Une fille d’Ève

Dans un des plus beaux hôtels de la rue Neuve-des-Mathurins, àonze heures et demie du soir, deux femmes étaient assises devant lacheminée d’un boudoir tendu de ce velours bleu à reflets tendres etchatoyants que l’industrie française n’a su fabriquer que dans cesdernières années. Aux portes, aux croisées, un artiste avait drapéde moelleux rideaux en cachemire d’un bleu pareil à celui de latenture. Une lampe d’argent ornée de turquoises et suspendue partrois chaînes d’un beau travail, descend d’une jolie rosace placéeau milieu du plafond. Le système de la décoration est poursuividans les plus petits détails et jusque dans ce plafond en soiebleue, étoilé de cachemire blanc dont les longues bandes plisséesretombent à d’égales distances sur la tenture, agrafées par desfées de perles. Les pieds rencontrent le chaud tissu d’un tapisbelge, épais comme un gazon et à fond gris de lin semé de bouquetsbleus.

Le mobilier, sculpté en plein bois de palissandre sur les plusbeaux modèles du vieux temps, rehausse par ses tons riches lafadeur de cet ensemble, un peu trop flou dirait un peintre. Le dosdes chaises et des fauteuils offre à l’oeil des pages menues enbelle étoffe de soie blanche, brochée de fleurs bleues et largementencadrées par des feuillages finement découpés.

De chaque côté de la croisée, deux étagères montrent leurs millebagatelles précieuses, les fleurs des arts mécaniques écloses aufeu de la pensée. Sur la cheminée en turquin, les porcelaines lesplus folles du vieux Saxe, ces bergers qui vont à des noceséternelles en tenant de délicats bouquets à la main, espèces dechinoiseries allemandes, entourent une pendule en platine, nielléed’arabesques. Au-dessus, brillent les tailles côtelées d’une glacede Venise encadrée d’un ébène plein de figures en relief, et venuede quelque vieille résidence royale. Deux jardinières étalaientalors le luxe malade des serres, de pâles et divines fleurs, lesperles de la botaniques.

Dans ce boudoir froid, rangé, propre comme s’il eût été àvendre, vous n’eussiez pas trouvé ce malin et capricieux désordrequi révèle le bonheur. Là, tout était alors en harmonie, car lesdeux femmes y pleuraient. Tout y paraissait souffrant.

Le nom du propriétaire, Ferdinand du Tillet, un des plus richesbanquiers de Paris, justifie le luxe effréné qui orne l’hôtel, etauquel ce boudoir peut servir de programme. Quoique sans famille,quoique parvenu, Dieu sait comment&|160;! du Tillet avait épousé en1831 la dernière fille du comte de Granville, l’un des pluscélèbres noms de la magistrature française, et devenu pair deFrance après la révolution de juillet. Ce mariage d’ambition futacheté. par la quittance an contrat d’une dot non touchée, aussiconsidérable que celle de la sœur aînée mariée au comte Félix deVandenesse. De leur côté, les Granville avaient jadis obtenu cettealliance avec les Vandenesse par l’énormité de la dot. Ainsi, laBanque avait réparé la brèche faite à la Magistrature par laNoblesse. Si le comte de Vandenesse s’était pu voir, à trois ans dedistance, beau-frère d’un sieur Ferdinand dit du Tillet, il n’eûtpeut-être pas épousé sa femme&|160;; mais quel homme aurait, versla fin de 1828, prévu les étranges bouleversements que 1830 devaitapporter dans l’état politique, dans les fortunes et dans la moralede la France&|160;? Il eût passé pour fou, celui qui aurait dit aucomte Félix de Vandenesse que, dans ce chassez-croisez, il perdraitsa couronne de pair et qu’elle se retrouverait sur la tête de sonbeau-père.

Ramassée sur une de ces chaises basses appelées chauffeuses,dans la pose d’une femme attentive, madame du Tillet pressait sursa poitrine avec une tendresse maternelle et baisait parfois lamain de sa sœur, madame Félix de Vandenesse. Dans le monde, onjoignait au nom de famille le nom de baptême, pour distinguer lacomtesse de sa belle-sœur, la marquise, femme de l’ancienambassadeur Charles de Vandenesse, qui avait épousé la riche veuvedu comte de Kergarouët, une demoiselle de Fontaine. A demirenversée sur une causeuse, un mouchoir dans l’autre main, larespiration embarrassée par des sanglots réprimés, les yeuxmouillés, la comtesse venait de faire de ces confidences qui ne sefont que de sœur à sœur, quand deux sœurs s’aiment&|160;; et cesdeux sœurs s’aimaient tendrement. Nous vivons dans un temps où deuxsœurs si bizarrement mariées peuvent si bien ne pas s’aimer qu’unhistorien est tenu de rapporter les causes de cette tendresse,conservée sans accrocs ni taches au milieu des dédains de leursmaris l’un pour l’autre et des désunions sociales. Un rapide aperçude leur enfance expliquera leur situation respective.

Elevées dans un sombre hôtel du Marais par une femme dévote etd’une intelligence étroite qui pénétrée de ses devoirs, la phraseclassique, avait accompli la première tâche d’une mère envers sesfilles, Marie-Angélique et Marie-Eugénie atteignirent le moment deleur mariage, la première à vingt ans, la seconde à dix-sept, sansjamais être sorties de la zone domestique où planait le regardmaternel. Jusqu’alors elles n’étaient allées à aucun spectacle, leséglises de Paris furent leurs théâtres. Enfin leur éducation avaitété aussi rigoureuse à l’hôtel de leur mère qu’elle aurait pul’être dans un cloître. Depuis l’âge de raison, elles avaienttoujours couché dans une chambre contiguë à celle de la comtesse deGranville, et dont la porte restait ouverte pendant la nuit. Letemps que ne prenaient pas les devoirs religieux ou les étudesindispensables à des filles bien nées et les soins de leur personnese passait en travaux à l’aiguille faits pour les pauvres enpromenades accomplies dans le genre de celles que se permettent lesanglais le dimanche, en disant : « N’allons pas si vite, nousaurions l’air de nous amuser. » Leur instruction ne dépassa pointles limites imposées par des confesseurs élus parmi lesecclésiastiques les moins tolérants et les plus jansénistes. Jamaisfilles ne furent livrées à des maris ni plus pures ni plus vierges: leur mère semblait avoir vu dans ce point, assez essentield’ailleurs, l’accomplissement de tous ses devoirs envers le ciel etles hommes. Ces deux pauvres créatures n’avaient, avant leurmariage, ni lu des romans ni dessiné autre chose que des figuresdont l’anatomie eût paru le chef-d’œuvre de l’impossible à Cuvier,et gravées de manière à féminiser l’Hercule Farnèse lui-même. Unevieille fille leur apprit le dessin. Un respectable prêtre leurenseigna la grammaire, la langue française, l’histoire, lagéographie et le peu d’arithmétique nécessaire aux femmes. Leurslectures, choisies dans les livres autorisés, comme les Lettresédifiantes et les Leçons de Littérature de Noël, se faisaient lesoir à haute voix, mais en compagnie du directeur de leur mère, caril pouvait s’y rencontrer des passages qui, sans de sagescommentaires, eussent éveillé leur imagination. Le Télémaque deFénelon parut dangereux. La comtesse de Granville aimait assez sesfilles pour eu vouloir faire des anges à la façon de Marie Alacoquemais ses filles auraient préféré une mère moins vertueuse et plusaimable. Cette éducation porta ses fruits. Imposée comme un joug etprésentée sous des formes austères, la Religion lassa de sespratiques ces jeunes cœurs innocents, traités comme s’ils eussentété criminels&|160;; elle y comprima les sentiments, et tout en yjetant de profondes racines, elle ne fut pas aimée. Les deux Mariedevaient ou devenir imbéciles ou souhaiter leur indépendance :elles souhaitèrent de se marier dès qu’elles purent entrevoir lemonde et comparer quelques idées&|160;; mais leurs grâcestouchantes et leur valeur, elles l’ignorèrent. Elles ignoraientleur propre candeur, comment auraient-elles su la vie&|160;? Ellesétaient sans armes contre le malheur, comme sans expérience pourapprécier le bonheur. Elles ne tirèrent d’autre consolation qued’elles-mêmes au fond de cette geôle maternelle. Leurs doucesconfidences, le soir, à voix basse, ou les quelques phraseséchangées quand leur mère les quittait pour un moment, contintparfois plus d’idées que les mots n’en pouvaient exprimer. Souventun regard dérobé à tous les yeux et par lequel elles secommuniquaient leurs émotions fut comme un poème d’amèremélancolie. La vue du ciel sans nuages, le parfum des fleurs, letour du jardin fait bras dessus bras dessous, leur offrirent desplaisirs inouïs. L’achèvement d’un ouvrage de broderie leur causaitd’innocentes joies. La société de leur mère, loin de présenterquelques ressources à leur cœur ou de stimuler leur esprit, nepouvait qu’assombrir leurs idées et contrister leurssentiments&|160;; car elle se composait de vieilles femmes droites,sèches, sans grâce, dont la conversation roulait sur lesdifférences qui distinguaient les prédicateurs ou les directeurs deconscience, sur leurs petites indispositions et sur les événementsreligieux les plus imperceptibles pour la Quotidienne ou pour l’Amide la religion. Quant aux hommes, ils eussent éteint les flambeauxde l’amour, tant leurs figures étaient froides et tristementrésignées&|160;; ils avaient tous cet âge où l’homme est maussadeet chagrin, où sa sensibilité ne s’exerce plus qu’à table et nes’attache qu’aux choses qui concernent le bien-être. L’égoïsmereligieux avait desséché ces cœurs voués au devoir et retranchésderrière la pratique. De silencieuses séances de jeu les occupaientpresque toute la soirée. Les deux petites, mises comme au ban de cesanhédrin qui maintenait la sévérité maternelle, se surprenaient àhaïr ces désolants personnages aux yeux creux, aux figuresrefrognées.

Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement uneseule figure d’homme, celle d’un maître de musique. Les confesseursavaient décidé que la musique était un art chrétien, né dansl’Eglise catholique et développé par elle. an permit donc aux deuxpetites filles d’apprendre la musique. Une demoiselle à lunettes,qui montrait le solfége et le piano dans un couvent voisin, lesfatigua d’exercices. Mais quand l’aînée de ses filles atteignit dixans, le compte de Granville démontra la nécessité de prendre unmaître. Madame de Granville donna toute la valeur d’une conjugaleobéissance à cette concession nécessaire : il est dans l’esprit desdévotes de se faire un mérite des devoirs accomplis. Le maître futun Allemand catholique, un de ces hommes nés vieux, qui auronttoujours cinquante ans, même à quatre-vingts. Sa figure creusée,ridée, brune, conservait quelque chose d’enfantin et de naïf dansses fonds noirs. Le bleu de l’innocence animait ses yeux et le gaisourire du printemps habitait ses lèvres. Ses vieux cheveux gris,arrangés naturellement comme ceux de Jésus-Christ, ajoutaient à sonair extatique je ne sais quoi de solennel qui trompait sur soncaractère : il eût fait une sottise avec la plus exemplairegravité. Ses habits étaient une enveloppe nécessaire à laquelle ilne prêtait aucune attention, car ses yeux allaient trop haut dansles nues pour jamais se commettre avec les matérialités. Aussi cegrand artiste inconnu tenait-il à la classe aimable des oublieurs,qui donnent leur temps et leur âme à autrui comme ils laissentleurs gants sur toutes les tables et leur parapluie à toutes lesportes. Ses mains étaient de celles qui sont sales après les avoirété lavées. Enfin, son vieux corps, mal assis sur ses vieillesjambes nouées et qui démontrait jusqu’à quel point l’homme peut enfaire l’accessoire de son âme, appartenait ces étranges créationsqui n’ont été bien dépeintes que par un allemand, par Hoffmann lepoète de ce qui n’a pas l’air d’exister et qui néanmoins a vie. Telétait Schmuke, ancien maître de chapelle du margrave d’Anspach,savant qui passa par un conseil de dévotion et à qui l’on demandas’il faisait maigre. Le maître eut envie de répondre : «regardez-moi. » mais comment badiner avec des dévotes et desdirecteurs jansénistes&|160;? Ce vieillard apocryphe tint tant deplace dans la vie des deux Marie, elles prirent tant d’amitié pource candide et grand artiste qui se contentait de comprendre l’art,qu’après leur mariage, chacune lui constitua trois cents francs derente viagère, somme qui suffisait pour son logement, sa bière, sapipe et ses vêtements. Six cents francs de rente et ses leçons luifirent un Eden. Schmuke ne s’était senti le courage de confier samisère et ses vœux qu’à ces deux adorables jeunes filles, à cescœurs fleuris sous la neige des rigueurs maternelles, et sous laglace de la dévotion. Ce fait explique tout Schmuke et l’enfancedes deux Marie. Personne ne sut, plus tard, quel abbé, quellevieille dévote avait découvert cet Allemand égaré dans Paris. Dèsque les mères de famille apprirent que la comtesse de Granvilleavait trouvé pour ses filles un maître de musique, toutesdemandèrent son nom et son adresse. Schmuke eut trente maisons dansle Marais Son succès tardif se manifesta par des souliers à bouclesd’acier bronzé, fourrés de semelles en crin, et par du linge plussouvent renouvelé. Sa gaieté d’ingénu, long-temps comprimée par unenoble et décente misère, reparut. Il laissa échapper de petitesphrases spirituelles comme : « Mesdemoiselles, les chats ont mangéla crotte dans Paris cette nuit » quand pendant la nuit la geléeavait séché les rues&|160;; boueuses la veille&|160;; mais il lesdisait en patois germanico-gallique : Montemisselle, lé chas hontemanché lâ grôttenne tan Bâri sti nouitte&|160;! Satisfaitd’apporter à ces deux anges cette espèce de vergis mein nichtchoisi parmi les fleurs de son esprit, il prenait, en l’offrant, unair fin et spirituel qui désarmait la raillerie. Il était siheureux de faire éclore le rire sur les lèvres de ses deuxécolières, dont la malheureuse vie avait été pénétrée par lui,qu’il se fût rendu ridicule exprès, s’il ne l’eût pas éténaturellement&|160;; mais son cœur eût renouvelé les vulgarités lesplus populaires&|160;; il eût, suivant une belle expression de feuSaint-Martin, doré de la houe avec son céleste sourire. D’après unedes plus nobles idées de l’éducation religieuse, les deux Mariereconduisaient leur maître avec respect jusqu’à la porte del’appartement. Là, les deux pauvres filles lui disaient quelquesdouces phrases, heureuses de rendre cet homme heureux : elles nepouvaient se montrer femmes que pour lui&|160;! Jusqu’à leurmariage, la musique devint donc pour elles une autre vie dans lavie, de même que le paysan russe prend, dit-on, ses rêves pour laréalité, sa vie pour un mauvais sommeil. Dans leur désir de sedéfendre contre les petitesses qui menaçaient de les envahir,contre les dévorantes idées ascétiques, elles se jetèrent dans lesdifficultés de l’art musical à s’y briser. La Mélodie, l’harmonie,la Composition, ces trois filles du ciel dont le chœur fut mené parce vieux Faune catholique ivre de musique, les récompensèrent deleurs travaux et leur firent un rempart de leurs danses aériennes.Mozart, Beethoven, Haydn, Paësiello, Cimarosa, Hummel et les géniessecondaires développèrent en elles mille sentiments qui nedépassèrent pas la chaste enceinte de leurs cœurs voilés, mais quipénétrèrent dans la Création où elles volèrent à toutes ailes.Quand elles avaient exécuté quelques morceaux en atteignant à laperfection elles se serraient les mains et s’embrassaient en proieà une vive extase. Leur vieux maître les appelait sesSaintes-Céciles.

Les deux Marie n’allèrent au bal qu’à l’âge de seize ans, etquatre fois seulement par année, dans quelques maisons choisies.Elles ne quittaient les côtés de leur mère que muniesd’instructions sur la conduite à suivre avec leurs danseurs, et sisévères qu’elles ne pouvaient répondre que oui ou non à leurspartenaires. L’oeil de la comtesse n’abandonnait point ses filleset semblait deviner les paroles au seul mouvement des lèvres. Lespauvres petites avaient des toilettes de bal irréprochables, desrobes de mousseline montant jusqu’au menton, avec une infinité deruches excessivement fournies, et des manches longues. En tenantleurs grâce comprimées et leurs beautés voilées, cette toiletteleur donnait une vague ressemblance avec les gaîneségyptiennes&|160;; néanmoins il sortait de ces blocs de coton deuxfigures délicieuses de mélancolie. Elles enrageaient eu se voyantl’objet d’une pitié douce. Quelle est la femme, si candide qu’ellesoit, qui ne souhaite faire envie&|160;? Aucune idée dangereuse,malsaine ou seulement équivoque, ne souilla donc la pulpe blanchede leur cerveau : leurs cœurs étaient purs, leurs mains étaienthorriblement rouges, elles crevaient de santé. Eve ne sortit pasplus innocente des mains de Dieu que ces deux filles ne le furenten sortant du logis maternel pour aller à la Mairie et à l’Eglise,avec la simple mais épouvantable recommandation d’obéir en toutechose à des hommes auprès desquels elles devaient dormir ou veillerpendant la nuit. A leur sens, elles ne pouvaient trouver plus maldans la maison étrangère où elles seraient déportées que dans lecouvent maternel.

Pourquoi le père de ces deux filles, le comte de Granville, cegrand, savant et intègre magistrat, quoique parfois entraîné par lapolitique, ne protégeait-il pas ces deux petites créatures contrecet écrasant despotismes&|160;? Hélas&|160;! par une mémorabletransaction, convenue après six ans de mariage, les époux vivaientséparés dans leur propre maison. Le père s’était réservél’éducation de ses fils, en laissant à sa femme l’éducation desfilles : Il vil beaucoup moins de danger pour des femmes que pourdes hommes à l’application de ce système oppresseur. Les deuxMarie, destinées à subir quelque tyrannie, celle de l’amour oucelle du mariage, y perdaient moins que des garçons chez quil’intelligence devait rester libre, et dont les qualités seseraient détériorées sous la compression violente des idéesreligieuses poussées à toutes leurs conséquences. De quatrevictimes, le comte en avait sauvé deux. La comtesse regardait sesdeux fils, l’un voué à la magistrature assise, et l’autre à lamagistrature amovible, comme trop mal élevés pour leur permettre lamoindre intimité avec leurs sœurs. Les communications étaientsévèrement gardées entre ces pauvres enfants. D’ailleurs, quand lecomte faisait sortir ses fils du collége, il se gardait bien de lestenir au logis. Ces deux garçons y venaient déjeuner avec leur mèreet leurs sœurs&|160;; puis le magistrat les amusait par quelquepartie au dehors : le restaurateur, les théâtres les musées, lacampagne dans la saison, défrayaient leurs plaisirs. Excepté lesjours solennels dans la vie de famille, comme la fête de lacomtesse ou celle du père, les premiers jours de l’an, ceux dedistribution des prix où les deux garçons demeuraient au logispaternel et y couchaient, fort gênés, n’osant pas embrasser leurssœurs surveillées par la comtesse qui ne les laissait pas uninstant ensemble, les deux pauvres filles virent si rarement leursfrères qu’il ne put y avoir aucun lien entre eux. Ces jours-là, lesinterrogations : – Où est Angélique&|160;? – Que faitEugénie&|160;? – Où sont mes enfants&|160;? s’entendaient à toutpropos. Lorsqu’il était question de ses deux fils, la comtesselevait au ciel ses yeux froids et macérés comme pour demanderpardon à Dieu de ne pas les avoir arrachés à l’impiété. Sesexclamations, ses réticences à leur égard, équivalaient aux pluslamentables versets de Jérémie et trompaient les deux sœurs quicroyaient leurs frères pervertis et à jamais perdus. Quand ses filseurent dix-huit ans, le comte leur donna deux chambres dans sonappartement, et leur fit faire leur droit en les plaçant sous lasurveillance d’un avocat, son secrétaire, chargé de les initier auxsecrets de leur avenir. Les deux Marie ne connurent donc lafraternité qu’abstraitement. A l’époque des mariages de leurssœurs, l’un Avocat-Général à une cour éloignée, l’autre à son débuten province, furent retenus chaque fois par un grave procès. Dansbeaucoup de familles, la vie intérieure, qu’on pourrait imaginerintime, unie, cohérente, se passe ainsi : les frères sont au loin,occupées à leur fortune, à leur avancement, pris par le service dupays&|160;; les sœurs sont enveloppées dans, un tourbillond’intérêts de familles étrangères à la leur. Tous les membresvivent alors dans la désunion, dans l’oubli les uns des autres,reliés seulement par les faibles liens du souvenir jusqu’au momentoù l’orgueil les rappelle, où l’intérêt les rassemble etquelquefois les sépare de cœur comme ils l’ont été de fait. Unefamille vivant unie de corps et d’esprit est une rare exception. Laloi moderne, en multipliant famille par la famille, a crée le plushorrible de tous les maux : l’individualisme.

Au milieu de la profonde solitude où s’écoula leur jeunesse,Angélique et Eugénie virent rarement leur père, qui d’ailleursapportait dans le grand appartement habité par sa femme aurez-de-chaussée de l’hôtel une figure attristée. Il gardait aulogis la physionomie grave et solennelle du magistrat sur le siége.Quand les deux petites filles eurent dépassé l’âge des joujoux etdes poupées, quand elles commencèrent à user de leur raison, versdouze ans, à l’époque où elles ne riaient déjà plus du vieuxSchmuke, elles surprirent le secret des soucis qui sillonnaient lefront du comte elles reconnurent sous son masque sévère lesvestiges d’une bonne nature et d’un charmant caractère. Ellescomprirent qu’il avait cédé la place à la Religion dans son ménage,trompé dans ses espérances de mari, comme il avait été blessé dansles fibres les plus délicates de la paternité, l’amour des pèrespour leurs filles. De semblables douleurs émeuvent singulièrementdes jeunes filles sevrées de tendresse. Quelquefois, en faisant letour du jardin entre elles, chaque bras passé autour de chaquepetite taille, se mettant à leur pas enfantin, le père les arrêtaitdans un massif, et les baisait l’une après l’autre au front. Sesyeux, sa bouche et sa physionomie exprimaient alors la plusprofonde compassion.

– Vous n’êtes pas très-heureuses, mes chères petites, leurdisait-il, mais je vous marierai de bonne heure, et je seraicontent en vous voyant quitter la maison.

– Papa, disait Eugénie, nous sommes décidées à prendre pour marile premier homme venu.

– Voilà, s’écriait-il, le fruit amer d’un semblablesystème&|160;! on veut faire des saintes, on obtient des…

Il n’achevait pas. Souvent ces deux filles sentaient une bienvive tendresse dans les adieux de leur père, ou dans ses regardsquand, par hasard, il dînait au logis. Ce père si rarement vu,elles le plaignaient, et l’on aime ceux que l’on plaint.

Cette sévère et religieuse éducation fut la cause des mariagesde ces deux sœurs, soudées ensemble par le malheur, commeRita-Christina par la nature. Beaucoup d’hommes, poussés aumariage, préfèrent une fille prise au couvent et saturée dedévotion à une fille élevée dans les doctrines mondaines. Il n’y apas de milieu : un homme doit épouser une fille très-instruite quia lu les annonces des journaux et les a commentées, qui a valsé etdansé le galop avec mille jeunes gens, qui est allée à tous lesspectacles, qui a dévoré des romans, à qui un maître de danse abrisé les genoux en les appuyant sur les siens, qui de religion nese soucie guère, et s’est fait à elle-même sa morale&|160;; ou unejeune fille ignorante et pure, comme étaient Marie-Angélique etMarie-Eugénie, Peut-être y a-t-il autant de danger avec les unesqu’avec les autres. Cependant l’immense majorité des gens qui n’ontpas l’âge d’Arnolphe aiment encore mieux une Agnès religieusequ’une Célimène en herbe.

Les deux Marie, petites et minces, avaient la même taille, lemême pied, la même main. Eugénie, la plus jeune, était blonde commesa mère. Angélique était brune comme le père. Mais toutes deuxavaient le même teint : une peau de ce blanc nacré qui annonce larichesse et la pureté du sang, jaspée par des couleurs vivementdétachées sur un tissu nourri comme celui du jasmin, comme lui fin,lisse et tendre au toucher. Les yeux bleus d’Eugénie, les yeuxbruns d’Angélique avaient une expression de naïve insouciance,d’étonnement non prémédité, bien rendue par la manière vague dontflottaient leurs prunelles sur le blanc fluide de l’oeil. Ellesétaient bien faites : leurs épaules un peu maigres devaient semodeler plus tard. Leurs gorges, si long-temps voilées, étonnèrentle regard par leurs perfections quand leurs maris les prièrent dese décolleter pour le bal : l’un et l’autre jouirent alors de cettecharmante honte qui fit rougir d’abord à huis-clos et pendant touteune soirée ces deux ignorantes créatures. Au moment où commencecette scène, où l’aînée pleurait et se laissait consoler par sacadette, leurs mains et leurs bras étaient devenus d’une blancheurde lait. Toutes deux, elles avaient nourri, l’une un garçon,l’autre une fille. Eugénie avait paru très-espiègle à sa mère, quipour elle avait redoublé d’attention et de sévérité. Aux yeux decette mère redoutée, Angélique, noble et fière, semblait avoir uneâme pleine d’exaltation qui se garderait toute seule, tandis que lalutine Eugénie paraissait avoir besoin d’être contenue. Il est decharmantes créature méconnues par le sort, à qui tout devraitréussir dans la vie, mais qui vivent et meurent malheureuses,tourmentées par mauvais génie, victimes de circonstances imprévues.Ainsi l’innocente, la gaie Eugénie était tombée sous le malicieuxdespotisme d’un parvenu au sortir de la prison maternelle.Angélique, disposée aux grandes luttes du sentiment, avait étéjetée dans les plus hautes sphères de la société parisienne, labride sur le cou.

Madame de Vandenesse, qui succombait évidemment sous le poids depeines trop lourdes pour son âme, encore naïve après six ans demariage, était étendue, les jambes à demi fléchies, le corps plié,la tête comme égarée sur le dos de la causeuse. Accourue chez sasœur après une courte apparition aux Italiens, elle avait encoredans. ses nattes quelques fleurs, mais d’autres gisaient éparsessur le tapis avec ses gants, sa pelisse de soie garnie defourrures, son manchon et son capuchon. Des larmes brillantesmêlées à ses perles sur sa blanche poitrine, ses yeux mouillésannonçaient d’étranges confidences. Au milieu de ce luxe,n’était-ce pas horrible&|160;? Napoléon l’a dit : Rien ici-basn’est volé, tout se paie. Elle ne se sentait pas le courage deparler.

– Pauvre chérie, dit madame du Tillet, quelle fausse idée as-tude mon mariage pour avoir imaginé de me demander dusecours&|160;!

En entendant cette phrase arrachée au fond du cœur de sa sœurpar la violence de l’orage qu’elle y avait versé, de même que lafonte des neiges soulève les pierres les mieux enfoncées au lit destorrents, la comtesse regarda d’un air stupide la femme dubanquier, le feu de la terreur sécha ses larmes, et ses yeuxdemeurèrent fixes.

– Es-tu donc aussi dans un abîme, mon ange&|160;? dit-elle àvoix basse.

– Mes maux ne calmeront pas tes douleurs.

– Dis-les, chère enfant. Je ne suis pas encore assez égoïstepour ne pas t’écouter&|160;! Nous souffrons donc encore ensemblecomme dans notre jeunesse&|160;?

– Mais nous souffrons séparés, répondit mélancoliquement lafemme du banquier. Nous vivons dans deux sociétés ennemies. Je vaisaux Tuileries quand tu n’y vas plus. Nos maris appartiennent à deuxpartis contraires. Je suis la femme d’un banquier ambitieux, d’unmauvais homme mon cher trésor&|160;! toi, tu es celle d’un bonêtre, noble, généreux… .

– Oh&|160;! pas de reproches, dit la comtesse. Pour m’en faire,une femme devrait avoir subi les ennuis d’une vie terne etdécolorée, en être sortie pour entrer dans le paradis de l’amour illui faudrait connaître le bonheur qu’on éprouve à sentir toute savie chez un autre, à épouser les émotions infinies d’une âme depoète, à vivre doublement : aller, venir avec lui dans ses coursesà travers les espaces, dans le monde de l’ambition&|160;; souffrirde ses chagrins, monter sur les ailes de ses immenses plaisirs, sedéployer sur un vaste théâtre, et tout cela pendant que l’on estcalme, froide, sereine devant un monde observateur. Oui, ma chère,on doit soutenir souvent tout un océan dans son cœur en setrouvant, comme nous sommes ici, devant le feu, chez soi, sur unecauseuse. Quel bonheur, cependant, que d’avoir à toute minute unintérêt énorme qui multiplie les fibres du cœur et les étend, den’être froide à rien, de trouver sa vie attachée à une promenade oùl’on verra dans la foule un oeil scintillant qui fait pâlir lesoleil, d’être émue par un retard, d’avoir envie de tuer unimportun qui vole un de ces rares moments où le bonheur palpitedans les plus petites veines&|160;! Quelle ivresse que de vivreenfin&|160;! Ah&|160;! chère, vivre quand tant de femmes demandentà genoux des émotions qui les fuient&|160;! Songe, mon enfant, quepour ces poèmes il n’est qu’un temps, la jeunesse. Dans quelquesannées, vient l’hiver, le froid. Ah&|160;! si tu possédais cesvivantes richesses du cœur et que tu fusses menacée de les perdre….

Madame du Tillet effrayée s’était voilé la figure avec ses mainsen entendant cette horrible antienne.

– Je n’ai pas eu la pensée de te faire le moindre reproche, mabien-aimée, dit-elle enfin en voyant le visage de sa sœur baigné delarmes chaudes. Tu viens de jeter dans mon âme, en un moment, plusde brandons que n’en ont éteint mes larmes. Oui, la vie que je mènelégitimerait dans mon cœur un amour comme celui que tu viens de mepeindre. Laisse-moi croire que si nous nous étions vues plussouvent nous ne serions pas où nous en sommes. Si tu avais su messouffrance, tu aurais apprécié ton bonheur, tu l’aurais peut-êtreenhardie à la résistance et je serais heureuse. Ton malheur est unaccident auquel un hasard obviera, tandis que mon malheur est detous les moments. Pour mon mari, je suis le portemanteau de sonluxe, l’enseigne de ses ambitions, une de ses vaniteusessatisfactions. Il n’a pour moi ni affection vraie ni confiance.Ferdinand est sec et poli comme ce marbre, dit-elle en frappant lemanteau de la cheminée. Il se défie de moi. Tout ce que jedemanderais pour moi-même est refusé d’avance&|160;; mais quant àce qui le flatte et annonce sa fortune, je n’ai pas même à désirer: il décore mes appartements, il dépense des sommes exorbitantespour ma table. Mes gens, mes loges au théâtre, tout ce qui estextérieur est du dernier goût. Sa vanité n’épargne rien, il mettrades dentelles aux langes de ses enfants, mais il n’entendra pasleurs cris, ne devinera pas leurs besoins. Me comprends-tu&|160;?Je suis couverte de diamants quand je vais à la cour&|160;; à laville, je porte les bagatelles les plus riches&|160;; mais je nedispose pas d’un liard. Madame du Tillet, qui peut-être excite desjalousies, qui paraît nager dans l’or, n’a pas cent francs à elle.Si le père ne se soucie pas de ses enfants, il se soucie bien moinsde leur mère. Ah&|160;! il m’a fait bien rudement sentir qu’il m’apayée, et que ma fortune personnelle, dont je ne dispose point, luia été arrachée. Si je n’avais qu’à me rendre maîtresse de lui,peut-être le séduirais-je&|160;; mais je subis une influenceétrangère, celle d’une femme de cinquante ans passés qui a desprétentions et qui le domine, la veuve d’un notaire. Je le sens, jene serai libre qu’à sa mort. Ici ma vie est réglée comme celled’une reine : on sonne mon déjeuner et mon dîner comme à tonchâteau. Je sors infailliblement à une certaine heure pour aller aubois. Je suis toujours accompagnée de deux domestiques en grandetenue, et dois être revenue à le même heure. Au lieu de donner desordres, j’en reçois. Au bal, au théâtre, un valet vient me dire : «La voiture de madame est avancée, » et je dois partir souvent aumilieu de mon plaisir. Ferdinand se fâcherait si je n’obéissais pasà l’étiquette créée pour sa femme, et il me fait peur. Au milieu decette opulence maudite, je conçois des regrets et trouve notre mèreune bonne mère : elle nous laissait les nuits et je pouvais causeravec toi. Enfin je vivais près d’une créature qui m’aimait etsouffrait avec moi&|160;; tandis qu’ici, dans cette somptueusemaison, je suis au milieu d’un désert.

A ce terrible aveu, la comtesse saisit à sou tour la main de sasœur et la baisa en pleurant.

– Comment puis-je t’aider&|160;? dit Eugénie à voix basse àAngélique. S’il nous surprenait, il entrerait en défiance etvoudrait savoir ce que tu m’as dit depuis une heure&|160;; ilfaudrait lui mentir, chose difficile avec un homme fin et traître :il me tendrait des piéges. Mais laissons mes malheurs et pensons àtoi. Tes quarante mille francs, ma chère, ne seraient rien pourFerdinand qui remue des millions avec un autre gros banquier, lebaron de Nucingen. Quelquefois j’assiste à des dîners où ils disentdes choses à faire frémir. Du Tillet connaît ma discrétion, et l’onparle devant moi sans se gêner : on est sûr de mon silence.Hé&|160;! bien, les assassinats sur la grande route me semblent desactes de charité comparés à certaines combinaisons financière.Nucingen et lui se soucient de ruiner les gens comme je me souciede leurs profusions. Souvent je reçois de pauvres dupes de qui j’aientendu faire le compte la veille, et qui se lancent dans desaffaires où ils doivent laisser leur fortune : il me prend envie,comme à Léonarde dans la caverne des brigands, de leur dire :prenez garde&|160;! Mais que deviendrais-je&|160;? je me tais. Cesomptueux hôtel est un coupe-gorge. Et du Tillet, Nucingen jettentles billets de mille francs par poignées pour leurs caprices.Ferdinand achète au Tillet l’emplacement de l’ancien château pourle rebâtir, il veut y joindre une forêt et de magnifiques domaines.Il prétend que son fils sera comte, et qu’à la troisième générationil sera noble. Nucingen, las de son hôtel de la rue Saint-Lazare,construit un palais. Sa femme est une de mes amies… Ah&|160;!s’écria-t-elle, elle peut nous être utile, elle est hardie avec sonmari, elle a la disposition de sa fortune, elle te sauvera.

– Chère minette, je n’ai plus que quelques heures, allons-y cesoir, à l’instant, dit madame de Vandenesse en se jetant dans lesbras de madame du Tillet et y fondant en larmes.

– Et puis-je sortir à onze heures du soir&|160;?

– J’ai ma voiture.

– Que complotez-vous donc là&|160;? dit du Tillet en poussant laporte du boudoir.

Il montrait aux deux sœurs un visage anodin éclairé par un airfaussement aimable. Les tapis avaient assourdi ses pas, et lapréoccupation des deux femmes les avait empêchées d’entendre lebruit que fit la voiture de du Tillet en entrant. La comtesse, chezqui l’usage du monde et la liberté que lui laissait Félix avaientdéveloppé l’esprit et la finesse, encore comprimés chez sa sœur parle despotisme marital qui continuait celui de leur mère, aperçutchez Eugénie une terreur près de se trahir, et la sauva par uneréponse franche.

– Je croyais ma sœur plus riche qu’elle ne l’est, répondit lacomtesse en regardant son beau-frère. Les femmes sont parfois dansdes embarras qu’elles ne veulent pas dire à leurs maris, commeJoséphine avec Napoléon, et je venais lui demander un service.

– Elle peut vous le rendre facilement, ma sœur. Eugénie esttrès-riche, répondit du Tillet avec une mielleuse aigreur.

– Elle ne l’est que pour vous, mon frère, répliqua la comtesseen souriant avec amertume.

– Que vous faut-il&|160;? dit du Tillet qui n’était pas fâchéd’enlacer sa belle-sœur.

– Nigaud, ne vous aide pas dit que nous ne voulons pas nouscommettre avec nos maris&|160;? répondit sagement madame deVandenesse en comprenant qu’elle se mettait à la merci de l’hommedont le portrait venait heureusement de lui être tracé par sa sœur.Je viendrai chercher Eugénie demain.

– Demain, répondit froidement le banquier, non. Madame du Tilletdîne demain chez un futur pair de France, le baron de Nucingen quime laisse sa place à la Chambre des députés.

– Ne lui permettrez-vous pas d’accepter ma loge à l’opéra&|160;?dit la comtesse sans même échanger un regard avec sa sœur, tantelle craignait de lui voir trahir leur secret.

– Elle a la sienne, Ma sœur, dit du Tillet piqué.

– Eh&|160;! bien, je l’y verrai, répliqua la comtesse.

– Ce sera la première fois que vous nous ferez cet honneur, ditdu Tillet.

La comtesse sentit le reproche et se mit à rire.

– Soyez tranquille, on ne vous fera rien payer cette fois-ci,dit elle. Adieu, ma chérie.

– L’impertinente&|160;! s’écria du Tillet en ramassant lesfleurs tombées de la coiffure de la comtesse. Vous devriez, dit-ilà sa femme, étudier madame de Vandenesse. Je voudrais vous voirdans le monde impertinente comme votre sœur vient de l’être ici.Vous avez un air bourgeois et niais qui me désole.

Eugénie leva les yeux au ciel, pour toute réponse.

– Ah çà&|160;! madame, qu’avez-vous donc fait toutes deuxici&|160;? dit le banquier après une pause en lui montrant lesfleurs. Que se passe-t-il pour que votre sœur vienne demain dansvotre loge&|160;?

La pauvre ilote se rejeta sur une envie de dormir et sortit pourse faire déshabiller en craignant un interrogatoire. Du Tillet pritalors sa femme par le bras, la ramena devant lui sous le feu desbougies qui flambaient dans des bras de vermeil, entre deuxdélicieux bouquets de fleurs nouées, et il plongea son regard clairdans les yeux de sa femme.

– Votre sœur est venue pour emprunter quarante mille francs quedoit un homme à qui elle s’intéresse et qui dans trois jours seracoffré comme une chose précieuse, rue de Clichy, dit-ilfroidement.

La pauvre femme fut saisie par un tremblement nerveux qu’elleréprima.

– Vous m’avez effrayée, dit-elle. Mais ma sœur est trop bienélevée, elle aime trop son mari pour s’intéresser à ce point à unhomme.

– Au contraire, répondit-il sèchement. Les filles élevées commevous l’avez été, dans la contrainte et les pratiques religieuses,ont soif de la liberté, désirent le bonheur, et le bonheur dontelles jouissent n’est jamais aussi grand ni aussi beau que celuiqu’elles ont rêvé. De pareilles filles font de mauvaisesfemmes.

– Parlez pour moi, dit la pauvre Eugénie avec un ton deraillerie amère, mais respectez ma sœur. La comtesse de Vandenesseest trop heureuse, son mari la laisse trop libre pour qu’elle nelui soit pas attachée. D’ailleurs, si votre supposition étaitvraie, elle ne me l’aurait pas dit.

– Cela est, dit du Tillet. Je vous détends de faire quoi que cesoit dans cette affaire. Il est dans mes intérêts que cet hommeaille en prison. Tenez-vous-le pour dit.

Madame du Tillet sortit.

– Elle me désobéira sans doute, et je pourrai savoir tout cequ’elles feront en les surveillant, se dit du Tillet resté seuldans le boudoir. Ces pauvres sottes veulent lutter avec nous.

Il haussa les épaules et rejoignit sa femme, ou, pour être vrai,son esclave.

La confidence faite à madame du Tillet par madame Félix deVandenesse tenait à tant de points de son histoire depuis six ans,qu’elle serait inintelligible, sans le récit succinct desprincipaux événements de sa vie.

Parmi les hommes remarquables qui durent leur destinée à laRestauration et que, malheureusement pour elle, elle mit avecMartignac en dehors des secrets du gouvernement, on comptait Félixde Vandenesse, déporté comme plusieurs autres à la chambre despairs aux derniers jours de Charles X. Cette disgrâce, quoiquemomentanée à ses yeux, le fit songer au mariage, vers lequel il futconduit, comme beaucoup d’hommes le sont, par une sorte de dégoûtpour les aventures galantes, ces folles fleurs de la jeunesse. Ilest un moment suprême où la vie sociale apparaît dans sa gravité.Félix de Vandenesse avait été tour à tour heureux et malheureux,plus souvent malheureux qu’heureux, comme les hommes qui, des leurdébut dans le monde, ont rencontré l’amour sous sa plus belleforme. Ces privilégiés deviennent difficiles. Puis, après avoirexpérimenté la vie et comparé les caractères, ils arrivent à secontenter d’un à peu près et se réfugient dans une indulgenceabsolue. On ne les trompe point, car ils ne se détrompentplus&|160;; mais ils mettent de la grâce à leur résignation&|160;;en s’attendant à tout, ils souffrent moins. Cependant Félix pouvaitencore passer pour un des plus jolis et des plus agréables hommesde Paris. Il avait été surtout recommandé auprès des femmes par unedes plus nobles créatures de ce siècle, morte, disait-on, dedouleur et d’amour pour lui&|160;; mais il avait été forméspécialement par la belle lady Dudley. Aux yeux de beaucoup deParisiennes, Félix, espèce de héros de roman, avait dû plusieursconquêtes à tout le mal qu’on disait de lui. Madame de Manervilleavait clos la carrière de ses aventures. Sans être un don Juan, ilremportait du monde amoureux le désenchantement qu’il remportaientdu monde politique. Cet idéal de la femme et de la passion, dont,pour son malheur, le type avait éclairé, dominé sa jeunesse, ildésespérait de jamais pouvoir le rencontrer.

Vers trente ans, le comte Félix résolut d’en finir avec lesennuis de ses félicités par un mariage. Sur ce point, il était fixé: il voulait une jeune fille élevée dans les données les plussévères du catholicisme. Il lui suffit d’apprendre comment lacomtesse de Granville tenait ses filles pour rechercher la main del’aînée. Il avait, lui aussi, subi le despotisme d’une mère&|160;;il se souvenait encore assez de sa cruelle jeunesse pourreconnaître à travers les dissimulations de la pudeur féminine, enquel état le joug aurait mis le cœur d’une jeune fille : si ce cœurétait aigri, chagrin, révolté&|160;; s’il était demeuré paisible,aimable, prêt à s’ouvrir aux beaux sentiments. La tyrannie produitdeux effets contraires dont les symboles existent dans deux grandesfigures de l’esclavage antique : Epictète et Spartacus, la haine etses sentiments mauvais, la résignation et ses tendresseschrétiennes. Le comte de Vandenesse se reconnut dansMarie-Angélique de Granville. En prenant pour femme une jeune fillenaïve, innocente et pure, il avait résolu d’avance, en jeunevieillard qu’il était, de mêler le sentiment paternel au sentimentconjugal. Il se sentait le cœur desséché par le monde, par lapolitique, et savait qu’en échange d’une vie adolescente, il allaitdonner les restes d’une vie usée. Auprès des fleurs du printemps,ii mettrait les glaces de l’hiver, l’expérience chenue auprès de lapimpante, de l’insouciante imprudence. Après avoir ainsi jugésainement sa position, il se cantonna dans ses quartiers conjugauxavec d’amples provisions. L’indulgence et la confiance furent lesdeux ancres sur lesquelles il s’amarra. Les mères de familledevraient rechercher de pareils hommes pour leurs filles : l’Espritest protecteur comme la Divinité, le Désenchantement est perspicacecomme un chirurgien, l’Expérience est prévoyante comme une mère.Ces trois sentiments sont les vertus théologales du mariage.

Les recherches, les délices que ses habitudes d’homme à bonnesfortunes et d’homme élégant avaient apprises à Félix de Vandenesse,les enseignements de la haute politique, les observations de sa vietour à tour occupée, pensive, littéraire, toutes ses forces furentemployées à rendre sa femme heureuse, et il y appliqua son esprit.Au sortir du purgatoire maternel, Marie-Angélique monta tout à coupau paradis conjugal que lui avait élevé Félix, rue du Rocher, dansun hôtel où les moindres choses avaient un parfum d’aristocratie,mais où le vernis de la bonne compagnie ne gênait pas cetharmonieux laissez-aller que souhaitent les cœurs aimants etjeunes. Marie-Angélique savoura d’abord les jouissances de la viematérielle dans leur entier son mari se fit pendant deux ans sonintendant. Félix expliqua lentement et avec beaucoup d’art à safemme les choses de la vie, l’initia par degrés aux mystères de lahaute société, lui apprit les généalogies de toutes les maisonsnobles, lui enseigna le monde, la guida dans l’art de la toiletteet de la conversation, la mena de théâtre en théâtre, lui fit faireon cours de littérature et d’histoire. Il acheva cette éducationavec un soin d’amant, de père, de maître et de mari&|160;; maisavec une sobriété bien entendue, il ménageait les jouissances etles leçons, sans détruire les idées religieuses. Enfin, ils’acquitta de son entreprise en grand maître. Au bout de quatreannées, il eut le bonheur d’avoir formé dans la comtesse deVandenesse une des femmes les plus aimables et les plusremarquables du temps actuel.

Marie-Angélique éprouva précisément pour Félix le sentiment queFélix souhaitait de lui inspirer : une amitié vraie, unereconnaissance bien sentie, un amour fraternel qui se mélangeait àpropos de tendresse noble et digne comme elle doit être entre mariet femme. Elle était mère, et bonne mère. Félix s’attachait donc safemme par tous les liens possibles sans avoir l’air de lagarrotter, comptant pour être heureux sans nuage sur les attraitsde l’habitude. Il n’y a que les hommes rompus au manége de la vieet qui ont parcouru le cercle des désillusionnements politiques etamoureux, pour avoir cette science et se conduire ainsi. Félixtrouvait d’ailleurs dans son œuvre les plaisirs que rencontrentdans leurs créations les peintres, les écrivains, les architectesqui élèvent des monuments&|160;; il jouissait doublement ens’occupant de l’œuvre et en voyant le succès, en admirant sa femmeinstruite et naïve, spirituelle et naturelle, aimable et chaste,jeune fille et mère, parfaitement libre et enchaînée L’histoire desbons ménages est comme celle des peuples heureux, elle s’écrit endeux lignes et n’a rien de littéraire. Aussi, comme le bonheur nes’explique que par lui-même, ces quatre années ne peuvent-ellesrien fournir qui ne soit tendre comme le gris de lin des éternellesamours, fade comme la manne, et amusant comme le roman del’Astrée.

En 1833, l’édifice de bonheur par Félix fut près de crouler,miné dans ses bases sans qu’il s’en doutât. Le cœur d’une femme devingt-cinq ans n’est pas plus celui de la jeune fille de dix-huit,que celui de la femme de quarante n’est celui de la femme de trenteans. Il y a quatre âges dans la vie des femmes. Chaque âge crée unenouvelle femme. Vandenesse connaissait sans doute les lois de cestransformations dues à nos mœurs modernes&|160;; mais il les oubliapour son propre compte, comme le plus fort grammairien peut oublierles règles en composant un livre&|160;; comme sur le champ debataille, au milieu du feu, pris dans les accidents d’un site, leplus grand général oublie une règle absolue de l’art militaire.L’homme qui peut empreindre perpétuellement la pensée dans le faitest un homme de génie&|160;; mais l’homme qui a le plus de génie nele déploie pas à tous les instants, il ressemblerait trop à Dieu.Après quatre ans de cette vie sans un choc d’âme, sans une parolequi produisît la moindre discordance dans ce suave concert desentiment, en se sentant parfaitement développée comme une belleplante dans un bon sol, sous les caresses d’un beau soleil quirayonnait au milieu d’un éther constamment azuré, la comtesse eutcomme un retour sur elle-même. Cette crise de sa vie, l’objet decette scène, serait incompréhensible sans des explications quipeut-être atténueront, aux yeux des femmes, les torts de cettejeune comtesse, aussi heureuse femme qu’heureuse mère, et qui doit,au premier abord, paraître sans excuse.

La vie résulte du jeu de deux principes opposés : quand l’unmanque, l’être soutire. Vandenesse, en satisfaisant à tout, avaitsupprimé le Désir, ce roi de la création, qui emploie une sommeénorme des forces morales. L’extrême chaleur, l’extrême malheur, lebonheur complet, tous les principes absolus trônent sur des espacesdénués de productions : ils veulent être seuls, ils étouffent toutce qui n’est pas eux. Vandenesse n’était pas femme, et les femmesseules connaissent l’art de varier la félicité : de là procèdentleur coquetterie, leurs refus, leurs craintes, leurs querelles, etles savantes, les spirituelles niaiseries par lesquelles ellesmettent le lendemain en question ce qui n’offrait aucune difficultéla veille. Les hommes peuvent fatiguer de leur constance. lesfemmes jamais. Vandenesse était une nature trop complètement bonnepour tourmenter par parti pris une femme aimée&|160;; il la jetadans l’infini le plus bleu, le moins nuageux de l’amour. Leproblème de la béatitude éternelle est un de ceux dont la solutionn’est connue que de Dieu dans l’autre vie. Ici-bas, des poètessublimes ont éternellement ennuyé leurs lecteurs en abordant lapeinture du paradis. L’écueil de Dante fut aussi l’écueil deVandenesse : honneur au courage malheureux&|160;! Sa femme finitpar trouver quelque monotonie dans un Eden si bien arrangé, leparfait bonheur que la première femme éprouva dans le Paradisterrestre lui donna les nausées que donne à la longue l’emploi deschoses douces, et fit souhaiter à la comtesse, comme à Rivarollisant Florian, de rencontrer quelque loup dans la bergerie. Ceci,de tout temps, à semblé le sens du serpent emblématique auquel Eves’adressa probablement par ennui. Cette morale paraîtra peut-êtrehasardée aux veux des protestants qui prennent la Genèse plus ausérieux que ne la prennent les juifs eux-mêmes. Mais la situationde madame de Vandenesse peut s’expliquer sans figures bibliques :elle se sentait dans l’âme une force immense sans emploi, sonbonheur ne la faisait pas souffrir, il allait sans soins niinquiétudes, elle ne tremblait point de le perdre, il se produisaittous les matins avec le même bleu, le même sourire, la même parolecharmante. Ce lac pur n’était ridé par aucun souffle, pas même parle zéphyr : elle aurait voulu voir moduler cette glace. Son désircomportait je ne sais quoi d’enfantin qui devrait la faireexcuser&|160;; mais la société n’est pas plus indulgente que ne lefut le dieu de la Genèse. Devenue spirituelle, la comtessecomprenait admirablement combien ce sentiment devait êtreoffensant, et trouvait horrible de le confier à son cher petitmari. Dans sa simplicité, elle n’avait pas inventé d’autre motd’amour, car on ne forge pas à froid la délicieuse langued’exagération que l’amour apprend à ses victimes au milieu desflammes. Vandenesse, heureux de cette adorable réserve, maintenaitpar ses savants calculs sa femme dans les régions tempérées del’amour conjugal. Ce mari-modèle trouvait, d’ailleurs, indignesd’âme âme noble les ressources du charlatanisme qui l’eussentgrandi, qui lui eussent valu des récompenses de cœur, il voulaitplaire par lui-même, et ne rien devoir aux artifices de la fortune.La comtesse Marie souriait en voyant au bois un équipage incompletou mal attelé&|160;; ses yeux se reportaient alors complaisammentsur le sien, dont les chevaux avaient une tenue anglaise, étaientlibres dans leurs harnais chacun à sa distance. Félix ne descendaitpas jusqu’à ramasser les bénéfices des peines qu’il sedonnait&|160;; sa femme trouvait son luxe et son bon goûtnaturels&|160;; elle ne lui savait aucun gré de ce qu’ellen’éprouvait aucune souffrance d’amour-propre. Il en était de toutainsi. La bonté n’est pas sans écueils : on l’attribue aucaractère, on veut rarement y reconnaître les efforts secrets d’unebelle âme, tandis qu’on récompense les gens méchants du mal qu’ilsne font pas. Vers cette époque, madame Félix de Vandenesse étaitarrivée à un degré d’instruction mondaine qui lui permit de quitterle rôle assez insignifiant de comparse timide, observatrice,écouteuse, que joua, dit-on, pendant quelque temps, Giulia Grisidans les chœurs au théâtre de la Scala. La jeune comtesse sesentait capable d’aborder l’emploi de prima donna, elle s’y hasardaplusieurs fois. Au grand contentement de Félix elle se mêla auxconversations. D’ingénieuses reparties et de fines observationssemées dans son esprit par son commerce avec son mari la firentremarquer, et le succès l’enhardit. Vandenesse, à qui on avaitaccordé que sa femme était jolie, fut enchanté quand elle parutspirituelle. Au retour du bal, du concert, du raoût, où Marie avaitbrillé, quand elle quittait ses atours, elle prenait un petit airjoyeux et délibéré pour dire à Félix :

– Avez-vous été content de moi ce soir&|160;? La comtesse excitaquelques jalousies, entre autres celle de la sœur de son mari, lamarquise de Listomère, qui jusqu’alors l’avait patronnée, encroyant protéger une ombre destinée à la faire ressortir. Unecomtesse, du nom de Marie, belle, spirituelle et vertueuse,musicienne et peu coquette, quelle proie pour le monde&|160;! Félixde Vandenesse comptait dans la société plusieurs femmes aveclesquelles il avait rompu ou qui avaient rompu avec lui, mais quine furent pas indifférentes à son mariage. Quand ces femmes virentdans madame de Vandenesse une petite femme à mains rouges, assezembarrassée d’elle, parlant peu, n’ayant pas l’air de penserbeaucoup, elles se crurent suffisamment vengées. Les désastres dejuillet 1830 vinrent, la société fut dissoute pendant deux ans, lesgens riches allèrent durant la tourmente dans leurs terres ouvoyagèrent en Europe, et les salons ne s’ouvrirent guère qu’en1833. Le faubourg Saint-Germain bouda, mais il considéra quelquesmaisons, celle entre autres de l’ambassadeur d’Autriche, comme desterrains neutres : la société légitimiste et la société nouvelles’y rencontrèrent représentées par leurs sommités les plusélégantes. Attaché par mille liens de cœur et de reconnaissance àla famille exilée, mais fort de ses convictions, Vandenesse ne secrut pas obligé d’imiter les niaises exagérations de son parti :dans le danger, il avait fait son devoir au péril de ses jours entraversant les flots populaires pour proposer destransactions&|160;; il mena donc sa femme dans le monde où safidélité ne pouvait jamais être compromise. Les anciennes amies deVandenesse retrouvèrent difficilement la nouvelle mariée dansl’élégante, la spirituelle, la douce comtesse, qui se produisitelle-même avec les manières les plus exquises de l’aristocratieféminine. Mesdames d’Espard, de Manerville, lady Dudley, quelquesautres moins connues, sentirent au fond de leur cœur des serpentsse réveiller&|160;; elles entendirent les sifflements flûtés del’orgueil en colère, elles furent jalouses du bonheur deFélix&|160;; elles auraient volontiers donné leurs plus joliespantoufles pour qu’il lui arrivât malheur. Au lieu d’être hostilesà la comtesse, ces bonnes mauvaises femmes l’entourèrent, luitémoignèrent une excessive amitié, la vantèrent aux hommes.Suffisamment édifié sur leurs intentions, Félix surveilla leursrapports avec Marie en lui disant de se délier d’elles, Toutesdevinèrent les inquiétudes que leur commerce causait au comte,elles ne lui pardonnèrent point sa défiance et redoublèrent desoins et de prévenances pour leur rivale, à laquelle elles firentun succès énorme au grand déplaisir de la marquise de Listomère quin’y comprenait rien. On citait la comtesse Félix de Vandenessecomme la plus charmante, la plus spirituelle femme de Paris.L’autre belle-sœur de Marie la marquise Charles de Vandenesse,éprouvait mille désappointements à cause de la confusion que lemême nom produisait parfois et des comparaisons qu’il occasionnait.Quoique la marquise fût aussi très-belle femme et très-spirituelle,ses rivales lui opposaient d’autant mieux sa belle-sœur que lacomtesse était de douze ans mains âgée. Ces femmes savaient combiend’aigreur le succès de la comtesse devrait mettre dans son commerceavec ses deux belles-sœurs, qui devinrent froides et désobligeantespour la triomphante Marie-Angélique. Ce fut de dangereusesparentes, d’intimes ennemies. Chacun sait que la littérature sedéfendait alors contre l’insouciance générale engendrée par ledrame politique, en produisant des œuvres plus ou moins byroniennesoù il n’était question que des délits conjugaux. En ce temps, lesinfractions aux contrats de mariage défrayaient les revues, leslivres et le théâtre. Cet éternel sujet fut plus que jamais à lamode. L’amant, ce cauchemar des maris, était partout, exceptépeut-être dans les ménages, où, par cette bourgeoise époque, ildonnait moins qu’en aucun temps. Est-ce quand tout le monde court àses fenêtres, crie : A la garde&|160;! éclaire les rues, que lesvoleurs s’y promènent&|160;? Si, durant ces années fertiles enagitations urbaines politiques et morales, il y eut descatastrophes matrimoniales, elles constituèrent des exceptions quine furent pas autant remarquées que sous la Restauration.Néanmoins, les femmes causaient beaucoup entre elles de ce quioccupait alors les deux formes de la poésie : le Livre et leThéâtre. Il était souvent question de l’amant, cet être si rare etsi souhaité. Les aventures connues donnaient matière à desdiscussions, et ces discussions étaient, comme toujours, soutenuespar des femmes irréprochables. Un fait digne de remarque estl’éloignement que manifestent pour ces sortes de conversations lesfemmes qui jouissent d’un bonheur illégal, elles gardent dans lemonde une contenance prude, réservée et presque timide, elles ontl’air de demander le silence à chacun, ou pardon de leur plaisir àtout le monde. Quand au contraire une femme se plaît à entendreparler de catastrophes, se laisse expliquer les voluptés quijustifient les coupables, croyez qu’elle est dans le carrefour del’indécision, et ne sait quel chemin prendre. Pendant cet hiver, lacomtesse de Vandenesse entendit mugir à ses oreilles la grande voixdu monde, le vent des orages siffla autour d’elle. Ses prétenduesamies, qui dominaient leur réputation de toute la hauteur de leursnoms et de leurs positions, lui dessinèrent à plusieurs reprises laséduisante figure de l’amant, et lui jetèrent dans l’âme desparoles ardentes sur l’amour, le mot de l’énigme que la vie offreaux femmes, la grande passion, suivant madame de Staël qui prêchad’exemple. Quand la comtesse demandait naïvement en petit comitéquelle différence il y avait entre un amant et un mari, jamais unedes femmes qui souhaitaient quelque malheur à Vandenesse nefaillait à lui répondre de manière à piquer sa curiosité, àsolliciter son imagination, à frapper son cœur, à intéresser sonâme.

– On vivotte avec son mari, ma chère, on ne vit qu’avec sonamant, lui disait sa belle-sœur, la marquise de Vandenesse.

– Le mariage, mon enfant, est notre purgatoire&|160;; l’amourest le paradis, disait lady Dudley.

– Ne la croyez pas, s’écriait la duchesse de Grandlieu, c’estl’enfer.

– Mais c’est un enfer où l’on aime, faisait observer la marquisede Rochegude. On a souvent plus de plaisir dans la souffrance quedans le bonheur, voyez les martyrs.

– Avec un mari, petite niaise, nous vivons pour ainsi dire denotre vie&|160;; mais aimer, c’est vivre de la vie d’un autre, luidisait la marquise d’Espard.

– Un amant, c’est le fruit défendu, mot qui pour moi résumetout, disait en riant la jolie Moïna de Saint-Hérem.

Quant elle n’allait pas à des raoûts diplomatiques ou au balchez quelques riches étrangers, comme lady Dudley ou la princesseGalathionne, la comtesse allait presque tous les soirs dans lemonde après les Italiens ou l’Opéra, soit chez la marquised’Espard, soit chez madame de Listomère, mademoiselle des Touches,la comtesse de Montcornet ou la vicomtesse de Grandlieu, les seulesmaisons aristocratiques ouvertes, et jamais elle n’en sortait sansque de mauvaises graines n’eussent été semées dans son cœur. On luiparlait de compléter sa vie, un mot à la mode dans cetemps-là&|160;; d’être comprise, autre mot auquel les femmesdonnent d’étranges significations. Elle revenait chez elleinquiète, émue, curieuse, pensive. Elle trouvait je ne sais quoi demoins dans sa vie, mais elle n’allait pas jusqu’à la voirdéserte.

La société la plus amusante, mais la plus mêlée, des salons oùallait madame Félix de Vandenesse, se trouvait chez la comtesse deMontcornet, charmante petite femme qui recevait les artistesillustres, les sommités de la finance, les écrivains distingués,mais après les avoir soumis à un si sévère examen, que les plusdifficiles en fait de bonne compagnie n’avaient pas à craindre d’yrencontrer qui que ce soit de la société secondaire. Les plusgrandes prétentions y étaient en sûreté. Pendant l’hiver, où lasociété s’était ralliée, quelques salons, au nombre desquelsétaient ceux de mesdames d’Espard et de Listomère, de mademoiselledes Touches et de la duchesse de Grandlieu, avaient recruté parmiles célébrités nouvelles de l’art, de la science, de la littératureet de la politique. La société ne perd jamais ses droits, elle veuttoujours être amusée. A un concert donné par la comtesse vers lafin de l’hiver, apparut chez elle une des illustrationscontemporaines de la littérature et de la politique, Raoul Nathan,présenté par un des écrivains les plus spirituels mais les plusparesseux de l’époque, Emile Blondet, autre homme célèbre, mais àhuis-clos&|160;; vanté par les journalistes, mais inconnu au delàdes barrières : Blondet le savait&|160;; d’ailleurs, il ne sefaisait aucune illusion, et entre autres paroles de mépris, il adit que la gloire est un poison bon à prendre petites choses.Depuis le moment où il s’était fait jour après avoir long-tempslutté, Raoul Nathan avait profité du subit engouement quemanifestèrent pour la forme ces élégants sectaires du moyen âge, siplaisamment nommés Jeune-France. Il s’était donné les singularitésd’un homme de génie en s’enrôlant parmi ces adorateurs de l’artdont les intentions furent d’ailleurs excellentes&|160;; car riende plus ridicule que le costume des Français au dix-neuvièmesiècle, il y avait du courage à le renouveler.

Raoul, rendons-lui cette justice, offre dans sa personne je nesais quoi de grand, de fantasque et d’extraordinaire qui veut uncadre. Ses ennemis ou ses amis, les uns valent les autres,conviennent que rien au monde ne concorde mieux avec son esprit quesa forme. Raoul Nathan serait peut-être plus singulier au naturelqu’il ne l’est avec ses accompagnements. Sa figure ravagée,détruite, lui donne l’air de s’être battu avec les anges ou lesdémons, elle ressemble à celle que les peintres allemandsattribuent au Christ mort : il y paraît mille signes d’une lutteconstante entre la faible nature humaine et les puissances d’enhaut. Mais les rides creuses de ses joues, les redans de son crânetortueux et sillonné, les salières qui marquent ses yeux et sestempes, n’indiquent rien de débile dans sa constitution. Sesmembranes dures, ses os apparents ont une soliditéremarquable&|160;; et quoique sa peau, tannée par des excès, s’ycolle comme si des feux intérieurs l’avaient desséchée, elle n’encouvre pas moins une formidable charpente. Il est maigre et grand.Sa chevelure longue et toujours en désordre vise à l’effet. CeByron mal peigné, mal construit, a des jambes de héron, des genouxengorgés, une cambrure exagérée, des mains cordées de muscles,fermes comme les pattes d’un crabe, à doigts maigres et nerveux.Raoul a des yeux napoléoniens, des yeux bleus dont le regardtraverse l’âme&|160;; un nez tourmenté, plein de finesse&|160;; unecharmante bouche, embellie par les dents les plus blanches quepuisse souhaiter une femme. Il y a du mouvement et du feu danscette têtes, et du génie sur ce front. Raoul appartient au petitnombre d’hommes qui vous frappent au passage, qui dans un salonforment aussitôt un point lumineux où vont tous les regards. Il sefait remarquer par son négligé, s’il est permis d’emprunter àMolière le mot employé par Eliante pour peindre le malpropre sursoi. Ses vêtements semblent toujours avoir été tordus, fripés,recroquevillés exprès pour s’harmonier à sa physionomie. Il tienthabituellement l’une de ses mains dans soi gilet ouvert, dans unepose que le portrait de monsieur de Chateaubriand par Girodet arendue célèbre&|160;; mais il la prend moins pour lui ressembler,il ne veut ressembler à personne, que pour déflorer les plisréguliers de sa chemise. Sa cravate est en un moment roulée sousles convulsions de ses mouvements de tête, qu’il a remarquablementbrusques et vifs, comme ceux des chevaux de race qui s’impatiententdans leurs harnais et relèvent constamment la tête pour sedébarrasser de leur mors ou de leurs gourmettes. Sa barbe longue etpointue n’est ni peignée, ni parfumée, ni brossée, ni lissée commele sont celles des élégants qui portent la barbe en éventail ou enpointe&|160;; il la laisse comme elle est. Ses cheveux, mêlés entrele collet de son habit et sa cravate, luxuriants sur les épaules,graissent les places qu’ils caressent. Ses mains sèches etfilandreuses ignorent les soins de la brosse à ongles et le luxe ducitron. Plusieurs feuilletonistes prétendent que les eaux lustralesne rafraîchissent pas souvent leur peau calcinée. Enfin le terribleRaoul est grotesque. Ses mouvements sont saccadés comme s’ilsétaient produits par une mécanique imparfaite. Sa démarche froissetoute idée d’ordre par des zigzags enthousiastes, par dessuspensions inattendues qui lui font heurter les bourgeoispacifiques en sur les boulevards de Paris. Sa conversation, pleined’humeur caustique, d’épigrammes âpres, imite l’allure de son corps: elle quitte subitement le ton de la vengeance et devient suave,poétique, consolante, douce, hors de propos&|160;; elle a dessilences inexplicables, des soubresauts d’esprit qui fatiguentparfois. Il apporte dans le monde une gaucherie hardie, un dédaindes conventions, un air de critique pour tout ce qu’on y respecte,qui le met mal avec les petits esprits comme avec ceux quis’efforcent de conserver les doctrines de l’anciennepolitesse&|160;; mais c’est quelque chose d’original comme lescréations chinoises et que les femmes ne haïssent pas. D’ailleurs,pour elles, il se montre souvent d’une amabilité recherchée, ilsemble se complaire à faire oublier ses formes bizarres, àremporter sur les antipathies une victoire qui flatte sa vanité,son amour-propre ou son orgueil. – Pourquoi êtes-vous commecela&|160;? lui dit un jour la marquise de Vandenesse. – Les perlesne sont-elles pas dans des écailles&|160;? répondit-ilfastueusement. A un autre qui lui adressait la même question, ilrépondit : – Si j’étais bien pour tout le monde, commentpourrais-je paraître mieux à une personne choisie entretoutes&|160;? Raoul Nathan porte dans sa vie intellectuelle ledésordre qu’il prend pour enseigne. Son annonce n’est pas menteuses: son talent ressemble à celui de ces pauvres filles qui seprésentent dans les maisons bourgeoises pour tout faire : il futd’abord critique, et grand critique&|160;; mais il trouva de laduperie à ce métier. Ses articles valaient des livres, disait-il.Les revenus du théâtre l’avaient séduit&|160;; mais incapable dutravail lent et soutenu que veut la mise en scène, il avait étéobligé de s’associer à un vaudevilliste, à du Bruel, qui mettait enœuvre ses idées et les avait toujours réduites en petites piècesproductives, pleines d’esprit, toujours faites pour des acteurs oupour des actrices. A eux deux, ils avaient inventé Florine, uneactrice à recette. Humilié de cette association semblable à celledes frères siamois, Nathan avait produit à lui seul auThéâtre-Francais un grand drame tombé avec tous les honneurs de laguerre, aux salves d’articles foudroyants. Dans sa jeunesse, ilavait déjà tenté le grand, le noble Théâtre-Français, par unemagnifique pièce romantique dans le genre de Pinto, à une époque oùle classique régnait en maître : l’Odéon avait été si rudementagité pendant trois soirées que la pièce fut défendue. Aux yeux debeaucoup de gens, cette seconde pièce passait comme la premièrepour un chef-d’œuvre, et lui valait plus de réputation que toutesles pièces si productives faites avec ses collaborateurs, mais dansun monde peu écouté, celui des connaisseurs et des vrais gens degoût. – Encore une chute semblable, lui dit Emile Blondet, et tudeviens immortel. Mais, au lieu de marcher dans cette voiedifficile, Nathan était retombé par nécessité dans la poudre et lesmouches du vaudeville dix-huitième siècle, dans la pièce àcostumes, et la réimpression scénique des livres à succès.Néanmoins, il passait pour un grand esprit qui n’avais pas donnéson dernier mot. Il avait d’ailleurs abordé la haute littérature etpublié trois romans, sans compter ceux qu’il entretenait souspresse comme des poissons dans un vivier. L’un de ces trois livres,le premier, comme chez plusieurs écrivains qui n’ont pu faire qu’unpremier ouvrage, avait obtenu le plus brillant succès. Cet ouvrage,imprudemment mis alors en première ligne, cette œuvre d’artiste, illa faisait appeler à tout propos le plus beau livre de l’époque,l’unique roman du siècle. Il se plaignait d’ailleurs beaucoup desexigences de l’art&|160;; il était un de ceux qui contribuèrent leplus à faire ranger toutes les œuvres, le tableau, la statue, lelivre, l’édifice, sous la bannière unique de l’Art. Il avaitcommencé par commettre un livre de poésies qui lui méritait uneplace dans la pléiade des poètes actuels, et parmi lesquelles setrouvait un poème nébuleux assez admiré. Tenu de produire par sonmanque de fortune, il allait du théâtre à la presse, et de lapresse au théâtre, se dissipant, s’éparpillant et croyant toujoursen sa veine. Sa gloire n’était donc pas inédite comme celle deplusieurs célébrités à l’agonie, soutenues par les titresd’ouvrages à faire, lesquels n’auront pas autant d’éditions qu’ilsont nécessité de marchés. Nathan ressemblait à un homme degénie&|160;; et s’il eût marché à l’échafaud, comme l’envie lui enprit, il aurait pu se frapper le front à la manière d’André deChénier. Saisi d’une ambition politique en voyant l’irruption aupouvoir d’une douzaine d’auteurs, de professeurs, de métaphysicienset d’historiens qui s’incrustèrent dans la machine pendant lestourmentes de 1830 à 1833, il regretta de ne pas avoir fait desarticles politiques au lieu d’articles littéraires. Il se croyaitsupérieur à ces parvenus dont la fortune lui inspirait alors unedévorante jalousie. Il appartenait à ces esprits jaloux de tout,capables de tout, à qui l’on vole tous les succès, et qui vont seheurtant à mille endroits lumineux sans se fixer à un seul,épuisant toujours la volonté du voisin. En ce moment, il allait dusaint-simonisme au républicanisme, pour revenir peut-être auministérialisme. Il guettait son os à ronger dans tous les coins,et cherchait une place sûre d’où il pût aboyer à l’abri des coupset se rendre redoutable&|160;; mais il avait la honte de ne pas sevoir prendre au sérieux par l’illustre de Marsay, qui dirigeaitalors le gouvernement et qui n’avait aucune considération pour lesauteurs chez lesquels il ne trouvait pas ce que Richelieu nommaitl’esprit de suite, ou mieux, de la suite dans les idées. etailleurs tout ministère eût compté sur le dérangement continuel desaffaires de Raoul. Tôt ou tard la nécessité devait l’amener à subirdes conditions au lieu d’en imposer.

Le caractère réel et soigneusement caché de Raoul concorde à soncaractère public. Il est comédien de bonne foi, personnel comme sil’Etat était lui, et très-habile déclamateur. Nul ne sait mieuxjouer les sentiments, se targuer de grandeurs fausses, se parer debeautés morales, se respecter en paroles, et se poser comme unAlceste en agissant comme Philinte. Son égoïsme trotte à couvert decette armure en carton peint, et touche souvent au but caché qu’ilse propose. Paresseux au superlatif, il rien fait que piqué par leshallebardes de la nécessité. La continuité du travail appliquée àla création d’un monument, il l’ignore&|160;; mais dans leparoxysme de rage que lui ont causé ses vanités blessées, ou dansun moment de crise amené par le créancier, il saute l’Eurotas, iltriomphe des plus difficiles escomptes de l’éprit. Puis, fatigué,surpris d’avoir créé quelque chose, il retombe dans le marasme desjouissances parisiennes. Le besoin se représente formidable : ilest sans force, il descend alors et se compromet. Mu par une fausseidée de sa grandeur et de son avenir, dont il prend mesure sur lahaute fortune d’un de ses anciens camarades, un des rares talentsministériels mis en lumière par la révolution de juillet, poursortir d’embarras il se permet avec les personnes qui l’aiment desbarbarismes de conscience enterrés dans les mystères de la vieprivée, mais dont personne ne parle ni ne se plaint. La banalité deson cœur, l’impudeur de sa poignée de main qui serre tous lesvices, tous les malheurs, toutes les trahisons, toutes lesopinions, l’ont rendu inviolable comme un roi constitutionnel. Lepéché véniel, qui exciterait clameur de haro sur un homme d’ungrand caractère, de lui n’est rien&|160;; un acte peu délicat est àpeine quelque chose, tout le monde s’excuse en l’excusant. Celuimême qui serait tenté de le mépriser lui tend la main en ayant peurd’avoir besoin de lui. Il a tant d’amis qu’il souhaite des ennemis.Cette bonhomie apparente qui séduit les nouveaux venus et n’empêcheaucune trahison, qui se permet et justifie tout, qui jette leshauts cris à une blessure et la pardonne, est un des caractèresdistinctifs du journaliste. Cette camaraderie, mot créé par unhomme d’esprit, corrode les plus belles âmes : elle rouille leurfierté, tue le principe des grandes œuvres, et consacre la lâchetéde l’esprit. En exigeant cette mollesse de conscience chez tout lemonde, certaines gens se ménagent l’absolution de leurs traîtrises,de leurs changements de parti. Voilà comment la portion la pluséclairée d’une nation devient la moins estimable.

Jugé du point de vue littéraire, il manque à Nathan le style etl’instruction. Comme la plupart des jeunes ambitieux de lalittérature, il dégorge aujourd’hui son instruction d’hier. Il n’ani le temps ni la patience d’écrire&|160;; il n’a pas observé, maisil écoute. Incapable de construire un plan vigoureusementcharpenté, peut-être se sauve-t-il par la fougue de son dessin. Ilfaisait de la passion, selon un mot de l’argot littéraire, parcequ’en fait de passion tout est vrai&|160;; tandis que le génie apour mission de chercher, à travers les hasards du vrai, ce quidoit sembler probable à tout le monde. Au lieu de réveiller desidées, ses héros sont des individualités agrandies qui n’excitentque des sympathies fugitives&|160;; ils ne se relient pas auxgrands intérêts de la vie, et dès lors ne représentent rien&|160;;mais il se soutient par la rapidité de son esprit, par ces bonheursde rencontre que les joueurs de billard nomment des raccrocs. Ilest le plus habile tireur au vol des idées qui s’abattent surParis, ou que Paris fait lever. Sa fécondité n’est pas à lui, maisà l’époque : il vit sur la circonstance, et, pour la dominer, il enoutre la portée. Enfin, il n’est pas vrai, sa phrase estmenteuse&|160;; il y a chez lui, comme le disait le comte Félix, dujoueur de gobelets. Cette plume prend son encre dans le cabinetd’une actrice, on le sent. Nathan offre une image de la jeunesselittéraire d’aujourd’hui, de ses fausses grandeurs et de sesmisères réelles&|160;; il la représente avec ses beautésincorrectes et ses chutes profondes, sa vie à cascadesbouillonnantes, à revers soudains, à triomphes inespérés. C’estbien l’enfant de ce siècle dévoré de jalousie, où mille rivalités àcouvert sous des systèmes nourrissent à leur profit l’hydre del’anarchie de tous leurs mécomptes, qui veut la fortune sans letravail, la gloire sans le talent et le succès sans peine&|160;;mais qu’après bien des rébellions, bien des escarmouches, ses vicesamènent à émarger le Budget sous le bon plaisir du Pouvoir. Quandtant de jeunes ambitions sont parties à pied et se sont toutesdonné rendez-vous au même point, il y a concurrence de volontés,misères inouïes, luttes acharnées. Dans cette bataille horrible,l’égoïsme le plus violent ou le plus adroit gagne la victoire.L’exemple est envié, justifié malgré les criailleries, diraitMolière : on le suit. Quand, en sa qualité d’ennemi de la nouvelledynastie, Raoul fut introduit dans le salon de madame deMontcornet, ses apparentes grandeurs florissaient. Il était acceptécomme le critique politique des de Marsay, des Rastignac, des LaRoche-Hugon, arrivés au pouvoir. Victime de ses fataleshésitations, de sa répugnance pour l’action qui ne concernait quelui-même, Emile Blondet, l’introducteur de Nathan, continuait sonmétier de moqueur, ne prenait parti pour personne et tenait à toutle monde. Il était l’ami de Raoul, l’ami de Rastignac, l’ami deMontcornet.

– Tu es un triangle politique, lui disait en riant de Marsayquand il le rencontrait à l’Opéra, cette forme géométriquen’appartient qu’à Dieu qui n’a rien à faire&|160;; mais lesambitions doivent aller en ligne courbe, le chemin le plus court enpolitique.

Vu à distance, Raoul Nathan était un très beau météore. La modeautorisait ses façons et sa tournure. Son républicanisme empruntélui donnait momentanément cette âpreté janséniste que prennent lesdéfenseurs de la cause populaire desquels il se moquaitintérieurement, et qui n’est pas sans charme aux yeux des femmes.Les femmes aiment à faire des prodiges, à briser les rochers, àfondre les caractères qui paraissent être de bronze. La toilette dumoral était donc alors chez Raoul en harmonie avec son vêtement. Ildevait être et fut, pour l’Eve ennuyée de son paradis de la rue duRocher, le serpent chatoyant, coloré, beau diseur, aux yeuxmagnétiques, aux mouvements harmonieux, qui perdit la premièrefemme. Dès que la comtesse Marie aperçut Raoul, elle éprouva cemouvement intérieur dont la violence cause une sorte d’effroi. Ceprétendu grand homme eut sur elle par son regard une influencephysique qui rayonna jusque dans son cœur en le troublant. Cetrouble lui fit plaisir. Ce manteau de pourpre que la célébritédrapait pour un moment sur les épaules de Nathan éblouit cettefemme ingénue. A l’heure du thé, Marie quitta la place où, parmiquelques femmes occupées à causer, elle s’était tue en voyant cetêtre extraordinaire. Ce silence avait été remarqué par ses faussesamies. La comtesse s’approcha du divan carré placé au milieu dusalon où pérorait Raoul. Elle se tint debout donnant le bras àmadame Octave de Camps, excellente femme qui lui garda le secretsur les tremblements involontaires par lesquels se trahissaient sesviolentes émotions. Quoique l’oeil d’une femme éprise ou surpriselaisse échapper d’incroyables douceurs, Raoul tirait en ce momentun véritable feu d’artifice&|160;; il était trop au milieu de sesépigrammes qui partaient comme des fusées, de ses accusationsenroulées et déroulées comme des soleils, des flamboyants portraitsqu’il dessinait en traits de feu, pour remarquer la naïveadmiration d’une pauvre petite Eve, cachée dans le groupe de femmesqui l’entouraient. Cette curiosité, semblable à celle quiprécipiterait Paris vers le Jardin-des-Plantes pour y voir unelicorne, si l’on en trouvait une dans ces célèbres montagnes de laLune, encore vierges des pas d’un Européen, enivre les espritssecondaires autant qu’elle attriste les âmes vraimentélevées&|160;; mais elle enchantait Raoul : il était donc trop àtoutes les femmes pour être à une seule.

– Prenez garde, ma chère, dit à l’oreille de Marie sa gracieuseet adorable compagne, allez-vous-en.

La comtesse regarda son mari pour lui demander son bras par unede ces oeillades que les maris ne comprennent pas toujours : Félixl’emmena.

– Mon cher, dit madame d’Espard à l’oreille de Raoul, vous êtesun heureux coquin. Vous avez fait ce soir plus d’une conquête, maisentre autres, celle de la charmante femme qui nous a si brusquementquittés.

– Sais-tu ce que la marquise d’Espard a voulu me dire&|160;?demanda Raoul à Blondet en lui rappelant le propos de cette grandedame quand ils furent à peu près seuls, entre une heure et deux dumatin.

– Mais je viens d’apprendre que la comtesse de Vandenesse esttombée amoureuse-folle de toi. Tu n’es pas à plaindre.

– Je ne l’ai pas vue, dit Raoul.

– Oh&|160;! tu la verras, fripon, dit Emile Blondet en éclatantde rire. Lady Dudley t’a engagé à son grand bal précisément pourque tu la rencontres.

Raoul et Blondet partirent ensemble avec Rastignac, qui leuroffrit sa voiture. Tous trois se mirent à rire de la réunion d’unsous-secrétaire-d’état éclectique, d’un républicain féroce et d’unathée politique.

Si nous soupions aux dépens de l’ordre de choses actuel&|160;?dit Blondet qui voulait remettre les soupers en honneur.

Rastignac les ramena chez Véry, renvoya sa voiture, et toustrois s’attablèrent en analysant la société présente et riant d’unrire rabelaisien. Au milieu du souper, Rastignac et Blondetconseillèrent à leur ennemi postiche de ne pas négliger une bonnefortune aussi capitale que celle qui s’offrait à lui. Ces deuxroués firent d’un style moqueur l’histoire de la comtesse Marie deVandenesse&|160;; ils portèrent le scalpel de l’épigramme et lapointe aiguë du bon mot dans cette enfance candide, dans cetheureux mariage. Blondet félicita Raoul de rencontrer une femme quin’était encore coupable que de mauvais dessins au crayon rouge, demaigres paysages à l’aquarelle, de pantoufles brodées pour sonmari, de sonates exécutées avec la plus chaste intention, cousuependant dix-huit ans à la jupe maternelle, confite dans lespratiques religieuses, élevée par Vandenesse, et cuite à point parle mariage pour être dégustée par l’amour. A la troisième bouteillede vin de Champagne, Raoul Nathan s’abandonna plus qu’il ne l’avaitjamais fait avec personne.

– Mes amis, leur dit-il, vous connaissez mes relations avecFlorine, vous savez ma vie, vous ne serez pas étonnés de m’entendrevous avouer que j’ignore absolument la couleur de l’amour d’unecomtesse. J’ai souvent été très-humilié en pensant que je nepouvais pas me donner une Béatrix, une Laure, autrement qu’enpoésie&|160;! Une femme noble et pure est comme une conscience sanstache, qui nous représente à nous-mêmes sous une belle forme.Ailleurs, nous pouvons nous souiller&|160;; mais là, nous restonsgrands, fiers, immaculés. Ailleurs nous menons une vie enragée,mais là se respire le calme, la fraîcheur, la verdure del’oasis.

– Va, va, mon bonhomme, lui dit Rastignac&|160;; démanche sur laquatrième corde la prière de Moïse, comme Paganini.

Raoul resta muet, les yeux fixes, hébétés.

– Ce vil apprenti ministre ne me comprend pas, dit-il après unmoment de silence.

Ainsi, pendant que la pauvre Eve de la rue du Rocher se couchaitdans les langes de la honte, s’effrayait du plaisir avec lequelelle avait écouté ce prétendu grand poète, et flottait entre lavoix sévère de sa reconnaissance pour Vandenesse et les parolesdorées du serpent, ces trois esprits effrontés marchaient sur lestendres et blanches fleurs de son amour naissant. Ah&|160;! si lesfemmes connaissaient l’allure cynique que ces hommes si patients,si patelins près d’elles prennent loin d’elles&|160;! combien ilsse moquent de ce qu’ils adorent&|160;! Fraîche, gracieuse etpudique créature, comme la plaisanterie bouffonne la déshabillaitet l’analysait&|160;! mais aussi quel triomphe&|160;! Plus elleperdait de voiles, plus elle montrait de beautés.

Marie, en ce moment, comparait Raoul et Félix, sans se douter dudanger que court le cœur à faire de semblables parallèles. Rien aumonde ne contrastait mieux que le désordonné, le vigoureux Raoul,et Félix de Vandenesse, soigné comme une petite maîtresse, serrédans ses habits, doué d’une charmante disinvoltura sectateur del’élégance anglaise à laquelle l’avait jadis habitué lady Dudley.Ce contraste plaît à l’imagination des femmes, assez portées àpasser d’une extrémité à l’autre. La comtesse, femme sage etpieuse, se défendit à elle-même de penser à Raoul, en se trouvantune infâme ingrate, le lendemain au milieu de son paradis.

– Que dites-vous de Raoul Nathan, demanda-t-elle en déjeunant àson mari.

– Un joueur de gobelets, répondit le comte, un de ces volcansqui se calment avec un peu de poudre d’or. La comtesse deMontcornet a eu tort de l’admettre chez elle. Cette réponse froissad’autant plus Marie que Félix, au fait du monde littéraire, appuyason jugement de preuves en racontant ce qu’il savait de la vie deRaoul Nathan, vie précaire, mêlée à celle de Florine, une actriceen renom. – Si cet homme a du génie, dit-il en terminant, il n’a nila constance ni la patience qui le consacrent et le rendent chosedivine. Il veut en imposer au monde en se mettant sur un rang où ilne peut se soutenir. Les vrais talents, les gens studieux,honorables, n’agissent pas ainsi : ils marchent courageusement dansleur voie, ils acceptent leurs misères et ne les couvrent pasd’oripeaux.

La pensée d’une femme est douce d’une incroyable élasticité :quand elle reçoit un coup d’assommoir, elle plie, paraît écrasée,et reprend sa forme dans un temps donné. – Félix a sans douteraison, se dit d’abord la comtesse. Mais trois jours après, ellepensait au serpent, ramenée par cette émotion à la fois douce etcruelle que lui avait donnée Raoul et que Vandenesse avait eu letort de ne pas lui faire connaître. Le comte et la comtesseallèrent au grand bal de lady Dudley, où de Marsay parut pour ladernière fois dans le monde, car il mourut deux mois après enlaissant la réputation d’un homme d’état immense, dont la portéefut, disait Blondet, incompréhensible. Vandenesse et sa femmeretrouvèrent Raoul Nathan dans cette assemblée remarquable par laréunion de plusieurs personnages du drame politique très-étonnés dese trouver ensemble. Ce fut une des premières solennités du grandmonde. Les salons offraient à l’oeil un spectacle magique : desfleurs, des diamants, des chevelures brillantes, tous les écrinsvidés, toutes les ressources de la toilette mises à contribution.Le salon pouvait se comparer à l’une des serres coquettes où deriches horticulteurs rassemblent les plus magnifiques raretés. Mêmeéclat, même finesse de tissus. L’industrie humaine semblait aussivouloir lutter avec les créations animées. Partout des gazesblanches ou peintes comme les ailes des plus jolies libellules, descrêpes, des dentelles, des blondes, des tulles variés comme lesfantaisies de la nature entomologique, découpés, ondés, dentelés,des fils d’aranéide en or, en argent, des brouillards de soie, desfleurs brodées par les fées ou fleuries par des génies emprisonnés,des plumes colorées par les feux du tropique, en saule pleureurau-dessus des têtes orgueilleuses, des perles tordues en nattes,des étoffes laminées, côtelées, déchiquetées, comme si le génie desarabesques avait conseillé l’industrie française. Ce luxe était enharmonie avec les beautés réunies là comme pour réaliser unkeepsake. L’oeil embrassait les plus blanches épaules, les unes decouleur d’ambre, les autres d’un lustré qui faisait croire qu’ellesavaient été cylindrées, celles-ci satinées, celles-là mates etgrasses comme si Rubens en avait préparé la pâte, enfin toutes lesnuances trouvées par l’homme dans le blanc. C’était des yeuxétincelants comme des onyx ou des turquoises bordées de veloursnoir ou de franges blondes&|160;; des coupes de figures variées quirappelaient les types les plus gracieux des différents pays, desfronts sublimes et majestueux, ou doucement bombés comme si lapensée y abondait, ou plats comme si la résistance y siégeaitinvaincue&|160;; puis ce qui donne tant d’attrait à ces fêtespréparées pour le regard, des gorges repliées comme les aimaitGeorges IV, ou séparées à la mode du dix-huitième siècle, outendant à se rapprocher, comme les voulait Louis XV&|160;; maismontrées avec audace, sans voiles, ou sous ces jolies gorgerettesfroncées des portraits de Raphaël, le triomphe de ses patientsélèves. Les plus jolis pieds tendus pour la danse, les taillesabandonnées dans les bras de la valse, stimulaient l’attention desplus indifférents. Les bruissements des plus douces voix, lefrôlement des robes, les murmures de la danse, les chocs de lavalse accompagnaient fantastiquement la musique. La baguette d’unefée semblait avoir ordonné cette sorcellerie étouffante, cettemélodie de parfums, ces lumières irisées dans les cristaux oùpétillaient les bougies, ces tableaux multipliés par les glaces.Cette assemblée des plus jolies femmes et des plus jolies toilettesse détachait sur la masse noire des hommes, où se remarquaient lesprofils élégants, fins, corrects des nobles, les moustaches fauveset les figures graves des Anglais, les visages gracieux del’aristocratie française. Tous les ordres de l’Europe scintillaientsur les poitrines, pendus au cou, en sautoir, ou tombant à lahanche. En examinant ce monde, il ne présentait pas seulement lesbrillantes couleurs de la parure, il avait une âme, il vivait, ilpensait, il sentait. Des passions cachées lui donnaient unephysionomie : vous eussiez surpris des regards malicieux échangés,de blanches jeunes filles étourdies et curieuses trahissant undésir, des femmes jalouses se confiant des méchancetés dites sousl’éventail, ou se faisant des compliments exagérés. La Sociétéparée, frisée, musquée, se laissait aller à une folie de fête quiportait au cerveau comme une fumée capiteuse. Il semblait que detous les fronts, comme de tous les cœurs, il s’échappât dessentiments et des idées qui se condensaient et dont la masseréagissait sur les personnes les plus froides pour les exalter. Parle moment le plus animé de cette enivrante soirée, dans un coin dusalon doré où jouaient un deux banquiers, des ambassadeurs,d’anciens ministres, et le vieux, l’immoral lord Dudley qui parhasard était venu, madame Félix de Vandenesse fut irrésistiblemententraînée à causer avec Nathan. Peut-être cédait-elle à cetteivresse du bal, qui a souvent arraché des aveux aux plusdiscrètes.

A l’aspect de cette fête et des splendeurs d’un monde où iln’était pas encore venu, Nathan fut mordu au cœur par unredoublement d’ambition. En voyant Rastignac, dont le frère cadetvenait d’être nommé évêque à vingt-sept ans, dont Martial de laRoche-Hugon, le beau-frère, était directeur-général, qui lui-mêmeétait sous-secrétaire d’état et allait, suivant une rumeur, épouserla fille unique du baron de Nucingen&|160;; en voyant dans le corpsdiplomatique un écrivain inconnu qui traduisait les journauxétrangers pour un journal devenu dynastique dès 1830, puis desfaiseurs d’articles passés au conseil d’état, des professeurs pairsde France, il se vit avec douleur dans une mauvaise voie enprêchant le renversement de cette aristocratie où brillaient lestalents heureux, les adresses couronnées par le succès, lessupériorités réelles. Blondet, si malheureux, si exploité dans lejournalisme, mais si bien accueilli là, pouvant encore, s’il levoulait, entrer dans le sentier de la fortune par suite de saliaison avec madame de Montcornet, fut aux yeux de Nathan unfrappant exemple de la puissance des relations sociales. Au fond deson cœur, il résolut de se jouer des opinions à l’instar des deMarsay, Rastignac, Blondet, Talleyrand, le chef de cette secte, den’accepter que les faits, de les tordre à son profit, de voir danstout système une arme, et de ne point déranger une société si bienconstituée, si belle, si naturelle. – Mon avenir, se dit-il, dépendd’une femme qui appartienne à ce monde. Dans cette pensée, conçueau feu d’un désir frénétique, il tomba sur la comtesse deVandenesse comme un milan sur sa proie. Cette charmante créature,si jolie dans sa parure de marabouts qui produisait ce floudélicieux des peintures de Lawrence, en harmonie avec la douceur deson caractère, fut pénétrée par la bouillante énergie de ce poèteenragé d’ambition. Lady Dudley, à qui rien n’échappait, protégeacet aparté en livrant le comte de Vandenesse à madame deManerville. Forte d’un ancien ascendant, cette femme prit Félixdans les lacs d’une querelle pleine d’agaceries, de confidencesembellies de rougeurs, de regrets finement jetés comme des fleurs àses pieds, de récriminations où elle se donnait raison pour sefaire donner tort. Ces deux amants brouillés se parlaient pour lapremière fois d’oreille à oreille. Pendant que l’ancienne maîtressede son mari fouillait la cendre des plaisirs éteints pour y trouverquelques charbons, madame Félix de Vandenesse éprouvait cesviolentes palpitations que cause à une femme la certitude d’être enfaute et de marcher dans le terrain défendu : émotions qui ne sontpas sans charmes et qui réveillent tant de puissances endormies.Aujourd’hui, comme dans le conte de la Barbe-Bleue, toutes lesfemmes aiment à se servir de la clef tachée de sang&|160;;magnifique idée mythologique, une des gloires de Perrault.

Le dramaturge, qui connaissait son Shakespeare, déroula sesmisères, raconta sa lutte avec les hommes et les choses, fitentrevoir ses grandeurs sans base, son génie politique inconnu, savie sans affection noble. Sans en dire un mot, il suggéra l’idée àcette charmante femme de jouer pour lui le rôle sublime que joueRebecca dans Ivanhoë : l’aimer, le protéger. Tout se passa dans lesrégions éthérées du sentiment. Les myosotis ne sont pas plus bleus,les lis ne sont pas plus candides, les fronts des séraphins ne sontpas plus blancs que ne l’étaient les images, les choses et le frontéclairci, radieux de cet artiste, qui pouvait envoyer saconversation chez son libraire. Il s’acquitta bien de son rôle dereptile, il fit briller aux yeux de la comtesse les éclatantescouleurs de la fatale pomme. Marie quitta ce bal en proie à desremords qui ressemblaient à des espérances, chatouillée par descompliments qui flattaient sa vanité, émue dans les moindres replisdu cœur, prise par ses vertus, séduite par sa pitié pour lemalheur.

Peut-être madame de Manerville avait-elle amené Vandenessejusqu’au salon où sa femme causait avec Nathan&|160;; peut-être yétait-il venu de lui-même en cherchant Marie pour partir&|160;;peut-être sa conversation avait-elle remué des chagrins assoupis.Quoi qu’il en fût, quand elle vint lui demander son bras, sa femmelui trouva le front attristé, l’air rêveur. La comtesse craignitd’avoir été vue. Dès qu’elle fut seule en voiture avec Félix, ellelui jeta le sourire le plus fin, et lui dit : – Ne causiez-vous paslà, mon ami, avec madame de Manerville&|160;?

Félix n’était pas encore sorti des broussailles où sa femmel’avait promené par une charmante querelle au moment où la voitureentrait à l’hôtel. Ce fut la première ruse que dicta l’amour. Mariefut heureuse d’avoir triomphé d’un homme qui jusqu’alors luisemblait si supérieur. Elle goûta la première joie que donne unsuccès nécessaire.

Entre la rue Basse-du-Rempart et la rue Neuve-des-Mathurins,Raoul avait, dans un passage, au troisième étage d’une maison minceet laide, un petit appartement désert, nu, froid, où il demeuraitpour le public des indifférents, pour les néophytes littéraires,pour ses créanciers, pour les importuns et les divers ennuyeux quidoivent rester sur le seuil de la vie intime. Son domicile réel, sagrande existence, sa représentation étaient chez mademoiselleFlorine, comédienne de second ordre, mais que depuis dix ans lesamis de Nathan, des journaux, quelques auteurs intronisaient parmiles illustres actrices. Depuis dix ans, Raoul s’était si bienattaché à cette femme qu’il passait la moitié de sa vie chezelle&|160;; il y mangeait quand il n’avait ni ami à traiter, nidîner en ville. A une corruption accomplie, Florine joignait unesprit exquis que le commerce des artistes avait développé et quel’usage aiguisait chaque jour. L’esprit passe pour une qualité rarechez les comédiens. Il est si naturel de supposer que les gens quidépensent leur vie à tout mettre en dehors n’aient rien audedans&|160;! Mais si l’on pense au petit nombre d’acteurs etd’actrices qui vivent dans chaque siècle, et à la quantitéd’auteurs dramatiques et de femmes séduisantes que cette populationa fournis, il est pelais de réfuter cette opinion qui repose surune éternelle critique faite aux artistes, accusés tous de perdreleurs sentiments personnels dans l’expression plastique despassions&|160;; tandis qu’ils n’y emploient que les forces del’esprit, de la mémoire et de l’imagination. Les grands artistessont des êtres qui, suivant un mot de Napoléon, interceptent àvolonté la communication que la nature a mise entre les sens et lapensée. Molière et Talma, dans leur vieillesse, ont été plusamoureux que ne le sont les hommes ordinaires. Forcée d’écouter desjournalistes qui devinent et calculent tout, des écrivains quiprévoient et disent tout, d’observer certains hommes politiques quiprofitaient chez elle des saillies de chacun, Florine offrait enelle un mélange de démon et d’ange qui la rendait digne de recevoirces roués&|160;; elle les ravissait par son sang-froid. Samonstruosité d’esprit et de cœur leur plaisait infiniment. Samaison, enrichie de tributs galants, présentait la magnificenceexagérée des femmes qui, peu soucieuses du prix des choses, ne sesoucient que des choses elles-mêmes, et leur donnent la valeur deleurs caprices&|160;; qui cassent dans un accès de colère unéventail, une cassolette dignes d’une reine, et jettent les hautscris si l’on brise une porcelaine de dix francs dans laquelleboivent leurs petits chiens. Sa salle à manger, pleine desoffrandes les plus distinguées, peut servir à faire comprendre lepêle-mêle de ce luxe royal et dédaigneux. C’était partout, même auplafond, des boiseries en chêne naturel sculpté rehaussées par desfilets d’or mat, et dont les panneaux avaient pour cadre desenfants jouant avec des chimères, où la lumière papillotait,éclairant ici une croquade de Decamps, là un plâtre d’ange tenantun bénitier donné par Antonin Moine&|160;; plus loin quelquetableau coquet d’Eugène Devéria, une sombre figure d’alchimisteespagnol par Louis Boulanger, un autographe de lord Byron àCaroline encadré dans de l’ébène sculpté par Elschoet&|160;; enregard, une autre lettre de Napoléon à Joséphine. Tout cela placésans aucune symétrie, mais avec un art inaperçu. L’esprit étaitcomme surpris. Il y avait de la coquetterie et du laissez-aller,deux qualités qui ne se trouvent réunies que chez les artistes. Surla cheminée en bois délicieusement sculpté, rien qu’une étrange etflorentine statue d’ivoire attribuée à Michel-Ange, quireprésentait un Egipan trouvant une femme sous la peau d’un jeunepitre, et dont l’original est au trésor de Vienne&|160;; puis, dechaque côté, des torchères dues à quelque ciseau de la Renaissance.Une horloge de Boule, sur un piédestal d’écaille incrustéd’arabesques en cuivre étincelait au milieu d’un panneau, entredeux statuettes échappées à quelque démolition abbatiale. Dans lesangles brillaient sur leurs piédestaux des lampes d’unemagnificence royale, par lesquelles un fabricant avait payéquelques sonores réclames sur la nécessité d’avoir des lampesrichement adaptées à des cornets du Japon. Sur une étagèremirifique se prélassait une argenterie précieuse bien gagnée dansun combat où quelque lord avait reconnu l’ascendant de la nationfrançaise&|160;; puis des porcelaines à reliefs&|160;; enfin leluxe exquis de l’artiste qui n’a d’autre capital que son mobilier.La chambre en violet était un rêve de danseuse à son début : desrideaux en velours doublés de soie blanche, drapés sur un voile detulle&|160;; un plafond en cachemire blanc relevé de satinviolet&|160;; au pied du lit un tapis d’hermine&|160;; dans le lit,dont les rideaux ressemblaient à un lys renversé, se trouvait unelanterne pour y lire les journaux avant qu’ils ne parussent. Unsalon jaune rehaussé par des ornements couleur de bronze florentinétait en harmonie avec toutes ces magnificences&|160;; mais unedescription exacte ferait ressembler ces pages à l’affiche d’unevente par autorité de justice. Pour trouver des comparaisons àtoutes ces belles choses, il aurait fallu aller à deux pas de là,chez les Rothschild.

Sophie Grignoult, qui s’était surnommée Florine par un baptêmeassez commun au théâtre, avait débuté sur les scènes inférieures,malgré sa beauté. Son succès et sa fortune, elle les devait à RaoulNathan. L’association de ces deux destinées, assez commune dans lemonde dramatique et littéraire, ne faisait aucun tort à Raoul, quigardait les convenances en homme de haute portée. La fortune deFlorine n’avait néanmoins rien de stable. Ses rentes aléatoiresétaient fournies par ses engagements, par ses congés, et payaient àpeine sa toilette et son ménage. Nathan lui donnait quelquescontributions levées sur les entreprises nouvelles del’industrie&|160;; mais, quoique toujours galant et protecteur avecelle, cette protection n’avait rien de régulier ni de solide. Cetteincertitude, cette vie en l’air n’effrayaient point Florine.Florine croyait en son talent, elle croyait en sa beauté. Sa foirobuste avait quelque chose de comique pour ceux qui l’entendaienthypothéquer son avenir là-dessus quand on lui faisait desremontrances.

– J’aurai des rentes lorsqu’il me plaira d’en avoir,disait-elle. J’ai déjà cinquante francs sur le grand-livre.

Personne ne comprenait comment elle avait pu rester sept ansoubliée, belle comme elle était&|160;; mais, à la vérité, Florinefut enrôlée comme comparse à treize ans, et débutait deux ans aprèssur un obscur théâtre des boulevards. A quinze ans, ni la beauté nile talent n’existent : une femme est tout promesse. Elle avaitalors vingt-huit ans, le moment où les beautés des femmesfrançaises sont dans tout leur éclat. Les peintres voyaient avanttout dans Florine des épaules d’un blanc lustré, teintes de tonsolivâtres aux environs de la nuque, mais fermes et polies&|160;; lalumière glissait dessus comme sur une étoffe moirée. Quand elletournait la tête, il se formait dans son cou des plis magnifiques,l’admiration des sculpteurs. Elle avait sur ce cou triomphant unepetite tête. d’impératrice romaine, la tête élégante et fine, rondeet volontaire de Poppée, des traits d’une correction spirituelle,le front lisse des femelles qui chassent le souci et lesréflexions, qui cèdent facilement, mais qui se butent aussi commedes mules et n’écoutent alors plus rien. Ce front taillé comme d’unseul coup de ciseau faisait valoir de beaux cheveux cendrés presquetoujours relevés par-devant en deux masses égales, à la romaine, etmis en mamelon derrière la tête pour la prolonger et rehausser parleur couleur le blanc du col. Des sourcils noirs et fins, dessinéspar quelque peintre chinois, encadraient des paupières molles où sevoyait un réseau de fibrilles roses. Ses prunelles allumées par unevive lumière, mais tigrées par des rayures brunes, donnaient à sonregard la cruelle fixité des bêtes fauves et révélaient la malicefroide de la courtisane. Ses adorables yeux de gazelle étaient d’unbeau gris et fangés de longs cils noirs, charmante opposition quirendait encore plus sensible leur expression d’attentive et calmevolupté&|160;; le tour offrait des tons fatigués&|160;; mais à lamanière artiste dont elle savait couler sa prunelle dans le coin ouen haut de l’oeil, pour observer ou pour avoir l’air de méditer, lafaçon dont elle la tenait fixe en lui faisant jeter tout son éclatsans déranger la tête, sans ôter à son visage son immobilité,manœuvre apprise à la scène&|160;; mais la vivacité de ses regardsquand elle embrassait toute une salle en y cherchant quelqu’unrendaient ses yeux les plus terribles, les plus doux&|160;; lesplus extraordinaires du monde. Le rouge avait détruit lesdélicieuses teintes diaphanes de ses joues, dont la chair étaitdélicate&|160;; mais, si elle ne pouvait plus ni rougir ni pâlir,elle avait un nez mince, coupé de narines roses et passionnées,fait pour exprimer l’ironie, la moquerie des servantes de Molière.Sa bouche sensuelle et dissipatrice, aussi favorable au sarcasmequ’à l’amour, était embellie par les deux arêtes du sillon quirattachait la lèvre supérieure au nez. Son menton blanc, un peugros, annonçait une certaine violence amoureuse. Ses mains et sesbras étaient dignes d’une souveraine. Mais elle avait le pied groset court, signe indélébile de sa naissance obscure. Jamais unhéritage ne causa plus de soucis. Florine avait tout tenté, exceptél’amputation, pour le changer. Ses pieds furent obstinés, comme lesBretons auxquels elle devait le jour&|160;; ils résistèrent à tousles savants, à tous les traitements&|160;; Floride portait desbrodequins longs et garnis de coton à l’intérieur pour figurer unecourbure à son pied. Elle était de moyenne taille, menacéed’obésité, mais assez cambrée et bien faite. Au moral, ellepossédait à fond les minauderies et les querelles, les condimentset les chateries de son métier&|160;; elle leur imprimait unesaveur particulière en jouant l’enfance et glissant au milieu deses rires ingénus des malices philosophiques. En apparenceignorante, étourdie, elle était très-forte sur l’escompte et surtoute la jurisprudence commerciale. Elle avait éprouvé tant demisères avant d’arriver au jour de son douteux succès&|160;! Elleétait descendue d’étage en étage jusqu’au premier par tantd’aventures&|160;! Elle savait la vie, depuis celle qui commence aufromage de Brie jusqu’à celle qui suce dédaigneusement des beignetsd’ananas&|160;; depuis celle qui se cuisine et se savonne au coinde la cheminée d’une mansarde avec un fourneau de terre, jusqu’icicelle qui convoque le ban et l’arrière-ban des chefs à grosse panseet des gâte-sauces effrontés. Elle avait entretenu le Crédit sansle tuer. Elle n’ignorait rien de ce que les honnêtes femmesignorent, elle parlait tous les langages&|160;; elle était Peuplepar l’expérience, et Noble par sa beauté distinguée. Difficile àsurprendre, elle supposait toujours tout comme un espion, comme unjuge ou comme un vieil homme d’Etat, et pouvait ainsi toutpénétrer. Elle connaissait le manége à employer avec lesfournisseurs et leurs ruses, elle savait le prix des choses commeun commissaire-priseur. Quand elle était étalée dans sa chaiselongue, comme une jeune mariée blanche et fraîche, tenant un rôleet l’apprenant, vous eussiez dit une enfant de seize ans, naïve,ignorante, faible, sans autre artifice que son innocence. Qu’uncréancier importun vînt alors, elle se dressait comme un faonsurpris et jurait un vrai juron.

– Eh&|160;! mon cher, vos insolences sont un intérêt assez cherde l’argent que je vous dois, lui disait-elle, je suis fatiguée devous voir, envoyez-moi des huissiers, je les préfère à votre sottefigure.

Florine donnait de charmants dîners, des concerts et des soiréestrès-suivis : on y jouait un jeu d’enfer. Ses amies étaient toutesbelles. Jamais une vieille femme n’avait paru chez elle : elleignorait la jalousie, elle y trouvait d’ailleurs l’aveu d’uneinfériorité. Elle avait connu Coralie&|160;; la Torpille, elleconnaissait les Tullia, Euphrasie, les Aquilina, madame duVal-Noble, Mariette, ces femmes qui passent à travers Paris commeles fils de la Vierge dans l’atmosphère sans qu’on sache où ellesvont ni d’où elles viennent, aujourd’hui reines, demainesclaves&|160;; puis les actrices, ses rivales, les cantatrices,enfin toute cette société féminine exceptionnelle, si bienfaisante,si gracieuse dans son sans-souci, dont la vie bohémienne absorbeceux qui se laissent prendre dans la danse échevelée de sonentrain, de sa verve, de son mépris de l’avenir. Quoique la vie dela Bohême se déployât chez elle dans tout son désordre, au milieudes rires de l’artiste, la reine du logis avait dix doigts etsavait aussi bien compter que pas un de tous ses hôtes. Là sefaisaient les saturnales secrètes de la littérature et de l’artmêlés à la politique et à la finance. Là le Désir régnait ensouverain&|160;; là le Spleen et la Fantaisie étaient sacrés commechez une bourgeoise l’honneur et la vertu. Là venaient Blondet,Finot, Etienne Lousteau son septième amant et cru le premier,Félicien Vernou le feuilletoniste, Couture, Bixiou, Rastignacautrefois, Claude Vignon le critique, Nucingen le banquier, duTillet, Conti le compositeur, enfin cette légion endiablée des plusféroces calculateurs en tout genre&|160;; puis les amis descantatrices, des danseuses et des actrices que connaissait Florine.Tout ce monde se haïssait ou s’aimait suivant les circonstances.Cette maison banale, où il suffisait d’être célèbre pour y êtrereçu, était comme le mauvais lieu de l’esprit et comme le bagne del’intelligence : on n’y entrait pas sans avoir légalement attrapésa fortune, fait dix ans de misère, égorgé deux ou trois passions,acquis une célébrité quelconque par des livres ou par des gilets,par un drame ou par un bel équipage&|160;; on y complotait lesmauvais tours à jouer, on y scrutait les moyens de fortune, on s’ymoquait des émeutes qu’on avait fomentées la veille, on y soupesaitla hausse et la baisse. Chaque homme, en sortant, reprenait lalivrée de son opinion&|160;; il pouvait, sans se compromettre,critiquer son propre parti, avouer la science et le bien-jouer deses adversaires, formuler les pensées que personne n’avoue, enfintout dire en gens qui pouvaient tout faire. Paris est le seul lieudu monde où il existe de ces maisons éclectiques où tous les goûts,tous les vices, toutes les opinions sont reçus avec une misedécente. Aussi n’est-il pas dit encore que Florine reste unecomédienne du second ordre. La vie de Florine n’est pas d’ailleursune vie oisive ni une vie à envier. Beaucoup de gens, séduits parle magnifique piédestal que le Théâtre fait à une femme, lasupposent menant la joie d’un perpétuel carnaval. Au fond de biendes loges de portiers, sous la tuile de plus d’une mansarde, depauvres créatures rêvent, au retour du spectacle, perles etdiamants, robes lamées d’or et cordelières somptueuses, se voientles chevelures illuminées, se supposent applaudies, achetées,adorées, enlevées&|160;; mais toutes ignorent les réalités de cettevie de cheval de manége où l’actrice est soumise à des répétitionssous peine d’amende, à des lectures de pièces, à des étudesconstantes de rôles nouveaux, par un temps où l’on joue deux outrois cents pièces par an à Paris. Pendant chaque représentation,Florine change deux ou trois fois de costume, et rentre souventdans sa loge, épuisée, demi-morte. Elle est obligée alors d’enleverà grand renfort de cosmétique son rouge ou son blanc, de sedépoudrer si elle a joué un rôle du dix-huitième siècle. A peinea-t-elle eu le temps de dîner. Quand elle joue, une actrice ne peutni se serrer, ni manger, ni parler. Florine n’a pas plus le tempsde souper. Au retour de ces représentations qui, de nos jours,finissent le lendemain, n’a-t-elle pas sa toilette de nuit à faire,ses ordres à donner&|160;? Couchée à une ou deux heures du matin,elle doit se lever assez matinalement pour repasser ses rôles,ordonner les costumes, les expliquer, les essayer, puis déjeuner,lire les billets doux, y répondre, travailler avec lesentrepreneurs d’applaudissements pour faire soigner ses entrées etses sorties, solder le compte des triomphes du mois passé enachetant en gros ceux du mois courant. Du temps de saint Genest,comédien canonisé, qui remplissait ses devoirs religieux et portaitun cilice, il est à croire que le Théâtre n’exigeait pas cetteféroce activité. Souvent Florine, pour pouvoir aller cueillirbourgeoisement des fleurs à la campagne, est obligée de se diremalade. Ces occupations purement mécaniques ne sont rien encomparaison des intrigues à mener, des chagrins de la vanitéblessée, des préférences accordées par les auteurs, des rôlesenlevés ou à enlever, des exigences des acteurs, des malices d’unerivale, des tiraillements de directeurs, de journalistes, et quidemandent une autre journée dans la journée. Jusqu’à présent il nes’est point encore agi de l’art, de l’expression des passions, desdétails de la mimique, des exigences de la scène où millelorgnettes découvrent les taches de toute splendeur, et quiemployaient la vie, la pensée de Talma, de Lekain, de Baron, deContat, de Clairon, de Champmeslé. Dans ces infernales coulisses,l’amour-propre n’a point de sexe : l’artiste qui triomphe, homme oufemme, a contre soi les hommes et les femmes. Quant à la fortune,quelque considérables que soient les engagements de Florine, ils necouvrent pas les dépenses de la toilette du théâtre, qui, sanscompter les costumes, exige énormément de gants longs, de souliers,et n’exclut ni la toilette du soir ni celle de la ville. Le tiersde cette vie se passe à mendier, l’autre à se soutenir, le dernierà se défendre : tout y est travail. Si le bonheur y est ardemmentgoûté, c’est qu’il y est comme dérobé, rare, espéré long-temps,trouvé par hasard au milieu de détestables plaisirs imposés et desourires au parterre. Pour Florine, la puissance de Raoul étaitcomme un sceptre protecteur : il lui épargnait bien des ennuis,bien des soucis, comme autrefois les grands seigneurs à leursmaîtresses, comme aujourd’hui quelques vieillards qui courentimplorer les journalistes quand un mot dans un petit journal aeffrayé leur idole : elle y tenait plus qu’à un amant, elle ytenait comme à un appui, elle en avait soin comme d’un père, ellele trompait comme un mari&|160;; mais elle lui aurait toutsacrifié. Raoul pouvait tout pour sa vanité d’artiste, pour latranquillité de son amour-propre, pour son avenir au théâtre. Sansl’intervention d’un grand auteur, pas de grande actrice : on a dûla Champmeslé à Racine, comme Mars à Monvel et à Andrieux. Floridene pouvait rien pour Raoul, elle aurait bien voulu lui être utileou nécessaire. Elle comptait sur les alléchements de l’habitude,elle était toujours prête à ouvrir ses salons, à déployer le luxede sa table pour ses projets, pour ses amis. Enfin, elle aspirait àêtre pour lui ce qu’était madame Pompadour pour Louis XV. Lesactrices enviaient la position de Florine, comme quelquesjournalistes enviaient celle de Raoul. Maintenant, ceux à qui lapente de l’esprit humain vers les oppositions et les contraires estconnue concevront bien qu’après dix ans de cette vie débraillée,bohémienne, pleine de hauts et de bas, de fêtes et de saisies, desobriétés et d’orgies, Raoul fût entraîné vers un amour chaste etpur, vers la maison douce et harmonieuse d’une grande dame, de mêmeque la comtesse Félix désirait introduire les tourmentes de lapassion dans sa vie monotone à force de bonheur. Cette loi de lavie est celle de tous les arts qui n’existent que par lescontrastes. L’œuvre faite sans cette ressource est la dernièreexpression du génie, comme le cloître est le plus grand effort duchrétien.

En rentrant chez lui, Raoul trouva deux mots de Florine apportéspar la femme de chambre, un sommeil invincible ne lui permit pas deles lire&|160;; il se coucha dans les fraîches délices du suaveamour qui manquait à sa vie. Quelques heures après, il lut danscette lettre d’importantes nouvelles que ni Rastignac ni de Marsayn’avaient laissé transpirer. Une indiscrétion avait appris àl’actrice la dissolution de la chambre après la session. Raoul vintchez Florine aussitôt et envoya querir Blondet. Dans le boudoir dela comédienne, Emile et Raoul analysèrent, les pieds sur leschenets, la situation politique de la France en 1834. De quel côtése trouvaient les meilleures chances de fortune&|160;? Ilspassèrent en revue les républicains purs, républicains àprésidence, républicains sans république, constitutionnels sansdynastie, constitutionnels dynastiques, ministériels conservateurs,ministériels absolutistes&|160;; puis la droite à concessions, ladroite aristocratique, la droite légitimiste, henriquinquiste, etla droite carliste. Quant au parti de la Résistance et à celui duMouvement, il n’y avait pas à hésiter : autant aurait valu discuterla vie ou la mort.

A cette époque, une foule de journaux créés pour chaque nuanceaccusaient l’effroyable pêle-mêle politique appelé gâchis par unsoldat. Blondet, l’esprit le plus judicieux de l’époque, maisjudicieux pour autrui, jamais pour lui semblable à ces avocats quifont mal leurs propres affaires, était sublime dans ces discussionsprivées. Il conseilla donc à Nathan de ne pas apostasierbrusquement.

– Napoléon l’a dit, on ne fait pas de jeunes républiques avec devieilles monarchies. Ainsi, mon cher, deviens le héros, le créateurdu centre gauche de la future chambre, et tu arriveras finpolitique. Une fois admis, une fois dans le gouvernement, on est cequ’on veut, on est de toutes les opinions qui triomphent&|160;!

Nathan décida de créer un journal politique quotidien, d’y êtrele maître absolu, de rattacher à ce journal un des petits journauxqui foisonnaient dans la Presse, et d’établir des ramificationsavec une Revue. La Presse avait été le moyen de tant de fortunesfaites autour de lui, que Nathan n’écouta pas l’avis de Blondet,qui lui dit de ne pas s’y fier. Blondet lui représenta laspéculation comme mauvaise, tant alors était grand le nombre desjournaux qui se disputaient les abonnés, tant la presse luisemblait usée. Raoul, fort de ses prétendues amitiés et soncourage, s’élança plein d’audace&|160;; il se leva par un mouvementorgueilleux et dit : – Je réussirai&|160;!

– Tu n’as pas le sou&|160;!

– Je ferai un drame&|160;!

– Il tombera.

– Eh&|160;! bien, il tombera, dit Nathan.

Il parcourut, suivi de Blondet, qui le croyait fou,l’appartement de Florine&|160;; regarda d’un oeil avide lesrichesses qui y étaient entassées. Blondet le comprit alors.

– Il y a là cent et quelques mille francs, dit Emile.

– Oui, dit en soupirant Raoul devant le somptueux lit deFlorine&|160;; mais j’aimerais mieux être toute ma vie marchand dechaînes de sûreté sur le boulevard et vivre de pommes de terrefrites que de vendre une patère de cet appartement.

– Pas une patère, dit Blondet, mais tout&|160;! l’ambition estcomme la mort, elle doit mettre sa main sur tout, elle sait que lavie la talonne.

– Non&|160;! cent fois non&|160;! J’accepterais tout de lacomtesse d’hier, mais ôter à Florine sa coquille&|160;?…

– Renverser son hôtel des monnaies dit Blondet d’un airtragique, casser le balancier, briser le coin, c’est grave.

– D’après ce que j’ai compris, lui dit Florine en se montrantsoudain, tu vas faire de la politique au lieu de faire duthéâtre.

– Oui, ma fille, oui, dit avec un ton de bonhomie Raoul en laprenant par le cou et en la baisant au front. Tu fais lamoue&|160;? Y perdras-tu&|160;? le ministre ne fera-t-il pasobtenir mieux que le journaliste à la reine des planches unmeilleur engagement&|160;? N’auras-tu pas des rôles et descongés&|160;?

– Où prendras-tu de l’argent&|160;? dit-elle.

– Chez mon oncle, répondit Raoul.

Florine connaissait l’oncle de Raoul. Ce mot symbolisaitl’usure, comme dans la langue populaire ma tante signifie le prêtsur gage.

– Ne t’inquiète pas, mon petit bijou, dit Blondet à Florine enlui tapotant ses épaules, je lui procurerai l’assistance de Massol,un avocat qui veut être garde des sceaux, de du Tillet qui veutêtre député, de Finot qui se trouve encore derrière un petitjournal, de Plantin qui veut être maître des requêtes et qui trempedans une Revue. Oui, je le sauverai de lui-même : nous convoqueronsici Etienne Lousteau qui fera le feuilleton, Claude Vignon qui ferala haute critique&|160;; Félicien Vernou sera la femme de ménage dujournal, l’avocat travaillera, du Tillet s’occupera de la Bourse etde l’Industrie, et nous verrons où toutes ces volontés et cesesclaves réunis arriveront.

– A l’hôpital ou au ministère, où vont les gens ruinées de corpsou d’esprit, dit Raoul.

– Quand les traitez-vous&|160;?

– Ici, dit Raoul, dans cinq jours.

– Tu me diras la somme qu’il faudra, demanda simplementFlorine.

– Mais l’avocat, mais du Tillet et Raoul ne peuvent pass’embarquer sans chacun une centaine de mille francs, dit Blondet.Le journal ira bien ainsi pendant dix-huit mois, le temps des’élever ou de tomber à Paris.

Florine fit une petite moue d’approbation. Les deux amismontèrent dans un cabriolet pour aller raccoler les convives, lesplumes, les idées et les intérêts.

La belle actrice fit venir, elle, quatre riches marchands demeubles de curiosités, de tableaux et de bijoux. Ces hommesentrèrent dans ce sanctuaire et y inventorièrent tout, comme siFlorine était morte. Elle les menaça d’une vente publique au cas oùils serreraient leur conscience pour une meilleure occasion. Ellevenait, disait-elle, de plaire à un lord anglais dans un rôlemoyen-âge, elle voulait placer toute sa fortune mobilière pouravoir l’air pauvre et se faire donner un magnifique hôtel qu’ellemeublerait de façon à rivaliser les Rotschild. Quoi qu’elle fîtpour les entortiller, ils ne donnèrent que soixante-dix millefrancs de toute cette défroque qui en valait cent cinquante mille.Florine, qui n’en aurait pas voulu pour deux liards, promit delivrer tout le septième jour pour quatre-vingt mille francs.

– A prendre ou à laisser, dit-elle.

Le marché fut conclu. Quand les marchands eurent décampé,l’actrice sauta de joie comme les collines du roi David. Elle fitmille folies, elle ne se croyait pas si riche. Quand vint Raoul,elle joua la fâchée avec lui. Elle se dit abandonnée, elle avaitréfléchi : les hommes ne passaient pas d’un parti à un autre, ni duThéâtre à la Chambre, sans des raisons : elle avait unerivale&|160;! Ce que c’est que l’instinct&|160;! Elle se fit jurerun amour éternel. Cinq jours après, elle donna le repas le plussplendide du monde. Le journal fut baptisé chez elle dans des flotsde vin et de plaisanteries, de serments de fidélité, de boncompagnonnage et de camaraderie sérieuse. Le nom, oublié maintenantcomme le Libéral, le Communal, le Départemental, le Garde National,le Fédéral, l’Impartial, fut quelque chose en al qui dut aller fortmal. Après les nombreuses descriptions d’orgies qui marquèrentcette phase littéraire, où il s’en fit si peu dans les mansardes oùelles furent écrites, il est difficile de pouvoir peindre celle deFlorine. Un mot seulement. A trois heures après minuit, Florine putse déshabiller et se coucher comme si elle eût été seule, quoiquepersonne ne fût sorti. Ces flambeaux de l’époque dormaient commedes brutes. Quand, de grand matin, les emballeurs, commissionnaireset porteurs vinrent enlever tout le luxe de la célèbre actrice,elle se mit à rire en voyant ces gens prenant ces illustrationscomme de gros meubles et les posant sur les parquets. Ainsi s’enallèrent ces belles choses. Florine déporta tous ses souvenirs chezles marchands, où personne en passant ne put à leur aspect savoirni où ni comment ces fleurs du luxe avaient été payées. On laissapar convention jusqu’au soir à Florine ses choses réservées : sonlit, sa table, son service pour pouvoir faire déjeuner ses hôtes.Après s’être endormis sous les courtines élégantes de la richesse,les beaux esprits se réveillèrent dans les murs froids et démeublésde la misère, pleins de marques de clous, déshonorés par lesbizarreries discordantes qui sont sous les tentures comme lesficelles derrière les décorations d’Opéra.

– Tiens, Florine, la pauvre fille est saisie, cria Bixiou, l’undes convives. A vos poches&|160;! une souscription&|160;!

En entendant ces mots, l’assemblée fut sur pied. Toutes lespoches vidées produisirent trente-sept francs, que Raoul apportarailleusement à la rieuse. L’heureuse courtisane souleva sa tête dedessus son oreiller, et montra sur le drap une masse de billets debanque, épaisse comme au temps où les oreillers des courtisanespouvaient en rapporter autant, bon an mal an. Raoul appelaBlondet.

– J’ai compris, dit Blondet. La friponne s’est exécutée sansnous le dire. Bien, mon petit ange&|160;!

Ce trait fit porter l’actrice en triomphe et en déshabillé dansla salle à manger par les quelques amis qui restaient. L’avocat etles banquiers étaient partis. Le soir, Florine eut un succèsétourdissant au théâtre. Le bruit de son sacrifice avait circulédans la salle.

– J’aimerais mieux être applaudie pour mon talent, lui dit sarivale au foyer.

– C’est un désir bien naturel chez une artiste qui n’est encoreapplaudie que pour ses bontés, lui répondit-elle.

Pendant la soirée, la femme de chambre de Florine l’avaitinstallée au passage Sandrié dans l’appartement de Raoul. Lejournaliste devait camper dans la maison où les bureaux du journalfurent établis.

Telle était la rivale de la candide madame de Vandenesse. Lafantaisie de Raoul unissait comme par un anneau la comédienne à lacomtesse&|160;; horrible nœud qu’une duchesse trancha, sous LouisXV, en faisant empoisonner la Lecouvreur, vengeance très-concevablequand ou songe à la grandeur de l’offense.

Florine ne gêna pas les débuts de la passion de Raoul. Elleprévit des mécomptes d’argent dans la difficile entreprise où il sejetait, et voulut un congé de six mois. Raoul conduisit vivement lanégociation, et la fit réussir de manière à se rendre encore pluscher à Florine. Avec le bon sens du paysan de la fable de LaFontaine, qui assure le dîner pendant que les patriciens devisent,l’actrice alla couper des fagots en province et à l’étranger, pourentretenir l’homme célèbre pendant qu’il donnait la chasse aupouvoir.

Jusqu’à présent peu de peintres ont abordé le tableau de l’amourcomme il est dans les hautes sphères sociales, plein de grandeurset de misères secrètes, terrible en ses désirs réprimés par lesplus sots, par les plus vulgaires accidents, rompu souvent par lalassitude. Peut-être le verra-t-on ici par quelques échappées. Dèsle lendemain du bal donné par lady Dudley, sans avoir fait ni reçula plus timide déclaration, Marie se croyait aimée de Raoul, selonle programme de ses rêves, et Raoul se savait choisi pour amant parMarie. Quoique ni l’un ni l’autre ne fussent arrivés à ce déclin oùles hommes et les femmes abrègent les préliminaires, tous deuxallèrent rapidement au but. Raoul, rassasié de jouissances, tendaitau monde idéal, tandis que Marie, à qui la pensée d’une faute étaitloin de venir, n’imaginait pas qu’elle pût en sortir. Ainsi aucunamour ne fut, en fait, plus innocent ni plus pur que l’amour deRaoul et de Marie&|160;; mais aucun ne fut plus emporté ni plusdélicieux en pensée. La comtesse avait été prise par des idéesdignes du temps de la chevalerie, mais complétement modernisées.Dans l’esprit de son rôle, la répugnance de son mari pour Nathann’était plus un obstacle à son amour. Moins Raoul eût méritéd’estime, plus elle eût été grande. La conversation enflammée dupoète avait eu plus de retentissement dans son sein que dans soncœur. La Charité s’était éveillée à la voix du Désir. Cette reinedes vertus sanctionna presque aux yeux de la comtesse les émotions,les plaisirs, l’action violente de l’amour. Elle trouva beau d’êtreune Providence humaine pour Raoul. Quelle douce pensée&|160;!soutenir de sa main blanche et faible ce colosse à qui elle nevoulait pas voir des pieds d’argile, jeter la vie là où ellemanquait, être secrètement la créatrice d’une grande fortune, aiderun homme de génie à lutter avec le sort et, à le dompter, luibroder son écharpe pour le tournoi, lui procurer des armes, luidonner l’amulette contre les sortilèges et le baume pour lesblessures&|160;! Chez une femme élevée comme le fut Marie,religieuse et noble comme elle, l’amour devait être une voluptueusecharité. De là vint la raison de sa hardiesse. Les sentiments pursse compromettent avec un superbe dédain qui ressemble à l’impudeurdes courtisanes. Dès que, par une captieuse distinction, elle futsûre de ne point entamer la foi conjugale, la comtesse s’élançadonc pleinement dans le plaisir d’aimer Raoul. Les moindres chosesde la vie lui parurent alors charmantes. Son boudoir où ellepenserait à lui, elle en fit un sanctuaire. Il n’y eut pas jusqu’àsa jolie écritoire qui ne réveillât dans son âme les mille plaisirsde la correspondance&|160;; elle allait avoir à lire, à cacher deslettres, à y répondre. La toilette, cette magnifique poésie de lavie féminine, épuisée ou méconnue par elle, reparut douée d’unemagie inaperçue jusqu’alors. La toilette devint tout à coup pourelle ce qu’elle est pour toutes les femmes, une manifestationconstante de la pensée intime, un langage, un symbole. Combien dejouissances dans une parure méditée pour lui plaire, pour lui fairehonneur&|160;! Elle se livra très-naïvement à ces adorablesgentillesses qui occupent tant la vie des Parisiennes, et quidonnent d’amples significations à tout ce que vous voyez chezelles, en elles, sur elles. Bien peu de femmes courent chez lesmarchands de soieries, chez les modistes, chez les bons faiseursdans leur seul intérêt. Vieilles, elles ne songent plus à se parer.Lorsqu’en vous promenant vous verrez une figure arrêtée pendant uninstant devant la glace d’une montre, examinez-la bien : – Metrouverait-il mieux avec ceci&|160;? est une phrase écrite sur lesfronts éclaircis, dans les yeux éclatants d’espoir, dans le sourirequi badine sur les lèvres.

Le bal de lady Dudley avait eu lieu un samedi soir&|160;; lelundi, la comtesse vint à l’opéra, poussée par la certitude d’yvoir Raoul. Raoul était en effet planté sur un des escaliers quidescendent aux stalles d’amphithéâtre. Il baissa les yeux quand lacomtesse entra dans sa loge. Avec quelles délices madame deVandenesse remarqua le soin nouveau que son amant avait mis à satoilette&|160;! Ce contempteur des lois de l’élégance montrait unechevelure soignée, où les parfums reluisaient dans les millecontours des boucles&|160;; son gilet obéissait à la mode, son colétait bien noué, sa chemise offrait des plis irréprochables. Sousle gant jaune, suivant l’ordonnance en vigueur, les mains luisemblèrent très-blanches. Raoul tenait les bras croisés sur sapoitrine comme s’il posait pour son portrait, magnifiqued’indifférence pour toute la salle, plein d’impatience malcontenue. Quoique baissés, ses yeux semblaient tournés vers l’appuide velours rouge où s’allongeait le bras de Marie. Félix, assisdans l’autre coin de la loge, tournait alors le dos à Nathan. Laspirituelle comtesse s’était placée de manière à plonger sur lacolonne contre laquelle s’adossait Raoul. En un moment Marie avaitdonc fait abjurer à cet homme d’esprit son cynisme en fait devêtement. La plus vulgaire comme la plus haute femme est enivrée envoyant la première proclamation de son pouvoir dans quelqu’une deces métamorphoses. Tout changement est un aveu de servage. – Ellesavaient raison, il y a bien du bonheur à être comprise, se dit-elleen pensant à ses détestables institutrices. Quand les deux amantseurent embrassé la salle par ce rapide coup d’oeil qui voit tout,ils échangèrent un regard d’intelligence. Ce fut pour l’un etl’autre comme si quelque rosée céleste eût rafraîchi leurs cœurbrûlés par l’attente. – Je suis là depuis une heure dans l’enfer,et maintenant les cieux s’entr’ouvrent, disaient les yeux de Raoul.– Je te savais là, mais suis-je libre&|160;? disaient les yeux dela comtesse. Les voleurs, les espions, les amants, les diplomates,enfin tous les esclaves connaissent seuls les ressources et lesréjouissances du regard. Eux seuls savent tout ce qu’il tientd’intelligence de douceur, d’esprit, de colère et de scélératessedans les modifications de cette lumière chargée d’âme. Raoul sentitson amour regimbant sous les éperons de la nécessité, maisgrandissant à la vue des obstacles. Entre la marche sur laquelle ilperchait et la loge de la comtesse Félix de Vandenesse, il y avaità peine trente pieds, et il lui était impossible d’annuler cetintervalle. A un homme plein de fougue et qui jusqu’alors avaittrouvé peu d’espace entre un désir et le plaisir, cet abîme de piedferme mais infranchissable, inspirait le désir de sauter jusqu’à lacomtesse par un bond de tigre. Dans un paroxysme de rage, il essayade tâter le terrain. Il salua visiblement la comtesse, qui réponditpar une de ces légères inclinations de tête, pleines de mépris,avec lesquelles les femmes ôtent à leurs adorateurs l’envie derecommencer. Le comte Félix se tourna pour voir qui s’adressait àsa femme&|160;; il aperçut Nathan, ne le salua point, parut luidemander compte de son audace, et se retourna lentement en disantquelque phrase par laquelle il approuvait sans doute le faux dédainde la comtesse. La porte de la loge était évidemment fermée àNathan, qui jeta sur Félix un regard terrible. Ce regard, tout lemonde l’eût interprété par un des mots de Florine : « Toi tu nepourras bientôt plus mettre ton chapeau&|160;! » Madame d’Espard,l’une des femmes les plus impertinentes de ce temps, avait tout vude sa loge&|160;; elle éleva la voix en disant quelque insignifiantbravo. Raoul, au-dessus de qui elle était, finit par seretourner&|160;; il la salua. et reçut d’elle un gracieux sourirequi semblait si bien lui dire : « Si l’on vous chasse de la, venezici&|160;! » que Raoul quitta sa colonne et vint faire une visite àmadame d’Espard. Il avait besoin de se montrer là pour apprendre àce petit monsieur de Vandenesse que la Célébrité valait laNoblesse, et que devant Nathan toutes les portes armoriéestournaient sur leurs gonds. La marquise l’obligea de s’asseoir enface d’elle, sur le devant. Elle voulait lui donner laquestion.

– Madame Félix de Vandenesse est ravissante ce soir, luidit-elle en le complimentant de cette toilette comme d’un livrequ’il aurait publié la veille.

– Oui, dit Raoul avec indifférence, les marabouts lui vont àmerveille&|160;; mais elle y est bien fidèle, elle les avaitavant-hier, ajouta-t-il d’un air dégagé pour répudier par cettecritique la charmante complicité dont l’accusait la marquise.

– Vous connaissez le proverbe&|160;? répondit-elle. Il n’y a pasde bonne fête sans lendemain.

Au jeu des reparties, les célébrités littéraires ne sont pastoujours aussi fortes que les marquises. Raoul prit le parti defaire la bête, dernière ressource des gens d’esprit.

– Le proverbe est vrai pour moi, dit-il en regardant la marquised’un air galant.

– Mon cher, votre mot vient trop tard pour que je l’accepte,répliqua-t-elle en riant. Ne sortez pas si bégueule&|160;; allons,vous avez trouvé hier matin au bal, madame de Vandenesse charmanteen marabouts&|160;; elle le sait, elle les a remis pour vous. Ellevous aime, vous l’adorez&|160;; c’est un peu prompt, mais je nevois là rien que de très-naturel. Si je me trompais, vous netorderiez pas l’un de vos gants comme un homme qui enrage d’être àcôté de moi, au lieu de se trouver dans la loge de son idole, d’oùil vient d’être repoussé par un dédain officiel, et de s’entendredire tout bas ce qu’il voudrait entendre dire très-haut. Raoultortillait en effet un de ses gants et montrait une mainétonnamment blanche. – Elle a obtenu de tous, dit-elle en regardantfixement cette main de la façon la plus impertinente des sacrificesque vous ne faisiez pas à la société. Elle doit être ravie de sonsuccès, elle en sera sans doute un peu vaine&|160;; mais, à saplace, je le serais peut-être davantage.. Elle n’était que femmed’esprit, elle va passer femme de génie. Vous allez nous la peindredans quelque livre délicieux comme vous savez les faire. Mon cher,n’y oubliez pas Vandenesse, faites cela pour moi. Vraiment il esttrop sûr de lui. Je ne passerais pas cet air radieux au JupiterOlympien, le seul dieu mythologique exempt, dit-on, de toutaccident.

– Madame, s’écria Raoul, vous me douez d’une âme bien basse, sivous me supposez capable de trafiquer de mes sensations, de monamour. Je préférerais à cette lâcheté littéraire la coutumeanglaise de passer une corde au cou d’une femme et de la mener aumarché.

– Mais je connais Marie, elle vous le demandera.

– Elle en est incapable, dit Raoul avec chaleur.

– Vous la connaissez donc bien&|160;?

Nathan se mit à rire de lui-même, de lui, faiseur de scènes, quis’était laissé prendre à un jeu de scène.

– La comédie n’est plus là, dit-il en montrant la rampe, elleest chez vous.

Il prit sa lorgnette et se mit à examiner la salle parcontenance.

– M’en voulez-vous&|160;? dit la marquise en le regardant decôté. N’aurais-je pas toujours eu votre secret&|160;? Nous feronsfacilement la paix. Venez chez moi, je reçois tous les mercredis,la chère comtesse ne manquera pas une soirée dès qu’elle vous ytrouvera. J’y gagnerai. Quelquefois je la vois entre quatre et cinqheures, je serai bonne femme, je vous joins au petit nombre defavoris que j’admets à cette heure.

– Hé&|160;! bien, dit Raoul, voyez comme est le monde, on vousdisait méchante.

– Moi&|160;! dit-elle, je le suis à propos. Ne faut-il pas sedéfendre&|160;? Mais votre comtesse, je l’adore, vous en serezcontent, elle est charmante. Vous allez être le premier dont le nomsera gravé dans son cœur avec cette joie enfantine qui porte tousles amoureux, même les caporaux, à graver leur chiffre sur l’écorcedes arbres. Le premier amour d’une femme est un fruit délicieux.Voyez vous, plus tard il y a de la science dans nos tendresses,dans nos soins. Une vieille femme comme moi peut tout dire, elle necraint plus rien, pas même un journaliste. Eh&|160;! bien, dansl’arrière-saison nous savons vous rendre heureux&|160;; mais quandnous commençons à aimer nous sommes heureuses, et nous vous donnonsainsi mille plaisirs d’orgueil. Chez nous tout est alors d’uninattendu ravissant, le cœur est plein de naïveté. Vous êtes troppoète pour ne pas préférer les fleurs aux fruits. Je tous attendsdans six mois d’ici.

Raoul comme tous les criminels, entra dans le système desdénégations&|160;; mais c’était donner des armes à cette rudejouteuse. Empêtré bientôt dans les nœuds coulants de la plusspirituelle, de la plus dangereuse de ces conversations oùexcellent les Parisiennes, il craignit de se laisser surprendre desaveux que la marquise aurait aussitôt exploités dans sesmoqueries&|160;; il se retira prudemment en voyant entrer ladyDudley.

– Hé&|160;! bien, dit l’Anglaise à la marquise, où ensont-ils&|160;?

– Ils s’aiment à la folie. Nathan vient de me le dire.

– Je l’aurais voulu plus laid, répondit lady Dudley, qui jetasur le comte Félix un regard de vipère. D’ailleurs, il est bien ceque je le voulais&|160;; il est fils d’un brocanteur juif, mort enbanqueroute dans les premiers jours de son mariage&|160;; mais samère était catholique, elle en a malheureusement fait unchrétien.

Cette origine que Nathan cache avec tant de soin, lady Dudleyvenait de l’apprendre, elle jouissait d’avance du plaisir qu’elleaurait à tirer de là quelque terrible épigramme contreVandenesse.

– Et moi qui viens de l’inviter à venir chez moi&|160;! dit lamarquise.

– Ne l’ai-je pas reçu hier&|160;? répondit lady Dudley. Il y a,mon ange, des plaisirs qui nous coûtent bien cher.

La nouvelle de la passion mutuelle de Raoul et de madame deVandenesse circula dans le monde pendant cette soirée, non sansexciter des réclamations et des incrédulités&|160;; mais lacomtesse fut défendue par ses amies, par lady Dudley, mesdamesd’Espard et de Manerville, avec une maladroite chaleur qui putdonner quelque créance à ce bruit. Vaincu par la nécessité, Raoulalla le mercredi soir chez la marquise d’Espard, et il y trouva labonne compagnie qui y venait. Comme Félix n’accompagna point safemme, Raoul put échanger avec Marie quelques phrases plusexpressives par leur accent que par les idées. La comtesse, mise engarde contre la médisance par madame Octave de Camps, avait comprisl’importance de sa situation en face du monde, et la fit comprendreà Raoul.

Au milieu de cette belle assemblée, l’un et l’autre eurent doncpour tout plaisir ces sensations alors si profondément savouréesque donnent les idées, la voix, les gestes, l’attitude d’unepersonne aimée. L’âme s’accroche violemment à des riens.Quelquefois les yeux s’attachent de part et d’autre sur le mêmeobjet en y incrustant, pour ainsi dire, une pensée prise, repriseet comprise. On admire pendant une conversation le pied légèrementavancé, la main qui palpite, les doigts occupés à quelque bijoufrappé, laissé, tourmenté d’une manière significative. Ce n’estplus ni les idées, ni le langage, mais les choses quiparlent&|160;; elles parlent tant que souvent un homme épris laisseà d’autres le soin d’apporter une tasse, le sucrier pour le thé, leje ne sais quoi que demande la femme qu’il aime, de peur de montrerson trouble à des yeux qui semblent ne rien voir et voient tout.Des myriades de désirs, de souhaits insensés, de pensées violentespassent étouffés dans les regards. Là, les serrements de maindérobés aux mille yeux d’argus acquièrent l’éloquence d’une longuelettre et la volupté d’un baiser. L’amour se grossit alors de toutce qu’il se refuse, il s’appuie sur tous les obstacles pour segrandir. Enfin ces barrières, plus souvent maudites que franchies,sont hachées et jetées au feu pour l’entretenir. Là, les femmespeuvent mesurer l’étendue de leur pouvoir dans la petitesse àlaquelle arrive un immense amour qui se replie sur lui-même, secache dans un regard altéré, dans une contraction nerveuse,derrière une banale formule de politesse. Combien de fois, sur ladernière marche d’un escalier, n’a-t-on pas récompensé par un seulmot les tourments inconnus, le langage insignifiant de toute unesoirée&|160;? Raoul, homme peu soucieux du monde, lâcha sa colèredans le discours, et fut étincelant. Chacun entendit lesrugissements inspirés par la contrariété que les artistes savent sipeu supporter. Cette fureur à la Roland, cet esprit qui cassait,brisait tout, en se servant de l’épigramme comme d’une massue,enivra Marie et amusa le cercle comme si l’on eût vu quelquetaureau bardé de banderoles en fureur dans un cirque espagnol.

– Tu auras beau tout abattre, tu ne feras pas la solitude autourde toi, lui dit Blondet.

Ce mot rendit à Raoul sa présence d’esprit, il cessa de donnerson irritation en spectacle. La marquise vint lui offrir une tassede thé, et dit assez haut pour que madame Vandenesse entendît : –Vous êtes vraiment bien amusant, venez donc quelquefois me voir àquatre heures.

Raoul s’offensa du mot amusant, quoiqu’il eût été pris pourservir de passe-port à l’invitation. Il se mit à écouter comme cesacteurs qui regardent la salle au lieu d’être en scène. Blondet eutpitié de lui.

– Mon cher, lui dit-il en l’emmenant dans un coin, tu te tiensdans le monde comme si tu étais chez Florine. Ici, l’on nes’emporte jamais, on ne fait pas de longs articles, on dit de tempsen temps un mot spirituel, on prend un air calme au moment où l’onéprouve le plus d’envie de jeter les gens par les fenêtres, onraille doucement, on feint de distinguer la femme que l’on adore,et l’on ne se roule pas comme un âne au milieu du grand chemin.Ici, mon cher, on aime suivant la formule. Ou enlève madame deVandenesse, ou montre-toi gentilhomme. Tu es trop l’amant d’un detes livres.

Nathan écoutait la tête baissée, il était comme un lion prisdans des toiles.

– Je ne remettrai jamais les pieds ici, dit-il. Cette marquisede papier mâché me vend son thé trop cher. Elle me trouveamusant&|160;! Je comprends maintenant pourquoi Saint-Justguillotinait tout ce monde-là&|160;!

– Tu y reviendras demain.

Blondet avait dit vrai. Les passions sont aussi lâches quecruelles. Le lendemain, après avoir long-temps flotté entre :J’irai, je n’irai pas, Raoul quitta ses associés au milieu d’unediscussion importante, et courut au faubourg Saint-Honoré, chezmadame d’Espard. En voyant entrer le brillant cabriolet deRastignac, pendant qu’il payait son cocher à la porte, la vanité deNathan fut blessée&|160;; il résolut d’avoir un élégant cabrioletet le tigre obligé. L’équipage de la comtesse était dans la cour. Acette vue, le cœur de Raoul se gonfla de plaisir. Marie marchaitsous la pression de ses désirs avec la régularité d’une aiguilled’horloge animée par son ressort. Elle était au coin de lacheminée, dans le petit salon, étendue dans un fauteuil. Au lieu deregarder Nathan quand on l’annonça, elle le contempla dans laglace, sûre que la maîtresse de la maison se tournerait vers lui.Traqué comme il l’est dans le monde, l’amour est obligé d’avoirrecours à ces petites ruses : il donne la vie aux miroirs, auxmanchons, aux éventails, à une foule de choses dont l’utilité n’estpas tout d’abord démontrée et dont beaucoup de femmes usent sanss’en servir.

– Monsieur le ministre, dit madame d’Espard en s’adressant àNathan et lui présentant de Marsay par un regard, soutenait, aumoment où vous entriez, que les royalistes et les républicainss’entendent&|160;; vous devez en savoir quelque chose,vous&|160;?

– Quand cela serait, dit Raoul, où est le mal&|160;? Noushaïssons le même objet, nous sommes d’accord dans notre haine, nousdifférons dans notre amour. Voilà tout.

– Cette alliance est au moins bizarre, dit de Marsay enenveloppant d’un coup d’oeil la comtesse Félix et Raoul.

– Elle ne durera pas, dit Rastignac qui pensait un peu trop à lapolitique comme tous les nouveaux venus.

– Qu’en dites-vous, ma chère amie&|160;? demanda madame d’Espardà la comtesse.

– Je n’entends rien à la politique.

– Vous vous y mettrez, madame, dit de Marsay, et vous serezalors doublement notre ennemie.

Nathan et Marie ne comprirent le mot que quand de Marsay futparti. Rastignac le suivit, et madame d’Espard les accompagnajusqu’à la porte de son premier salon. Les deux amants ne pensèrentplus aux épigrammes du ministre, ils se voyaient riches de quelquesminutes. Marie tendit sa main virement dégantée à Raoul, qui laprit et la baisa comme s’il n’avait eu que dix-huit ans. Les yeuxde la comtesse exprimaient une noble tendresse si entière que Raouleut aux yeux cette larme que trouvent toujours à leur service leshommes à tempérament nerveux.

Où vous voir, où pouvoir vous parler&|160;? dit-il. Je mourraiss’il fallait toujours déguiser ma voix, mon regard, mon cœur, monamour.

Emue par cette larme, Marie promit d’aller se promener au boistoutes les fois que le temps ne serait pas détestable. Cettepromesse causa plus de bonheur à Raoul que ne lui en avait donnéFlorine pendant cinq ans.

– J’ai tant de choses à vous dire&|160;! Je souffre tant dusilence auquel nous sommes condamnés&|160;!

La comtesse le regardait avec ivresse sans pouvoir répondre,quand la marquise rentra.

– Comment, vous n’avez rien su répondre à de Marsay&|160;?dit-elle en entrant.

– Ou doit respecter les morts, répondit Raoul. Ne voyez-vous pasqu’il expire&|160;? Rastignac est son garde-malade, il espère êtremis sur le testament.

La comtesse feignit d’avoir des visites à faire et voulut sortirpour ne pas se compromettre. Pour ce quart d’heure, Raoul avaitsacrifié son temps le plus précieux et ses intérêts les pluspalpitants. Marie ignorait encore les détails de cette vie d’oiseausur la branche, mêlée aux affaires les plus compliquées, au travaille plus exigeant. Quand deux êtres unis par un éternel amour mènentune vie resserrée chaque jour par les nœuds de la confidence, parl’examen en commun des difficultés surgies&|160;; quand deux cœurséchangent le soir ou le matin leurs regrets, comme la boucheéchange les soupirs, s’attendent dans de mêmes anxiétés, palpitentensemble à la vue d’un obstacle, tout compte alors : une femme saitcombien d’amour dans un retard évité, combien d’efforts dans unecourse rapide&|160;; elle s’occupe, va, vient, espère, s’agite avecl’homme occupé, tourmenté&|160;; ses murmures, elle les adresse auxchoses&|160;; elle ne doute plus, elle connaît et apprécie lesdétails de la vie. Mais au début d’une passion où tant d’ardeur, dedéfiances, d’exigences se déploient, où l’on ne se sait ni l’un nil’autre&|160;; mais auprès des femmes oisives, à la portedesquelles l’amour doit être toujours en faction&|160;; mais auprèsde celles qui s’exagèrent leur dignité et veulent être obéies entout, même quand elles ordonnent une faute à ruiner un homme,l’amour comporte à Paris, dans notre époque, des travauximpossibles. Les femmes du monde sont restées sous l’empire destraditions du dix-huitième siècle où chacun avait une position sûreet définie. Peu de femmes connaissent les embarras de l’existencechez la plupart des hommes, qui tous ont une position à se faire,une gloire en train, une fortune à consolider. Aujourd’hui, lesgens dont la fortune est assise se comptent, les vieillards seulsont le temps d’aimer, les jeunes gens rament sur les galères del’ambition comme y ramait Nathan. Les femmes, encore peu résignéesà ce changement dans les mœurs, prêtent le temps qu’elles ont detrop à ceux qui n’en ont pas assez&|160;; elles n’imaginent pasd’autres occupations, d’autre but que les leurs. Quand l’amantaurait vaincu l’hydre de Lerne pour arriver, il n’a pas le moindremérite&|160;; tout s’efface devant le bonheur de le voir&|160;;elles ne lui savent gré que de leurs émotions, sans s’informer dece qu’elles coûtent. Si elles ont inventé dans leurs heures oisivesun de ces stratagèmes qu’elles ont à commandement, elles le fontbriller comme un bijou. Vous avez tordu les barres de fer dequelque nécessité tandis qu’elles chaussaient la mitaine,endossaient le manteau d’une ruse : à elles la palme, et ne la leurdisputez point. Elles ont raison d’ailleurs, comment ne pas toutbriser pour une femme qui brise tout pour vous&|160;? elles exigentautant qu’elles donnent. Raoul aperçut en revenant combien il luiserait difficile de mener un amour dans le monde, le char à dixchevaux du journalisme, ses pièces au théâtre et ses affairesembourbées.

– Le journal sera détestable ce soir, dit-il en s’en allant, iln’y aura pas d’article de moi, et pour un second numéroencore&|160;!

Madame Félix de Vandenesse alla trois fois au bois de Boulognesans y voir Raoul, elle revenait désespérée, inquiète. Nathan nevoulait pas s’y montrer autrement que dans l’éclat d’un prince dela presse. Il employa toute la semaine à chercher deux chevaux, uncabriolet et un tigre convenables, à convaincre ses associés de lanécessité d’épargner un temps aussi précieux que le sien, et àfaire imputer son équipage sur les frais généraux du journal. Sesassociés, Massol et du Tillet, accédèrent si complaisamment à sademande, qu’il les trouva les meilleurs enfants du monde. Sans cesecours, la vie eût été impossible à Raoul&|160;; elle devintd’ailleurs si rude, quoique mélangée par les plaisirs les plusdélicats de l’amour idéal, que beaucoup de gens, même les mieuxconstitués, n’eussent pu suffire à de telles dissipations. Unepassion violente et heureuse prend déjà beaucoup de place dans uneexistence ordinaire&|160;; mais quand elle s’attaque à une femmeposée comme madame de Vandenesse, elle devait dévorer la vie d’unhomme occupé comme Raoul. Voici les obligations que sa passioninscrivait avant toutes les autres. Il lui fallait se trouverpresque chaque jour à cheval au bois de Boulogne, entre deux ettrois heures, dans la tenue du plus fainéant gentleman. Ilapprenait là dans quelle maison, à quel théâtre il reverrait, lesoir, madame de Vandenesse. Il ne quittait les salons que versminuit, après avoir happé quelques phrases long-temps attendues,quelques bribes de tendresse dérobées sous la table, entre deuxportes, ou en montant en voiture. La plupart du temps, Marie, quil’avait lancé dans le grand monde, le faisait inviter à dîner danscertaines maisons où elle allait. N’était-ce pas tout simple&|160;?Par orgueil, entraîné par sa passion, Raoul n’osait parler de sestravaux. Il devait obéir aux volontés les plus capricieuses decette innocente souveraine, et suivre les débats parlementaires, letorrent de la politique, veiller à la direction du journal, etmettre en scène deux pièces dont les recettes étaientindispensables. Il suffisait que madame de Vandenesse fit unepetite moue quand il voulait se dispenser d’être à un bal, à unconcert, à une promenade, pour qu’il sacrifiât ses intérêts à sonplaisir. En quittant le monde entre une heure et deux heures dumatin, il revenait travailler jusqu’à huit ou neuf heures, ildormait à peine, se réveillait pour concerter les opinions dujournal avec les gens influents desquels il dépendait, pourdébattre les mille et une affaires intérieures. Le journalismetouche à tout dans cette époque, à l’industrie, aux intérêtspublics et privés, aux entreprises nouvelles, à tous lesamours-propres de la littérature et à ses produits. Quand harassé,fatigué, Nathan courait de son bureau de rédaction au Théâtre, duThéâtre à la Chambre, de la Chambre chez quelques créanciers&|160;;il devait se présenter calme, heureux devant Marie, galoper à saportière avec le laissez-aller d’un homme sans soucis et qui n’ad’autres fatigues que celles du bonheur. Quand, pour prix de tantde dévouements ignorés, il n’eut que les plus douces paroles, lescertitudes les plus mignonnes d’un attachement éternel, d’ardentsserrements de main obtenus pendant quelques secondes de solitude,des mots passionnés en échange des siens, il trouva quelque duperieà laisser ignorer le prix énorme avec lequel il payait ces menussuffrages, auraient dit nos pères. L’occasion de s’expliquer ne sefit pas attendre. Par une belle journée du mois d’avril, lacomtesse accepta le bras de Nathan dans un endroit écarté du boisde Boulogne&|160;; elle avait à lui faire une de ces joliesquerelles à propos de ces riens sur lesquels les femmes saventbâtir des montagnes. Au lieu de l’accueillir le sourire sur leslèvres, le front illuminé par le bonheur, les yeux animés dequelque pensée fine et gaie, elle se montra grave et sérieuse.

– Qu’avez-vous&|160;? lui dit Nathan.

– Ne vous occupez pas de ces riens, dit-elle&|160;; vous devezsavoir que les femmes sont des enfants.

– Vous aurais-je déplu&|160;?

– Serais-je ici&|160;?

– Mais vous ne me souriez pas, vous ne paraissez pas heureuse deme voir.

– Je vous boude, n’est-ce pas&|160;? dit-elle en le regardant decet air soumis par lequel les femmes se posent en victimes.

Nathan fit quelques pas dans une appréhension qui lui serrait lecœur et l’attristait.

– Ce sera, dit-il après un moment de silence, quelques-unes deces craintes frivoles, de ces soupçons nuageux que vous mettezau-dessus des plus grandes choses de la vie&|160;; vous avez l’artde faire pencher le monde en y jetant un brin de paille, unfétu&|160;!

– De l’ironie&|160;?… Je m’y attendais, dit-elle en baissant latête.

– Marie, ne vois-tu pas, mon ange, que j’ai dit ces paroles pourt’arracher ton secret&|160;?

– Mon secret sera toujours un secret, même après vous avoir étéconfié.

– Eh, bien, dis… .

– Je ne suis pas aimée, reprit-elle en lui lançant ce regardoblique et fin par lequel les femmes interrogent si malicieusementl’homme qu’elles veulent tourmenter.

– Pas aimée&|160;?… s’écria Nathan.

– Oui, vous vous occupez de trop de choses. Que suis-je aumilieu de tout ce mouvement&|160;? oubliée à tout propos. Hier, jesuis venue au Bois, je vous y ai attendu…

– Mais…

– J’avais mis une nouvelle robe pour vous, et vous n’êtes pasvenu, où étiez-vous&|160;?

– Mais…

– Je ne le savais pas. Je vais chez madame d’Espard, je ne vousy trouve point.

– Mais…

– Le soir, à l’Opéra, mes yeux n’ont pas quitté le balcon.Chaque fois que la porte s’ouvrait, c’était des palpitations à mebriser le cœur.

– Mais…

– Quelle soirée&|160;! Vous ne vous doutez pas de ces tempêtesdu cœur.

– Mais…

– La vie s’use à ces émotions..

– Mais…

– Eh&|160;! bien, dit-elle.

– Oui, la vie s’use, dit Nathan, et vous aurez en quelques moisdévoré la mienne. Vos reproches insensés m’arrachent aussi monsecret, dit-il. Ah&|160;! vous n’êtes pas aimée&|160;?… vous l’êtestrop.

Il peignit vivement sa situation, raconta ses veilles, détaillases obligations à heure fixe, la nécessité de réussir, lesinsatiables exigences d’un journal où l’on était tenu de juger,avant tout le monde, les événements sans se tromper, sous peine deperdre son pouvoir, enfin combien d’études rapides sur lesquestions qui passaient aussi rapidement que des nuages à cetteépoque dévorante.

Raoul eut tort en un moment. La marquise d’Espard le lui avaitdit : rien de plus naïf qu’un premier amour. Il se trouva bientôtque la comtesse était coupable d’aimer trop. Une femme aimanterépond à tout avec une jouissance, avec un aveu ou un plaisir. Envoyant se dérouler cette vie immense, la comtesse fut saisied’admiration. Elle avait fait Nathan très-grand, elle le trouvasublime. Elle s’accusa d’aimer trop, le pria de venir à sesheures&|160;; elle aplatit ces travaux d’ambitieux par un regardlevé vers le ciel. Elle attendrait&|160;! Désormais ellesacrifierait ses jouissances. En voulant n’être qu’un marche-pied,elle était un obstacle&|160;!.. elle pleura de désespoir.

– Les femmes, dit-elle les larmes aux yeux, ne peuvent doncqu’aimer, les hommes ont mille moyens d’agir&|160;; nous autres,nous ne pouvons que penser, prier, adorer.

Tant d’amour voulait une récompense. Elle regarda, comme unrossignol qui veut descendre de sa branche à une source, si elleétait seule dans la solitude, si le silence ne cachait aucuntémoin&|160;; puis elle leva la tête vers Raoul, qui pencha lasienne&|160;; elle lui laissa prendre un baiser, le premier, leseul qu’elle dût donner en fraude, et se sentit plus heureuse en cemoment qu’elle ne l’avait été depuis cinq années. Raoul trouvatoutes ses peines payées. Tous deux marchaient sans trop savoir où,sur le chemin d’Auteuil à Boulogne&|160;; ils furent obligés derevenir à leurs voitures en allant de ce pas égal et cadencé queconnaissent les amants. Raoul avait foi dans ce baiser livré avecla facilité décente que donne la sainteté du sentiment. Tout le malvenait du monde, et non de cette femme si entièrement à lui. Raoulne regretta plus les tourments de sa vie enragée, que Marie devaitoublier au feu de son premier désir, comme toutes les femmes qui nevoient pas à toute heure les terribles débats de ces existencesexceptionnelles. En proie à cette admiration reconnaissante quidistingue la passion de la femme, Marie courait d’un pas délibéré,leste, sur le sable fin d’une contre-allée, disant, comme Raoul,peu de paroles, mais senties et portant coup. Le ciel était pur,les gros arbres bourgeonnaient, et quelques pointes vertesanimaient déjà leurs mille pinceaux bruns. Les arbustes, lesbouleaux, les saules, les peupliers, montraient leur premier, leurtendre feuillage encore diaphane. Aucune âme ne résiste à depareilles harmonies. L’amour expliquait la Nature à la comtessecomme il lui avait expliqué la Société.

– Je voudrais que vous n’eussiez jamais aimé que moi&|160;!dit-elle.

– Votre vœu est réalisé, répondit Raoul. Nous nous sommes révélél’un à l’autre le véritable amour.

Il disait vrai. En se posant devant ce jeune cœur en homme pur,Raoul s’était pris à ses phrases panachées de beaux sentiments.D’abord purement spéculatrice et vaniteuse, sa passion étaitdevenue sincère. Il avait commencé par mentir, il finissait pardire vrai. Il y a d’ailleurs chez tout écrivain un sentimentdifficilement étouffé qui le porte à l’admiration du beau moral.Enfin, à force de faire des sacrifices, un homme s’intéresse àl’être qui les exige. Les femmes du monde, de même que lescourtisanes, ont l’instinct de cette vérité&|160;; peut-être mêmela pratiquent-elles sans la connaître. Aussi la comtesse, après sonpremier élan de reconnaissance et de surprise, fut-elle charméed’avoir inspiré tant de sacrifices, d’avoir fait surmonter tant dedifficultés. Elle était aimée d’un homme digne d’elle. Raoulignorait à quoi l’engagerait sa fausse grandeur&|160;; car lesfemmes ne permettent pas à leur amant de descendre de sonpiédestal. On ne pardonne pas à un dieu la moindre petitesse. Mariene savait pas le mot de cette énigme que Raoul avait dit à ses amisau souper chez Véry. La lutte de cet écrivain parti des rangsinférieurs avait occupé les dix premières années de sajeunesse&|160;; il voulait être aimé par une des reine du beaumonde. La vanité, sans laquelle l’amour est bien faible, a ditChampfort, soutenait sa passion et devait l’accroître de jour enjour.

– Vous pouvez me jurer, dit Marie, que vous n’êtes et ne serezjamais à aucune femme&|160;?

– Il n’y aurait pas plus de temps dans ma vie pour une autrefemme que de place dans mon cœur, répondit-il sans croire faire unmensonge, tant il méprisait Floride.

– Je vous crois, dit-elle.

Arrivés dans l’allée où stationnaient les voitures, Marie quittale bras de Nathan, qui prit une attitude respectueuse comme s’ilvenait de la rencontrer&|160;; il l’accompagna chapeau bas jusqu’àsa voiture&|160;; puis il la suivit par l’avenue Charles X enhumant la poussière que faisait la calèche, en regardant les plumesen saule pleureur que le vent agitait en dehors. Malgré les noblesrenonciations de Marie, Raoul, excité par sa passion, se trouvapartout où elle était&|160;; il adorait l’air à la fois mécontentet heureux que prenait la comtesse pour le gronder sans le pouvoir,en lui voyant dissiper ce temps qui lui était si nécessaire. Marieprit la direction des travaux de Raoul, elle lui intima des ordresformels sur l’emploi de ses heures, demeura chez. elle pour luiôter tout prétexte de dissipation. Elle lisait tous les matins lejournal, et devint le hérault de la gloire d’Etienne Lousteau, lefeuilletoniste, qu’elle trouvait ravissant, de Félicien Vernou, deClaude Vignon, de tous les rédacteurs. Elle donna le conseil àRaoul de rendre justice à de Marsay quand il mourut, et lut avecivresse le grand et bel éloge que Raoul fit du ministre mort, touten blâmant son machiavélisme et sa haine pour les masses. Elleassista naturellement, à l’avant-scène du Gymnase, à la premièrereprésentation de la pièce sur laquelle Nathan comptait poursoutenir son entreprise, et dont le succès parut immense. Elle futla dupe des applaudissements achetés.

– Vous n’êtes pas venu dire adieu aux Italiens&|160;? luidemanda lady Dudley chez laquelle elle se rendit après cettereprésentation.

– Non, je suis allée au Gymnase. On donnait une premièrereprésentation.

– Je ne puis souffrir le vaudeville. Je suis pour cela commeLouis XIV pour les Téniers, dit lady Dudley.

– Moi, répondit madame d’Espard, je trouve que les auteurs ontfait des progrès. Les vaudevilles sont aujourd’hui de charmantescomédies, pleines d’esprit, qui demandent beaucoup de talent, et jem’y amuse fort.

– Les acteurs sont d’ailleurs excellents, dit Marie. Ceux duGymnase ont très-bien joué ce soir&|160;; la pièce leur plaisait,le dialogue est fin, spirituel.

– Comme celui de Beaumarchais, dit lady Dudley.

– Monsieur Nathan n’est point encore Molière&|160;; mais… . ditmadame d’Espard en regardant la comtesse.

– Il fait des vaudevilles, dit madame Charles de Vandenesse.

– Et défait des ministères, reprit madame de Manerville.

La comtesse garda le silence&|160;; elle cherchait à répondrepar des épigrammes acérées&|160;; elle se sentait le cœur agité pardes mouvements de rage&|160;; elle ne trouva rien de mieux que dire: – Il en fera peut-être.

Toutes les femmes échangèrent un regard de mystérieuseintelligence. Quand Marie de Vandenesse partit, Moïna deSaint-Héeren s’écria : – Mais elle adore Nathan&|160;!

– Elle ne fait pas de cachotteries, dit madame d’Espard.

Le mois de mai vint, Vandenesse emmena sa femme à sa terre oùelle ne fut consolée que par les lettres passionnées de Raoul, àqui elle écrivit tous les jours.

L’absence de la comtesse aurait pu sauver Raoul du gouffre danslequel il avait mis le pied, si Florine eût été près de lui&|160;;mais il était seul, au milieu d’amis devenus ses ennemis secretsdès qu’il eut manifesté l’intention de les dominer. Sescollaborateurs le haïssaient momentanément, prêts à lui tendre lamain et à le consoler en cas de chute, prêts à l’adorer en cas desuccès. Ainsi va le monde littéraire. On n’y aime que sesinférieurs. Chacun est l’ennemi de quiconque tend à s’élever. Cetteenvie générale décuple les chances des gens médiocres, quin’excitent ni l’envie ni le soupçon, font leur chemin à la manièredes taupes, et, quelque sots qu’ils soient, se trouvent casés auMoniteur dans trois ou quatre places au moment où les gens detalent se battent encore à la porte pour s’empêcher d’entrer. Lasourde inimitié de ces prétendus amis, que Florine aurait dépistéeavec la science innée des courtisanes pour deviner le vrai entremille hypothèses, n’était pas le plus grand danger de Raoul. Sesdeux associés, Massol l’avocat et du Tillet le banquier, avaientmédité d’atteler son ardeur au char dans lequel ils seprélassaient, de l’évincer dès qu’il serait hors d’état de nourrirle journal, ou de le priver de ce grand pouvoir au moment où ilsvoudraient en user. Pour eux, Nathan représentait une certainesomme à dévorer, une force littéraire de la puissance de dix plumesà employer. Massol, un de ces avocats qui prennent la faculté deparler indéfiniment pour de l’éloquence, qui possèdent le secretd’ennuyer en disant tout, la peste des assemblées où ilsrapetissent toute chose, et qui veulent devenir des personnages àtout prix, ne tenait plus à être garde des sceaux&|160;; il enavait vu passer cinq à six en quatre ans, il s’était dégoûté de lasimarre. Comme monnaie du portefeuille, il voulut une chaire dansl’Instruction Publique, une place au conseil d’état, le toutassaisonné de la croix de la Légion-d’Honneur. Du Tillet et lebaron de Nucingen lui avaient garanti la croix et sa nomination demaître des requêtes s’il entrait dans leurs vues&|160;; il lestrouva plus en position de réaliser leurs promesses que Nathan, etil leur obéissait aveuglément. Pour mieux abuser Raoul, ces gens-làlui laissaient exercer le pouvoir sans contrôle. Du Tillet n’usaitdu journal que dans ses intérêts d’agiotage, auxquels Raouln’entendait rien&|160;; mais il avait déjà fait savoir par le baronde Nucingen à Rastignac que la feuille serait tacitementcomplaisante au pouvoir, sous la seule condition d’appuyer sacandidature en remplacement de monsieur de Nucingen, futur pair deFrance, et qui avait été élu dans une espèce de bourg-pourri, uncollége à peu d’électeurs, où le journal fut envoyé gratis àprofusion. Ainsi Raoul était joué par le banquier et par l’avocat,qui le voyaient avec un plaisir infini trônant au journal, yprofitant de tous les avantages, percevant tous les fruitsd’amour-propre ou autres. Nathan, enchanté d’eux, les trouvait,comme lors de sa demande de fonds équestres, les meilleurs enfantsdu monde, il croyait les jouer. Jamais les hommes d’imagination,pour lesquels l’espérance est le fond de la vie, ne veulent se direqu’en affaires le moment le plus périlleux est celui où tout vaselon leurs souhaits. Ce fut un moment de triomphe dont profitad’ailleurs Nathan, qui se produisit alors dans le monde politiqueet financier&|160;; Du Tillet le présenta chez Nucingen. Madame deNucingen accueillit Raoul à merveille, moins pour lui que pourmadame de Vandenesse, mais quand elle lui toucha quelques mots dela comtesse, il crut faire merveille en faisant de Florine unparavent&|160;; il s’étendit avec une fatuité généreuse sur sesrelations avec l’actrice, impossibles à rompre. Quitte-t-on unbonheur certain pour les coquetteries du faubourgSaint-Germain&|160;? Nathan, joué par Nucingen et Rastignac, par duTillet et Blondet, prêta son appui fastueusement aux doctrinairespour la formation d’un de leurs cabinets éphémères. Puis, pourarriver pur aux affaires, il dédaigna par ostentation de se faireavantager dans quelques entreprises qui se formèrent à l’aide de safeuille, lui qui ne regardait pas à compromettre ses amis, et à secomporter peu délicatement avec quelques industriels dans certainsmoments critiques. Ces contrastes, engendrés par sa vanité, par sonambition, se retrouvent dans beaucoup d’existences semblables. Lemanteau doit être splendide pour le public, on prend du drap chezses amis pour en boucher les trous. Néanmoins, deux mois après ledépart de la comtesse, Raoul eut un certain quart d’heure deRabelais qui lui causa quelques inquiétudes au milieu de sontriomphe. Du Tillet était en avance de cent mille francs. L’argentdonné par Florine, le tiers de sa première mise de fonds, avait étédévoré par le fisc, par les frais de premier établissement quifurent énormes. Il fallait prévoir l’avenir. Le banquier favorisal’écrivain en prenant pour cinquante mille francs de lettres dechange à quatre mois. Du Tillet tenait ainsi Raoul par le licou dela lettre de change. Au moyen de ce supplément, les fonds dujournal furent faits pour six mois. Aux yeux de quelques écrivains,six mois sont une éternité. D’ailleurs, à coups d’annonces, à forcede voyageurs, en offrant des avantages illusoires aux abonnés, onen avait raccolé deux mille. Ce demi-succès encourageait à jeterbillets de banque dans ce brasier. Encore un peu de talent, vienneun procès politique, une apparente persécution, et Raoul devenaitun de ces condottieri modernes dont l’encre vaut aujourd’hui lapoudre à canon d’autrefois. Malheureusement, cet arrangement étaitpris quand Florine revint avec environ cinquante mille francs. Aulieu de se créer un fonds de réserve, Raoul, sûr du succès en levoyant nécessaire, humilié déjà d’avoir accepté de l’argent del’actrice, se sentant intérieurement grandi par son amour, éblouipar les captieux éloges de ses courtisans, abusa Florine sur saposition et la força d’employer cette somme à remonter sa maison.Dans les circonstances présentes, une magnifique représentationdevenait une nécessité. L’actrice, qui n’avait pas besoin d’êtreexcitée, s’embarrassa de trente mille francs de dettes. Florine eutune délicieuse maison tout entière à elle, rue Pigale, où revintson ancienne société. La maison d’une fille posée comme Florineétait un terrain neutre, très-favorable aux ambitieux politiquesqui traitaient, comme Louis XIV chez les Hollandais, sans Raoul,chez Raoul. Nathan avait réservé à l’actrice pour sa rentrée unepièce dont le principal rôle lui allait admirablement. Cedrame-vaudeville devait être l’adieu de Raoul au théâtre. Lesjournaux, à qui cette complaisance pour Raoul ne coûtait rien,préméditèrent une telle ovation à Florine, que la Comédie-Françaiseparla d’un engagement. Les feuilletons montraient dans Florinel’héritière de mademoiselle Mars. Ce triomphe étourdit assezl’actrice pour l’empêcher d’étudier le terrain sur lequel marchaitNathan, elle vécut dans un monde de fêtes et de festins. Reine decette cour pleine de solliciteurs empressés autour d’elle, qui pourson livre, qui pour sa pièce, qui pour sa danseuse, qui pour sonthéâtre, qui pour son entreprise, qui pour une réclame&|160;; ellese laissait aller à tous les plaisirs du pouvoir de la presse, en yvoyant l’aurore du crédit ministériel. A entendre ceux qui vinrentchez elle, Nathan était un grand homme politique. Nathan avait euraison dans son entreprise, il serait député, certainementministre, pendant quelque temps, comme tant d’autres. Les actricesdisent rarement non à ce qui les flatte. Florine avait trop detalent dans le feuilleton pour se défier du journal et de ceux quile faisaient. Elle connaissait trop peu le mécanisme de la pressepour s’inquiéter des moyens. Les filles de la trempe de Florine nevoient jamais que les résultats. Quant à Nathan, il crut, dès lors,qu’à la prochaine session il arriverait aux affaires, avec deuxanciens journalistes dont l’un alors ministre cherchait à évincerses collègues pour se consolider. Après six mois d’absence, Nathanretrouva Florine avec plaisir et retomba nonchalamment dans seshabitudes. La lourde trame de cette vie, il la broda secrètementdes plus belles fleurs de sa passion idéale et des plaisirs qu’ysemait Florine. Ses lettres à Marie étaient des chefs-d’œuvred’amour, de grâce et de style&|160;; Nathan faisait d’elle lalumière de sa vie, il n’entreprenait rien sans consulter ce bongénie. Désolé d’être du côté populaire, il voulait par momentsembrasser la cause de l’aristocratie&|160;; mais, malgré sonhabitude des tours de force, il voyait une impossibilité absolue àsauter de gauche à droite&|160;; il était plus facile de devenirministre. Les précieuses lettres de Marie étaient déposées dans unde ces portefeuilles à secret offerts par Huret ou Fichet, un deces deux mécaniciens qui se battaient à coups d’annonces etd’affiches dans Paris à qui ferait les serrures les plusimpénétrables et les plus discrètes. Ce portefeuille restait dansle nouveau boudoir de Florine, où travaillait Raoul. Personne n’estplus facile à tromper qu’une femme à qui l’on a l’habitude de toutdire&|160;; elle ne se défie de rien, elle croit tout voir et toutsavoir. D’ailleurs, depuis son retour, l’actrice assistait à la viede Nathan et n’y trouvait aucune irrégularité. Jamais elle n’eûtimaginé que ce portefeuille, à peine entrevu, serré sansaffectation, contînt des trésors d’amour, les lettres d’une rivaleque, selon la demande de Raoul, la comtesse adressait au bureau dujournal. La situation de Nathan paraissait donc extrêmementbrillante. Il avait beaucoup d’amis. Deux pièces faites encollaboration et qui venaient de réussir fournissaient à son luxeet lui ôtaient tout souci pour l’avenir. D’ailleurs, il nes’inquiétait en aucune manière de sa dette envers du Tillet, sonami.

– Comment se défier d’un ami&|160;? disait-il quand en certainsmoments Blondet se laissait aller à des doutes, entraîné par sonhabitude de tout analyser.

– Mais nous n’avons pas besoin de nous méfier de nos ennemis,disait Florine.

Nathan défendait du Tillet. Du Tillet était le meilleur, le plusfacile, le plus probe des hommes. Cette existence de danseur decorde sans balancier eût effrayé tout le monde, même unindifférent, s’il en eût pénétré le mystère, mais du Tillet lacontemplait avec le stoïcisme et l’oeil sec d’un parvenu. Il yavait dans l’amicale bonhomie de ses procédés avec Nathan d’atrocesrailleries. Un jour, il lui serrait la main en sortant de chezFlorine, et le regardait monter en cabriolet.

– Ça va au bois de Boulogne avec un train magnifique, dit-il àLousteau l’envieux par excellence, et ca sera peut-être dans sixmois à Clichy.

– Lui&|160;? jamais, s’écria Lousteau, Florine est là.

– Qui te dit, mon petit, qu’il la conservera&|160;? Quant à toi,qui le vaux mille fois, tu seras sans doute notre rédacteur en chefdans six mois.

En octobre, les lettres de change échurent, du Tillet lesrenouvela gracieusement, mais à deux mois, augmentées de l’escompteet d’un nouveau prêt. Sûr de la victoire, Raoul puisait à même lessacs. Madame Félix de Vandenesse devait revenir dans quelquesjours, un mois plus tôt que de coutume, ramenée par un désireffréné de voir Nathan, qui ne voulut pas être à la merci d’unbesoin et&|160;!argent au moment où il reprendrait sa viemilitante. La correspondance, où la plume est toujours plus hardieque la parole, où la pensée revêtue de ses fleurs aborde tout etpeut tout dire, avait fait arriver la comtesse au plus haut degréd’exaltation&|160;; elle voyait en Raoul l’un des plus beaux géniesde l’époque, un cœur exquis et méconnu, sans souillure et digned’adoration&|160;; elle le voyait avançant une main hardie sur lefestin du pouvoir. Bientôt cette parole si belle en amour tonneraità la tribune. Marie ne vivait plus que de cette vie à cerclesentrelacés comme ceux d’une sphère, et au centre desquels est lemonde. Sans goût pour les tranquilles félicités du ménage, ellerecevait les agitations de cette vie à tourbillons, communiquéespar une plume habile et amoureuse&|160;; elle baisait ces lettresécrites au milieu des batailles livrées par la presse, prélevéessur des heures studieuses&|160;; elle sentait tout leur prix&|160;;elle était sûre d’être aimée uniquement, de n’avoir que la gloireet l’ambition pour rivales&|160;; elle trouvait au fond de sasolitude à employer toutes ses forces, elle était heureuse d’avoirbien choisi : Nathan était un ange. Heureusement sa retraite à saterre et les barrières qui existaient entre elle et Raoul avaientéteint les médisances du monde. Durant les derniers jours del’automne, Marie et Raoul reprirent donc leurs promenades au boisde Boulogne, ils ne pouvaient se voir que là jusqu’au moment où lessalons se rouvriraient. Raoul put savourer un peu plus à l’aise lespures, les exquises jouissances de sa vie idéale et la cacher àFlorine : il travaillait un peu moins, les choses avaient pris leurtrain au journal, chaque rédacteur connaissait sa besogne. Il fitinvolontairement des comparaisons, toutes à l’avantage del’actrice, sans que néanmoins la comtesse y perdît. Brisé denouveau par les manœuvres auxquelles le condamnait sa passion decœur et de tête pour une femme du grand monde, Raoul trouva desforces surhumaines pour être à la fois sur trois théâtres : leMonde, le Journal et les Coulisses. Au moment où Florine, qui luisavait gré de tout, qui partageait presque ses travaux et sesinquiétudes, se montrait et disparaissait à propos, lui versait àflots un bonheur réel, sans phrases, sans aucun accompagnement deremords&|160;; la comtesse, aux yeux insatiables, au corsagechaste, oubliait ces travaux gigantesques et les peines prisessouvent pour la voir un instant. Au lieu de dominer, Florine selaissait prendre, quitter, reprendre, avec la complaisance d’unchat qui retombe sur ses pattes et secoue ses oreilles. Cettefacilité de mœurs concorde admirablement aux allures des hommes depensée&|160;; et tout artiste en eût profité, comme le fit Nathan,sans abandonner la poursuite de ce bel amour idéal, de cettesplendide passion qui charmait ses instincts de poète, sesgrandeurs secrètes, ses vanités sociales. Convaincu de lacatastrophe que suivrait une indiscrétion, il se disait : « Lacomtesse ni Florine ne sauront rien&|160;! » Elles étaient si loinl’une de l’autre&|160;! A l’entrée de l’hiver, Raoul reparut dansle monde à son apogée : il était presque un personnage. Rastignac,tombé avec le ministère disloqué par la mort de de Marsay,s’appuyait sur Raoul et l’appuyait par ses éloges. Madame deVandenesse voulut alors savoir si son mari était revenu sur lecompte de Nathan. Après une année, elle l’interrogea de nouveau,croyant avoir à prendre une de ces éclatantes revanches quiplaisent à toutes les femmes, même les plus nobles, les moinsterrestres&|160;; car on peut gager à coup sûr que les anges ontencore de l’amour-propre en se rangeant autour du Saint desSaints.

– Il ne lui manquait plus que d’être dupe des intrigants,répondit le comte.

Félix, à qui l’habitude du monde et de la politique permettaitde voir clair, avait pénétré la situation de Raoul. Il expliquatranquillement à sa femme que la tentative de Fieschi avait eu pourrésultat de rattacher beaucoup de gens tièdes aux intérêts menacésdans la personne du roi Louis-Philippe. Les journaux dont lacouleur n’était pas tranchée y perdraient leurs abonnés, car lejournalisme allait se simplifier avec la politique. Si Nathan avaitmis sa fortune dans son journal, il périrait bientôt. Ce coupd’oeil si juste, si net, quoique succinct et jeté dans l’intentiond’approfondir une question sans intérêt, par un homme qui savaitcalculer les chances de tous les partis, effraya madame deVandenesse.

– Vous vous intéressez donc bien à lui&|160;? demanda Félix à safemme.

– Comme à un homme dont l’esprit m’amuse, dont la conversationme plaît.

Cette réponse fut faite d’un air si naturel que le comte nesoupçonna rien.

Le lendemain à quatre heures, chez madame d’Espard, Marie etRaoul eurent une longue conversation à voix basse. La comtesseexprima des craintes que Raoul dissipa, trop heureux d’abattre sousdes épigrammes la grandeur conjugale de Félix. Nathan avait unerevanche à prendre. Il peignit le comte comme un petit esprit,comme un homme arriéré, qui voulait juger la Révolution de Juilletavec la mesure de la Restauration, qui se refusait à voir letriomphe de la classe moyenne, la nouvelle force des sociétés,temporaire ou durable, mais réelle. Il n’y avait plus de grandsseigneurs possibles, le règne des véritables supériorités arrivait.Au lieu d’étudier les avis indirects et impartiaux d’un hommepolitique interrogé sans passion, Raoul parada, monta sur deséchasses, et se drapa dans la pourpre de son succès. Quelle est lafemme qui ne croit pas plus à son amant qu’à son mari&|160;?

Madame de Vandenesse rassurée commença donc cette vied’irritations réprimées, de petites jouissances dérobées, deserrements de main clandestins, sa nourriture de l’hiver dernier,mais qui finit par entraîner une femme au delà des bornes quandl’homme qu’elle aime a quelque résolution et s’impatiente desentraves. Heureusement pour elle, Raoul modéré par Florine n’étaitpas dangereux. D’ailleurs il fut saisi par des intérêts qui ne luipermirent pas de profiter de son bonheur. Néanmoins un malheursoudain arrivé à Nathan, des obstacles renouvelés, une impatiencepouvaient précipiter la comtesse dans un abîme. Raoul entrevoyaitces dispositions chez Marie, quand vers la fin de décembre duTillet voulut être payé. Le riche banquier, qui se disait gêné,donna le conseil à Raoul d’emprunter la somme pour quinze jours àun usurier, à Gigonnet, la providence à vingt-cinq pour cent detous les jeunes gens embarrassés. Dans quelques jours le journalopérait son grand renouvellement de janvier, il y aurait des sommesen caisse, du Tillet verrait. D’ailleurs pourquoi Nathan neferait-il pas une pièce&|160;? Par orgueil, Nathan voulut payer àtout prix. Du Tillet donna une lettre à Raoul pour l’usurier,d’après laquelle Gigonnet loi compta les sommes sur des lettres dechange à vingt jours. Au lieu de chercher les raisons d’unesemblable facilité, Raoul fut fâché de ne pas avoir demandédavantage. Ainsi se comportent les hommes les plus remarquables parla force de leur pensée&|160;; ils voient matière à plaisanter dansun fait grave, ils semblent réserver leur esprit pour leurs œuvres,et, de peur de l’amoindrir, n’en usent point dans les choses de lavie. Raoul raconta sa matinée à Florine et à Blondet&|160;; il leurpeignit Gigonnet tout entier, sa cheminée sans feu, son petitpapier de Réveillon, son escalier, sa sonnette asthmatique et lepied de biche, son petit paillasson usé, son âtre sans feu commeson regard : il les fit rire de ce nouvel oncle&|160;; ils nes’inquiétèrent ni de du Tillet qui se disait sans argent, ni d’unusurier si prompt à la détente. Tout cela, caprices&|160;!

– Il ne t’a pris que quinze pour cent, dit Blondet, tu luidevais des remerciements. A vingt-cinq pour cent on ne les salueplus&|160;; l’usure commence à cinquante pour cent, à ce taux onles méprise.

– Les mépriser&|160;! dit Florine. Quels sont ceux de vos amisqui vous prêteraient à ce taux sans se poser comme vosbienfaiteurs&|160;?

– Elle a raison, je suis heureux de ne plus rien devoir à duTillet, disait Raoul.

Pourquoi ce défaut de pénétration dans leurs affairespersonnelles chez des hommes habitués à tout pénétrer&|160;?Peut-être l’esprit ne peut-il pas être complet sur tous lespoints&|160;; peut-être les artistes vivent-ils trop dans le momentprésent pour étudier l’avenir&|160;; peut-être observent-ils troples ridicules pour voir un piége, et croient-ils qu’on n’ose pasles jouer. L’avenir ne se fit pas attendre. Vingt jours après leslettres de change étaient protestées&|160;; mais au Tribunal decommerce, Florine fit demander et obtenir vingt-cinq jours pourpayer. Raoul étudia sa position, il demanda des comptes : il enrésulta que les recettes du journal couvraient les deux tiers desfrais, et que l’abonnement faiblissait. Le grand homme devintinquiet et sombre, mais pour Florine seulement, à laquelle il seconfia. Florine lui conseilla d’emprunter sur des pièces de théâtreà faire, en les vendant en bloc et aliénant les revenus de sonrépertoire. Nathan trouva par ce moyen vingt mille francs, etréduisit sa dette à quarante mille. Le 10 de février les vingt-cinqjours expirèrent. Du Tillet, qui ne voulait pas de Nathan pourconcurrent dans le collége électoral où il comptait se présenter,en laissant à Massol un autre collége à la dévotion du ministère,fit poursuivre à outrance Raoul par Gigonnet. Un homme écroué pourdettes ne peut pas s’offrir à la candidature. La maison de Clichypouvait dévorer le futur ministre. Florine était elle-même enconversation suivie avec des huissiers, à raison de ses dettespersonnelles&|160;; et, dans cette crise, il ne lui restait plusd’autre ressource que le moi de Médée, car ses meubles furentsaisis. L’ambitieux entendait de toutes parts les craquements de ladestruction dans son jeune édifice, bâti sans fondements. Déjà sansforce pour soutenir une vaste entreprise, il se sentait incapablede la recommencer&|160;; il alla donc périr sous les décombres desa fantaisie. Son amour pour la comtesse lui donnait encorequelques éclairs de vie&|160;; il animait son masque, mais endedans l’espérance était morte. Il ne soupçonnait point du Tillet,il ne voyait que l’usurier. Rastignac, Blondet, Lousteau, Vernou,Finot, Massol se gardaient bien d’éclairer cet homme d’une activitési dangereuse. Rastignac, qui voulait ressaisir le pouvoir, faisaitcause commune avec Nucingen et du Tillet. Les autres éprouvaientdes jouissances infinies à contempler l’agonie d’un de leurs égaux,coupable d’avoir tenté d’être leur maître. Aucun d’eux n’auraitvoulu dire un mot à Florine&|160;; au contraire, on lui vantaitRaoul. « Nathan avait des épaules à soutenir le monde, il s’entirerait, tout irait à merveille&|160;! »

– On a fait deux abonnés hier, disait Blondet d’un air grave,Raoul sera député. Le budget voté, l’ordonnance de dissolutionparaîtra.

Nathan, poursuivi, ne pouvait plus compter sur l’usure. Florine,saisie, ne pouvait plus compter que sur les hasards d’une passioninspirée à quelque niais qui ne se trouve jamais à propos. Nathann’avait pour amis que des gens sans argent et sans crédit. Unearrestation tuait ses espérances de fortune politique. Pour comblede malheur, il se voyait engagé dans d’énormes travaux payésd’avance, il n’entrevoyait pas de fond au gouffre de misère où ilallait rouler. En présence de tant de menaces, son audacel’abandonna. La comtesse Vandenesse s’attacherait-elle à lui,fuirait-elle au loin&|160;? Les femmes ne sont jamais conduites àcet abîme que par un entier amour, et leur passion ne les avait pasnoués l’un à l’autre par les liens mystérieux du bonheur. Mais lacomtesse, le suivit-elle à l’étranger, elle viendrait sans fortune,nue et dépouillée, elle serait un embarras de plus. Un esprit desecond ordre, un orgueilleux comme Nathan, devait voir et vit alorsdans le suicide l’épée qui trancherait ces nœuds gordiens. L’idéede tomber en face de ce monde où il avait pénétré, qu’il avaitvoulu dominer, d’y laisser la comtesse triomphante et de redevenirun fantassin crotté, n’était pas supportable. La Folie dansait etfaisait entendre ses grelots à la porte du palais fantastiquehabité par le poète. En cette extrémité, Nathan attendit un hasardet ne voulut se tuer qu’au dernier moment.

Durant les derniers jours employés par la signification dujugement, par les commandements et la dénonciation de la contraintepar corps, Raoul porta partout malgré lui cet air froidementsinistre que les observateurs ont pu remarquer chez tous les gensdestinés au suicide ou qui le méditent. Les idées funèbres qu’ilscaressent impriment à leur front des teintes grises etnébuleuses&|160;; leur sourire a je ne sais quoi de fatal, leursmouvements sont solennels. Ces malheureux paraissent vouloir sucerjusqu’au zeste les fruits dorés de la vie&|160;; leurs regardsvisent le cœur à tout propos, ils écoutent leur glas dans l’air,ils sont inattentifs. Ces effrayants symptômes, Marie les aperçutun soir chez lady Dudley : Raoul était resté seul sur un divan,dans le boudoir, tandis que tout le monde causait dans lesalon&|160;; la comtesse vint à la porte, il ne leva pas la tête,il n’entendit ni le souffle de Marie ni le frissonnement de sa robede soie&|160;; il regardait une fleur du tapis, les yeux fixes,hébétés de douleur, il aimait mieux mourir que d’abdiquer. Tout lemonde n’a pas le piédestal de Sainte-Hélène. D’ailleurs, le suiciderégnait alors à Paris&|160;; ne doit-il pas être le dernier mot dessociétés incrédules&|160;? Raoul venait de se résoudre à mourir. Ledésespoir est en raison des espérances, et celui de Raoul n’avaitpas d’autre issue que la tombe.

– Qu’as-tu&|160;? lui dit Marie en volant auprès de lui.

– Rien, répondit-il.

Il y a une manière de dire ce mot rien entre amants, quisignifie tout le contraire. Marie haussa les épaules.

– Vous êtes un enfant, dit-elle, il vous arrive quelquemalheur.

– Non, pas à moi, dit-il. D’ailleurs, vous le saurez toujourstrop tôt, Marie, reprit-il affectueusement.

– A quoi pensais-tu quand je suis entrée&|160;? demanda-t-elled’un air d’autorité.

– Veux-tu savoir la vérité&|160;? Elle inclina la tête. – Jesongeais à toi, je me disais qu’à ma place bien des hommes auraientvoulu être aimés sans réserve : je le suis, n’est-ce pas&|160;?

– Oui, dit-elle.

– Et, reprit-il en lui pressant la taille et l’attirant à luipour la baiser au front, au risque d’être surpris, je te laissepure et sans remords. Je puis t’entraîner dans l’abîme, et tudemeures dans toute ta gloire au bord, sans souillure. Cependantune seule pensée m’importune… .

– Laquelle&|160;?

– Tu me mépriseras. Elle sourit superbement. – Oui, tu necroiras jamais avoir été saintement aimée&|160;; puis on meflétrira, je le sais. Les femmes n’imaginent pas que du fond denotre fange nous levions nos yeux vers le ciel pour y adorer sanspartage une Marie. Elles mêlent à ce saint amour de tristesquestions, elles ne comprennent pas que des hommes de hauteintelligence et de vaste poésie puissent dégager leur âme de lajouissance pour la réserver à quelque autel chéri. Cependant,Marie, le culte de l’idéal est plus fervent chez nous que chez vous: nous le trouvons dans la femme qui ne le cherche même pas ennous.

– Pourquoi cet article&|160;? dit-elle railleusement en femmesûre d’elle.

– Je quitte la France, tu apprendras demain pourquoi et commentpar une lettre que t’apportera mon valet de chambre. Adieu,Marie.

Raoul sortit après avoir pressé la comtesse sur son cœur par unehorrible étreinte, et la laissa stupide de douleur.

– Qu’avez-vous donc, ma chère&|160;? lui dit la marquised’Espard en la venant chercher&|160;; que vous a dit monsieurNathan&|160;? il nous a quittées d’un air mélodramatique. Vous êtespeut-être trop raisonnable ou trop déraisonnable… .

La comtesse prit le bras de madame d’Espard pour rentrer dans lesalon, d’où elle partit quelques instants après.

– Elle va peut-être à son premier rendez-vous, dit lady Dudley àla marquise.

– Je le saurai, répliqua madame d’Espard en s’en allant etsuivant la voiture de la comtesse.

Mais le coupé de madame de Vandenesse prit le chemin du faubourgSaint-Honoré. Quand madame d’Espard rentra chez elle, elle vit lacomtesse Félix continuant le faubourg pour gagner le chemin de larue du Rocher. Marie se coucha sans pouvoir dormir, et passa lanuit à lire un voyage au pôle-nord sans y rien comprendre. A huitheures et demie, elle reçut une lettre de Raoul, et l’ouvritprécipitamment. La lettre commençait par ces mots classiques :

« Ma chère bien-aimée, quand tu tiendras ce papier, je ne seraiplus. »

Elle n’acheva pas, elle froissa le papier par une contractionnerveuse, sonna sa femme de chambre, mit à la hâte un peignoir,chaussa les premiers souliers venus, s’enveloppa dans un châle,prit un chapeau&|160;; puis elle sortit en recommandant à sa femmede chambre de dire au comte qu’elle était allée chez sa sœur,madame du Tillet.

– Où avez-vous laissé votre maître&|160;? demanda-t-elle audomestique de Raoul.

– Au bureau du journal.

– Allons-y, dit-elle.

Au grand étonnement de sa maison, elle sortit à pied, avant neufheures, en proie à une visible folie. Heureusement pour elle, lafemme de chambre alla dire au comte que madame venait de recevoirune lettre de madame du Tillet qui l’avait mise hors d’elle, etvenait de courir chez sa sœur, accompagnée du domestique qui luiavait apporté la lettre. Vandenesse attendit le retour de sa femmepour recevoir des explications. La comtesse monta dans un fiacre etfut rapidement menée au bureau du journal. A cette heure, lesvastes appartements occupés par le journal dans un vieil hôtel dela rue Feydeau étaient déserts&|160;; il ne s’y trouvait qu’ungarçon de bureau, très-étonné de voir une jeune et jolie femmeégarée les traverser en courant, et lui demander où était monsieurNathan.

– Il est sans doute chez mademoiselle Florine, répondit-il enprenant la comtesse pour une rivale qui voulait faire une scène dejalousie.

– Où travaille-t-il ici&|160;? dit-elle.

– Dans un cabinet dont la clef est dans sa poche.

– Je veux y aller.

Le garçon la conduisit à une petite pièce sombre donnant sur unearrière-cour, et qui jadis était un cabinet de toilette attenant àune grande chambre à coucher dont l’alcôve n’avait pas étédétruite. Ce cabinet était en retour. La comtesse, en ouvrant lafenêtre de la chambre, put voir par celle du cabinet ce qui s’ypassait : Nathan râlait assis sur son fauteuil de rédacteur enchef.

– Enfoncez cette porte et taisez-vous, j’achèterai votresilence, dit-elle. Ne voyez-vous pas que monsieur Nathan semeurt&|160;?

Le garçon alla chercher à l’imprimerie un châssis en fer aveclequel il put enfoncer la porte. Raoul s’asphyxiait, comme unesimple couturière, au moyen d’un réchaud de charbon. Il venaitd’achever une lettre à Blondet pour le prier de mettre son suicidesur le compte d’une apoplexie foudroyante. La comtesse arrivait àtemps : elle fit transporter Raoul dans le fiacre, et ne sachant oùlui donner des soins, elle entra dans un hôtel, y prit une chambreet envoya le garçon de bureau chercher un médecin. Raoul fut enquelques heures hors de danger, mais la comtesse ne quitta pas sonchevet sans avoir obtenu sa confession générale. Après quel’ambitieux terrassé lui eut versé dans le cœur ces épouvantablesélégies de sa douleur, elle revint chez elle en proie à tous lestourments, à toutes les idées qui, la veille, assiégeaient le frontde Nathan.

– J’arrangerai tout, lui avait-elle dit pour le faire vivre.

– Eh&|160;! bien, qu’a donc ta sœur&|160;? demanda Félix à safemme en la voyant rentrer. Je te trouve bien changée.

– C’est une horrible histoire sur laquelle je dois garder leplus profond secret, répondit-elle en retrouvant sa force pouraffecter le calme.

Afin d’être seule et de penser à son aise, elle était allée lesoir aux Italiens, puis elle était venue décharger son cœur danscelui de madame du Tillet en lui racontant l’horrible scène de lamatinée, lui demandant des conseils et des secours. Ni l’une nil’autre ne pouvaient savoir alors que du Tillet avait allumé le feudu vulgaire réchaud dont la vue avait épouvanté la comtesse Félixde Vandenesse.

– Il n’a que moi dans le monde, avait dit Marie à sa sœur, et jene lui manquerai point.

Ce mot contient le secret de toutes les femmes : elles sonthéroïques alors qu’elles ont la certitude d’être tout pour un hommegrand et irréprochable.

Du Tillet avait entendu parler de la passion plus ou moinsprobable de sa belle-sœur pour Nathan&|160;; mais il était de ceuxqui la niaient ou la jugeaient incompatible avec la liaison deRaoul et de Florine. L’actrice devait chasser la comtesse, etréciproquement. Mais quand, en rentrant chez lui, pendant cettesoirée, il y vit sa belle-sœur, dont déjà le visage lui avaitannoncé d’amples perturbations aux Italiens, il devina que Raoulavait confié ses embarras à la comtesse : la comtesse l’aimaitdonc, elle était donc venue demander à Marie-Eugénie les sommesdues au vieux Gigonnet. Madame du Tillet, à qui les secrets decette pénétration en apparence surnaturelle échappaient, avaitmontré tant de stupéfaction, que les soupçons de du Tillet sechangèrent en certitude. Le banquier crut pouvoir tenir le fil desintrigues de Nathan. Personne ne savait ce malheureux au lit, ruedu Mail, dans un hôtel garni, sous le nom du garçon de bureau à quila comtesse avait promis cinq cents francs s’il gardait le secretsur les événements de la nuit et de la matinée. Aussi FrançoisQuillet avait-il eu le soin de dire à la portière que Nathans’était trouvé mal par suite d’un travail excessif. Du Tillet nefut pas étonné de ne point voir Nathan. Il était naturel que lejournaliste se cachât pour éviter les gens chargés de l’arrêter.Quand les espions vinrent prendre des renseignements, ils apprirentque le matin une dame était venue enlever le rédacteur en chef. Ilse passa deux jours avant qu’ils eussent découvert le numéro dufiacre questionné le cocher, reconnu, sondé l’hôtel où se ranimaitle débiteur. Ainsi les sages mesures prises par Marie avaient faitobtenir à Nathan un sursis de trois jours.

Chacune des deux sœurs passa donc une cruelle nuit. Unecatastrophe semblable jette la lueur de son charbon sur toute lavie&|160;; elle en éclaire les bas-fonds, les écueils plus que lessommets, qui jusqu’alors ont occupé le regard. Frappée del’horrible spectacle d’un jeune homme mourant dans son fauteuil,devant son journal, écrivant à la romaine ses dernières pensées, lapauvre madame du Tillet ne pouvait penser qu’à lui porter secours,à rendre la vie à cette âme par laquelle vivait sa sœur. Il estdans la nature de notre esprit de regarder aux effets avantd’analyser les causes. Eugénie approuva de nouveau l’idée qu’elleavait eue de s’adresser à la baronne Delphine de Nucingen, chezlaquelle elle dînait, et ne douta pas du succès. Généreuse commetoutes les personnes qui n’ont pas été pressées dans les rouages enacier poli de la société moderne, madame du Tillet résolut deprendre tout sur elle.

De son côté, la comtesse, heureuse d’avoir déjà sauvé la vie deNathan, employa sa nuit à inventer des stratagèmes pour se procurerquarante mille francs. Dans ces crises, les femmes sont sublimes.Conduites par le sentiment, elles arrivent à des combinaisons quisurprendraient les voleurs, les gens d’affaires et les usuriers, sices trois classes d’industriels, plus ou moins patentés,s’étonnaient de quelque chose. La comtesse vendait ses diamants ensongeant à en porter de faux. Elle se décidait à demander la sommeà Vandenesse pour sa sœur, déjà mise en jeu par elle&|160;; maiselle avait trop de noblesse pour ne pas reculer devant les moyensdéshonorants&|160;; elle les concevait et les repoussait. L’argentde Vandenesse à Nathan&|160;! Elle bondissait dans son lit effrayéede sa scélératesse. Faire monter de faux diamants&|160;? son marifinirait par s’en apercevoir. Elle voulait aller demander la sommeaux Rotschild qui avaient tant d’or, à l’archevêque de Paris quidevait secourir les pauvres, courant ainsi d’une religion àl’autre, implorant tout. Elle déplora de se voir en dehors dugouvernement&|160;; jadis elle aurait trouvé son argent à emprunteraux environs du trône. Elle pensait à recourir à son père. Maisl’ancien magistrat avait en horreur les illégalités&|160;; sesenfants avaient fini par savoir combien peu il sympathisait avecles malheurs de l’amour&|160;; il ne voulait point en entendreparler, il était devenu misanthrope, il avait toute intrigue enhorreur. Quant à la comtesse de Granville, elle vivait retirée enNormandie dans une de ses terres, économisant et priant, achevantses jours entre des prêtres et des sacs d’écus, froide jusqu’audernier moment. Quand Marie aurait eu le temps d’arriver à Bayeux,sa mère lui donnerait-elle tant d’argent sans savoir quel en seraitl’usage&|160;? Supposer des dettes&|160;? oui, peut-être selaisserait-elle attendrir par sa favorite. Eh&|160;! bien, en casd’insuccès, la comtesse irait donc en Normandie. Le comte deGranville ne refuserait pas de lui fournir un prétexte de voyage enlui donnant le faux avis d’une grave maladie survenue à sa femme.Le désolant spectacle qui l’avait épouvantée le matin, les soinsprodigués à Nathan, les heures passées an chevet de son lit, cesnarrations entrecoupées, cette agonie d’un grand esprit, ce vol dugénie arrêté par un vulgaire, par un ignoble obstacle, tout luirevint en mémoire pour stimuler son amour. Elle repassa sesémotions et se sentit encore plus éprise par les misères que parles grandeurs.

Aurait-elle baisé ce front couronné par le succès&|160;? non.Elle trouvait une noblesse infinie aux dernières paroles que Nathanlui avait dites dans le boudoir de lady Dudley. Quelle saintetédans cet adieu&|160;! Quelle noblesse dans l’immolation d’unbonheur qui serait devenu son tourment à elle&|160;! La comtesseavait souhaité des émotions dans sa vie&|160;; elles abondaientterribles, cruelles, mais aimées. Elle vivait plus par la douleurque par le plaisir. Avec quelles délices elle se disait : Je l’aidéjà sauvé, je vais le sauver encore&|160;! Elle l’entendaits’écriant : Il n’y a que les malheureux qui savent jusqu’où val’amour&|160;! quand il avait senti les lèvres de sa Marie poséessur son front.

– Es-tu malade&|160;? lui dit son mari qui vint dans sa chambrela chercher pour le déjeuner.

– Je suis horriblement tourmentée du drame qui se joue chez masœur, dit-elle sans faire de mensonge.

– Elle est tombée en de bien mauvaises mains&|160;; c’est unehonte pour une famille que d’y avoir un du Tillet, un homme sansnoblesse&|160;; s’il arrivait quelque désastre à votre sœur, ellene trouverait guère de pitié chez lui.

– Quelle est la femme qui s’accommode de la pitié&|160;? dit lacomtesse en faisant un mouvement convulsif. Impitoyables, votrerigueur est une grâce pour nous.

– Ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous sais noble de cœur, ditFélix en baisant la main de sa femme et tout ému de cette fierté.Une femme qui pense ainsi n’a pas besoin d’être gardée.

– Gardée&|160;?… reprit-elle, autre honte qui retombe survous.

Félix sourit, mais Marie rougissait. Quand une femme estsecrètement en faute, elle monte ostensiblement l’orgueil fémininau plus haut point. C’est une dissimulation d’esprit dont il fautleur savoir gré. La tromperie est alors pleine de dignité, sinon degrandeur. Marie écrivit deux lignes à Nathan sous le nom demonsieur Quillet, pour lui dire que tout allait bien, et les envoyapar un commissionnaire à l’hôtel du Mail. Le soir, à l’Opéra, lacomtesse eut les bénéfices de ses mensonges, car son mari trouvatrès-naturel qu’elle quittât sa loge pour aller voir sa sœur. Félixattendit pour lui donner le bras que du Tillet eût laissé sa femmeseule. De quelles émotions Marie fut agitée en traversant lecorridor, en entrant dans la loge de sa sœur et s’y posant d’unfront calme et serein devant le monde étonné de les voirensemble.

– Hé&|160;! bien&|160;? lui dit-elle.

Le visage de Marie-Eugénie était une réponse : il y éclatait unejoie naïve que bien des personnages attribuèrent à une vaniteusesatisfaction.

– Il sera sauvé, ma chère, mais pour trois mois seulement,pendant lesquels nous aviserons à le secourir plus efficacement.Madame de Nucingen veut quatre lettres de change de chacune dixmille francs, signées de n’importe qui, pour ne pas tecompromettre. Elle m’a expliqué comment elles devaient êtrefaites&|160;; je n’y ai rien compris mais monsieur Nathan te lespréparera. J’ai seulement pensé que Schmuke, notre vieux maître,peut nous être très utile en cette circonstance : il les signerait.En joignant à ces quatre valeurs une lettre par laquelle tugarantiras leur paiement à madame de Nucingen, elle te remettrademain l’argent. Fais tout par toi-même, ne te fie à personne. J’aipensé que Schmuke n’aurait aucune objection à t’opposer. Pourdérouter les soupçons, j’ai dit que tu voulais obliger notre ancienmaître de musique, un Allemand dans le malheur. J’ai donc pudemander le plus profond secret.

– Tu as de l’esprit comme un ange&|160;! Pourvu que la baronnede Nucingen n’en cause qu’après avoir donné l’argent, dit lacomtesse en levant les yeux comme pour implorer Dieu, quoiqu’àl’Opéra.

– Schmuke demeure dans la petite rue de Nevers, sur le quaiConti ne l’oublie pas, vas-y toi-même.

– Merci, dit la comtesse en serrant la main de sa sœur.Ah&|160;! je donnerais dix ans de ma vie… .

– A prendre dans ta vieillesse.

– Pour faire à jamais cesser de pareilles angoisses, dit lacomtesse en souriant de l’interruption.

Toutes les personnes qui lorgnaient en ce moment les deux sœurspouvaient les croire occupées de frivolités en admirant leurs riresingénus&|160;; mais un de ces oisifs qui viennent à l’Opéra pluspour espionner les toilettes et les figures que par plaisir, auraitpu deviner le secret de la comtesse en remarquant la violentesensation qui éteignit la joie de ces deux charmantes physionomies.Raoul qui, pendant la nuit, ne craignait plus les recors, pâle etblême, l’oeil inquiet, le front attristé, parut sur la marche del’escalier où il se posait habituellement. Il chercha la comtessedans sa loge la trouva vide, et se prit alors le front dans sesmains en s’appuyant le coude à la ceinture.

– Peut-elle être à l’Opéra&|160;! pensa-t-il.

– Regarde-nous donc, pauvre grand homme, dit à voix basse madamedu Tillet.

Quant à Marie, au risque de se compromettre, elle attacha surlui ce regard violent et fixe par lequel la volonté jaillit del’oeil, comme du soleil jaillissent les ondes lumineuses, et quipénètre, selon les magnétiseurs, la personne sur lequel il estdirigé. Raoul sembla frappé par une baguette magique&|160;; il levala tête, et son oeil rencontra soudain les yeux des deux sœurs.Avec cet adorable esprit qui n’abandonne jamais les femmes, madamede Vandenesse saisit une croix qui jouait sur sa gorge et la luimontra par un sourire rapide et significatif. Le bijou rayonnajusque sur le front de Raoul, qui répondit par une expressionjoyeuse : il avait compris.

– N’est-ce donc rien, Eugénie, dit la comtesse à sa sœur, que derendre ainsi la vie aux morts&|160;?

– Tu peux entrer dans la Société des Naufrages, répondit Eugénieen souriant.

– Comme il est venu triste, abattu&|160;; mais comme il s’en iracontent&|160;!

– Hé&|160;! bien, comment vas-tu, mon cher&|160;? dit du Tilleten serrant la main à Raoul et l’abordant avec tous les symptômes del’amitié.

– Mais comme un homme qui vient de recevoir les meilleursrenseignements sur les élections. Je serai nommé répondit leradieux Raoul.

– Ravi, répliqua du Tillet. Il va nous falloir de l’argent pourle journal.

– Nous en trouverons, dit Raoul.

– Les femmes ont le diable pour elles, dit du Tillet sans selaisser prendre encore aux paroles de Raoul qu’il avait nomméCharnathan.

– A quel propos&|160;? dit Raoul.

– Ma belle-sœur est chez ma femme, dit le banquier&|160;; il y aquelque intrigue sous jeu. Tu me parais adoré de la comtesse, ellete salue à travers toute la salle.

– Vois, dit madame du Tillet à sa sœur on nous dit fausses. Monmari câline monsieur Nathan, et c’est lui qui veut le faire mettreen prison.

– Et les hommes nous accusent&|160;! s’écria la comtesse, jel’éclairerai. Elle se leva, reprit le bras de Vandenesse quil’attendait dans le corridor, revint radieuse dans sa loge&|160;;puis elle quitta l’Opéra, commanda sa voiture pour le lendemainavant huit heures, et se trouva dès huit heures et demie au quaiConti, après avoir passé rue du Mail.

La voiture ne pouvait entrer dans la petite rue de Nevers&|160;;mais comme Schmuke habitait une maison située à l’angle du quai, lacomtesse n’eut pas à marcher dans la boue, elle sauta presque deson marche-pied à l’allée boueuse et ruinée de cette vieille maisonnoire, raccommodée comme la faïence d’un portier avec des attachesen fer, et surplombant de manière à inquiéter les passants. Levieux maître de chapelle demeurait au quatrième étage et jouissaitdu bel aspect de la Seine, depuis le Pont-Neuf jusqu’à la collinede Chaillot. Ce bon être fut si surpris quand le laquais luiannonça la visite de son ancienne écolière, que dans sastupéfaction il la laissa pénétrer chez lui. Jamais la comtessen’eût inventé ni soupçonné l’existence qui se révéla soudain à sesregards, quoiqu’elle connût depuis long-temps le profond dédain deSchmuke pour le costume et le peu d’intérêt qu’il portait auxchoses de ce monde. Qui aurait pu croire au laissez-aller d’unepareille vie, à une si complète insouciance&|160;? Schmuke était unDiogène musicien, il n’avait point honte de son désordre, il l’eûtnié tant il y était habitué. L’usage incessant d’une bonne grossepipe allemande avait répandu sur le plafond, sur le misérablepapier de tenture, écorché en mille endroits par un chat, uneteinte blonde qui donnait aux objets l’aspect des moissons doréesde Cérès. Le chat, doué d’une magnifique robe à longues soiesébouriffées à faire envie à une portière, était là comme lamaîtresse du logis, grave dans sa barbe, sans inquiétude&|160;; duhaut d’un excellent piano de Vienne où il siégeait magistralement,il jeta sur la comtesse, quand elle entra, ce regard mielleux etfroid par lequel toute femme étonnée de sa beauté l’auraitsaluée&|160;; il ne se dérangea point, il agita seulement les deuxfils d’argent de ses moustaches droites et reporta sur Schmuke sesdeux yeux d’or. Le piano, caduc et d’un bon bois peint en noir etor, mais sale, déteint, écaillé, montrait des touches usées commeles dents des vieux chevaux, et jaunies par la couleur fuligineusetombée de la pipe. Sur la tablette, de petits tas de cendresdisaient que, la veille, Schmuke avait chevauché sur le vieilinstrument vers quelque sabbat musical. Le carreau, plein de boueséchée, de papiers déchirés, de cendres de pipe, de débrisinexplicables, ressemblait au plancher des pensionnats quand il n’apas été balayé depuis huit jours, et d’où les domestiques chassentdes monceaux de choses qui sont entre le fumier et les guenilles.Un oeil plus exercé que celui de la comtesse y aurait trouvé desrenseignements sur la vie de Schmuke, dans quelques épluchures demarrons, des pelures de pommes, des coquilles d’œufs rouges, dansdes plats cassés par inadvertance et crottés de sauer-craut. Cedétritus allemand formait un tapis de poudreux immondices quicraquait sous les pieds, et se ralliait à un amas de cendres quidescendait majestueusement d’une cheminée en pierre peinte oùtrônait une bûche en charbon de terre devant laquelle deux tisonsavaient l’air de se consumer. Sur la cheminée, un trumeau et saglace, où les figures dansaient la sarabande&|160;; d’un côté laglorieuse pipe accrochée, de l’autre un pot chinois où leprofesseur mettait son tabac. Deux fauteuils achetés de hasard,comme une couchette maigre et plate, comme la commode vermoulue etsans marbre, comme la table estropiée où se voyaient les restesd’un frugal déjeuner, composaient ce mobilier plus simple que celuid’un wigham de Mohicans. Un miroir à barbe suspendu àl’espagnolette de la fenêtre sans rideaux et surmonté d’une loquezébrée par les nettoyages du rasoir, indiquait les sacrifices queSchmuke faisait aux Grâces et au Monde. Le chat, être faible etprotégé, était le mieux partagé, il jouissait d’un vieux coussin debergère auprès duquel se voyaient une tasse et un plat deporcelaine blanche. Mais ce qu’aucun style ne peut décrire, c’estl’état où Schmuke, le chat et la pipe, trinité vivante, avaient misces meubles. La pipe avait brûlé la table çà et là. Le chat et latête de Schmuke avaient graissé le velours d’Utrecht vert des deuxfauteuils, de manière à lui ôter sa rudesse. Sans la splendidequeue de ce chat, qui faisait en partie le ménage, jamais lesplaces libres sur la commode ou sur le piano n’eussent éténettoyées. Dans un coin se tenaient les souliers, qui voudraient undénombrement épique. Les dessus de la commode et du piano étaientencombrés de livres de musique, à dos rongés, éventrés, à coinsblanchis, émoussés, où le carton montrait ses mille feuilles. Lelong des murs étaient collées avec des pains à cacheter lesadresses des écolières. Le nombre de pains sans papiers indiquaitles adresses défuntes. Sur le papier se lisaient des calculs faitsà la craie. La commode était ornée de cruchons de bière bus laveille, lesquels paraissaient neufs et brillants au milieu de cesvieilleries et des paperasses. L’hygiène était représentée par unpot à eau couronné d’une serviette, et un morceau de savonvulgaire, blanc pailleté de bleu qui humectait le bois de rose enplusieurs endroits. Deux chapeaux également vieux étaient accrochésà un porte-manteau d’où pendait le même carrick bleu à troiscollets que la comtesse avait toujours vu à Schmuke. Au bas de lafenêtre étaient trois pots de fleurs, des fleurs allemandes sansdoute, et tout auprès une canne de houx. Quoique la vue et l’odoratde la comtesse fussent désagréablement affectés, le sourire et leregard de Schmuke lui cachèrent ces misères sous de célestes rayonsqui firent resplendir les teintes blondes, et vivifièrent ce chaos.L’âme de cet homme divin, qui connaissait et révélait tant dechoses divines, scintillait comme un soleil. Son rire si franc, siingénu à l’aspect d’une de ses saintes Céciles, répandit les éclatsde la jeunesse, de la gaieté, de l’innocence. Il versa les trésorsles plus chers à l’homme, et s’en fit un manteau qui cacha sapauvreté. Le parvenu le plus dédaigneux eût trouvé peut-êtreignoble de songer au cadre où s’agitait ce magnifique apôtre de lareligion musicale.

– Hé bar kel hassart,izi, tchère montame la gondesse&|160;?dit-il. Vaudile kè chè jande lei gandike té Zimion à monache&|160;? Cette idée raviva son accès de rire immodéré. –Souis-che en ponne fordine&|160;? reprit-il encore d’un air fin.Puis il se remit à rire comme un enfant. – Vis fennez pir la misik,hai non pir cin baufre ôme. Ché lei sais, dit-il d’un airmélancolique, mais fennez pir tit ce ke vi fouderesse, vis savezqu’ici tit este a visse, corpe, hâme, hai piens&|160;!

Il prit la main de la comtesse, la baisa et y mit une larme, carle bon homme était tous les jours au lendemain du bienfait. Sa joielui avait ôté pendant un instant le souvenir, pour le lui rendredans toute sa force. Aussitôt il prit la craie, sauta sur lefauteuil qui était devant le piano&|160;; puis, avec une rapiditéde jeune homme il écrivit sur le papier en grosses lettres : 17février 1835. Ce mouvement si joli, si naïf, fut accompli avec unesi furieuse reconnaissance, que la comtesse en fut tout émue.

– Ma sœur viendra, lui dit-elle.

– L’audre auzi&|160;! gand&|160;? gand&|160;? ke cé soid afantqu’il meure&|160;! reprit-il.

– Elle viendra vous remercier d’un grand service que je viensvous demander de sa part, reprit-elle.

– Fitte, fitte, fitte, fitte, s’écria Schmuke, ké vaudillevaire&|160;? Vaudille hâter au tiaple&|160;?

– Rien que mettre : Accepté pour la somme de dix mille francssur chacun de ces papiers, dit-elle en tirant de son manchon quatrelettres de change préparées selon la formule par Nathan.

– Hâ&|160;! ze zera piendotte vaidde&|160;; répondit l’Allemandavec la douceur d’un agneau. Seulemente, che neu saite pas i sedruffent messes blîmes et mon hangrier. – Fattan te la, meinherrMirr, cria-t-il au chat qui le regarda froidement. – Sei mon châs,dit-il en le montrant à la comtesse. C’est la bauffre hânimâle kifit affèque li bauffre Schmuke&|160;! Ille hai pô&|160;!

– Oui, dit la comtesse.

– Lé foullez-visse&|160;? dit-il.

– Y pensez-vous&|160;? reprit-elle. N’est-ce pas votreami&|160;?

Le chat, qui cachait l’encrier, devina que Schmuke le voulait,et sauta sur le lit.

– Il être mâline gomme ein zinche&|160;! reprit-il en lemontrant sur le lit. Ché le nôme Mirr, pir clorivier nodre crântHoffmann te Perlin, ke ché paugoube gonni.

Le bonhomme signait avec l’innocence d’un enfant qui fait ce quesa mère lui ordonne de faire, sans y rien concevoir, mais sûr debien faire. Il se préoccupait bien plus de la présentation du chatà la comtesse que des papiers par lesquels sa liberté pouvait être,suivant les lois relatives aux étrangers, à jamais aliénée.

– Vis m’azurèze ke cesse bedis babières dimprès…

– N’ayez pas la moindre inquiétude, dit la comtesse.

– Ché ne boind t’einkiétide, reprit-il brusquement. Che temandezi zes bedis babières dimprés veront blésir à montame ti Dilet.

– Oh&|160;! oui, dit-elle, vous lui rendez service comme si vousétiez son père…

– Ché souis ton pien hireux te lui êdre pon à keke chausse.Andantez te mon misik&|160;! dit-il en laissant les papiers sur latable, et sautant à son piano.

Déjà les mains de cet ange trottaient sur les vieilles touches,déjà son regard atteignait aux cieux à travers les toits, déjà leplus délicieux de tous les chants fleurissait dans l’air etpénétrait l’âme&|160;; mais la comtesse ne laissa ce naïfinterprète des choses célestes faire parler le bois et les cordes,comme fait la sainte Cécile de Raphaël pour les anges quil’écoutent, que pendant le temps que mit l’écriture à sécher&|160;;elle se leva, mit les lettres de change dans son manchon, et tirason radieux maître des espaces éthérés où il planait en lerappelant sur la terre.

– Mon bon Schmuke, dit-elle en lui frappant sur l’épaule.

– Tèchâ&|160;! s’écria-t-il avec une affreuse soumission.Bourkoi êdes-vis tonc fennie&|160;?

Il ne murmura point, il se dressa comme un chien fidèle pourécouter la comtesse.

– Mon bon Schmuke, reprit-elle, il s’agit d’une affaire de vieet de mort, les minutes économisent du sang et des larmes.

– Tuchurs la même, dit-il, halléze, anche&|160;! zécher lesplirs tes audres&|160;! Zachésse, ké leu baufre Schmuke gomde fodreviside pir plis ke fos randes&|160;!

– Nous nous reverrons, dit-elle, vous viendrez faire de lamusique et dîner avec moi tous les dimanches, sous peine de nousbrouiller. Je vous attends dimanche prochain.

– Frai&|160;?

– Je vous en prie, et ma sœur vous indiquera sans doute un jouraussi.

– Ma ponhire zera tonc gomblete, dit-il, gar che ne vis foyaisgaux Champes-Hailyssées gand vis y bassièze han foidire, pienraremente&|160;!

Cette idée sécha les larmes qui lui roulaient dans les yeux, etil offrit le bras à sa belle écolière, qui sentit battredémesurément le cœur du vieillard.

– Vous pensiez donc à nous&|160;? lui dit-elle.

– Tuchurs en manchant mon bain&|160;! reprit-il. T’aport gommehâ mes pienfaidrices&|160;; et puis gomme au teusse premièrescheunes files tignes t’amur kè chaie fies&|160;!

La comtesse n’osa plus rien dire&|160;; il y avait dans cettephrase une incroyable et respectueuse, une fidèle et religieusesolennité. Cette chambre enfumée et pleine de débris était untemple habité par deux divinités. Le sentiment s’y accroissait àtoute heure, à l’insu de celles qui l’inspiraient.

– Là, donc, nous sommes aimées, bien aimées, pensa-t-elle.

L’émotion avec laquelle le vieux Schmuke vit la comtesse montanten voiture fut partagée par elle, qui, du bout des doigts, luienvoya un de ces délicats baisers que les femmes se donnent de loinpour se dire bonjour. A cette vue, Schmuke resta planté sur sesjambes long-temps après que la voiture eut disparu. Quelquesinstants après, la comtesse entrait dans la cour de l’hôtel demadame de Nucingen. La baronne n’était pas levée&|160;; mais pourne pas faire attendre une femme haut placée, elle s’enveloppa d’unchâle et d’un peignoir.

– Il s’agit d’une bonne action, madame, dit la comtesse, lapromptitude est alors une grâce&|160;; sans cela, je ne vous auraispas dérangée de si bonne heure.

– Comment&|160;! mais je suis trop heureuse, dit la femme dubanquier en prenant les quatre papiers et la garantie de lacomtesse. Elle sonna sa femme de chambre. – Thérèse, dites aucaissier de me monter lui-même à l’instant quarante millefrancs.

Puis elle serra dans un secret de sa table l’écrit de madame deVandenesse, après l’avoir cacheté.

– Vous avez une délicieuse chambre, dit la comtesse.

– Monsieur de Nucingen va m’en priver, il fait bâtir unenouvelle maison.

– Vous donnerez sans doute celle-ci à mademoiselle votre fille.On parle de son mariage avec monsieur de Rastignac.

Le caissier parut au moment où madame de Nucingen allaitrépondre, elle prit les billets et remit les quatre lettres dechange.

– Cela se balancera, dit la baronne au caissier.

– Sauve l’escomde, dit le caissier. Sti Schmuke, il èdre einmisicien te Ansbach, ajouta-t-il en voyant la signature et faisantfrémir la comtesse.

– Fais-je donc des affaires&|160;? dit madame de Nucingen entançant le caissier par un regard hautain. Ceci me regarde.

Le caissier eut beau guigner alternativement la comtesse et labaronne, il trouva leurs visages immobiles.

– Allez, laissez-nous. – Ayez la bonté de rester quelquesmoments afin de ne pas leur faire croire que vous êtes pour quelquechose dans cette négociation, dit la baronne à madame deVandenesse.

– Je vous demanderai de joindre à tant de complaisances, repritla comtesse, celle de me garder le secret.

– Pour une bonne action, cela va sans dire, répondit la baronneen souriant. Je vais faire envoyer votre voiture au bout du jardin,elle partira sans vous&|160;; puis nous le traverserons ensemble,personne ne vous verra sortir d’ici : ce sera parfaitementinexplicable.

– Vous avez de la grâce comme une personne qui a souffert,reprit la comtesse.

– Je ne sais pas si j’ai de la grâce, mais j’ai beaucoupsouffert, dit la baronne&|160;; vous avez eu la vôtre à meilleurmarché, je l’espère.

Une fois l’ordre donné, la baronne prit des pantoufles fourrées,une pelisse, et conduisit la comtesse à la petite porte de sonjardin.

Quand un homme a ourdi un plan comme celui qu’avait tramé duTillet contre Nathan, il ne le confie à personne. Nucingen ensavait quelque chose, mais sa femme était entièrement en dehors deces calculs machiavéliques. Seulement la baronne, qui savait Raoulgêné, n’était pas la dupe des deux sœurs&|160;; elle avait biendeviné les mains entre lesquelles irait cet argent, elle étaitenchantée d’obliger la comtesse, elle avait d’ailleurs une profondecompassion pour de tels embarras. Rastignac, posé pour pénétrer lesmanœuvres des deux banquiers, vint déjeuner avec madame Nucingen.Delphine et Rastignac n’avaient point de secrets l’un pour l’autre,elle lui raconta sa scène avec la comtesse. Rastignac, incapabled’imaginer que la baronne pût jamais être mêlée à cette affaire,d’ailleurs accessoire à ses yeux, un moyen parmi tous ses moyens,la lui éclaira. Delphine venait peut-être de détruire lesespérances électorales de du Tillet, de rendre inutiles lestromperies et les sacrifices de toute une année. Rastignac mitalors la baronne au fait en lui recommandant le secret sur la fautequ’elle venait de commettre.

– Pourvu, dit-elle, que le caissier n’en parle pas àNucingen.

Quelques instants avant midi, pendant le déjeuner de du Tillet,on lui annonça monsieur Gigonnet.

– Qu’il entre, dit le banquier, quoique sa femme fût à table.Eh&|160;! bien, mon vieux Shylock, notre homme est-ilcoffré&|160;?

– Non.

– Comment&|160;? Ne vous avais-je pas dit rue du Mail,hôtel…

– Il a payé, fit Gigonnet en tirant de son portefeuille quarantebillets de banque. Du Tillet eut une mine désespérée. – Il ne fautjamais mal accueillir les écus, dit l’impassible compère de duTillet, cela peut porter malheur.

– Où avez-vous pris cet argent, madame&|160;? dit le banquier enjetant sur sa femme un regard qui la fit rougir jusque dans laracine des cheveux.

– Je ne sais pas ce que signifie votre question, dit-elle.

– Je pénétrerai ce mystère, répondit-il en se levant furieux.Vous avez renversé mes projets les plus chers.

– Vous allez renverser votre déjeuner, dit Gigonnet qui arrêtala nappe prise par le pan de la robe de chambre de du Tillet.

Madame du Tillet se leva froidement pour sortir. Cette parolel’avait épouvantée. Elle sonna, et un valet de chambre vint.

– Mes chevaux, dit-elle au valet de chambre. Demandez Virginie,je yeux m’habiller.

– Où allez-vous&|160;? fit du Tillet.

– Les maris bien élevés ne questionnent pas leurs femmes,répondit-elle, et vous avez la prétention de vous conduire engentilhomme.

– Je ne vous reconnais plus depuis deux jours que vous avez vudeux fois votre impertinente sœur.

– Vous m’avez ordonné d’être impertinente, dit-elle, je m’essaiesur vous.

– Votre serviteur, madame, dit Gigonnet peu curieux d’une scènede ménage.

Du Tillet regarda fixement sa femme, qui le regarda de même sansbaisser les yeux.

– Qu’est-ce que cela signifie&|160;? dit-il.

– Que je ne suis plus une petite fille à qui vous ferez peur,reprit-elle. Je suis et serai toute ma vie une loyale et bonnefemme pour vous&|160;; vous pourrez être un maître si vous voulez,mais un tyran, non.

Du Tillet sortit. Après cet effort, Marie-Eugénie rentra chezelle abattue. – Sans le danger que court ma sœur, se dit-elle, jen’aurais jamais osé le braver ainsi&|160;; mais, comme dit leproverbe, à quelque chose malheur est bon. Pendant la nuit, madamedu Tillet avait repassé dans sa mémoire les confidences de sa sœur.Sûre du salut de Raoul, sa raison n’était plus dominée par lapensée de ce danger imminent. Elle se rappela l’énergie terribleavec laquelle la comtesse avait parlé de s’enfuir avec Nathan pourle consoler de son désastre si elle ne l’empêchait pas. Ellecomprit que cet homme pourrait déterminer sa sœur, par un excès dereconnaissance et d’amour, à faire ce que la sage Eugénie regardaitcomme une folie. Il y avait de récents exemples dans la hauteclasse de ces fuites qui paient d’incertains plaisirs par desremords, par la déconsidération que donnent les fausses positions,et Eugénie se rappelait leurs affreux résultats. Le mot de duTillet venait de mettre sa terreur au comble&|160;; elle craignitque tout ne se découvrît&|160;; elle vit la signature de lacomtesse de Vandenesse dans le portefeuille de la maisonNucingen&|160;; elle voulut supplier sa sœur de tout avouer àFélix. Madame du Tillet ne trouva point la comtesse. Félix étaitchez lui. Une voix intérieure cria à Eugénie de sauver sa sœur.Peut-être demain serait-il trop tard. Elle prit beaucoup sur elle,mais elle se résolut à tout dire au comte. Ne serait-il pasindulgent en trouvant son honneur encore sauf&|160;? La comtesseétait plus égarée que pervertie. Eugénie eut peur d’être lâche ettraîtresse en divulguant ces secrets que garde la société touteentière, d’accord en ceci&|160;; mais enfin elle vit l’avenir de sasœur, elle trembla de la trouver un jour seule, ruinée par Nathan,pauvre, souffrante, malheureuse, au désespoir&|160;; elle n’hésitaplus, et fit prier le comte de la recevoir. Félix, étonné de cettevisite, eut avec sa belle-sœur une longue conversation, durantlaquelle il se montra si calme et si maître de lui qu’elle tremblade lui voir prendre quelque terrible résolution.

– Soyez tranquille, lui dit Vandenesse, je me conduirai demanière à ce que vous soyez bénie un jour par la comtesse. Quelleque soit votre répugnance à garder le silence vis-à-vis d’elleaprès m’avoir instruit, faites-moi crédit de quelques jours.Quelques jours me sont nécessaires pour pénétrer des mystères quevous n’apercevez pas, et surtout pour agir avec prudence. Peut-êtresaurai-je tout en un moment&|160;! Il n’y a que moi de coupable, masœur. Tous les amants jouent leur jeu&|160;; mais toutes les femmesn’ont pas le bonheur de voir la vie comme elle est.

Madame du Tillet sortit rassurée. Félix de Vandenesse allaprendre aussitôt quarante mille francs à la Banque de France, etcourut chez madame de Nucingen : il la trouva, la remercia de laconfiance qu’elle avait eue en sa femme, et lui rendit l’argent. Lecomte expliqua ce mystérieux emprunt par les folies d’unebienfaisance à laquelle il avait voulu mettre des bornes.

– Ne me donnez aucune explication, monsieur, puisque madame deVandenesse vous a tout avoué, dit la baronne de Nucingen.

– Elle sait tout, pensa Vandenesse.

La baronne remit la lettre de garantie et envoya chercher lesquatre lettres de change. Vandenesse, pendant ce moment, jeta surla baronne le coup d’oeil fin des hommes d’état, il l’inquiétapresque, et jugea l’heure propice à une négociation.

– Nous vivons à une époque, madame, où rien n’est sûr, luidit-il. Les trônes s’élèvent et disparaissent en France avec uneeffrayante rapidité. Quinze ans font justice d’un grand empire,d’une monarchie et aussi d’une révolution. Personne n’oseraitprendre sur lui de répondre de l’avenir. Vous connaissez monattachement à la Légitimité. Ces paroles n’ont riend’extraordinaire dans ma bouche. Supposez une catastrophe : neseriez-vous pas heureuse d’avoir un ami dans le parti quitriompherait&|160;?

– Certes, dit-elle en souriant.

– Hé&|160;! bien, voulez-vous avoir en moi, secrètement, unobligé qui pourrait maintenir à monsieur de Nucingen, le caséchéant, la pairie à laquelle il aspire&|160;?

– Que voulez-vous de moi&|160;? s’écria-t-elle.

– Peu de chose, reprit-il. Tout ce que vous savez surNathan.

La baronne lui répéta sa conversation du matin avec Rastignac,et dit à l’ex-pair de France, en lui remettant les quatre lettresde change qu’elle alla prendre au caissier : – N’oubliez pas votrepromesse.

Vandenesse oubliait si peu cette prestigieuse promesse qu’il lafit briller aux yeux du baron de Rastignac pour obtenir de luiquelques autres renseignements.

En sortant de chez le baron, il dicta pour Florine à un écrivainpublic la lettre suivante : Si mademoiselle Florine veut savoirquel est le premier rôle qu’elle, jouera, elle est priée de venirau prochain bal de l’Opéra, en s’y faisant accompagner de monsieurNathan.

Cette lettre une fois mise à la poste, il alla chez son hommed’affaires, garçon très-habile et délié, quoique honnête&|160;; ille pria de jouer le rôle d’un ami auquel Schmuke aurait confié lavisite de madame de Vandenesse, en s’inquiétant un peu tard de lasignification de ces mots : Accepté pour dix mille francs, répétésquatre fois, lequel viendrait demander à monsieur Nathan une lettrede change de quarante mille francs comme contre-valeur. C’étaitjouer gros jeu. Nathan pouvait avoir su déjà comment s’étaientarrangées les choses, mais il fallait hasarder un peu pour gagnerbeaucoup. Dans son trouble, Marie pouvait bien avoir oublié dedemander à son Raoul un titre pour Schmuke. L’homme d’affaires allasur-le-champ au journal, et revint triomphant à cinq heures chez lecomte, avec une contre-valeur de quarante mille francs : dès lespremiers mots échangés avec Nathan, il avait pu se dire envoyé parla comtesse.

Cette réussite obligeait Félix à empêcher sa femme de voir Raouljusqu’à l’heure du bal de l’Opéra, où il comptait la mener et l’ylaisser s’éclairer elle-même sur la nature des relations de Nathanavec Florine. Il connaissait la jalouse fierté de lacomtesse&|160;; il voulait la faire renoncer d’elle-même à sonamour, ne pas lui donner lieu de rougir à ses yeux, et lui montrerà temps ses lettres à Nathan vendues par Florine, à laquelle ilcomptait les racheter. Ce plan si sage, conçu si rapidement,exécuté en partie, devait manquer par un jeu du Hasard qui modifietout ici-bas. Après le dîner, Félix mit la conversation sur le balde l’Opéra, en remarquant que Marie n’y était jamais allé&|160;; etil lui en proposa le divertissement pour le lendemain.

– Je vous donnerai quelqu’un à intriguer, dit-il.

– Ah&|160;! vous me ferez bien plaisir.

– Pour que la plaisanterie soit excellente, une femme doits’attaquer à une belle proie, à une célébrité, à un homme d’espritet le faire donner au diable. Veux-tu que je te livre Nathan&|160;?J’aurai, par quelqu’un qui connaît Florine, des secrets à le rendrefou.

Florine, dit la comtesse, l’actrice&|160;?

Marie avait déjà trouvé ce nom sur les lèvres de Quillet, legarçon de bureau du journal : il lui passa comme un éclair dansl’âme.

– Eh&|160;! bien, oui, sa maîtresse, répondit le comte. Est-cedonc étonnant&|160;?

– Je croyais monsieur Nathan trop occupé pour avoir unemaîtresse. Les auteurs ont-ils le temps d’aimer&|160;?

– Je ne dis pas qu’ils aiment, ma chère&|160;; mais ils sontforcés de loger quelque part, comme tous les autres hommes&|160;;et quand ils n’ont pas de chez soi, quand ils sont poursuivis parles gardes du commerce, ils logent chez leurs maîtresses, ce quipeut vous paraître leste, mais ce qui est infiniment plus agréableque de loger en prison.

Le feu était moins rouge que les joues de la comtesse.

– Voulez-vous de lui pour victime&|160;? vous l’épouvanterez,dit le comte en continuant sans faire attention au visage de safemme. Je vous mettrai à même de lui prouver qu’il est joué commeun enfant par votre beau-frère du Tillet. Ce misérable veut lefaire mettre en prison, afin de le rendre incapable de se porterson concurrent dans le collége électoral où Nucingen a été nommé.Je sais par un ami de Florine la somme produite par la vente de sonmobilier, qu’elle lui a donnée pour fonder son journal, je sais cequ’elle lui a envoyé sur la récolte qu’elle est allée faire cetteannée dans les départements et en Belgique&|160;; argent quiprofite en définitif à Du Tillet, à Nucingen, à Massol. Tous trois,par avance, ils ont vendu le journal au ministère, tant ils sontsûrs d’évincer ce grand homme.

– Monsieur Nathan est incapable d’avoir accepté l’argent d’uneactrice.

– Vous ne connaissez guère ces gens-là, ma chère, dit le comte,il ne vous niera pas le fait.

– J’irai certes au bal, dit la comtesse.

– Vous vous amuserez, reprit Vandenesse. Avec de pareillesarmes, vous fouetterez rudement l’amour-propre de Nathan, et vouslui rendrez service. Vous le verrez se mettant en fureur, secalmant bondissant sous vos piquantes épigrammes&|160;! Tout enplaisantant vous éclairerez un homme d’esprit sur le péril où ilest, et vous aurez la joie de faire battre les chevaux dujuste-milieu dans leur écurie… Tu ne m’écoutes plus, ma chèreenfant.

– Au contraire, je vous écoute trop, répondit-elle. Je vousdirai plus tard pourquoi je tiens à être sûre de tout ceci.

– Sûre, reprit Vandenesse. Reste masquée, je te fais souper avecNathan et Florine : il sera bien amusant pour une femme de ton rangd’intriguer une actrice après avoir fait caracoler l’esprit d’unhomme célèbre autour de secrets si importants&|160;; tu lesattelleras l’un et l’autre à la même mystification. Je vais memettre à la piste des infidélités de Nathan. Si je puis saisir lesdétails de quelque aventure récente, tu jouiras d’une colère decourtisane, une chose magnifique, celle à laquelle se livreraFlorine bouillonnera comme un torrent des Alpes : elle adoreNathan, il est tout pour elle&|160;; elle y tient comme la chairaux os, comme la lionne à ses petits. Je me souviens d’avoir vudans ma jeunesse une célèbre actrice qui écrivait comme unecuisinière venant redemander ses lettres à un de mes amis&|160;; jen’ai jamais depuis retrouvé ce spectacle, cette fureur tranquille,cette impertinente majesté, cette attitude de sauvage… .Souffres-tu, Marie&|160;?

– Non, l’on a fait trop de feu.

La comtesse alla se jeter sur une causeuse. Tout à coup, par unde ces mouvements impossibles à prévoir et qui fut suggéré par lesdévorantes douleurs de la jalousie, elle se dressa sur ses jambestremblantes, croisa ses bras, et vint lentement devant sonmari.

– Que sais-tu&|160;? lui demanda-t-elle, tu n’es pas homme à metorturer, tu m’écraserais sans me faire souffrir dans le cas où jeserais coupable.

– Que veux-tu que je sache, Marie.

– Eh&|160;! bien, Nathan&|160;?

– Tu crois l’aimer, reprit-il, mais tu aimes un fantômeconstruit avec des phrases.

– Tu sais donc&|160;?

– Tout, dit-il.

Ce mot tomba sur la tête de Marie comme une massue.

– Si tu le veux, je ne saurai jamais rien, reprit-il. Tu es dansun abîme, mon enfant, il faut t’en tirer : j’y ai déjà songé.Tiens.

Il tira de sa poche de côté lettre de garantie et les quatrelettres de change de Schmuke, que la comtesse reconnut, et il lesjeta dans le feu.

– Que serais-tu devenue, pauvre Marie, dans trois moisd’ici&|160;? tu te serais vue traînée par les huissiers devant lestribunaux. Ne baisse pas la tête, ne t’humilie point : tu as été ladupe des sentiments les plus beaux, tu as coqueté avec la poésie etnon avec un homme. Toutes les femmes, toutes, entends-tu, Marie,eussent été séduites à ta place. Ne serions-nous pas absurdes, nousautres hommes, qui avons fait mille sottises en vingt ans, devouloir que vous ne soyez pas imprudentes une seule fois dans toutevotre vie&|160;? Dieu me garde de triompher de toi ou de t’accablerd’une pitié que tu repoussais si vivement l’autre jour. Peut-êtrece malheureux était-il sincère quand il t’écrivait, sincère en setuant, sincère en revenant le soir même chez Florine. Nous valonsmoins que vous. Je ne parle pas pour moi dans ce moment, mais pourtoi. Je suis indulgent&|160;; mais la Société ne l’est point, ellefuit la femme qui fait un éclat, elle ne veut pas qu’on cumule unbonheur complet et la considération. Est-ce juste, je ne saurais ledire. Le monde est cruel, voilà tout. Peut-être est-il plus envieuxen masse qu’il ne l’est pris en détail.

Assis au parterre, un voleur applaudit au triomphe del’innocence et lui prendra ses bijoux en sortant. La Société refusede calmer les maux qu’elle engendre&|160;; elle décerne deshonneurs aux habiles tromperies et n’a point de récompenses pourles dévouements ignorés. Je sais et vois tout cela&|160;; mais sije ne puis réformer le monde, au moins est-il en mon pouvoir de teprotéger contre toi-même. Il s’agit ici d’un homme qui ne t’apporteque des misères, et non d’un de ces amours saints et sacrés quicommandent parfois notre abnégation, qui portent avec eux desexcuses. Peut-être ai-je eu le tort de ne pas diversifier tonbonheur, de ne pas opposer à de tranquilles plaisirs des plaisirsbouillants, des voyages, des distractions. Je puis d’ailleursm’expliquer le désir qui t’a poussée vers un homme célèbre parl’envie que tu as causée à certaines femmes. Lady Dudley, madamed’Espard, madame de Manerville et ma belle-sœur Emilie sont pourquelque chose en tout ceci. Ces femmes, contre lesquelles jet’avais mise en garde, auront cultivé ta curiosité plus pour mefaire chagrin que pour te jeter dans des orages qui, je l’espère,auront grondé sur toi sans t’atteindre.

En écoutant ces paroles empreintes de bonté, la comtesse fut euproie à mille sentiments contraires&|160;; mais cet ouragan futdominé par une vive admiration pour Félix. Les âmes nobles etfières reconnaissent promptement la délicatesse avec laquelle onles manie. Ce tact est aux sentiments ce que la grâce est au corps.Marie apprécia cette grandeur empressée de s’abaisser aux piedsd’une femme en faute pour ne pas la voir rougissant. Elle s’enfuitcomme une folle, et revint ramenée par l’idée de l’inquiétude queson mouvement pouvait causer à son mari.

– Attendez, lui dit-elle en disparaissant.

Félix lui avait habilement préparé son excuse, il fut aussitôtrécompensé de son adresse&|160;; car sa femme revint, toutes leslettres de Nathan à la main, et les lui livra.

– Jugez-moi, dit-elle en se mettant à genoux.

– Est-on en état de bien juger quand on aime&|160;? répondit-il.Il prit les lettres et les jeta dans le feu, car plus tard sa femmepouvait ne pas lui pardonner de les avoir lues. Marie, la tête surles genoux du comte, y fondait en larmes. – Mon enfant, où sont lestiennes&|160;? dit-il en lui relevant la tête.

A cette interrogation, la comtesse ne sentit plus l’intolérablechaleur qu’elle avait aux joues, elle eut froid.

– Pour que tu ne soupçonnes pas ton mari de calomnier l’homme tuas cru digne de toi, je te ferai rendre tes lettres par Florineelle-même.

– Oh&|160;! pourquoi ne les rendrait-il pas sur mademande&|160;?

– Et s’il les refusait&|160;?

La comtesse baissa la tête.

– Le monde me dégoûte, reprit-elle, je n’y veux plus aller, jevivrai seule près de toi si tu me pardonnes.

– Tu pourrais t’ennuyer encore. D’ailleurs, que dirait le mondesi tu le quittais brusquement&|160;? Au printemps, nous voyagerons,nous irons en Italie, nous parcourrons l’Europe en attendant que tuaies plus d’un enfant à élever. Nous ne sommes pas dispensésd’aller au bal de l’opéra demain, car nous ne pouvons pas avoir teslettres autrement sans nous compromettre, et, en te les apportant,Florine n’accusera-t-elle pas bien son pouvoir&|160;?

– Et je verrai cela&|160;? dit la comtesse épouvantée.

– Après demain matin.

Le lendemain, vers minuit, au bal de l’Opéra, Nathan sepromenait dans le foyer en donnant le bras à un masque d’un airassez marital. Après deux ou trois tours, deux femmes masquées lesabordèrent.

– Pauvre sot&|160;! tu te perds, Marie est ici et te voit, dit àNathan Vandenesse qui s’était déguisé en femme.

– Si tu veux m’écouter, tu sauras des secrets que Nathan t’acachés, et qui t’apprendront les dangers que court ton amour pourlui, dit en tremblant la comtesse à Florine.

Nathan avait brusquement quitté le bras de Florine pour suivrele comte qui s’était dérobé dans la foule à ses regards. Florinealla s’asseoir à côté de la comtesse, qui l’entraîna sur unebanquette à côté de Vandenesse, revenu pour protéger sa femme.

– Explique-toi, ma chère, dit Florine, et ne crois pas me faireposer long-temps. Personne au monde ne m’arrachera Raoul, vois-tu :je le tiens par l’habitude, qui vaut bien l’amour.

– D’abord es-tu Florine&|160;? dit Félix en reprenant sa voixnaturelle.

– Belle question&|160;! si tu ne le sais pas, comment veux-tuque je te croie, farceur&|160;?

– Va demander à Nathan, qui maintenant cherche la maîtresse dequi je parle, où il a passé la nuit il y a trois jours. Il s’estasphyxié, ma petite, à ton insu, faute d’argent. Voilà comment tues au fait des affaires d’un homme que tu dis aimer, et tu lelaisses sans le sou, et il se tue&|160;; ou plutôt il ne se tuepas, il se manque. Un suicide manqué, c’est aussi ridicule qu’unduel sans égratignure.

– Tu mens, dit Florine. Il a dîné chez moi ce jour-là, maisaprès le soleil couché. Le pauvre garçon était poursuivi, il s’estcaché, voilà tout.

– Va donc demander rue du Mail, à l’hôtel du Mail, s’il n’a pasété amené mourant par une belle femme avec laquelle il est enrelation depuis un an, et les lettres de ta rivale sont cachées, àton nez, chez toi. Si tu veux donner à Nathan quelque bonne leçon,nous irons tous trois chez toi&|160;; là je te prouverai, pièces enmain, que tu peux l’empêcher d’aller rue de Clichy, sous peu detemps, si tu veux être bonne fille.

– Essaie d’en faire aller d’autres que Florine, mon petit. Jesuis sûre que Nathan ne peut être amoureux de personne.

– Tu voudrais me faire croire qu’il a redoublé pour toid’attentions depuis quelque temps, mais c’est précisément ce quiprouve qu’il est très-amoureux.

– D’une femme du monde, lui&|160;?… dit Florine. Je nem’inquiète pas pour si peu de chose.

– Hé&|160;! bien, veux-tu le voir venir te dire qu’il ne teramènera pas ce matin chez toi&|160;?

– Si tu me fais dire cela, reprit Florine, je te mènerai chezmoi, et nous y chercherons ces lettres auxquelles je croirai quandje les verrai : il les écrirait donc pendant que je dors&|160;?

– Reste là, dit Félix, et regarde.

Il prit le bras de sa femme et se mit à deux pas de Florine.Bientôt Nathan, qui allait et venait dans le foyer, cherchant detous côtés son masque comme un chien cherche son maître, revint àl’endroit où il avait reçu la confidence. En lisant sur ce frontune préoccupation facile à remarquer, Florine se posa comme unTerme devant l’écrivain, et lui dit impérieusement : – Je ne veuxpas que tu me quittes, j’ai des raisons pour cela.

– Marie&|160;!… dit alors par le conseil de son mari la comtesseà l’oreille de Raoul. Quelle est cette femme&|160;? Laissez-lasur-le-champ, sortez et allez m’attendre au bas de l’escalier.

Dans cette horrible extrémité, Raoul donna une violente secousseau bras de Florine, qui ne s’attendait pas à cette manœuvre&|160;;et quoiqu’elle le tînt avec force, elle fut contrainte à le lâcher.Nathan se perdit aussitôt dans la foule.

– Que te disais-je&|160;? cria Félix dans l’oreille de Florinestupéfaite, et en lui donnant le bras.

– Allons, dit-elle, qui que tu sois, viens. As-tu tavoiture&|160;?

Pour toute réponse, Vandenesse emmena précipitamment Florine etcourut rejoindre sa femme à un endroit convenu sous le péristyle.En quelques instants les trois masques, menés vivement par lecocher de Vandenesse, arrivèrent chez l’actrice qui se démasqua.Madame de Vandenesse ne put retenir un tressaillement de surprise àl’aspect de Florine étouffant de rage, superbe de colère et dejalousie.

– Il y a, lui dit Vandenesse, un certain portefeuille dont laclef ne t’a jamais été confiée, les lettres doivent y être.

– Pour le coup, je suis intriguée, tu sais quelque chose quim’inquiétait depuis plusieurs jours, dit Florine en se précipitantdans le cabinet pour y prendre le portefeuille.

Vandenesse vit sa femme pâlissant sous son masque. La chambre deFlorine en disait plus sur l’intimité de l’actrice et de Nathanqu’une maîtresse idéale n’en aurait voulu savoir. L’oeil d’unefemme sait pénétrer la vérité de ces sortes de choses en un moment,et la comtesse aperçut dans la promiscuité des affaires de ménage,une attestation de ce que lui avait dit Vandenesse. Florine revintavec le portefeuille.

– Comment l’ouvrir&|160;? dit-elle.

L’actrice envoya chercher le grand couteau de sacuisinière&|160;; et quand la femme de chambre le rapporta, Florinele brandit en disant d’un air railleur : – C’est avec ça qu’onégorge les poulets&|160;!

Ce mot, qui fit tressaillir la comtesse, lui expliqua, encoremieux que ne l’avait fait son mari la veille, la profondeur del’abîme où elle avait failli glisser.

– Suis-je sotte&|160;! dit Florine, son rasoir vaut mieux.

Elle alla prendre le rasoir avec lequel Nathan venait de sefaire la barbe et fendit les plis du maroquin qui s’ouvrit etlaissa passer les lettres de Marie. Florine en prit une auhasard.

– Oui, c’est bien d’une femme comme il faut&|160;! Ca m’a l’airde ne pas avoir une faute d’orthographe.

Vandenesse prit les lettres et les donna à sa femme, qui allavérifier sur une table si elles y étaient toutes.

– Veux-tu les céder en échange de ceci&|160;? dit Vandenesse entendant à Florine la lettre de change de quarante mille francs.

– Est-il bête de souscrire de pareils titres&|160;?… Bon pourdes billets, dit Floride en lisant la lettre de change. Ah&|160;!je t’en donnerai, des comtesses&|160;! Et moi qui me tuais le corpset l’âme en province pour lui ramasser de l’argent, moi qui meserais donné la scie d’un agent de change pour le sauver&|160;!Voilà les hommes : quand on se damne pour eux, ils vous marchentdessus&|160;! Il me le paiera.

Madame de Vandenesse s’était enfuie avec les lettres.

– Hé&|160;! dis donc, beau masque&|160;? laisse-m’en une seulepour le convaincre.

– Cela n’est plus possible, dit Vandenesse.

– Et pourquoi&|160;?

– Ce masque est ton ex-rivale.

– Tiens, mais elle aurait bien pu me dire merci, s’écriaFlorine.

– Pour quoi prends-tu donc les quarante mille francs&|160;? ditVandenesse en la saluant.

Il est extrêmement rare que les jeunes gens, poussés à unsuicide, le recommencent quand ils en ont subi les douleurs.Lorsque le suicide ne guérit pas de la vie, il guérit de la mortvolontaire. Aussi Raoul n’eut-il plus envie de se tuer quand il sevit dans une position encore plus horrible que celle d’où ilvoulait sortir, en trouvant sa lettre de change à Schmuke dans lesmains de Florine, qui la tenait évidemment du comte de Vandenesse.Il tenta de revoir la comtesse pour lui expliquer la nature de sonamour, qui brillait dans son cœur plus vivement que jamais. Mais lapremière fois que, dans le monde, la comtesse vit Raoul, elle luijeta ce regard fixe et méprisant qui met un abîme infranchissableentre une femme et un homme. Malgré son assurance, Nathan n’osajamais, durant le reste de l’hiver, ni parler à la comtesse, nil’aborder.

Cependant il s’ouvrit à Blondet : il voulut, à propos de madamede Vandenesse, lui parler de Laure et de Béatrix. Il fit laparaphrase de ce beau passage dû à la plume de Théophile Gautier,un des plus remarquables poètes de ce temps :

« Idéal, fleur bleue à cœur d’or, dont les racines fibreuses,mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongentau fond de notre âme pour en boire la plus pure substance&|160;;fleur douce et amère&|160;! on ne peut t’arracher sans fairesaigner le cœur, sans que de ta tige brisée suintent des gouttesrouges&|160;! Ah&|160;! fleur maudite, comme elle a poussé dans monâme&|160;! »

– Tu radotes, mon cher, lui dit Blondet, je t’accorde qu’il yavait une jolie fleur, mais elle n’était point idéale, et au lieude chanter comme un aveugle devant une niche vide, tu devraissonger à te laver les mains pour faire ta soumission au pouvoir ette ranger. Tu es un trop grand artiste pour être un hommepolitique, tu as été joué par des gens qui ne te valaient pas.Pense à te faire jouer encore, mais ailleurs.

– Marie ne saurait m’empêcher de l’aimer, dit Nathan. J’en feraima Béatrix.

– Mon cher, Béatrix était une petite fille de douze ans queDante n’a plus revue&|160;; sans cela aurait-elle étéBéatrix&|160;? Pour se faire d’une femme une divinité, nous nedevons pas la voir avec un mantelet aujourd’hui, demain avec unerobe décolletée, après demain sur le boulevard, marchandant desjoujoux pour son petit dernier. Quand on a Florine, qui tour à tourest duchesse de vaudeville, bourgeoise de drame, négresse,marquise, colonel, paysanne en Suisse, vierge du Soleil au Pérou,sa seule manière d’être vierge, je ne sais pas comment ons’aventure avec les femmes du monde.

Du Tillet, en terme de Bourse, exécuta Nathan, qui, fauted’argent, abandonna sa part dans le journal. L’homme célèbre n’eutpas plus de cinq voix dans le collége où le banquier fut élu.

Quand, après un long et heureux voyage en Italie, la comtesse deVandenesse revint à Paris, l’hiver suivant, Nathan avait justifiétoutes les prévisions de Félix : d’après les conseils de Blondet,il parlementait avec le pouvoir. Quant aux affaires personnelles decet écrivain, elles étaient dans un tel désordre qu’un jour, auxChamp-Elysées, la comtesse Marie vit son ancien adorateur à pied,dans le plus triste équipage, donnant le bras à Florine. Un hommeindifférent est déjà passablement laid aux yeux d’une femme&|160;;mais quand elle ne l’aime plus, il paraît horrible, surtoutlorsqu’il ressemble à Nathan. Madame de Vandenesse eut un mouvementde honte en songeant qu’elle s’était intéressée à Raoul. Si ellen’eût pas été guérie de toute passion extra-conjugale, le contrasteque présentait alors le comte, comparé à cet homme déjà moins dignede la faveur publique, eût suffi pour lui faire préférer son mari àun ange.

Aujourd’hui, cet ambitieux, si riche en encre et si pauvre envouloir, a fini par capituler et par se caser dans une sinécure,comme un homme médiocre. Après avoir appuyé toutes les tentativesdésorganisatrices, il vit en paix à l’ombre et une feuilleministérielle. La croix de la Légion-d’Honneur, texte fécond de sesplaisanteries, orne sa boutonnière. La paix à tout prix, surlaquelle il avait fait vivre la rédaction d’un journalrévolutionnaire, est l’objet de ses articles laudatifs. L’Hérédité,tant attaquée par ses phrases saint-simoniennes, il la défendaujourd’hui avec l’autorité de la raison. Cette conduite illogiquea son origine et son autorité dans le changement de front dequelques gens qui, durant nos dernières évolutions politiques, ontagi comme Raoul.

Aux Jardies, décembre 1838.

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