Typhon

Chapitre 5

 

Il patienta. Devant ses yeux les machinestournaient avec une laborieuse lenteur, prêtes à s’arrêter net aucri de M. Rout : « Attention !Beale ! » pour repartir ensuite avec une précipitationfolle. Elles restaient en arrêt dans une attente intelligente,immobilisées au cours de leur révolution, – une lourde manivellearrêtée dans le vide ; on eût dit qu’elles étaient conscientesdu danger et de la fuite du temps. Puis, sur un« Repartez » du chef, et avec le bruit d’un souffle chaudà travers des dents serrées, elles achevaient la révolutioninterrompue et en recommençaient une autre.

Il y avait dans leurs mouvements la prudentesagacité de l’expérience et la détermination d’une force immense.Se plier patiemment à tous les caprices d’un navire désemparé aumilieu de la furie des vagues et dans le cœur même du vent – voilàquel était leur travail. Par moments, le menton de M. Routtombait sur sa poitrine tandis qu’il les contemplait, sourcilsfroncés, perdu dans ses pensées.

La voix qui écartait l’ouragan de l’oreille deJukes commença : « Prenez l’équipage avec vous… » etcessa inopinément.

« Qu’en ferai-je,capitaine ? »

Un grincement impérieux et abrupt éclatasoudain ; les trois paires d’yeux se levèrent sur le cadran dutransmetteur d’ordres, au moment où l’aiguille sauta de –Toute à – Stop –, comme si elle eût été pousséepar un démon. Alors ces trois hommes, dans la chambre des machines,eurent chacun en particulier la sensation d’un obstacle arrêtant lenavire et d’un étrange resserrement, comme si le Nan-Shanse fût ramassé pour un bond désespéré.

« Stoppez ! » mugitM. Rout.

Personne – pas même le capitaine Mac Whirr,qui, seul sur le pont, avait aperçu une blanche ligne d’écumes’avancer, à une telle hauteur qu’il n’en pouvait croire ses yeux–, personne ne devait jamais savoir ce qu’avait été l’escarpementde cette lame, et l’effrayante profondeur du gouffre que l’ouraganavait creusé derrière la mouvante muraille d’eau.

Elle accourait à la rencontre du navire ;et le Nan-Shan, alors, s’arrêtant comme pour se ceindreles reins, souleva son avant, puis sauta. Les flammes de toutes leslampes s’affaissèrent, assombrissant la chambre des machines ;l’une d’elles s’éteignit. Avec un fracas déchirant, un tumultefurieux et giratoire, des tonnes d’eau tombèrent sur le pont ;on eût dit que le navire s’était élancé sous une cataracte. Là, enbas, ils se regardèrent hébétés.

« Balayés d’un bout à l’autre, bonDieu ! » brailla Jukes.

Le Nan-Shan plongea droit au fond dugouffre, comme basculant par-dessus le rebord du monde. La chambredes machines versa en avant, menaçante, comme l’intérieur d’unetour ébranlée par un tremblement de terre. Un affreux vacarme deferraille s’éleva de la chaufferie. Et le navire resta suspendudans une inclinaison épouvantable, assez longtemps pour permettre àBeale, tombé sur les genoux et les mains ; de ramper commes’il eût eu l’intention de fuir à quatre pattes hors de la chambredes machines. M. Rout tourna lentement sa tête impassible, auvisage émacié, à la mâchoire tombante. Jukes avait fermé les yeux,et sa figure en un moment devint inexpressive et douce comme celled’un aveugle.

Enfin, le Nan-Shan se relevalentement, trébuchant et peinant comme si sa proue avait à souleverune montagne. M. Rout ferma la bouche ; Jukes cligna despaupières et le petit Beale se remit vivement sur ses pieds.

« Encore une autre comme celle-ci, ettout est fichu », s’écria le chef.

Jukes et lui se regardèrent, et la même penséeleur vint à l’esprit. Le capitaine. Là-haut, tout devait avoir étéemporté. Le servo-moteur balayé, le navire flottant comme unsoliveau. C’était fini.

« Courez vite ! » s’écriaM. Rout d’une voix épaisse, regardant Jukes avec des yeuxélargis et indécis.

Celui-ci ne lui répondit que par un regardirrésolu. La sonnerie du chadburn les calma instantanément.L’aiguille noire bondit de – Stop – à – Toute–.

« Allez maintenant !Beale ! » cria M. Rout.

La vapeur siffla légèrement. Les tiges despistons reprirent leur va-et-vient. Jukes appliqua son oreille autuyau acoustique. La voix l’attendait. Elle disait :

« Ramassez tout l’argent ; faitesvite. Je vais avoir besoin de vous là-haut. »

Et ce fut tout.

« Capitaine ! » appela Jukes.Il n’y eut pas de réponse.

Il s’éloigna en chancelant comme un blesséquitte le champ de bataille. Il s’était entaillé le front au-dessusdu sourcil gauche, il ne savait quand, ni où – entaillé jusqu’àl’os. Il ne s’en apercevait même pas : une dose de mer deChine suffisante à lui rompre le cou, en lui dégringolant sur latête, avait bien et dûment lavé, nettoyé, salé sa blessure ;elle ne saignait pas, mais bâillait toute cramoisie ; aveccette balafre au-dessus de l’œil, ses cheveux ébouriffés, ledésordre de ses vêtements, il avait l’air de s’être fait descendreà un match de boxe.

« Faut aller ramasser les dollars !cria-t-il vers M. Rout, en souriant pitoyablement dans levague.

– Vous dites ?… dit M. Routfurieusement. Ramasser ?… À d’autres ! » Puis,frémissant de tous ses muscles, mais exagérant son tonpaternel : « Allez-vous-en, maintenant, pour l’amour deDieu ! Vous autres officiers de pont vous finirez par merendre idiot. Il y a le premier lieutenant là-haut qui s’est jetésur le vieux. Vous ne le saviez pas ? Vous perdez la boule,vous autres, qui n’avez rien à faire… »

Ces mots éveillèrent un commencement de colèreen Jukes. Rien à faire, – vraiment !… Empli d’un violentmépris pour le chef, il repartit par où il était venu.

Dans la chaufferie, le petit homme joufflu dela machine auxiliaire jouait de la pelle, péniblement, aussi muetque si on lui eût coupé la langue. Le second, par contre,vociférait comme un fou furieux, que rien ne ferait taire, mais quine perdait rien de son habileté professionnelle.

« Vous voilà ! officiervagabond ! Hein ! Vous ne pourriez pas faire descendre unde vos empotés pour hisser les escarbilles ? Elles finissentpar nous étouffer ici. Malédiction ! Dites donc !Hein ! Vous vous rappelez le code : « Matelots etchauffeurs sont tenus de s’entraider. » Hein ! Vousentendez ? »

Et tandis que Jukes remontait précipitamment,l’autre continuait encore, la face levée vers lui :

« Pourriez pas me répondre ?Qu’est-ce que vous venez fourrer votre nez par ici ? De quoivous mêlez-vous ? »

Jukes sentit qu’il ne se possédait plus. Deretour dans la coursive sombre, il était prêt à tordre le cou àcelui qui ferait le moindre signe d’hésitation. Rien que d’ypenser, cela le rendait furieux. Lui ne pouvait reculer ; parconséquent, eux ne reculeraient pas.

Son impétuosité, lorsqu’il revint parmi eux,les entraîna. Ses allées et venues, la fureur et la rapidité de sesmouvements les avaient déjà excités et effrayés ; dans sesbrusques irruptions parmi eux, plutôt pressenti que perçu, Jukesleur apparaissait formidable – préoccupé de questions de vie et demort qui ne pouvaient supporter aucun délai. Au premier mot qu’illeur dit, il les entendit se laisser choir lourdement l’un aprèsl’autre, dans la soute, dociles à son ordre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » sedemandaient-ils mutuellement. Ils ne le savaient pas bien au juste.Le maître d’équipage essaya de leur expliquer. Le bruit d’une fortebagarre les surprit ; et les chocs puissants qui serépercutaient dans la soute obscure maintenaient en haleine leursentiment du danger. Lorsque le maître d’équipage tout à coupouvrit la porte, il leur sembla que l’ouragan, pénétrant à traversles flancs de fer du navire, faisait tourbillonner ces corpshumains comme des grains de poussière ; une confuse rumeurleur parvint, un tumulte de tempête, des murmures féroces, desrafales de cris, le clapotement précipité des pieds nus, se mêlantaux coups de la mer.

Pendant un moment ils contemplèrent ahuris,obstruant le seuil de la porte. Jukes passa au travers du groupe,brutalement. Sans dire un mot, il jaillit en avant. Une nouvellegrappe de coolies s’était formée, accrochée à l’échelle ;ceux-ci luttaient à mort comme précédemment pour forcer le panneaucondamné qui leur eût donné accès sur le pont inondé. Commeprécédemment, la grappe se détacha, et Jukes disparut, absorbé souselle comme un homme surpris par un éboulement. Le maître d’équipagehurla, très excité :

« Arrivez ! sortez le second delà ! Il va être piétiné, écrasé ! »

Ils chargèrent, piétinant à leur tour destorses, des doigts, des visages, s’empêtrant dans des tas devêtements, repoussant du pied des débris de bois, mais, avantqu’ils pussent s’emparer de Jukes, celui-ci, se dégageant, émergeajusqu’à la ceinture d’entre la multitude des mains crispées. Aumoment même où l’équipage l’avait perdu de vue, tous les boutons desa veste avaient sauté ; le dos de la veste avait été fendujusqu’au col ; son gilet éclaté de haut en bas. La massecentrale des combattants roula vers l’autre bord, sombre,indistincte, impuissante, et lançant des regards sauvages quiluisaient à la faible clarté des lampes.

« Laissez-moi, nom de Dieu ! Je nesuis pas mort ! cria Jukes d’une voix perçante. Poussez-les àl’avant. Profitez du moment où le navire pique du nez. Poussez-lescontre la cloison. Coincez-les. »

La ruée des marins, dans l’entrepont enfermentation, fit l’effet d’un baquet d’eau froide dans un chaudronbouillonnant. Le tumulte fléchit d’abord. La masse effervescentedes Chinois formait un magma si compact qu’il ne fut pas malaisépour les matelots, en se tenant ferme par les bras et à la faveurd’un formidable plongeon du navire, de les repousser d’un seul élanet de les appliquer en bloc contre la paroi avant. Derrière leurdos, quelques petits grappillons d’hommes et des corps isolésballottaient encore.

Le maître d’équipage accomplit de véritablesprodiges. De ses grands bras tout ouverts et tenant une épontilledans chacune de ses robustes pattes, il arrêta la ruée de septChinois enlacés qui roulaient comme un rocher dans une avalanche.On entendit craquer des jointures. Il fit « Ah ! »et tout fut dispersé.

Mais ce fut le charpentier qui fit preuve dela plus grande ingéniosité. Sans rien dire à personne, il retournadans la coursive pour y chercher plusieurs glènes d’amarre qu’ilsavait y être – chaînes et cordages. Avec quoi des barrages furentétablis. À vrai dire, les Chinois ne se défendaient guère. La lutte(de quelque façon qu’elle eût commencé) avait vite fait de setransformer en une mêlée de panique aveugle. Si les Célestesd’abord s’étaient élancés à la poursuite de leurs dollarséparpillés, ils ne combattaient plus à cette heure que pourreprendre pied. Ils se tenaient à la gorge tout simplement pouréviter la culbute. Celui qui trouvait un point d’appui s’ycramponnait et donnait force coups de pied à qui s’accrochait à sesjambes – jusqu’à ce qu’une nouvelle embardée les envoyât rouler deconserve à l’autre bout de l’entrepont.

L’arrivée des diables blancs les terrifia.Venaient-ils pour les massacrer ? Les spécimens individuelsarrachés au magma s’abandonnaient, flasques comme des loques ;quelques-uns, tirés à l’écart et traînés par les pieds, demeuraientinertes, pareils à des cadavres, les yeux fixes et grands ouverts.Par instants, l’un d’eux se jetait à genoux, faisait mine dedemander grâce ; et plusieurs que la terreur avait affolés, uncoup de poing bien appliqué entre les deux yeux les faisaits’affaisser et tenir tranquilles. Il y en avait de blessés, qu’onmaniait sans précaution, mais qui supportaient cela sans seplaindre, avec simplement un battement spasmodique despaupières.

Des visages ruisselaient de sang ; surles crânes rasés apparaissaient des écorchures, des plaies vives,des meurtrissures, des déchirures et des entailles. La porcelainebrisée échappée des coffres était en majeure partie responsable deces dernières. Çà et là un Chinois, aux yeux égarés, à la tressedénattée, soignait son pied sanglant.

On était enfin parvenu à les réduire et à lesconfirmer, rangés côte à côte, après les avoir secoués jusqu’àparfaite soumission, cognés un peu pour rafraîchir leur excitation,puis réconfortés avec des encouragements plus bourrus que desmenaces. À présent ils étaient assis par terre, livides, en rangsabattus, à l’extrémité desquels le charpentier aidé des deux hommesallait et venait, affairé, raidissant et nouant les sauvegardes. Lemaître d’équipage, se retenant à un étançon par un bras et unejambe, se battait avec une lampe pressée sur sa poitrine et qu’ilessayait d’allumer, tout en grommelant comme un industrieuxgorille.

Les silhouettes des matelots s’abaissaientsans cesse avec des mouvements de glaneurs et tout ce qu’ilsramassaient était expédié dans la soute : vêtements, éclats debois, débris de porcelaine, ainsi que les dollars qu’ilsrassemblaient dans des vestes. De temps à autre, un matelots’avançait en chancelant vers la porte, les bras pleins dedécombres ; des regards obliques et douloureux suivaient sesmouvements.

À chaque coup de roulis, les longues rangéesde Chinois assis faisaient un salut en avant et, suivant l’invitedu plongeon, toutes les bobines rasées s’entrechoquaient d’un boutà l’autre de la ligne.

Et tandis que le bruit de l’eau, qui balayaitle pont depuis quelques instants, faisait relâche, Jukes, encoretout frémissant de la lutte, eut l’illusion d’avoir du même coupdompté le vent en quelque sorte, de l’avoir réduit au silence, carpour un temps, l’on n’entendit plus que, contre les flancs dunavire, le tonnerre incessant des flots.

L’entrepont avait été entièrement nettoyé –débarrassé de tout le fourbi, comme disaient les matelots. Ils setenaient droits et vacillants, dominant le niveau des têtes et desépaules courbées. Çà et là un Céleste reprenait haleine dans unsanglot. Aux places où tombait la lumière, verticale, Jukesapercevait les côtes saillantes de l’un, la face jaune etnostalgique de l’autre, des cous penchés, et parfois un morneregard se dirigeait vers son visage.

Il n’en revenait pas de n’avoir point trouvédes cadavres ; mais, à vrai dire, la plupart semblaient prêtsà rendre l’âme et plus pitoyables ainsi que s’ils eussent été déjàmorts.

Soudain, un des coolies se mit à parler. Unelueur passa, puis s’éteignit sur sa face maigre aux traitstirés ; il renversa la tête en arrière comme un chien quihurle à la lune ; de la soute, arrivaient des bruits de heurtset le tintement de quelques dollars qui s’éparpillaient ; lecoolie tendit les bras, ouvrit béante une bouche noire, et sesincompréhensibles ululements gutturaux, qu’on eût dit n’appartenirà aucune langue humaine, emplissaient Jukes d’une étrangeémotion ; il croyait entendre un animal s’efforcer à laparole.

Deux autres, sur le même mode, entonnèrentférocement ce que Jukes crut être des revendications ; lereste du troupeau faisait une basse grondante et commençait às’agiter. Jukes ordonna aux hommes d’équipage d’évacuerprécipitamment l’entrepont. Lui-même en sortit le dernier, marchantà reculons vers la porte, tandis que les grognements gagnaient enintensité et devenaient menaçants, et que vers lui des poings setendaient comme vers un malfaiteur. Le maître d’équipage poussa leverrou et remarqua d’un air gêné :

« On dirait que le vent est tombé,monsieur. »

Les matelots furent contents de se retrouverdans la coursive. Chacun pensait en secret qu’il pourrait s’élancersur le pont à la dernière minute – et trouvait là unréconfort ; il y a quelque chose d’horriblement répugnant dansl’idée d’être noyé à fond de cale. Maintenant qu’ils en avaientfini avec les Chinois ils reprenaient conscience de la position dunavire.

En sortant de la coursive, Jukes pataugeajusqu’au cou dans l’eau bruyante. Il gagna la passerelle et futtout étonné d’y pouvoir discerner des formes obscures, comme si sonpouvoir visuel fût devenu surnaturellement aigu. Il discerna devagues contours qui ne lui rappelaient pas le familier aspect duNan-Shan, mais spécialement autre chose dont il avaitgardé le souvenir : un vieux vapeur dégréé qu’il avait vupourrissant sur un banc de vase, de longues années auparavant. Oui,vraiment, le Nan-Shan évoquait cette épave.

Il n’y avait plus de vent ; pas unsouffle ; sauf de légers courants d’air créés par lesembardées du navire. La fumée rejetée par la cheminée retombait surle pont ; en passant il la respira. Il sentit la pulsationdélibérée ses machines et entendit de faibles bruits qui semblaientavoir survécu au grand tumulte ; les tintements d’accessoiresbrisés, la chute rapide de quelques débris sur la passerelle. Ilperçut distinctement la forme trapue de son capitaine se retenant àune rambarde tordue, immobile et balancé comme s’il eût été clouéaux planches. La tranquillité inattendue de l’air oppressaJukes :

« C’est fait, capitaine, dit-ilhaletant.

– Je pensais bien », répondit MacWhirr.

« Vous pensiez bien, quoi ? »murmura Jukes à lui-même.

« Le vent est tombé tout d’uncoup », continua le capitaine.

Jukes éclata :

« Si vous croyez que ça a été un boulotfacile… »

Mais son capitaine, tout cramponné à larambarde, ne prêtait aucune attention.

« D’après les livres, le pire n’est pasencore passé.

– Si la plupart d’entre eux n’avaient pasété à moitié morts de mal de mer et de frayeur, aucun de nous n’enserait sorti vivant, de l’entrepont.

– Fallait faire quelque chose poureux », marmotta Mac Whirr avec obstination. Puis ilreprit : « On ne trouve pas tout dans les livres.

– Et même, je crois bien qu’ils seseraient jetés sur nous, si je n’avais pas fait sortir l’équipageillico », continua Jukes avec chaleur.

Tout à l’heure ils étaient forcés de hurlerpour se faire entendre ; à présent, dans la quiétude étonnantede l’air, la moindre parole retentissait ; il leur semblaitparler sous une sombre voûte pleine d’échos.

À travers une échancrure, au haut du dôme denuages lacérés, la lueur de quelques étoiles tombait sur la merobscure qui s’élevait et s’abaissait confusément. Parfois le sommetd’un cône d’eau s’écroulait à bord et se mêlait à l’agitationroulante de l’écume sur le pont submergé ; et des nuages basfermaient circulairement la citerne au fond de laquelle leNan-Shan barbotait. Ce cercle de vapeurs denses tournoyaitd’une façon folle autour de son centre si calme, entourait lenavire comme un mur ininterrompu d’un aspect inconcevablementsinistre. À l’intérieur du cercle, la mer agitée comme par unepropulsion interne s’élevait en montagnes à pic qui cherchaient àse chevaucher, se heurtaient entre elles et claquaient pesammentcontre les flancs du Nan-Shan, cependant qu’un gémissementaffaibli, l’infinie plainte de la fureur de la tempête, arrivait depar-delà les confins de ce calme oppressant.

Le capitaine Mac Whirr restait silencieux.Jukes, l’oreille tendue, perçut soudain le rugissement lointain ettraînant de quelque immense lame invisible qui prenait son élansous l’épaisse obscurité formant l’effroyable limite de son cerclevisuel.

« Naturellement, recommença-t-ilacrimonieusement ; ils s’imaginaient que nous en profitionspour les piller. Naturellement ! Vous aviez dit de ramasserl’argent. Plus facile à dire qu’à faire. Ils ne pouvaient pasdeviner ce que nous avions dans la tête. Nous sommes arrivés commeune bombe au beau milieu d’eux. Obligés de charger à fond etvivement.

– Du moment que c’est fait…, marmotta lecapitaine, sans essayer de regarder Jukes. Il fallait faire pour lemieux.

– Et ce sera encore le diable pour réglerles comptes quand ceci sera fini, dit Jukes, qui se sentait toutendolori. Laissez-les seulement se ressaisir un peu, et vousverrez ! Ils nous sauteront à la gorge, capitaine. N’oubliezpas, capitaine, que le Nan-Shan n’est plus un navireanglais maintenant. Et ces animaux-là le savent bien aussi. Lesacré pavillon siamois…

– N’empêche pas que nous sommes à bord,remarqua Mac Whirr.

– Et nous n’en avons pas fini avec lesembêtements », insistait Jukes d’un ton prophétique. Iltrébucha, se rattrapa. « Quelle épave ! »ajouta-t-il tout bas.

« Ce n’est pas encore fini, acquiesça lecapitaine à mi-voix… Veillez un instant, n’est-ce pas…

– Vous allez quitter la passerelle,capitaine ? » demanda Jukes anxieusement, comme sil’orage n’attendait que le départ du capitaine pour foncer sur lenavire.

Il le contempla, ce navire battu, solitaire,qui faisait effort dans un décor sauvage de montagnes d’eau noireéclairées par les lueurs des mondes lointains, qui avançaitlentement, rejetant, au cœur muet de l’ouragan, l’excès de saforce, en un blanc nuage de vapeur – et la vibration profonde del’échappement semblait l’inquiet barrissement d’une créaturemarine, impatiente de reprendre le combat. Brusquement cela cessa.L’air tranquille gémit. Jukes, au-dessus de sa tête, vit scintillerquelques étoiles au fond d’un gouffre de nuées. Au-dessous de cepuits étoilé, les nuages d’encre formant margelle surplombaientdirectement le navire. Les étoiles lui semblaient le regarder avecune attention particulière, comme si c’eût été pour la dernièrefois – et l’on eût dit aussi une couronne de splendeur posée commeun diadème sur un front courroucé.

Le capitaine Mac Whirr était allé dans lachambre de veille. On n’y voyait goutte, mais cela ne l’empêchaitpas de sentir le désordre de la chambre où il vivait d’habituded’une façon si ordonnée. Son fauteuil était renversé. Les livresétaient tombés à terre : un morceau de verre craqua sous sabotte. À tâtons il chercha des allumettes et trouva la boîtederrière le rebord d’un rayon. Il en alluma une, et, plissant lecoin des yeux, tendit la petite flamme vers le baromètre.L’instrument de verre et de métal branlait du chef et semblait luifaire des signes.

Le mercure était bas – incroyablementbas ; si bas que le capitaine Mac Whirr crut devoir émettre ungrognement. L’allumette s’éteignit ; il en sortit vivement uneautre qu’il tint entre ses doigts gourds.

Une petite flamme brilla de nouveau sur leverre et le métal du baromètre au chef branlant. Les yeux de MacWhirr s’y fixèrent. Il les fermait à demi pour concentrer sonattention, comme épiant un signe imperceptible. Avec sa face grave,il ressemblait à un bonze difforme et botté en train de consulterune idole et lui brûlant au nez de l’encens. Il n’y avait pasd’erreur ; il n’avait de sa vie vu le baromètre aussi bas.

Le capitaine Mac Whirr émit un petitsifflement, puis resta plongé dans ses pensées jusqu’à ce que laflamme, diminuée jusqu’à n’être plus qu’une lueur bleue, mourût enlui brûlant le bout des doigts. Peut-être, après tout, l’instrumentétait-il détraqué !

Il y avait un baromètre anéroïde visséau-dessus de la couchette. Il se tourna dans cette direction,alluma une autre allumette et la face blanche de l’instrument luiapparut. Le cadran, du haut de la cloison, le dévisageait de façonsignificative ; et l’inflexibilité de la matière, en face dequoi toute contradiction devient vaine, s’imposait à la sagesseincertaine des hommes. Il n’y avait plus moyen de douter. Lecapitaine Mac Whirr haussa les épaules et jeta l’allumette.

Advienne le pire ! si l’on ne pouvaitplus l’éviter. Mais s’il fallait en croire les livres, ce pireallait offrir du diablement mauvais. L’expérience de ces sixdernières heures avait élargi sa compréhension ; il se doutaità présent de ce que le mauvais temps pouvait offrir :« Ça va être terrifiant », prononça-t-il mentalement.

Il n’avait pas eu conscience de regarder autrechose que les baromètres, à la lumière des allumettes ;pourtant, il avait vu que sa carafe d’eau et les deux verresavaient été arrachés de leurs supports. Cela lui donna une idéeplus précise des secousses que le navire avait dû subir. « Jene l’aurais jamais cru », pensa-t-il. Sa table aussi avait étéchambardée : règles, crayons, encrier – tout ce qui avait uneplace assignée et sûre – toutes ces choses à terre, comme si unemain malfaisante les eût arrachées une à une pour les lancer sur leplancher mouillé.

L’ouragan s’était même introduit dans lesaménagements de sa vie privée, ce qui n’était encore jamaisarrivé ; et un sentiment de consternation envahit Mac Whirr auplus profond de son flegme. Et le pire restait à venir ! Ilétait content que l’incident fâcheux de l’entrepont ait étédécouvert à temps. Après tout, si le navire devait disparaître, aumoins il ne coulerait pas avec des gens en train des’entre-déchirer. Cela, c’était proprement inadmissible. Et dans saprotestation entrait une intention d’humanité aussi bien quel’obscur sentiment des convenances. Ces pensers subitsparticipaient de la nature du capitaine et restaientessentiellement lents et lourds.

Il étendit la main pour replacer la boîted’allumettes sur le coin du rayon. Il avait donné l’ordre depuislongtemps qu’il y eût toujours là des allumettes :

« Une boîte… juste ici, voyez ? Pastout à fait pleine… Ici, où je puisse poser la main dessus,steward. Je peux avoir besoin d’une lumière tout à coup. On nes’imagine pas tout ce dont on peut avoir besoin tout à coup, à bordd’un navire. Rappelez-vous. »

Et de son côté, naturellement, il prenait soinde remettre scrupuleusement les allumettes à leur place. Ainsifit-il cette fois encore ; mais, avant de retirer sa main,l’idée lui vint que, peut-être, il n’aurait plus jamais l’occasionde se servir de cette boîte. La véhémence de cette idée l’arrêtadans son geste et pendant une infinitésimale fraction de seconde,il demeura les doigts refermés sur ce petit objet comme sur lesymbole de toutes les menues habitudes qui nous enchaînent au coursfastidieux de la vie. Il la lâcha enfin, et se laissant tomber sursa couchette, il attendit l’annonce du vent. Rien encore. Iln’entendait pas d’autre bruit que ceux de l’eau, les forteséclaboussures, les chocs sourds des lames en désordre quiassaillaient son navire de toutes parts. Jamais leNan-Shan n’aurait le répit nécessaire pour dégager sesponts !

La quiétude de l’air étaitdéconcertante ; il la sentait tendue et fragile comme uncheveu qui retiendrait une épée suspendue au-dessus de sa tête.

Durant cet armistice tragique la tempêtepénétrait la résistance de l’homme et lui descellait les lèvres. Lavoix de Mac Whirr s’éleva dans la solitude et la nuit noire de sacabine, comme s’adressant à un autre être qui se fût éveillé enlui-même.

« Ça m’ennuierait de le perdre »,dit-il à mi-voix.

Il était assis, loin des yeux, à l’écart de lamer, du navire même, isolé comme forclos du courant de sa propreexistence, car des incongruités comme celle de se parler à soi-mêmen’y eussent sûrement pas trouvé place. Ses mains posaient à platsur ses genoux ; il courbait la nuque et soufflaitlourdement ; il s’abandonnait à une étrange sensation delassitude, où un peu plus de clairvoyance lui eût permis dereconnaître la courbature de l’esprit.

Il pouvait, sans se lever, atteindre la portede sa toilette. Il devait y avoir là un essuie-main. « Oui. Levoici… » Il le prit ; il s’épongea la face, puiscontinua, frictionnant sa tête trempée. Il frottait et sebouchonnait dans le noir ; puis laissa retomber sa serviettesur ses genoux et demeura immobile. Un instant s’écoula dans un siprofond silence que personne n’eût deviné qu’un homme était assislà, dans sa cabine. Puis un chuchotement s’éleva.

« Il peut encore s’en tirer. »

 

Quand le capitaine Mac Whirr reparut sur lapasserelle, ce qu’il fit soudain, comme s’il avait pris brusqueconscience de s’en être éloigné trop longtemps, le calme avait déjàduré plus d’un quart d’heure, – assez longtemps pour être devenuintolérable même au peu d’imagination de Mac Whirr.

Jukes, immobile à l’avant de la passerelle,commença de parler tout à coup. Sa voix blanche et forcée semblaitcouler à travers des dents serrées et se répandre tout autour delui dans l’obscurité qui s’épaississait de nouveau sur la mer.

« J’ai fait relever l’homme de barre.Hackett commençait à crier qu’il n’en pouvait plus. Il est étendulà, le long du servo-moteur, avec un visage de mort. Je n’ai pud’abord obtenir que quelqu’un grimpât pour relever le pauvrediable. Ce maître d’équipage vaut moins que rien, je l’ai toujoursdit. J’ai cru que je serais obligé d’y aller moi-même et d’ensortir un par la peau du cou.

– Ah ! bon ! » marmotta lecapitaine. Il restait vigilant aux côtés de Jukes.

« Le premier lieutenant est aussilà-dedans, qui se tient la tête. Est-il blessé,capitaine ?

– Non : fou, rectifia brièvement MacWhirr.

– On dirait pourtant qu’il est tombé.

– J’ai été obligé de le pousser »,expliqua le capitaine.

Jukes soupira avec impatience.

« Ça va venir très brusquement, dit lecapitaine, ça va venir de là… je crois. Dieu seul le sait… Ceslivres ne sont bons qu’à vous brouiller la cervelle et à vousrendre nerveux. Ça va être mauvais et voilà tout. Si seulement nousavions le temps de virer pour tenir tête… »

Une minute passa, quelques étoilesclignotèrent rapidement et s’évanouirent.

« Vous les avez laissés à peu près ensûreté ? commença Mac Whirr d’une façon abrupte, comme si lesilence lui pesait.

– C’est aux coolies que vous pensez,capitaine ? J’ai tendu des sauvegardes, dans tous les sens, àtravers l’entrepont.

– Oui ? Bonne idée, monsieurJukes !

– Je ne… pensais pas que cela vousintéresserait de savoir… dit Jukes. (Les secousses du navirecoupaient ses phrases comme si quelqu’un l’eût secoué tandis qu’ilparlait.) … comment je m’étais tiré de cette infernalebesogne. Nous nous en sommes tirés. Et cela n’aura peut-être aucuneimportance, en fin de compte.

– Il fallait faire pour le mieux, pourtous. Ce ne sont que des Chinois. Mais il faut leur donner lesmêmes chances qu’à nous, que diable ! Tout n’est pas encoreperdu. C’est déjà assez malheureux d’être enfermés là en baspendant une tempête.

– C’est ce que j’ai pensé quand vousm’avez donné la corvée, capitaine, interrompit Jukes d’un tonchagrin.

– … sans être encore écharpés, poursuivitMac Whirr avec une véhémence croissante. Je ne pourrais tolérercela sur mon navire, même si je savais qu’il n’a plus que cinqminutes à vivre. Pourrais pas le supporter, monsieurJukes. »

Comme un cri roulant à travers les échos d’unegorge rocheuse, un bruit bizarre et caverneux s’approcha du navire,puis s’éloigna. La dernière étoile, élargie, brouillée, et quisemblait retourner à la nébuleuse originelle, lutta quelquesinstants encore avec la formidable nuit qui s’approfondissaitau-dessus du navire ; puis s’éteignit.

« À nous maintenant, souffla le capitaineMac Whirr. Eh ! Monsieur Jukes ?

– Présent, capitaine. »

Les deux hommes se perdirent de vue.

« Il faut avoir confiance qu’il vatraverser cela et ressortir de l’autre côté. Ceci est clair et net.Il n’y a pas de place ici pour la stratégie des tempêtes ducapitaine Wilson.

– Non, capitaine.

– Il va être étouffé et balayé pendantdes heures encore, grommela le capitaine, mais, à l’heure qu’ilest, il ne reste plus guère sur le pont à emporter… que vous oumoi.

– Nous deux à la fois, capitaine,chuchota Jukes haletant.

– Vous allez toujours au-devant desennuis, Jukes, fit le capitaine d’un ton de remontrance bizarre.Bien qu’en fait, le premier lieutenant ne soit bon à rien. Vousseriez laissé tout seul que… »

Le capitaine Mac Whirr s’interrompit, etJukes, lançant de vains regards dans le noir, demeurasilencieux.

« Ne vous laissez surtout déconcerter parrien, continua le capitaine précipitamment, et toujours faites faceau vent. Ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent, mais les plusgrosses lames courent toujours dans le sens du vent. Debout au vent– toujours debout au vent – c’est le seul moyen d’en sortir. Vousêtes un novice. Faites face, ça n’est déjà pas si facile. Et dusang-froid.

– Oui, capitaine », dit Jukes, lecœur battant.

Pendant les quelques secondes qui suivirent,le capitaine parla à la chambre des machines et écouta laréponse.

Sans raison appréciable Jukes sentit alors laconfiance l’envahir ; c’était comme un souffle chaud venu del’extérieur, qui le pénétrait et le faisait se sentir désormais àhauteur de n’importe quelle exigence.

Le lointain murmure des ténèbres s’insinuafurtivement dans son oreille. Il le nota, sans s’émouvoir, grâce àcette foi soudaine en lui-même, comme un homme à l’abri d’une cottede mailles examinerait la pointe d’une lance.

Le navire fatiguait sans relâche parmi lesnoires collines des eaux, payant par ce rude ballottement la rançonde sa vie. On entendait gronder ses entrailles ; il agitaitson blanc panache de vapeur dans la nuit ; et la pensée deJukes glissait comme un oiseau à travers la chambre des machines oùM. Rout – un brave homme – se tenait prêt. Quand le grondementcessa il lui sembla qu’il y avait un arrêt de tous les bruits – unarrêt absolu – durant lequel la voix du capitaine Mac Whirrretentit.

« Qu’est-ce que cela ? Une boufféede vent ? » (La voix retentissait d’une manièresaisissante, et beaucoup plus forte que Jukes ne l’avait jamaisentendue.) « À l’avant. Ça va bien. Il peut encore s’entirer. »

Le murmure du vent s’approchait rapide. Enpremière ligne on pouvait distinguer une sorte de plainte assoupieet, très loin, à l’arrière, l’accroissement d’une clameur multiplequi s’avançait en s’étalant. On y distinguait comme des roulementsd’une multitude de tambours, une note impétueuse et mauvaise, et lechant d’une foule en marche.

Jukes avait cessé de voir distinctement soncapitaine. L’obscurité s’amoncelait littéralement autour d’eux.Tout au plus pouvait-il discerner des gestes, un mouvement del’avant-bras relevé, une tête se rejetant en arrière.

Le capitaine Mac Whirr, un peu moinsplacidement que de coutume, s’efforçait de faire entrer dans saboutonnière le bouton d’en haut de son ciré. L’ouragan qui met lesflots en démence, qui fait sombrer les bateaux, et qui déracine lesarbres, qui renverse les murailles et précipite l’oiseau de l’aircontre le sol, l’ouragan avait rencontré sur sa route cet hommetaciturne et son plus grand effort n’avait pu que lui arracherquelques mots. Avant que le courroux renouvelé des tempêtes ne sejetât de nouveau sur le navire, le capitaine Mac Whirr fut réduit àdéclarer, d’un ton comme contrarié :

« Ça m’ennuierait qu’il seperdît. »

Cette contrariété lui fut épargnée.

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