, continua la voix d’unton positif. Bougrement embêtant. »

Courbé sur le pavillon du porte-voix,M. Rout, en entendant ceci, ouvrit de grands yeux. Il perçutun bruit de lutte et des exclamations entrecoupées descendirentvers lui. Il tendit l’oreille.

Pendant ce temps, Beale, le troisièmemécanicien, les bras levés, tenait entre les paumes de ses mains lajante d’une petite roue noire qui faisait saillie à côté d’un grostube de cuivre ; il semblait la tenir en équilibre au-dessusde sa tête comme si c’eût été l’attitude correcte dans quelquesport nouveau.

Pour se maintenir en place, il appuyait sonépaule contre la cloison blanche, un genou fléchi, un chiffon passédans sa ceinture et pendant sur sa hanche. Ses joues imberbesétaient barbouillées et rougissantes et la poussière de charbon surses paupières, semblable aux coups de crayon d’un maquillage,rehaussait l’éclat liquide de ses yeux et donnait à son jeunevisage un aspect féminin, exotique et troublant.

Quand le navire tanguait il tournait la petiteroue avec des mouvements précipités.

« Devenu fou, reprit soudain la voix ducapitaine Mac Whirr dans le porte-voix. S’est jeté sur moi… àl’instant. Obligé de l’assommer… à la minute. Vous avez entendu,monsieur Rout.

– Diable ! grommela M. Rout.Attention, Beale ! »

Son cri résonna, semblable à l’appel éclatantd’une trompette d’alarme entre les parois de fer de la chambre desmachines. Peintes en blanc, celles-ci s’élevaient en obliquantcomme un toit jusqu’à la pénombre de la claire-voie ; et toutle vaste espace ressemblait à l’intérieur d’un monument divisé pardes parquets de caillebotis métallique aux différents niveauxdesquels vacillaient des lumières ; au centre une colonned’ombre s’était massée, hésitant parmi l’effort bruyant desmachines au-dessous de la ferveur immobile des cylindres. Unevibration intense et sauvage faite de tous les bruits de l’ouraganplanait dans la chaleur silencieuse ; l’air était imprégnéd’une odeur de métal chauffé, d’huile et d’une légère vapeur. Lescoups de bélier de la mer, sourds et formidables, semblaienttraverser la chambre des machines de part en part.

Des lueurs pareilles à de longues flammespâles tremblaient sur les surfaces polies du métal ; lesénormes têtes des manivelles émergeaient tour à tour du parquet dechauffe en un éclair de cuivre et d’acier – et disparaissaient,tandis que les bielles aux jointures épaisses, pareilles à desmembres de squelette, semblaient les attirer, puis les rejeter avecune précision fatale. Et tout au fond, dans une demi-clarté,d’autres bielles allaient et venaient, s’esquivant délibérément,des traverses dodelinaient de la tête, des disques de métalglissaient sans frottement l’un contre l’autre, lents et calmesdans un tournoi de lueurs et d’ombres.

Parfois tous ces mouvements puissants etinfaillibles ralentissaient simultanément comme s’ils eussent faitpartie d’un organisme vivant atteint d’un soudain accès delangueur ; les yeux de M. Rout brillaient alors, plussombres dans sa longue face blême. Il soutenait la lutte, enpantoufles de tapisserie ; une veste courte et luisanterecouvrait à peine ses reins ; ses poignets pâles faisaientsaillie hors des manches trop étroites et trop courtes comme si lacirconstance critique eût ajouté quelque chose à sa taille, allongéses membres, augmenté sa pâleur et creusé ses yeux.

Il se déplaçait avec une vivacité incessanteet pleine d’à-propos, grimpant au plus haut, disparaissant tout enbas ; et, quand il s’arrêtait en face de la mise en train, seretenant au garde-corps, il continuait à jeter des coups d’œil àdroite, vers le manomètre et vers le tube de niveau, fixés tousdeux sur le mur blanc dans la lumière mouvante d’une lampe. Lesembouchures de deux porte-voix bâillaient stupidement près de soncoude et le cadran du chadburn de la chambre des machinesressemblait à une horloge de grand diamètre dont le cadranporterait des mots brefs en place de chiffres. Les lettres groupéesressortaient épaisses et noires autour du pivot de l’indicateur,substituts emphatiques d’exclamations vigoureuses : Enavant – En arrière – Lente – Demi – Stop ; la grosseaiguille noire pointait en bas, vers le mot – Toute – qui,ainsi désigné, capturait les regards comme un cri aigu retientl’attention. Le cylindre à basse pression dans son manchon de bois,formant au-dessus de sa tête une masse menaçante et majestueuse,exhalait un faible soupir à chaque coup de piston ; à part celéger sifflement, les machines faisaient jouer leurs membresd’acier à toute vitesse ou lentement, mais toujours avec unedouceur silencieuse et résolue.

Et tout ceci, les murs blancs, l’aciermouvant, les tôles varangues sous les pieds de Salomon Rout, lecaillebotis métallique au-dessus de sa tête, l’obscurité et leslueurs, tout ceci s’élevait et s’abaissait avec ensemble, suivantl’âpre remous des lames contre les flancs du navire. Le spacieuxendroit tout entier, que la grande voix du vent faisait résonnersourdement, semblait se balancer comme un arbre, ou se renversaitparfois complètement comme abattu de côté puis d’autre par leseffroyables rafales.

« Il faut vous dépêcher de monter »,s’écria M. Rout dès qu’il vit Jukes apparaître à la porte dela chaufferie.

Jukes avait le regard ivre et vague ; safigure rouge était bouffie comme s’il avait dormi trop longtemps.Le chemin pour arriver là avait été ardu ; il avait accomplile trajet avec une exténuante célérité, l’agitation de son espritcorrespondant aux efforts de son corps. Il s’était précipité horsde la soute, se heurtant dans la coursive sombre à un grouped’hommes effarés et terrifiés qui, comme il trébuchait contre eux,demandèrent en l’entourant : « Que se passe-t-il donc,lieutenant ? » puis en bas de l’échelle de la chaufferie,manquant plusieurs échelons à la fois dans sa hâte, jusqu’à unendroit profond comme un puits et noir comme l’enfer, qui basculaitd’avant en arrière à la manière d’une balançoire. L’eau de calegrondait à chaque coup de roulis et des blocs de charbonbondissaient de-ci, de-là, d’un bord à l’autre, on eût dit uneavalanche de galets sur la pente d’une plaque de fer.

Quelqu’un là-dedans gémissait de douleur, etl’on pouvait voir quelqu’un d’autre accroupi sur ce qui semblaitêtre le corps étendu d’un homme mort ; une grosse voixblasphéma ; la lueur sous chacune des portes des fourneauxétait pareille à une flaque de sang, dont le calme rayonnementvenait mourir sur le velours de la ténèbre.

Une bouffée de vent frappa Jukes à la nuque,et l’instant d’après enveloppa ses chevilles mouillées.

Les ventilateurs de la chaufferiebourdonnèrent : face aux six portes des fourneaux, deuxsilhouettes étranges, le torse nu, se courbaient en chancelant etbrandissaient deux pelles.

« Eh là ! on a de l’air plus qu’iln’en faut maintenant ! » hurla le second mécanicien, quisemblait n’avoir attendu que l’arrivée de Jukes pour éclater.

L’homme chargé de la machine auxiliaire, unpetit homme souple et remuant, au teint éblouissant, à la moustachefine et décolorée, travaillait dans une sorte d’extase muette. Onmaintenait les machines sous toute pression, et un grondement,profond comme celui d’un fourgon vide roulant sur un pont, formaitune basse soutenue dans le concert des autres bruits.

« On doit continuellement laisseréchapper la vapeur ! » continua à hurler le second.

L’orifice d’un ventilateur, avec le bruit d’unmillier de casseroles qu’on récure, lui cracha sur les épaules unjet soudain d’eau salée, à quoi il répondit par une voléed’imprécations, une malédiction collective où même il englobait sonâme, divaguant comme un fou tout en vaquant à sa besogne. Dans unclaquement sec, la paupière de métal un instant soulevée laissatomber un flamboiement ardent et blême sur le chef ras duchauffeur, éclairant un instant sa face insolente et la grimace deses lèvres, puis aussitôt retomba dans un autre claquement sec.

« Où donc en est le sacré navire ?Pouvez-vous me le dire ? Que la peste m’emporte ! Sousl’eau – ou quoi ? Elle arrive par tonnes, ici. Les mauditscapuchons ont donc filé au diable ? Hein ? Savez-vousquelque chose – vous – marin de malheur ?Vous… ? »

Jukes, après un instant de stupeur, avaittraversé la chaufferie comme une flèche, porté par un coup deroulis ; à peine son regard embrassa-t-il la vastitude, lapaix et la splendeur relatives de la chambre des machines que lenavire, enfonçant lourdement son arrière dans l’eau, le précipitatête baissée sur M. Rout. Le bras du chef mécanicien, d’unelongueur de tentacule, et comme mû par un ressort, se tendit à sarencontre et fit dévier son élan vers les porte-voix où il arrivaen tournoyant.

M. Rout répéta avec insistance :

« Il faut vous dépêcher de monter – quoiqu’il en soit. »

Jukes hurla :

« Êtes-vous là, capitaine ? »puis écouta. Rien. Soudain le mugissement du vent retentit à sesoreilles ; mais bientôt après une voix menue écartatranquillement les vociférations de l’ouragan :

« C’est vous, Jukes ? Ehbien ? »

Jukes ne demandait qu’à raconter : c’estle temps qui semblait manquer. Ce qui s’était passé, on sel’expliquait à merveille. Il voyait en imagination les cooliesenfermés dans leur entrepont enfumé, sans espoir d’en pouvoirsortir, couchés pleins de malaise et d’épouvante entre les rangéesde coffres ; puis un de ces coffres, soudain, ou plusieurs àla fois, peut-être, désarrimés par un coup de roulis, culbutant lesautres, les couvercles sautant, les côtés éclatant et tous cesmalheureux Chinois se levant, bondissant à la fois à la poursuitede leur avoir. Et chaque soubresaut du navire, ensuite, avaitprécipité cette foule glapissante, trépignante, de-ci, de-là, en untourbillon de bois fracassé, de vêtements lacérés et de dollarséparpillés dans tous les sens.

La lutte une fois engagée, il leur devenaitimpossible de l’arrêter d’eux-mêmes. Rien ne pourrait maintenant envenir à bout, que la force. C’était un désastre. Jukes avait vucela ; c’est tout ce qu’il pouvait dire. Quelques-uns d’entreeux étaient morts déjà, croyait-il. Le reste allait continuer à sebattre… Les paroles montaient et se chevauchaient dans l’étroitessedu tube acoustique. Elles s’élevaient, vers ce qui semblait être lesilence d’une compréhension éclairée, demeurée seule là-haut avecl’orage. Et Jukes désira ardemment ne plus avoir à faire face à cedésordre local, mesquine et odieuse addition à la grande détressedu navire.

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