Un drame à Rio-de-Janeiro

Chapitre 3LE BARRAGE DE FEU

Quand le lendemain, vers onze heures, EvaBrant, monta sur le pont, elle put contempler l’Amazone dans touteson étendue. À toute vapeur, la goélette remontait l’immensefleuve.

Longtemps, la jeune fille resta accoudée aubastingage, considérant d’un regard ravi le spectacle qui s’offraità sa vue.

Mais, tout à coup, la cloche annonçant ledéjeuner, se mit à tinter. Dans l’étroite salle à, manger, miss Evaretrouva Maurice Hamard et le capitaine Jacobs que Miyalas’apprêtaient à servir.

Le repas se passa sans incident.

Au dessert, on apporta des grenades achetéesla veille à San-Lupe. C’étaient de merveilleux fruits, rouges etjuteux à souhait.

Mais à peine le jeune Français en eût-il portéune à ses lèvres que d’un geste brusque il arracha le fruit que Evaallait goûter.

– Que faites-vous ? s’écria-t-ellesurprise.

– N’en mangez pas ! bégaya Maurice,ces grenades sont empoisonnées.

Et tandis qu’une sueur froide mouillait sonfront, il s’abattit comme une masse.

– Mon Dieu ! il se meurt !s’écria Eva en s’élançant vers lui. À son tour, Jacob seprécipita.

Heureusement, le vaillant garçon avait à,peine goûté au dangereux fruit.

Des soins empressés et un contrepoisonénergiques, le rappelèrent bientôt à la vie.

Son premier regard fut pour Eva Brant qui,agenouillée près de lui, sanglotait éperdument.

– Vous êtes bonne, miss, de pleurer pourmoi.

– N’êtes-vous pas mon seul ami ?répondit-elle. Que deviendrais-je sans vous, livrée à cesbandits ?

Tandis que ces propos s’échangeaient entreeux, le capitaine Jacobs s’était éloigné de quelques pas, tout enmurmurant :

– Mais comment ces grenades setrouvent-elles ici ?

Et haussant la voix, il s’écria :

– Qu’on m’envoie le maître-coq !

Le cuisinier du bord, un nègre de Virginie,arriva aussitôt.

– Mr capitaine m’a demandé ?questionna-t-il dans son jargon.

– Oui, où as-tu pris cesfruits ?

Interdit, le cuisinier considéra l’officier,se demandant ce qui pouvait motiver l’air courroucé de cedernier.

Mais déjà le capitaine Jacobs reprenaitmenaçant :

– Dis la vérité où je te faispendre !

Voyant que son chef se fâchait, le nègre sehâta de répliquer :

– Une femme de San-Lupe me les a apportéshier soir, en disant que la jeune miss les avait achetés enville !

Maurice Hamard et Eva Brant avaiententendu.

– C’est bien certainement encore un coupde Pablo Vérez ! murmura le premier.

Quant à la jeune fille, elle s’écria enfrappant ses deux petites mains l’une contre l’autre :

– Il faut avertir la police !

Cependant, le capitaine Jacobs continuait àinterroger le cuisinier. À la fin, bien convaincu de sa sincérité,il le renvoya.

Puis il revint vers les jeunes gens.

– N’en faites rien, mes amis,prononça-t-il, répondant à, l’exclamation de miss Eva. Si vousmettiez la police dans vos affaires, on commencerait biencertainement par arrêter M. Hamard.

─ Moi ? s’écria le jeune homme quise refusait à croire le témoignage de ses oreilles. – Oui,vous, d’ailleurs vous allez en juger, reprit Jacobs en sortant desa poche un journal qu’il tendit au Français.

« Dans cette feuille que j’ai lue hier,par hasard, un entrefilet m’a appris que vous étiez recherché commeétant l’assassin de mister Dick Brant.

– Moi ? s’écria le Français. C’estimpossible. Comment cela serait-il possible ?

– En vertu d’une dénonciationanonyme.

– Mais c’est épouvantable, murmuraEva.

– Oui, c’est affreux ! fitMaurice.

Le capitaine Jacobs hocha pensivement latête.

– Vous savez bien, mon cher ami, fit-il,que je n’ai jamais douté de vous. Mais, pour en revenir à ce quinous occupe, vous comprenez bien qu’avant que vous ayez pu prouvervotre innocence, des mois s’écouleront.

– Certes !

– Soyez donc bien sûr que Vérez mettra àprofit tout ce temps pour nuire à miss Eva.

– Évidemment !

– Donc, reprit le brave officier, il nousfaut aller au plus pressé. Emparons-nous d’abord du trésor.Ensuite, vous vous expliquerez avec la justice brésilienne.

C’était sagement raisonné.

Eva et Maurice le comprirent.

Aussi résolurent-ils de suivre cet avis.

On continua donc de remonter le fleuve Amazonesur lequel, peu a peu, les bateaux se faisaient rares.

Les rives apparaissaient inhabitées etcouvertes d’une végétation luxuriante.

Souvent Maurice et Eva contemplaient, durantde longues heures, ce splendide paysage en causant de l’avenir etdes nombreux obstacles qui leur restaient à vaincre !

Ni l’un ni l’autre ne se dissimulaient qu’ilsn’étaient pas au bout de leurs peines !

Que faisait Vérez maintenant ? Quemachinait-il contre eux ?

Voilà ce que les deux jeunes gens sedemandaient avec une inquiétude sans cesse grandissante.

Parfois, le capitaine Jacobs venait se joindreà eux, et sa bonne humeur, sa foi en l’avenir leur rendaientquelque courage.

– Bah ! disait-il, j’ai à bordquinze marins dont je réponds comme de moi-même. Que les banditsviennent se frotter à la « Généreuse » et ils verront unpeu.

Et l’officier éclatait d’un joyeux rire.

Au fond, il n’était pas plus rassuré que sesjeunes amis mais, ayant plus l’habitude des périls, il lesaffrontait avec un cœur plus tranquille.

La vieille Miyala, reconnaissant les lieuxtraversés jadis, chantait du matin au soir des complaintes nègresqui faisaient la joie de tout l’équipage. Elle disait la beauté deson pays natal, les nuits bleues au bord des rivières, la poésiedes vastes plaines herbeuses où paissent d’immenses troupeaux.

Par une admirable soirée, comme on en voitseulement sous les tropiques, alors que la goélette glissaitlégèrement sur les eaux solitaires du fleuve, miss Brant, MauriceHamard et Jacobs causaient tranquillement, quand la voix de lavigie se fit entendre, résonnant dans le grand silence :

– Un barrage, par l’avant !

Déjà le capitaine se dressait tout engrommelant :

– Que chante-t-il ?

À cet instant, la « Généreuse »suivait un bras étroit de l’Amazone, coulant rapidement entre unegrande île et la rive droite.

– Diable ! Mais c’est lavérité ! s’exclama le capitaine qui s’était penché par-dessusle bastingage et scrutait l’horizon.

– Qu’y a-t-il donc ? firent en mêmetemps Maurice et Eva.

– Voyez vous-même ! répliqual’officier en désignant du doigt un point en avant du navire.

Miss Brant et son compagnon le rejoignirent entoute hâte, portant leurs regards vers l’endroit indiqué.

Là-bas une masse sombre barrait le chenal danstoute sa largeur.

– Qu’est-ce que cela peut bienêtre ? murmura le Français dont la stupéfaction était à soncomble.

– Je ne sais, dit le capitaineJacobs.

Soudain un juron lui échappa.

– Tonnerre, il me semble que cela sedéplace !

En effet, la masse descendait rapidementau-devant du navire. Bientôt, elle en fut proche.

Et brusquement une haute flamme en jaillit,les éblouissant de sa vive lueur.

En un instant le barrage sombre se transformaen un véritable brûlot qui s’avançait rapidement dans la directionde la goélette.

– Nous sommes perdus ! cria une voixpartie de l’avant.

– Silence, tonna le capitaine Jacobsd’une voix de stentor. Timonier, la barre dessous, toute et vironsde bord au plus vite ! L’ordre s’exécuta rapidement.

« La Généreuse »rebroussant chemin se mit à redescendre l’Amazone à toutevapeur.

Il était temps !

Déjà de nombreuses flammèches, poussées par levent d’ouest, s’abattaient sur le pont, risquant de toutembraser.

Maintenant, grâce à la présence d’esprit ducapitaine, le bateau distançait le brûlot.

Parvenu à l’extrémité de l’île, Jacobs rangeason navire derrière cet abri, afin de laisser passer l’énormebarrage descendant au fil de l’eau.

Bientôt, il apparut tout entier.

C’était un énorme assemblage d’arbres abattussur lesquels on avait entassé une grande quantité de bois mort, depaille et d’herbe sèches.

– Mais quelle peut être la cause de cetincendie ? demanda Eva impressionnée.

Maurice Hamard ne se souciait pointd’augmenter les inquiétudes de la jeune fille.

Aussi, bien qu’il ne pensât pas un mot de cequ’il disait, répondit-il évasivement :

– Je ne sais… Un accident, sansdoute.

Mais le capitaine Jacobs qui, fort soucieux,n’avait point prêté attention au ton du jeune homme,murmura :

– Croyez-vous ? À mon avis, lehasard seul n’a pas assemblé ainsi ces arbres et ces combustiblesdivers !

– Non, il y a autre chose.

– Que supposez-vous donc ?interrogea miss Brant en se rapprochant de l’officier.

– Tout, sauf quelque chose debon !

Au loin cependant le brûlot s’éloignait,portant vers la basse Amazone sa sinistre lueur.

Le capitaine Jacobs, Maurice et Eva,poussèrent un même soupir de soulagement.

Une fois de plus, ils l’avaient échappéebelle !

Tout à coup, à l’instant où Jacobs allaitdonner l’ordre de se remettre en route, un cri d’alarme poussé parun marin, fit sursauter les passagers.

– Qu’est-ce encore ? grommelal’officier, ma parole…

Mais Maurice Hamard l’interrompit.

– Attention, capitaine.

En effet, s’étant retourné, le Français venaitd’apercevoir une horde d’Indiens, qui, profitant du désarroigénéral, s’étaient hissés sur le pont de la« Généreuse ».

– Tonnerre ! jura Jacobs.

Et se tournant vers ses hommes, ilhurla :

– En avant, mes enfants !

 

Les matelots, un instant surpris, serallièrent autour de leur capitaine.

Déjà Maurice et Eva avaient mis le revolver enmain, imitant le courageux officier.

Les Peaux-Rouges étaient armés de lances et dehaches.

Poussant de furieuses clameurs, ils lesbrandirent, accourant au-devant du petit groupe.

Un combat acharné s’engagea.

Avec des hurlements de bêtes fauves, lesIndiens cherchaient à percer de leurs lances les marins.

Mais ceux-ci ne lâchaient pas pied, faisantpreuve d’un courage, d’une énergie vraiment surhumains.

Tout à coup, au milieu du fracas de la lutte,la voix de Maurice Hamard s’éleva, clamant :

– Ah ! misérable.

C’est qu’il venait d’apercevoir, derrière lessauvages qu’il excitait de la voix, Pablo Vérez, une carabine à lamain.

Cette fois, il n’avait point dissimulé sonvisage.

Bien certainement, il comptait que la chancetournerait en sa faveur.

Il attendait sans doute le moment favorablepour abattre d’une balle la malheureuse Eva.

C’est ce que pensa le Français.

– Coquin, il ne sera pas dit que tumettras ton infâme projet à exécution ! gronda le jeunehomme.

Et, sans prendre garde au danger qu’il couraiten agissant ainsi, il s’élança en avant dans la direction duforban.

Mais des Indiens tâchèrent de lui barrer lepassage.

Quelques coups de revolver ouvrirent unetrouée sanglante à travers les rangs de ses ennemis.

Maintenant, Pablo Vérez n’était plus qu’àtrois pas de lui.

– Ah ! je te tiens ! rugitMaurice.

Son bras se leva avec la promptitude del’éclair et son revolver brilla tout près de la tempe dumisérable.

Il pressa la détente. Seul, un bruit sec sefit entendre. Le chargeur était vide.

Avec un cri de rage, Hamard jeta l’armeinutile, et se pencha vivement vers un Indien mort pour luiarracher sa hache.

Avec cette arme à double tranchant, il ferait,encore de l’utile besogne.

Mais à ce moment, quatre hommes se jetèrent,sur lui, le saisissant brutalement.

Désespérément, Maurice se débattit.

Hélas ! d’autres adversaires venaientrenforcer les premiers, si bien que, malgré tous ses efforts, ilfut réduit à l’impuissance.

En un tour de main, il fut étroitement ligotéet bâillonné.

Tandis que cette besogne s’accomplissait, leChef des Peaux-Rouges s’approcha de Pablo Vérez :

– Impossible de tenir pluslongtemps ! lui murmura-t-il à l’oreille. Le bandit réfléchitdurant une seconde puis, se décidant :

– Alors, battons en retraite ;ordonna-t-il. Surtout qu’on n’oublie point le prisonnier.

– Bien !

Et la voix rauque du chef des Indiensretentit, traduisant à ses hommes les paroles de Vérez.

Maurice Hamard se sentit enlevé par despoignes vigoureuses.

On le descendit brutalement au fond d’un canotqui, bientôt, s’éloigna à force de rames ainsi que d’autresembarcations indigènes dans lesquelles avaient pris place lessurvivants.

Les cris de victoire poussés par les marins dela « Généreuse » parvenaient à l’infortuné.

Ils ne se sont point aperçus de madisparition, pensa le Français. Puis, comprenant que c’en étaitfait de lui, il s’abandonna à son triste sort.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer