Ursule Mirouët

L’action commença par le jeu d’un ressort tellement usé dans lavieille comme dans la nouvelle littérature, que personne nepourrait croire à ses effets en 1829, s’il ne s’agissait pas d’unevieille Bretonne, d’une Kergarouët, d’une émigrée&|160;! Mais,hâtons-nous de le reconnaître&|160;; en 1829, la noblesse avaitreconquis dans les mœurs un peu du terrain perdu dans la politique.D’ailleurs, le sentiment qui gouverne les grands parents dès qu’ils’agit des convenances matrimoniales est un sentiment impérissable,lié très-étroitement à l’existence des sociétés civilisées et puisédans l’esprit de famille. Il règne à Genève comme à Vienne, comme àNemours où Zélie Levrault refusait naguère à son fils de consentirà son mariage avec la fille d’un bâtard. Néanmoins toute loisociale a ses exceptions. Savinien pensait donc à faire plierl’orgueil de sa mère devant la noblesse innée d’Ursule.L’engagement eut lieu sur-le-champ. Dès que Savinien fut attablé,sa mère lui parla des lettres horribles, selon elle, que lesKergarouët et les Portenduère lui avaient écrites.

– Il n’y a plus de Famille aujourd’hui, ma mère, lui réponditSavinien, il n’y a plus que des individus&|160;! Les nobles ne sontplus solidaires. Aujourd’hui on ne vous demande pas si vous êtes unPortenduère, si vous êtes brave, si vous êtes homme d’Etat, tout lemonde vous dit : Combien payez-vous de contributions&|160;?

– Et le roi&|160;? demanda la vieille dame.

– Le roi se trouve pris entre les deux Chambres comme un hommeentre sa femme légitime et sa maîtresse. Aussi dois-je me marieravec une fille riche, à quelque famille qu’elle appartienne, avecla fille d’un paysan si elle a un million de dot et si elle estsuffisamment bien élevée, c’est-à-dire si elle sort d’unpensionnat.

– Ceci est autre chose&|160;! fit la vieille dame.

Savinien fronça les sourcils en entendant cette parole. Ilconnaissait cette volonté granitique appelée l’entêtement bretonqui distinguait sa mère, et voulut savoir aussitôt son opinion surce point délicat.

– Ainsi, dit-il, si j’aimais une jeune personne, comme parexemple la pupille de notre voisin, la petite Ursule, vous vousopposeriez donc à mon mariage&|160;?

– Tant que je vivrai, dit-elle. Après ma mort, tu seras seulresponsable de l’honneur et du sang des Portenduère et desKergarouët.

– Ainsi vous me laisseriez mourir de faim et de désespoir pourune chimère qui ne devient aujourd’hui une réalité que par lelustre de la fortune.

– Tu servirais la France et tu te fierais à Dieu&|160;!

– Vous ajourneriez mon bonheur au lendemain de votremort&|160;?

– Ce serait horrible de ta part, voilà tout.

– Louis XIV a failli épouser la nièce de Mazarin, unparvenu.

– Mazarin lui-même s’y est opposé.

– Et la veuve de Scarron&|160;?

– C’était une d’Aubigné&|160;! D’ailleurs le mariage a étésecret. Mais je suis bien vieille, mon fils, dit-elle en hochant latête. Quand je ne serai plus, vous vous marierez à votrefantaisie.

Savinien aimait et respectait à la fois sa mère&|160;; il opposasur-le-champ, mais silencieusement, à l’entêtement de la vieilleKergarouët, un entêtement égal, et résolut de ne jamais avoird’autre femme qu’Ursule à qui cette opposition donna, comme ilarrive toujours en semblable occurrence, le mérite de la chosedéfendue.

Lorsque, après vêpres, le docteur Minoret et Ursule, mise enblanc et rose, entrèrent dans cette froide salle, l’enfant futsaisie d’un tremblement nerveux comme si elle se fût trouvée enprésence de la reine de France et qu’elle eût une grâce à luidemander. Depuis son explication avec le docteur, cette petitemaison avait pris les proportions d’un palais, et la vieille dametoute la valeur sociale qu’une duchesse devait avoir au Moyen Ageaux yeux de la fille d’un vilain. Jamais Ursule ne mesura plusdésespérément qu’en ce moment la distance qui séparait un vicomtede Portenduère de la fille d’un capitaine de musique, ancienchanteur aux Italiens, fils naturel d’un organiste, et dontl’existence tenait aux bontés d’un médecin.

– Qu’avez-vous, mon enfant&|160;? lui dit la vieille dame en lafaisant asseoir près d’elle.

– Madame, je suis confuse de l’honneur que vous daignez mefaire…

– Hé&|160;! ma petite, répliqua madame de Portenduère de son tonle plus aigre, je sais combien votre tuteur vous aime et veux luiêtre agréable, car il m’a ramené l’enfant prodigue.

– Mais, ma chère mère, dit Savinien atteint au cœur en voyant lavive rougeur d’Ursule et la contraction horrible par laquelle elleréprima ses larmes, quand même vous n’auriez aucune obligation àmonsieur le chevalier Minoret, il me semble que nous pourrionstoujours être heureux du plaisir que mademoiselle veut bien nousdonner en acceptant votre invitation. Et le jeune gentilhomme serrala main du docteur d’une façon significative en ajoutant : – Vousportez, monsieur, l’ordre de Saint-Michel, le plus vieil ordre deFrance et qui confère toujours la noblesse.

L’excessive beauté d’Ursule, à qui son amour presque sans espoiravait prêté depuis quelques jours cette profondeur que les grandspeintres ont imprimée à ceux de leurs portraits où l’âme estfortement mise en relief, avait soudain frappé madame dePortenduère en lui faisant soupçonner un calcul d’ambitieux sous lagénérosité du docteur. Aussi la phrase à laquelle répondait alorsSavinien fut-elle dite avec une intention qui blessa le vieillarden ce qu’il avait de plus cher&|160;; mais il ne put réprimer unsourire en s’entendant nommer chevalier par Savinien, et reconnutdans cette exagération l’audace des amoureux qui ne reculent devantaucun ridicule.

– L’ordre de Saint-Michel, qui jadis fit commettre tant defolies pour être obtenu, est tombé, monsieur le vicomte, réponditl’ancien médecin du roi, comme sont tombés tant depriviléges&|160;! Il ne se donne plus aujourd’hui qu’à desmédecins, à de pauvres artistes. Aussi les rois ont-ils bien faitde le réunir à celui de Saint-Lazare qui, je crois, était un pauvrediable rappelé à la vie par un miracle&|160;! Sous ce rapport,l’ordre de Saint-Michel et Saint-Lazare serait, pour nous, unsymbole.

Après cette réponse à la fois empreinte de moquerie et dedignité, le silence régna sans que personne le voulût rompre, et ilétait devenu gênant quand on frappa.

– Voici notre cher curé, dit la vieille dame qui se levalaissant Ursule seule et allant au-devant de l’abbé Chaperon,honneur qu’elle n’avait fait ni à Ursule ni au docteur.

Le vieillard sourit en regardant tour à tour sa pupille etSavinien. Se plaindre des manières de madame de Portenduère ou s’enoffenser était un écueil sur lequel un homme d’un petit espritaurait touché&|160;; mais Minoret avait trop d’acquis pour ne pasl’éviter : il se mit à causer avec le vicomte du danger que couraitalors Charles X, après avoir confié la direction des affaires auprince de Polignac. Lorsqu’il y eut assez de temps écoulé pourqu’en parlant d’affaires le docteur n’eût point l’air de se venger,il présenta, presque en plaisantant, à la vieille dame les dossiersde poursuites et les mémoires acquittés qui appuyaient un comptefait par son notaire.

– Mon fils l’a reconnu&|160;? dit-elle en jetant à Savinien unregard auquel il répondit en inclinant la tête. Eh&|160;! bien,c’est l’affaire de Dionis, ajouta-t-elle en repoussant les papierset traitant cette affaire avec le dédain qu’à ses yeux méritaitl’argent.

Rabaisser la richesse, c’était, dans les idées de madame dePortenduère, élever la Noblesse et ôter toute son importance à laBourgeoisie. Quelques instants après, Goupil vint de la part de sonpatron demander les comptes entre Savinien et monsieur Minoret.

– Et pourquoi&|160;? dit la vieille dame.

– Pour en faire la base de l’obligation, il n’y a pas délivranced’espèces, répondit le premier clerc en jetant autour de lui desregards effrontés.

Ursule et Savinien, qui pour la première fois échangèrent uncoup d’oeil avec cet horrible personnage, éprouvèrent la sensationque cause un crapaud, mais aggravée par un sinistre pressentiment.Tous deux ils eurent cette indéfinissable et confuse vision del’avenir sans nom dans la langue, mais qui serait explicable parune action de l’être intérieur dont avait parlé le swedenborgisteau docteur Minoret. La certitude que ce venimeux Goupil leur seraitfatal fit trembler Ursule, mais elle se remit de son trouble ensentant un indicible plaisir à voir Savinien partageant sonémotion.

– Il n’est pas beau, le clerc de monsieur Dionis&|160;! ditSavinien quand Goupil eut fermé la porte.

– Et qu’est-ce que cela fait que ces gens-là soient beaux oulaids&|160;? dit madame de Portenduère.

– Je ne lui en veux pas de sa laideur, reprit le curé, mais desa méchanceté qui passe les bornes&|160;; il y met de lascélératesse.

Malgré son désir d’être aimable, le docteur devint digne etfroid. Les deux amoureux furent gênés. Sans la bonhomie de l’abbéChaperon, dont la gaieté douce anima le dîner, la situation dudocteur et de sa pupille eût été presque intolérable. Au dessert,en voyant pâlir[Coquille du Furne : palir.] Ursule, il lui dit : –Si tu ne te trouves pas bien, mon enfant, tu n’as que la rue àtraverser.

– Qu’avez-vous, mon cœur&|160;? dit la vieille dame à la jeunefille.

– Hélas&|160;! madame, reprit sévèrement le docteur, son âme afroid, habituée comme elle l’est à ne rencontrer que dessourires.

– Une bien mauvaise éducation, monsieur le docteur, dit madamede Portenduère. N’est-ce pas, monsieur le curé&|160;?

– Oui, madame, répondit Minoret en jetant un regard au curé quise trouva sans parole. J’ai rendu, je le vois, la vie impossible àcette nature angélique si elle devait aller dans le monde&|160;;mais je ne mourrai pas sans l’avoir mise à l’abri de la froideur,de l’indifférence ou de la haine.

– Mon parrain&|160;?… je vous en prie&|160;!… assez. Je nesouffre pas ici, dit-elle en affrontant le regard de madame dePortenduère plutôt que de donner trop de signification à sesparoles en regardant Savinien.

– Je ne sais pas, madame, dit alors Savinien à sa mère, simademoiselle Ursule souffre, mais je sais que vous me mettez ausupplice.

En entendant ce mot arraché par les façons de sa mère à cegénéreux jeune homme, Ursule pâlit et pria madame de Portenduère del’excuser&|160;; elle se leva, prit le bras de son tuteur, salua,sortit, revint chez elle, entra précipitamment dans le salon de sonparrain où elle s’assit près de son piano, mit sa tête dans sesmains et fondit en larmes.

– Pourquoi ne laisses-tu pas la conduite de tes sentiments à mavieille expérience, cruelle enfant&|160;?… s’écria le docteur audésespoir. Les nobles ne se croient jamais obligés par nous autresbourgeois. En les servant nous faisons notre devoir, voilà tout.D’ailleurs la vieille dame a vu que Savinien te regardait avecplaisir, elle a peur qu’il ne t’aime.

– Enfin, il est sauvé&|160;? dit-elle. Mais essayer d’humilierun homme comme vous&|160;?…

– Attends-moi, ma petite.

Quand le docteur revint chez madame de Portenduère, il y trouvaDionis accompagné de messieurs Bongrand et Levrault le maire,témoins exigés par la loi pour la validité des actes passés dansles communes où il n’existe qu’un notaire. Minoret prit à partmonsieur Dionis et lui dit un mot à l’oreille, après lequel lenotaire fit la lecture de l’obligation : madame de Portenduère ydonnait une hypothèque sur tous ses biens jusqu’au remboursementdes cent mille francs prêtés par le docteur au vicomte, et lesintérêts y étaient stipulés à cinq pour cent. A la lecture de cetteclause, le curé regarda Minoret, qui répondit à l’abbé par un légercoup de tête approbatif. Le pauvre prêtre alla dire à l’oreille desa pénitente quelques mots auxquels elle répondit à mi-voix : – Jene veux rien devoir à ces gens-là.

– Ma mère, monsieur, me laisse le beau rôle, dit Savinien audocteur&|160;; elle vous rendra tout l’argent et me charge de lareconnaissance.

– Mais il vous faudra trouver onze mille francs la premièreannée, à cause des frais du contrat, reprit le curé.

– Monsieur, dit Minoret à Dionis, comme monsieur et madame dePortenduère sont hors d’état de payer l’enregistrement, joignez lesfrais de l’acte au capital, je vous les payerai.

Dionis fit des renvois, et le capital fut alors fixé à cent septmille francs. Quant tout fut signé, Minoret prétexta de sa fatiguepour se retirer en même temps que le notaire et les témoins.

– Madame, dit le curé qui resta seul avec le vicomte, pourquoichoquer cet excellent monsieur Minoret qui vous a sauvé cependantau moins vingt-cinq mille francs à Paris, et qui a eu ladélicatesse d’en laisser vingt mille à votre fils pour ses dettesd’honneur&|160;?…

– Votre Minoret est un sournois, dit-elle en prenant une pincéede tabac, il sait bien ce qu’il fait.

– Ma mère croit qu’il veut m’obliger à épouser sa pupille enenglobant notre ferme, comme si l’on pouvait forcer un Portenduère,fils d’une Kergarouët, à se marier contre son gré.

Une heure après, Savinien se présenta chez le docteur où leshéritiers se trouvaient, amenés par la curiosité. L’apparition dujeune vicomte produisit une sensation d’autant plus vive que, chezchacun des assistants, elle excita des émotions différentes.Mesdemoiselles Crémière et Massin chuchotèrent en regardant Ursulequi rougissait. Les mères dirent à Désiré que Goupil pouvait bienavoir raison à l’égard de ce mariage. Les yeux de toutes lespersonnes présentes se tournèrent alors sur le docteur qui ne seleva point pour recevoir le gentilhomme et se contenta de le saluerpar une inclination de tête sans quitter le cornet, car il faisaitune partie de trictrac avec monsieur Bongrand. L’air froid dudocteur surprit tout le monde.

– Ursule, mon enfant, dit-il, fais-nous un peu de musique.

En voyant la jeune fille, heureuse d’avoir une contenance,sauter sur l’instrument et remuer les volumes reliés en vert, leshéritiers acceptèrent avec des démonstrations de plaisir lesupplice et le silence qui allaient leur être infligés, tant ilstenaient à savoir ce qui se tramait entre leur oncle et lesPortenduère.

Il arrive souvent qu’un morceau pauvre en lui-même, mais exécutépar une jeune fille sous l’empire d’un sentiment profond, fasseplus d’impression qu’une grande ouverture pompeusement dite par unorchestre habile. Il existe en toute musique, outre la pensée ducompositeur, l’âme de l’exécutant, qui, par un privilège acquisseulement à cet art, peut donner du sens et de la poésie à desphrases sans grande valeur. Chopin prouve aujourd’hui pour l’ingratpiano la vérité de ce fait déjà démontré par Paganini pour leviolon. Ce beau génie est moins un musicien qu’une âme qui se rendsensible et qui se communiquerait par toute espèce de musique, mêmepar de simples accords. Par sa sublime et périlleuse organisation,Ursule appartenait à cette école de génies si rares&|160;; mais levieux Schmucke, le maître qui venait chaque samedi et qui pendantle séjour d’Ursule à Paris la vit tous les jours, avait porté letalent de son élève à toute sa perfection. Le Songe de Rousseau,morceau choisi par Ursule, une des compositions de la jeunessed’Hérold, ne manque pas d’ailleurs d’une certaine profondeur quipeut se développer à l’exécution&|160;; elle y jeta les sentimentsqui l’agitaient et justifia bien le titre de Caprice que porte cefragment. Par un jeu à la fois suave et rêveur, son âme parlait àl’âme du jeune homme et l’enveloppait comme d’un nuage par desidées presque visibles Assis au bout du piano, le coude appuyé surle couvercle et la tête dans sa main gauche, Savinien admiraitUrsule dont les yeux arrêtés sur la boiserie semblaient interrogerun monde mystérieux. On serait devenu profondément amoureux àmoins. Les sentiments vrais ont leur magnétisme, et Ursule voulaiten quelque sorte montrer son âme, comme une coquette se pare pourplaire. Savinien pénétra donc dans ce délicieux royaume, entraînépar ce cœur qui, pour s’interpréter lui-même, empruntait lapuissance du seul art qui parle à la pensée par la pensée même,sans le secours de la parole, des couleurs ou de la forme. Lacandeur a sur l’homme le même pouvoir que l’enfance, elle en a lesattraits et les irrésistibles séductions&|160;; or, jamais Ursulene fut plus candide qu’en ce moment où elle naissait à une nouvellevie. Le curé vint arracher le gentilhomme à son rêve, en luidemandant de faire le quatrième au whist. Ursule continua de jouer,les héritiers partirent, à l’exception de Désiré qui cherchait àconnaître les intentions de son grand-oncle, du vicomte etd’Ursule.

– Vous avez autant de talent que d’âme, mademoiselle, ditSavinien quand la jeune fille ferma son piano pour venir s’asseoirà côté de son parrain. Quel est donc votre maître&|160;?

– Un Allemand logé précisément auprès de la rue Dauphine, sur lequai Conti, dit le docteur. S’il n’avait pas donné tous les joursune leçon à Ursule pendant notre séjour à Paris, il serait venu cematin.

– C’est non-seulement un grand musicien, dit Ursule, mais unhomme adorable de naïveté.

– Ces leçons-là doivent coûter cher, s’écria Désiré.

Un sourire d’ironie fut échangé par les joueurs. Quand la partiese termina, le docteur, soucieux jusqu’alors, prit en regardantSavinien l’air d’un homme peiné d’avoir à remplir uneobligation.

– Monsieur, lui dit-il, je vous sais beaucoup de gré dusentiment qui vous a porté à me faire si promptement visite&|160;;mais madame votre mère me suppose des arrière-pensées très-peunobles, et je lui donnerais le droit de les croire vraies si je nevous priais pas de ne plus venir me voir, malgré l’honneur que meferaient vos visites et le plaisir que j’aurais à cultiver votresociété. Mon honneur et mon repos exigent que nous cessions touterelation de voisinage. Dites à madame votre mère que si je ne vaispoint la prier de nous faire l’honneur, à ma pupille et à moi,d’accepter à dîner dimanche prochain, c’est à cause de la certitudeoù je suis qu’elle serait indisposée ce jour-là.

Le vieillard tendit la main au jeune vicomte, qui la lui serrarespectueusement, en lui disant : – Vous avez raison,monsieur&|160;! Et il se retira non sans faire à Ursule un salutqui révélait plus de mélancolie que de désappointement.

Désiré sortit en même temps que le gentilhomme&|160;; mais illui fut impossible d’échanger un mot, car Savinien se précipitachez lui.

Le désaccord des Portenduère et du docteur Minoret défraya,pendant deux jours, la conversation des héritiers qui rendirenthommage au génie de Dionis, et regardèrent alors leur successioncomme sauvée. Ainsi, dans un siècle où les rangs se nivellent, oùla manie de l’égalité met de plain-pied tous les individus etmenace tout, jusqu’à la subordination militaire, dernierretranchement du pouvoir en France&|160;; où par conséquent lespassions n’ont plus d’autres obstacles à vaincre que lesantipathies personnelles ou le défaut d’équilibre entre lesfortunes, l’obstination d’une vieille Bretonne et la dignité dudocteur Minoret élevaient entre ces deux amants des barrièresdestinées, comme autrefois, moins à détruire qu’à fortifierl’amour. Pour un homme passionné, toute femme vaut ce qu’elle luicoûte&|160;; or, Savinien apercevait une lutte, des efforts, desincertitudes qui lui rendaient déjà cette jeune fille chère : ilvoulait la conquérir. Peut-être nos sentiments obéissent-ils auxlois de la nature sur la durée de ses créations : à longue vie,longue enfance&|160;!

Le lendemain matin, en se levant, Ursule et Savinien eurent unemême pensée. Cette entente ferait naître l’amour si elle n’en étaitpas déjà la plus délicieuse preuve. Lorsque la jeune fille écartalégèrement ses rideaux afin de donner à ses yeux l’espacestrictement nécessaire pour voir chez Savinien, elle aperçut lafigure de son amant au-dessus de l’espagnolette en face. Quand onsonge aux immenses services que rendent les fenêtres aux amoureux,il semble assez naturel d’en faire l’objet d’une contribution.Après avoir ainsi protesté contre la dureté de son parrain, Ursulelaissa retomber les rideaux, et ouvrit ses fenêtres pour fermer sespersiennes à travers lesquelles elle pourrait désormais voir sansêtre vue. Elle monta bien sept ou huit fois pendant la journée à sachambre, et trouva toujours le jeune vicomte écrivant, déchirantdes papiers et recommençant à écrire, à elle sans doute&|160;!

Le lendemain matin, au réveil d’Ursule, la Bougival lui monta lalettre suivante.

A MADEMOISELLE URSULE.

 » Mademoiselle,

 » Je ne me fais point illusion sur la défiance que doit inspirerun jeune homme qui s’est mis dans la position d’où je ne suis sortique par l’intervention de votre tuteur : il me faut donnerdésormais plus de garanties que tout autre&|160;; aussi,mademoiselle, est-ce avec une profonde humilité que je me mets àvos pieds pour vous avouer mon amour. Cette déclaration n’est pasdictée par une passion&|160;; elle vient d’une certitude quiembrasse la vie entière. Une folle passion pour ma jeune tante,madame de Kergarouët, m’a jeté en prison, ne trouverez-vous pas unemarque de sincère amour dans la complète disparition de messouvenirs, et de cette image effacée de mon cœur par lavôtre&|160;? Dès que je vous ai vue endormie et si gracieuse dansvotre sommeil d’enfant à Bouron, vous avez occupé mon âme en reinequi prend possession de son empire. Je ne veux pas d’autre femmeque vous. Vous avez toutes les distinctions que je souhaite danscelle qui doit porter mon nom. L’éducation que vous avez reçue etla dignité de votre cœur vous mettent à la hauteur des situationsles plus élevées. Mais je doute trop de moi-même pour essayer devous bien peindre à vous-même, je ne puis que vous aimer. Aprèsvous avoir entendue hier, je me suis souvenu de ces phrases quisemblent écrites pour vous :

 » Faite pour attirer les cœurs et charmer les yeux, à la foisdouce et indulgente, spirituelle et raisonnable, polie comme sielle avait passé sa vie dans les cours, simple comme le solitairequi n’a jamais connu le monde, le feu de son âme est tempéré dansses yeux par une divine modestie.  »

J’ai senti le prix de cette belle âme qui se révèle en vous dansles plus petites choses. Voilà ce qui me donne la hardiesse de vousdemander, si vous n’aimez encore personne, de me laisser vousprouver par mes soins et par ma conduite que je suis digne de vous.Il s’agit de ma vie, vous ne pouvez douter que toutes mes forces nesoient employées non-seulement à vous plaire, mais encore à méritervotre estime, qui peut tenir lieu de celle de toute la terre. Aveccet espoir, Ursule, et si vous me permettez de vous nommer dans moncœur comme une adorée, Nemours sera pour moi le paradis, et lesplus difficiles entreprises ne m’offriront que des jouissances quivous seront rapportées comme on rapporte tout à Dieu. Dites-moidonc que je puis me dire

Votre SAVINIEN.  »

Ursule baisa cette lettre&|160;; puis, après l’avoir relue ettenue avec des mouvements insensés, elle s’habilla pour aller lamontrer à son parrain.

– Mon Dieu&|160;! j’ai failli sortir sans faire mes prières,dit-elle en rentrant pour s’agenouiller à son prie-Dieu.

Quelques instants après, elle descendit au jardin et y trouvason tuteur à qui elle fit lire la lettre de Savinien. Tous deux ilss’assirent sur le banc, sons le massif de plantes grimpantes, enface du pavillon chinois : Ursule attendait un mot du vieillard, etle vieillard réfléchissait beaucoup trop long-temps pour une filleimpatiente. Enfin, de leur entretien secret il résulta la lettresuivante, que le docteur avait sans doute en partie dictée.

 » Monsieur,

 » Je ne puis être que fort honorée de la lettre par laquellevous m’offrez votre main&|160;; mais, à mon âge, et d’après leslois de mon éducation, j’ai dû la communiquer à mon tuteur, qui esttoute ma famille, et que j’aime à la fois comme un père et comme unami. Voici donc les cruelles objections qu’il m’a faites et quidoivent me servir de réponse.

Je suis, monsieur le vicomte, une pauvre fille dont la fortune àvenir dépend entièrement non-seulement des bons vouloirs de monparrain, mais encore des mesures chanceuses qu’il prendra pouréluder les mauvais vouloirs de ses héritiers à mon égard. Quoiquefille légitime de Joseph Mirouët, capitaine de musique au 45erégiment d’infanterie&|160;; comme il est le beau-frère naturel demon tuteur, on pourrait, quoique sans raison, faire un procès à unejeune fille qui resterait sans défense. Vous voyez, monsieur, quemon peu de fortune n’est pas mon plus grand malheur. J’ai bien desraisons d’être humble. C’est pour vous et non pour moi que je voussoumets de pareilles observations qui sont souvent d’un poids légerpour des cœurs aimants et dévoués. Mais considérez aussi, monsieur,que si je ne vous les soumettais pas, je serais soupçonnée devouloir faire passer votre tendresse par-dessus des obstacles quele monde et surtout votre mère trouveraient invincibles. J’auraiseize ans dans quatre mois. Peut-être reconnaîtrez-vous que noussommes l’un et l’autre trop jeunes et trop inexpérimentés pourcombattre les misères d’une vie commencée sans autre fortune que ceque je tiens de la bonté de feu monsieur de Jordy. Mon tuteurdésire d’ailleurs ne pas me marier avant que j’aie atteint vingtans. Qui sait ce que le sort vous réserve durant ces quatre années,les plus belles de votre vie&|160;? ne la brisez donc pas pour unepauvre fille.

Après vous avoir exposé, monsieur, les raisons de mon chertuteur qui, loin de s’opposer à mon bonheur, veut y contribuer detoutes ses forces et souhaite voir sa protection, bientôt débile,remplacée par une tendresse égale à la sienne&|160;; il me reste àvous dire combien je suis touchée et de votre offre et descompliments affectueux qui l’accompagnent. La prudence qui dictecette réponse est d’un vieillard à qui la vie est bienconnue&|160;; mais la reconnaissance que je vous exprime est d’unejeune fille à qui nul autre sentiment n’est entré dans l’âme.

Ainsi, monsieur, je puis me dire, en toute vérité,

Votre servante,

URSULE MIROUET.  »

Savinien ne répondit pas. Faisait-il des tentatives auprès de samère&|160;? Cette lettre avait-elle éteint son amour&|160;? Millequestions semblables, toutes insolubles, tourmentaient horriblementUrsule et par ricochet le docteur qui souffrait des moindresagitations de sa chère enfant. Ursule montait souvent à sa chambreet regardait chez Savinien qu’elle voyait pensif, assis devant satable et tournant souvent les yeux sur ses fenêtres à elle. A lafin de la semaine, pas plus tôt, elle reçut la lettre suivante deSavinien dont le retard s’expliquait par un surcroît d’amour.

A MADEMOISELLE URSULE MIROUET.

 » Chère Ursule, je suis un peu Breton&|160;; et, une fois monparti pris, rien ne m’en fait changer. Votre tuteur, que Dieuconserve encore long-temps, a raison&|160;; mais ai-je donc tort devous aimer&|160;? Aussi voudrais-je seulement savoir de vous sivous m’aimez. Dites-le-moi, ne fût-ce que par un signe, et c’estalors que ces quatre années deviendront les plus belles de mavie&|160;!

Un de mes amis a remis à mon grand-oncle, le vice-amiral deKergarouët, une lettre où je lui demande sa protection pour entrerdans la marine. Ce bon vieillard, ému par mes malheurs, m’a réponduque la bonne volonté du roi serait contre-carrée par les règlementsdans le cas où je voudrais un grade. Néanmoins, après trois moisd’études à Toulon, le ministre me fera partir comme maître detimonerie&|160;; puis, après une croisière contre les Algériens,avec lesquels nous sommes en guerre, je puis subir un examen etdevenir aspirant. Enfin, si je me distingue dans l’expédition quise prépare contre Alger, je serai certainement enseigne&|160;; maisdans combien de temps&|160;?… Personne ne peut le dire. Seulementon rendra les ordonnances aussi élastiques qu’il sera possible pourréintégrer le nom de Portenduère à la marine. Je ne dois vousobtenir que de votre parrain, je le vois&|160;; et votre respectpour lui vous rend plus chère à mon cœur. Avant de répondre, jevais donc avoir une entrevue avec lui : de sa réponse dépendra toutmon avenir. Quoi qu’il advienne, sachez que, riche ou pauvre, filled’un capitaine de musique ou fille d’un roi, vous êtes pour moicelle que la voix de mon cœur a désignée. Chère Ursule, nous sommesdans un temps où les préjugés, qui jadis nous eussent séparés,n’ont pas assez de force pour empêcher notre mariage. A vous donctous les sentiments de mon cœur, et à votre oncle des garanties quilui répondent de votre félicité&|160;! Il ne sait pas que je vousai dans quelques instants plus aimée qu’il ne vous aime depuisquinze ans. A ce soir.  »

– Tenez, mon parrain, dit Ursule en lui tendant cette lettre parun mouvement d’orgueil.

– Ah&|160;! mon enfant, s’écria le docteur après avoir lu lalettre, je suis plus content que toi. Le gentilhomme a par cetterésolution réparé toutes ses fautes.

Après le dîner Savinien se présenta chez le docteur, qui sepromenait alors avec Ursule le long de la balustrade de la terrassesur la rivière. Le vicomte avait reçu ses habits de Paris, etl’amoureux n’avait pas manqué de rehausser ses avantages naturelspar une mise aussi soignée, aussi élégante que s’il se fût agi deplaire à la belle et fière comtesse de Kergarouët. En le voyantvenir du perron vers eux, la pauvre petite serra le bras de sononcle absolument comme si elle se retenait pour ne pas tomber dansun précipice, et le docteur entendit de profondes et sourdespalpitations qui lui donnèrent le frisson.

– Laisse-nous, mon enfant, dit-il à sa pupille qui s’assit surles marches du pavillon chinois après avoir laissé prendre sa mainpar Savinien, qui y déposa un baiser respectueux.

– Monsieur, donnerez-vous cette chère personne à un capitaine devaisseau&|160;? dit le jeune vicomte à voix basse au docteur.

– Non, dit Minoret en souriant&|160;; nous pourrions attendretrop long-temps&|160;; mais… à un lieutenant de vaisseau.

Des larmes de joie humectèrent les yeux du jeune homme, quiserra très-affectueusement la main du vieillard.

– Je vais donc partir, répondit-il, aller étudier et tâcherd’apprendre en six mois ce que les élèves de l’école de marine ontappris en six ans.

– Partir&|160;? dit Ursule en s’élançant du perron vers eux.

– Oui, mademoiselle, pour vous mériter. Ainsi, plus j’y mettraid’empressement, plus d’affection je vous témoignerai.

– Nous sommes aujourd’hui le 3 octobre, dit-elle en le regardantavec une tendresse infinie, partez après le 19.

– Oui, dit le vieillard, nous fêterons la Saint-Savinien.

– Adieu donc, s’écria le jeune homme. Je dois aller passer cettesemaine à Paris, y faire les démarches nécessaires, mes préparatifset mes acquisitions de livres, d’instruments de mathématiques, meconcilier la faveur du ministre et obtenir les meilleuresconditions possibles.

Ursule et son parrain reconduisirent Savinien jusqu’à la grille.Après l’avoir vu rentrant chez sa mère, ils le virent sortiraccompagné de Tiennette, qui portait une petite malle.

– Pourquoi, si vous êtes riche, le forcez-vous à servir dans lamarine&|160;? dit Ursule à son parrain.

– Je crois que ce sera bientôt moi qui aurai fait ses dettes,dit le docteur en souriant. Je ne le force point&|160;; maisl’uniforme, mon cher cœur, et la croix de la Légion-d’Honneurgagnée dans un combat effaceront bien des taches. En six ans ilpeut arriver à commander un bâtiment, et voilà tout ce que je luidemande.

– Mais il peut périr, dit-elle en montrant au docteur un visagepâle.

– Les amoureux ont, comme les ivrognes, un dieu pour eux,répondit le docteur en plaisantant.

A l’insu de son parrain, la pauvre petite, aidée par laBougival, coupa pendant la nuit une quantité suffisante de seslongs et beaux cheveux blonds pour faire une chaîne&|160;; puis lesurlendemain elle séduisit son maître de musique, le vieuxSchmucke, qui lui promit de veiller à ce que les cheveux ne fussentpas changés et que la chaîne fût achevée pour le dimanche suivant.A son retour, Savinien apprit au docteur et à sa pupille qu’ilavait signé son engagement. Il devait être rendu le 25 à Brest.Invité par le docteur à dîner pour le 18, il passa ces deuxjournées presque entières chez le docteur&|160;; et, malgré lesplus sages recommandations, les deux amoureux ne purent s’empêcherde trahir leur bonne intelligence aux yeux du curé, du juge depaix, du médecin de Nemours et de la Bougival.

– Enfants, leur dit le vieillard, vous jouez votre bonheur en nevous gardant pas le secret à vous-mêmes.

Enfin, le jour de sa fête, après la messe, pendant laquelle il yeut quelques regards échangés, Savinien, épié par Ursule, traversala rue et vint dans ce petit jardin où tous deux se trouvèrentpresque seuls. Par indulgence, le bonhomme lisait ses journaux dansle pavillon chinois.

– Chère Ursule, dit Savinien, voulez-vous me faire une fête plusgrande que ne pourrait me la faire ma mère en me donnant uneseconde fois la vie&|160;?…

– Je sais ce que vous voulez me demander, dit Ursule enl’interrompant. Tenez, voici ma réponse, ajouta-t-elle en prenantdans la poche de son tablier la chaîne faite de ses cheveux et lalui présentant dans un tremblement nerveux qui accusait une joieillimitée. Portez ceci, dit-elle, pour l’amour de moi. Puisse monprésent écarter de vous tous les périls en vous rappelant que mavie est attachée à la vôtre&|160;!

– Ah&|160;! la petite masque, elle lui donne une chaîne de sescheveux, se disait le docteur. Comment s’y est-elle prise&|160;?Couper dans ses belles tresses blondes&|160;!… mais elle luidonnerait donc mon sang.

– Ne trouverez-vous pas bien mauvais de vous demander, avant departir, une promesse formelle de n’avoir jamais d’autre mari quemoi&|160;? dit Savinien en baisant cette chaîne et regardant Ursulesans pouvoir retenir une larme.

– Si je ne vous l’ai pas trop dit déjà, moi qui suis venuecontempler les murs de Sainte-Pélagie quand vous y étiez,répondit-elle en rougissant&|160;; je vous le répète, Savinien : jen’aimerai jamais que vous et ne serai jamais qu’à vous.

En voyant Ursule à demi cachée dans le massif, le jeune homme netint pas contre le plaisir de la serrer sur son cœur et del’embrasser au front&|160;; mais elle jeta comme un cri faible, selaissa tomber sur le banc, et, lorsque Savinien se mit auprèsd’elle en lui demandant pardon, il vit le docteur debout devanteux.

– Mon ami, dit-il, Ursule est une véritable sensitive qu’uneparole amère tuerait. Pour elle, vous devrez modérer l’éclat del’amour. Ah&|160;! si vous l’eussiez aimée depuis seize ans, vousvous seriez contenté de sa parole, ajouta-t-il pour se venger dumot par lequel Savinien avait terminé sa dernière lettre.

Deux jours après, Savinien partit. Malgré les lettres qu’ilécrivit régulièrement à Ursule, elle fut en proie à une maladiesans cause sensible. Semblable à ces beaux fruits attaqués par unver, une pensée lui rongeait le cœur. Elle perdit l’appétit et sesbelles couleurs. Quand son parrain lui demanda la première fois cequ’elle éprouvait : – Je voudrais voir la mer, dit-elle.

– Il est difficile de te mener en décembre voir un port de mer,lui répondit le vieillard.

– Irais-je donc&|160;? dit-elle.

De grands vents s’élevaient-ils, Ursule éprouvait des commotionsen croyant, malgré les savantes distinctions de son parrain, ducuré, du juge de paix entre les vents de mer et ceux de terre, queSavinien se trouvait aux prises avec un ouragan. Le juge de paix larendit heureuse pour quelques jours avec une gravure quireprésentait un aspirant en costume. Elle lisait les journaux enimaginant qu’ils donneraient des nouvelles de la croisière pourlaquelle Savinien était parti. Elle dévora les romans maritimes deCooper, et voulut apprendre les termes de marine. Ces preuves de lafixité de la pensée, souvent jouées par les autres femmes, furentsi naturelles chez Ursule qu’elle vit en rêve chacune des lettresde Savinien, et ne manqua jamais à les annoncer le matin même enracontant le songe avant-coureur.

– Maintenant, dit-elle au docteur, la quatrième fois que ce faiteut lieu sans que le curé et le médecin en fussent surpris, je suistranquille : à quelque distance que Savinien soit, s’il est blessé,je le sentirai dans le même instant.

Le vieux médecin resta plongé dans une profonde méditation quele juge de paix et le curé jugèrent douloureuse, à voirl’expression de son visage.

– Qu’avez-vous&|160;? lui demandèrent-ils quand Ursule les eutlaissés seuls.

– Vivra-t-elle&|160;? répondit le vieux médecin. Une si délicateet si tendre fleur résistera-t-elle à des peines de cœur&|160;?

Néanmoins la petite rêveuse, comme la surnomma le curé,travaillait avec ardeur&|160;; elle comprenait l’importance d’unegrande instruction pour une femme du monde, et tout le tempsqu’elle ne donnait pas au chant, à l’étude de l’Harmonie et de laComposition, elle le passait à lire les livres que lui choisissaitl’abbé Chaperon dans la riche bibliothèque de son parrain. Tout enmenant cette vie occupée, elle souffrait, mais sans se plaindre.Parfois elle restait des heures entières à regarder la fenêtre deSavinien. Le dimanche, à la sortie de la messe, elle suivait madamede Portenduère en la contemplant avec tendresse, car, malgré sesduretés, elle aimait en elle la mère de Savinien. Sa piétéredoublait, elle allait à la messe tous les matins, car elle crutfermement que ses rêves étaient une faveur de Dieu. Effrayé desravages produits par cette nostalgie de l’amour, le jour de lanaissance d’Ursule son parrain lui promit de la conduire à Toulonvoir le départ de l’expédition d’Alger sans que Savinien, qui enfaisait partie, en fût instruit. Le juge de paix et le curégardèrent le secret au docteur sur le but de ce voyage, qui parutêtre entrepris pour la santé d’Ursule, et qui intrigua beaucoup leshéritiers Minoret. Après avoir revu Savinien en uniformed’aspirant, après avoir monté sur le beau vaisseau de l’amiral, àqui le ministre avait recommandé le jeune Portenduère, Ursule, à laprière de son ami, alla respirer l’air de Nice, et parcourut lacôte de la Méditerranée jusqu’à Gênes, où elle apprit l’arrivée dela flotte devant Alger et les heureuses nouvelles du débarquement.Le docteur aurait voulu continuer ce voyage à travers l’Italie,autant pour distraire Ursule que pour achever en quelque sorte sonéducation en agrandissant ses idées par la comparaison des mœurs,des pays, et par les enchantements de la terre où vivent leschefs-d’œuvre de l’art, et où tant de civilisations ont laisséleurs traces brillantes&|160;; mais la nouvelle de la résistanceopposée par le trône aux électeurs de la fameuse Chambre de 1830ramena le docteur en France, où il ramena sa pupille dans un étatde santé florissante et riche d’un charmant petit modèle duvaisseau sur lequel servait Savinien.

Les Elections de 1830 donnèrent de la consistance aux héritiersqui, par les soins de Désiré Minoret et de Goupil, formèrent àNemours un comité dont les efforts firent nommer à Fontainebleau lecandidat libéral. Massin exerçait une énorme influence sur lesélecteurs de la campagne. Cinq des fermiers du maître de posteétaient électeurs. Dionis représentait plus de onze voix. En seréunissant chez le notaire, Crémière, Massin, le maître de poste etleurs adhérents finirent par prendre l’habitude de s’y voir. Auretour du docteur, le salon de Dionis était donc devenu le camp deshéritiers. Le juge de paix et le maire qui se lièrent alors pourrésister aux libéraux de Nemours, battus par l’Opposition malgréles efforts des châteaux situés aux environs, furent étroitementunis par leur défaite. Lorsque Bongrand et l’abbé Chaperonapprirent au docteur le résultat de cet antagonisme qui dessina,pour la première fois, deux partis dans Nemours, et donna del’importance aux héritiers Minoret, Charles X partait deRambouillet pour Cherbourg. Désiré Minoret, qui partageait lesopinions du Barreau de Paris, avait fait venir de Nemours quinze deses amis commandés par Goupil, et à qui le maître de poste donnades chevaux pour courir à Paris, où ils arrivèrent chez Désiré dansla nuit du 28. Goupil et Désiré coopérèrent avec cette troupe à laprise de l’Hôtel-de-Ville. Désiré Minoret fut décoré de laLégion-d’Honneur, et nommé substitut du procureur du roi àFontainebleau. Goupil eut la croix de Juillet. Dionis fut élu mairede Nemours en remplacement du sieur Levrault, et le conseilmunicipal se composa de Minoret-Levrault, adjoint&|160;; de Massin,de Crémière et de tous les adhérents du salon de Dionis. Bongrandne garda sa place que par l’influence de son fils, fait procureurdu roi à Melun, et dont le mariage avec mademoiselle Levrault parutalors probable. En voyant le trois pour cent à quarante-cinq, ledocteur partit en poste pour Paris, et plaça cinq cent quarantemille francs en inscriptions au porteur. Le reste de sa fortune,qui allait environ à deux cent soixante-dix mille francs, luidonna, mis à son nom dans le même fonds, ostensiblement quinzemille francs de rente. Il employa de la même manière le capitallégué par le vieux professeur à Ursule, ainsi que les huit millefrancs produits en neuf ans par les intérêts, ce qui fit à sapupille quatorze cents francs de rente, au moyen d’une petite sommequ’il ajouta pour arrondir ce léger revenu. D’après les conseils deson maître, la vieille Bougival eut trois cent cinquante francs derente en plaçant ainsi cinq mille et quelques cents francsd’économies. Ces sages opérations, méditées entre le docteur et lejuge de paix, furent accomplies dans le plus profond secret à lafaveur des troubles politiques. Quand le calme fut à peu prèsrétabli, le docteur acheta une petite maison contiguë à la sienne,et l’abattit ainsi que le mur de sa cour pour faire construire à laplace une remise et une écurie. Employer le capital de mille francsde rente à se donner des communs parut une folie à tous leshéritiers Minoret. Cette prétendue folie fut le commencement d’uneère nouvelle dans la vie du docteur qui, par un moment où leschevaux et les voitures se donnaient presque, ramena de Paris troissuperbes chevaux et une calèche.

Quand, au commencement de novembre 1830, le vieillard vint pourla première fois par un temps pluvieux en calèche à la messe, etdescendit pour donner la main à Ursule, tous les habitantsaccoururent sur la place, autant pour voir la voiture du docteur etquestionner son cocher que pour gloser sur la pupille à l’excessiveambition de laquelle Massin, Crémière, le maître de poste et leursfemmes attribuaient les folies de leur oncle.

– La calèche&|160;! hé, Massin&|160;? cria Goupil. Votresuccession va bon train, hein&|160;?

– Tu dois avoir demandé de bons gages, Cabirolle&|160;? dit lemaître de poste au fils d’un de ses conducteurs qui restait auprèsdes chevaux, car il faut espérer que tu n’useras pas beaucoup defers chez un homme de quatre-vingt-quatre ans. Combien les chevauxont-ils coûté&|160;?

– Quatre mille francs. La calèche, quoique de hasard, a étépayée deux mille francs&|160;; mais elle est belle, les roues sontà patente.

– Comment dites-vous, Cabirolle&|160;? demanda madameCrémière.

– Il dit à ma tante, répondit Goupil, c’est une idée desAnglais, qui ont inventé ces roues-là. Tenez&|160;! voyez-vous,l’on ne voit rien du tout, c’est emboîté, c’est joli, l’onn’accroche pas, il n’y a plus ce vilain bout de fer carré quidépassait l’essieu.

– A quoi rime ma tante&|160;? dit alors innocemment madameCrémière.

– Comment&|160;! dit Goupil, ca ne vous tente doncpas&|160;?

– Ah&|160;! je comprends, dit-elle.

– Eh&|160;! bien, non, vous êtes une honnête femme, dit Goupil,il ne faut pas vous tromper, le vrai mot c’est à patte entre, parceque la fiche est cachée.

– Oui, madame, dit Cabirolle qui fut la dupe de l’explication deGoupil, tant le clerc la donna sérieusement.

– C’est une belle voiture, tout de même, s’écria Crémière, et ilfaut être riche pour prendre un pareil genre.

– Elle va bien, la petite, dit Goupil. Mais elle a raison, ellevous apprend à jouir de la vie. Pourquoi n’avez-vous pas de beauxchevaux et des calèches, vous, papa Minoret&|160;? Vouslaisserez-vous humilier&|160;? A votre place, moi&|160;! j’auraisune voiture de prince.

– Voyons, Cabirolle, dit Massin, est-ce la petite qui lancenotre oncle dans ces luxes-là&|160;?

– Je ne sais pas, répondit Cabirolle, mais elle est quasiment lamaîtresse au logis. Il vient maintenant maître sur maître de Paris.Elle va, dit-on, étudier la peinture.

– Je saisirai cette occasion pour faire tirer mon portrait, ditmadame Crémière.

En province, on dit encore tirer au lieu de faire unportrait.

– Le vieil Allemand n’est cependant pas renvoyé, dit madameMassin.

– Il y est encore aujourd’hui, répondit Cabirolle.

– Abondance de chiens ne nuit pas, dit madame Crémière qui fitrire tout le monde.

– Maintenant, s’écria Goupil, vous ne devez plus compter sur lasuccession. Ursule a bientôt dix-sept ans, elle est plus jolie quejamais&|160;; les voyages forment la jeunesse, et la petitefarceuse tient votre oncle par le bon bout. Il y a cinq à sixpaquets pour elle aux voitures par semaine, et les couturières, lesmodistes viennent lui essayer ici ses robes et ses affaires. Aussima patronne est-elle furieuse. Attendez Ursule à la sortie etregardez son petit châle de cou, un vrai cachemire de six centsfrancs.

La foudre serait tombée au milieu du groupe des héritiers, ellen’aurait pas produit plus d’effet que les derniers mots de Goupil,qui se frottait les mains.

Le vieux salon vert du docteur fut renouvelé par un tapissier deParis. Jugé sur le luxe qu’il déployait, le vieillard était tantôtaccusé d’avoir celé sa fortune et de posséder soixante mille livresde rentes, tantôt de dépenser ses capitaux pour plaire à Ursule. Onfaisait de lui tour à tour un richard et un libertin. Ce mot : –C’est un vieux fou&|160;! résuma l’opinion du pays. Cette faussedirection des jugements de la petite ville eut pour avantage detromper les héritiers, qui ne soupçonnèrent point l’amour deSavinien pour Ursule, véritable cause des dépenses du docteur,enchanté d’habituer sa pupille à son rôle de vicomtesse, et qui,riche de plus de cinquante mille francs de rente, se donnait leplaisir de parer son idole.

Au mois de février 1832, le jour où Ursule avait dix-sept ans,le matin même en se levant, elle vit Savinien en costume d’enseigneà sa fenêtre.

– Comment n’en ai je rien su&|160;? se dit-elle.

Depuis la prise d’Alger, où Savinien se distingua par un traitde courage qui lui valut la croix, la corvette sur laquelle ilservait étant restée pendant plusieurs mois à la mer il lui avaitété tout à fait impossible d’écrire au docteur, et il ne voulaitpas quitter le service sans l’avoir consulté. Jaloux de conserver àla marine un nom illustre, le nouveau gouvernement avait profité duremue-ménage de Juillet pour donner le grade d’enseigne à Savinien.Après avoir obtenu un congé de quinze jours, le nouvel enseignearrivait de Toulon par la malle-poste pour la fête d’Ursule et pourprendre en même temps l’avis du docteur.

– Il est arrivé, cria la filleule en se précipitant dans lachambre de son parrain.

– Très-bien&|160;! répondit-il. Je devine le motif qui lui faitquitter le service, et il peut maintenant rester à Nemours.

– Ah&|160;! voilà ma fête : elle est toute dans ce mot, dit-elleen embrassant le docteur.

Sur un signe qu’elle alla faire au gentilhomme, Savinien vintaussitôt&|160;; elle voulait l’admirer, car il lui semblait changéen mieux. En effet, le service militaire imprime aux gestes, à ladémarche, à l’air des hommes une décision mêlée de gravité, je nesais quelle rectitude qui permet au plus superficiel observateur dereconnaître un militaire sous l’habit bourgeois : rien ne démontremieux que l’homme est fait pour commander. Ursule en aima mieuxencore Savinien, et ressentit une joie d’enfant à se promener dansle petit jardin en lui donnant le bras et lui faisant raconter lapart qu’il avait eue, en sa qualité d’aspirant, à la prise d’Alger.Evidemment Savinien avait pris Alger. Elle voyait, disait-elle,tout en rouge, quand elle regardait la décoration de Savinien. Ledocteur, qui, de sa chambre, les surveillait en s’habillant, vintles retrouver. Sans s’ouvrir entièrement au vicomte, il lui ditalors qu’au cas où madame de Portenduère consentirait à son mariageavec Ursule, la fortune de sa filleule rendait superflu letraitement des grades qu’il pouvait acquérir.

– Hélas&|160;! dit Savinien, il faudra bien du temps pourvaincre l’opposition de ma mère. Avant mon départ, placée entrel’alternative de me voir rester près d’elle si elle consentait àmon mariage avec Ursule, ou de ne plus me revoir que de loin enloin et de me savoir exposé aux dangers de ma carrière, elle m’alaissé partir…

– Mais, Savinien, nous serons ensemble, dit Ursule en luiprenant la main et la lui secouant avec une espèced’impatience.

Se voir et ne plus se quitter, c’était pour elle toutl’amour&|160;; elle ne voyait rien au delà&|160;; et son joligeste, la mutinerie de son accent exprimèrent tant d’innocence, queSavinien et le docteur en furent attendris. La démission futenvoyée, et la fête d’Ursule reçut de la présence de son fiancé leplus bel éclat. Quelques mois après, vers le mois de mai, la vieintérieure reprit chez le docteur Minoret le calme d’autrefois,mais avec un habitué de plus. Les assiduités du jeune vicomtefurent d’autant plus promptement interprétées comme celles d’unfutur, que, soit à la messe, soit à la promenade, ses manières etcelles d’Ursule, quoique réservées, trahissaient l’entente de leurscœurs. Dionis fit observer aux héritiers que le bonhomme nedemandait point ses intérêts à madame de Portenduère, et que lavieille dame lui devait déjà trois années.

– Elle sera forcée de céder, de consentir à la mésalliance deson fils, dit le notaire. Si ce malheur arrive, il est probablequ’une grande partie de la fortune de votre oncle servira, selonBasile, d’argument irrésistible.

L’irritation des héritiers, en devinant que leur oncle leurpréférait trop Ursule pour ne pas assurer son bonheur à leursdépens, devint alors aussi sourde que profonde. Réunis tous lessoirs chez Dionis depuis la révolution de Juillet, ils ymaudissaient les deux amants, et la soirée ne s’y terminait guèresans qu’ils eussent cherché, mais vainement, les moyens decontre-carrer le vieillard. Zélie, qui sans doute avait profitécomme le docteur de la baisse des rentes pour placeravantageusement ses énormes capitaux, était la plus acharnée aprèsl’orpheline et les Portenduère. Un soir où Goupil, qui se gardaitcependant de s’ennuyer dans ces soirées, était venu pour se tenirau courant des affaires de la ville qui se discutaient là, Zélieeut une recrudescence de haine : elle avait vu le matin le docteur,Ursule et Savinien revenant en calèche d’une promenade auxenvirons, dans une intimité qui disait tout.

– Je donnerais bien trente mille francs pour que Dieu rappelât àlui notre oncle avant que le mariage de ce Portenduère et de lamijaurée se fasse, dit-elle.

Goupil reconduisit monsieur et maman Minoret jusqu’au milieu deleur grande cour, et leur dit en regardant autour de lui poursavoir s’ils étaient bien seuls : – Voulez-vous me donner lesmoyens d’acheter l’étude de Dionis, et je ferai rompre le mariagede monsieur Portenduère et d’Ursule&|160;?

– Comment&|160;? demanda le colosse.

– Me croyez-vous assez niais pour vous dire mon projet&|160;?répondit le maître clerc.

– Eh&|160;! bien, mon garçon, brouille-les, et nous verrons, ditZélie.

– Je ne m’embarque point dans de pareils tracas sur un : nousverrons&|160;! Le jeune homme est un crâne qui pourrait me tuer, etje dois être ferré à glace, être de sa force à l’épée et aupistolet. Etablissez-moi, je vous tiendrai parole.

– Empêche ce mariage et je t’établirai, répondit le maître deposte.

– Voici neuf mois que vous regardez à me prêter quinzemalheureux mille francs pour acheter l’Etude de Lecœur l’huissier,et vous voulez que je me fie à cette parole&|160;! Allez, vousperdrez la succession de votre oncle, et ce sera bien fait.

– S’il ne s’agissait que de quinze mille francs et de l’Etude deLecœur, je ne dis pas, répondit Zélie&|160;; mais vous cautionnerpour cinquante mille écus&|160;!

– Mais je payerai, dit Goupil en lançant à Zélie un regardfascinateur qui rencontra le regard impérieux de la maîtresse deposte. Ce fut comme du venin sur de l’acier.

– Nous attendrons, dit Zélie.

– Ayez donc le génie du mal&|160;! pensa Goupil. Si jamais jeles tiens, ceux-là, se dit-il en sortant, je les presserai commedes citrons.

En cultivant la société du docteur, du juge de paix et du curé,Savinien leur prouva l’excellence de son caractère. L’amour de cejeune homme pour Ursule, si dégagé de tout intérêt, si persistant,intéressa si vivement les trois amis, qu’ils ne séparaient plus cesdeux enfants dans leurs pensées. Bientôt la monotonie de cette viepatriarcale et la certitude que les amants avaient de leur avenirfinirent par donner à leur affection une apparence de fraternité.Souvent le docteur laissait Ursule et Savinien seuls. Il avait bienjugé ce charmant jeune homme qui baisait la main d’Ursule enarrivant et ne la lui eût pas demandée seul avec elle, tant ilétait pénétré de respect pour l’innocence, pour la candeur de cetteenfant dont l’excessive sensibilité, souvent éprouvée, lui avaitappris qu’une expression dure, un air froid ou des alternatives dedouceur et de brusquerie pouvaient la tuer. Les grandes hardiessesdes deux amants se commettaient en présence des vieillards, lesoir. Deux années, pleines de joies secrètes, se passèrent ainsi,sans autre événement que les tentatives inutiles du jeune hommepour obtenir le consentement de sa mère à son mariage avec Ursule.Il parlait quelquefois des matinées entières, sa mère l’écoutaitsans répondre à ses raisons et à ses prières, autrement que par unsilence de Bretonne ou par des refus. A dix-neuf ans, Ursuleélégante, excellente musicienne et bien élevée n’avait plus rien àacquérir : elle était parfaite. Aussi obtint-elle une renommée debeauté, de grâce et d’instruction qui s’étendit au loin. Un jour,le docteur eut à refuser la marquise d’Aiglemont qui pensait àUrsule pour son fils aîné. Six mois plus tard, malgré le profondsecret gardé par Ursule, par le docteur et par madame d’Aiglemont,Savinien fut instruit par hasard de cette circonstance. Touché detant de délicatesse, il argua de ce procédé pour vaincrel’obstination de sa mère qui lui répondit : – Si les d’Aiglemontveulent se mésallier, est-ce une raison pour nous&|160;?

Au mois de décembre 1834, le pieux et bon vieillard déclinavisiblement. En le voyant sortir de l’église, la figure jaune etgrippée, les yeux pâles, toute la ville parla de la mort prochainedu bonhomme, alors âgé de quatre-vingt-huit ans. – Vous saurez cequi en est, disait-on aux héritiers. En effet, le décès duvieillard avait l’attrait d’un problème. Mais le docteur ne sesavait pas malade, il avait des illusions, et ni la pauvre Ursule,ni Savinien, ni le juge de paix, ni le curé ne voulaient pardélicatesse l’éclairer sur sa position&|160;; le médecin deNemours, qui le venait voir tous les soirs, n’osait lui rienprescrire. Le vieux Minoret ne sentait aucune douleur, ils’éteignait doucement. Chez lui l’intelligence demeurait ferme,nette et puissante. Chez les vieillards ainsi constitués, l’âmedomine le corps et lui donne la force de mourir debout. Le curé,pour ne pas avancer le terme fatal, dispensa son paroissien devenir entendre la messe à l’église, et lui permit de lire lesoffices chez lui&|160;; car le docteur accomplissait minutieusementses devoirs de religion : plus il alla vers la tombe, plus il aimaDieu. Les clartés éternelles lui expliquaient de plus en plus lesdifficultés de tout genre. Au commencement de la nouvelle année,Ursule obtint de lui qu’il vendît ses chevaux, sa voiture, et qu’ilcongédiât Cabirolle. Le juge de paix, dont les inquiétudes surl’avenir d’Ursule étaient loin de se calmer par lesdemi-confidences du vieillard, entama la question délicate del’héritage, en démontrant un soir à son vieil ami la nécessitéd’émanciper Ursule. La pupille serait alors habile à recevoir uncompte de tutelle et à posséder&|160;; ce qui permettrait del’avantager. Malgré cette ouverture, le vieillard, qui cependantavait déjà consulté le juge de paix, ne lui confia point le secretde ses dispositions envers Ursule&|160;; mais il adopta le parti del’émancipation. Plus le juge de paix mettait d’insistance à vouloirconnaître les moyens choisis par son vieil ami pour enrichirUrsule, plus le docteur devenait défiant. Enfin Minoret craignitpositivement de confier au juge de paix ses trente-six mille francsde rente au porteur.

– Pourquoi, lui dit Bongrand, mettre contre vous lehasard&|160;?

– Entre deux hasards, répondit le docteur, on évite le pluschanceux.

Bongrand mena l’affaire de l’émancipation assez rondement pourqu’elle fût terminée le jour où mademoiselle Mirouët eût ses vingtans. Cet anniversaire devait être la dernière fête du vieux docteurqui, pris sans doute d’un pressentiment de sa fin prochaine,célébra somptueusement cette journée en donnant un petit bal auquelil invita les jeunes personnes et les jeunes gens des quatrefamilles Dionis, Crémière, Minoret et Massin. Savinien, Bongrand,le curé, ses deux vicaires, le médecin de Nemours et mesdames ZélieMinoret, Massin et Crémière, ainsi que Schmucke furent les convivesdu grand dîner qui précéda le bal.

– Je sens que je m’en vais, dit le vieillard au notaire à la finde la soirée. Je vous prie donc de venir demain pour rédiger lecompte de tutelle que je dois rendre à Ursule, afin de ne pas encompliquer ma succession. Dieu merci&|160;! je n’ai pas fait tortd’une obole à mes héritiers, et n’ai disposé que de mes revenus.Messieurs Crémière, Massin et Minoret, mon neveu, sont membres duconseil de famille institué pour Ursule&|160;; ils assisteront àcette reddition de comptes.

Ces paroles entendues par Massin et colportées dans le bal yrépandirent la joie parmi les trois familles, qui depuis quatre ansvivaient en de continuelles alternatives, se croyant tantôt riches,tantôt déshéritées.

– C’est une langue qui s’éteint, dit madame Crémière.

Quand, vers deux heures du matin, il ne resta plus dans le salonque Savinien, Bongrand et le curé Chaperon, le vieux docteur dit enleur montrant Ursule, charmante en habit de bal, qui venait de direadieu aux jeunes demoiselles Crémière et Massin : – C’est à vous,mes amis, que je la confie&|160;! Dans quelques jours je ne seraiplus là pour la protéger&|160;; mettez-vous tous entre elle et lemonde, jusqu’à ce qu’elle soit mariée… J’ai peur pour elle.

Ces paroles firent une impression pénible. Le compte, renduquelques jours après en conseil de famille, établissait le docteurMinoret reliquataire de dix mille six cents francs, tant pour lesarrérages de l’inscription de quatorze cents francs de rente dontl’acquisition[Erreur du Furne : l’aquisition.] était expliquée parl’emploi du legs du capitaine de Jordy que pour un petit capital decinq mille francs provenant des dons faits, depuis quinze ans, parle docteur à sa pupille, à leurs jours de fête ou anniversaires denaissance respectifs.

Cette authentique reddition de compte avait été recommandée parle juge de paix qui redoutait les effets de la mort du docteurMinoret, et qui, malheureusement, avait raison. Le lendemain del’acceptation du compte de tutelle qui rendait Ursule riche de dixmille six cents francs et de quatorze cents francs de rente, levieillard fut pris d’une faiblesse qui le contraignit à garder lelit. Malgré la discrétion qui enveloppait la maison du docteur, lebruit de sa mort se répandit en ville où les héritiers coururentpar les rues comme les grains d’un chapelet dont le fil est rompu.Massin, qui vint savoir les nouvelles, apprit d’Ursule elle-mêmeque le bonhomme était au lit. Malheureusement le médecin de Nemoursavait déclaré que le moment où Minoret s’aliterait serait celui desa mort. Dès lors, malgré le froid, les héritiers stationnèrentdans les rues, sur la place ou sur le pas de leurs portes, occupésà causer de cet événement attendu depuis si long-temps, et à épierle moment où le curé porterait au vieux docteur les sacrements dansl’appareil en usage dans les villes de province. Aussi, quand, deuxjours après, l’abbé Chaperon, accompagné de son vicaire et desenfants de chœur, précédé du sacristain portant la croix, traversala Grand’rue, les héritiers se joignirent-ils à lui pour occuper lamaison, empêcher toute soustraction et jeter leurs mains avides surles trésors présumés. Lorsque le docteur aperçut, à travers leclergé, ses héritiers agenouillés qui, loin de prier, l’observaientpar des regards aussi vifs que les lueurs des cierges, il ne putretenir un malicieux sourire. Le curé se retourna, les vit et ditalors assez lentement les prières. Le maître de poste, le premier,quitta sa gênante posture, sa femme le suivit&|160;; Massincraignit que Zélie et son mari ne missent la main sur quelquebagatelle, il les rejoignit au salon, et bientôt tous les héritierss’y trouvèrent réunis.

– Il est trop honnête homme pour voler l’extrême-onction, ditCrémière, ainsi nous voilà bien tranquilles.

– Oui, nous allons avoir chacun environ vingt mille francs derente, répondit madame Massin.

– J’ai dans l’idée, dit Zélie, que depuis trois ans il neplaçait plus, il aimait à thésauriser…

– Le trésor est sans doute dans sa cave&|160;? disait Massin àCrémière.

– Pourvu que nous trouvions quelque chose, ditMinoret-Levrault.

– Mais après ses déclarations au bal, s’écria madame Massin, iln’y a plus de doute.

– En tout cas, dit Crémière, comment ferons-nous&|160;?partagerons-nous&|160;? liciterons-nous&|160;? oudistribuerons-nous par lots&|160;? car enfin nous sommes tousmajeurs.

Une discussion, qui s’envenima promptement, s’éleva sur lamanière de procéder. Au bout d’une demi-heure, un bruit de voixconfus, sur lequel se détachait l’organe criard de Zélie,retentissait dans la cour et jusque dans la rue.

– Il doit être mort, dirent alors les curieux attroupés dans larue.

Ce tapage parvint aux oreilles du docteur qui entendit ces mots: – Mais la maison, la maison vaut trente mille francs&|160;! Je laprends, moi, pour trente mille francs&|160;! criés ou plutôtbeuglés par Crémière.

– Eh&|160;! bien, nous la payerons ce qu’elle vaudra, réponditaigrement Zélie.

– Monsieur le curé, dit le vieillard à l’abbé Chaperon quidemeura auprès de son ami après l’avoir administré, faites que jedemeure en paix. Mes héritiers, comme ceux du cardinal Ximénès,sont capables de piller ma maison avant ma mort, et je n’ai pas desinge pour me rétablir. Allez leur signifier que je ne veuxpersonne chez moi.

Le curé, le médecin descendirent, répétèrent l’ordre dumoribond, et, dans un accès d’indignation, y ajoutèrent de vivesparoles pleines de blâme.

– Madame Bougival, dit le médecin, fermez la grille et nelaissez entrer personne&|160;; il semble qu’on ne puisse pas mourirtranquille. Vous préparerez un cataplasme de farine de moutarde,afin d’appliquer des sinapismes aux pieds de monsieur.

– Votre oncle n’est pas mort, et il peut vivre encore longtemps,disait l’abbé Chaperon en congédiant les héritiers venus avec leursenfants. Il réclame le plus profond silence et ne veut que sapupille auprès de lui. Quelle différence entre la conduite de cettejeune fille et la vôtre&|160;!

– Vieux cafard&|160;! s’écria Crémière. Je vais fairesentinelle. Il est bien possible qu’il se machine quelque chosecontre nos intérêts.

Le maître de poste avait déjà disparu dans le jardin avecl’intention de veiller son oncle en compagnie d’Ursule et de sefaire admettre dans la maison comme un aide. Il revint à pas deloup sans que ses bottes fissent le moindre bruit, car il y avaitdes tapis dans le corridor et sur les marches de l’escalier. Il putalors arriver jusqu’à la porte de la chambre de son oncle sans êtreentendu. Le curé, le médecin étaient partis, la Bougival préparaitle sinapisme.

– Sommes-nous bien seuls&|160;? dit le vieillard à sapupille.

Ursule se haussa sur la pointe des pieds pour voir dans lacour.

– Oui, dit-elle&|160;; monsieur le curé a tiré la grillelui-même en s’en allant.

– Mon enfant aimé, dit le mourant, mes heures, mes minutes mêmessont comptées. Je n’ai pas été médecin pour rien : le sinapisme dudocteur ne me fera pas aller jusqu’à ce soir. Ne pleure pas,Ursule, dit-il en se voyant interrompu par les pleurs de safilleule&|160;; mais écoute-moi bien : il s’agit d’épouserSavinien. Aussitôt que la Bougival sera montée avec le sinapisme,descends au pavillon chinois, en voici la clef&|160;; soulève lemarbre du buffet de Boulle, et dessous tu trouveras une lettrecachette à ton adresse : prends-la, reviens me la montrer, car jene mourrai tranquille qu’en te la voyant entre les mains. Quand jeserai mort, tu ne le diras pas sur-le-champ&|160;; tu feras venirmonsieur de Portenduère, vous lirez la lettre ensemble, et tu mejures en son nom et au tien d’exécuter mes dernières volontés.Quand il m’aura obéi, vous annoncerez ma mort, et la comédie deshéritiers commencera. Dieu veuille que ces monstres ne temaltraitent pas&|160;!

– Oui, mon parrain.

Le maître de poste n’écouta point le reste de la scène&|160;; ildétala sur la pointe des pieds, en se souvenant que la serrure ducabinet se trouvait du côté de la bibliothèque. Il avait assistédans le temps au débat de l’architecte et du serrurier, quiprétendait que, si l’on s’introduisait dans la maison par lafenêtre donnant sur la rivière, il fallait par prudence mettre laserrure du côté de la bibliothèque, le cabinet devant être unepièce de plaisance pour l’été. Ebloui par l’intérêt et les oreillespleines de sang, Minoret dévissa la serrure an moyen d’un couteauavec la prestesse des voleurs. Il entra dans le cabinet, y prit lepaquet de papiers sans s’amuser à le décacheter, revissa laserrure, remit les choses en état, et alla s’asseoir dans la salleà manger en attendant que la Bougival montât le sinapisme pourquitter la maison. Il opéra sa fuite avec d’autant plus de facilitéque la pauvre Ursule trouva plus urgent de voir appliquer lesinapisme que d’obéir aux recommandations de son parrain.

– La lettre&|160;! la lettre&|160;! cria d’une voix mourante levieillard, obéis-moi, voici la clef. Je veux te voir la lettre à lamain.

Ces paroles furent jetées avec des regards si égarés que laBougival dit à Ursule : – Mais faites donc ce que veut votreparrain, ou vous allez causer sa mort.

Elle le baisa sur le front, prit la clef et descendit&|160;;mais, bientôt rappelée par les cris perçants de la Bougival, elleaccourut. Le vieillard l’embrassa par un regard, lui vit les mainsvides, se dressa sur son séant, voulut parler, et mourut en faisantun horrible dernier soupir, les yeux hagards de terreur&|160;! Lapauvre petite, qui voyait la mort pour la première fois, tomba surses genoux et fondit en larmes. La Bougival ferma les yeux duvieillard et le disposa dans son lit. Quand, selon son expression,elle eut paré le mort, la vieille nourrice courut prévenir monsieurSavinien&|160;; mais les héritiers, qui se tenaient au bout de larue entourés de curieux et absolument comme des corbeaux quiattendent qu’un cheval soit enterré pour venir gratter la terre etla fouiller de leurs pattes et du bec, accoururent avec la céléritéde ces oiseaux de proie.

Pendant ces événements, le maître de poste était allé chez luipour savoir ce que contenait le mystérieux paquet. Voici ce qu’iltrouva.

A MA CHERE URSULE MIROUET, FILLE DE MON BEAU-FRERE NATUREL,JOSEPH MIROUET, ET DE DINAH GROLLMAN.

Nemours, 15 janvier 1830.

 » Mon petit ange, mon affection paternelle, que tu as si bienjustifiée, a eu pour principe non seulement le serment que j’aifait à ton pauvre père de le remplacer, mais encore ta ressemblanceavec Ursule Mirouët, ma femme, de qui tu m’as sans cesse rappeléles grâces, l’esprit, la candeur et le charme. Ta qualité de filledu fils naturel de mon beau-père pourrait rendre des dispositionstestamentaires faites en ta faveur sujettes à contestation…  »

– Le vieux gueux&|160;! cria le maître de poste.

 » Ton adoption aurait été l’objet d’un procès. Enfin, j’aitoujours reculé devant l’idée de t’épouser pour te transmettre mafortune&|160;; car j’aurais pu vivre long-temps et dérangerl’avenir de ton bonheur qui n’est retardé que par la vie de madamede Portenduère. Ces difficultés mûrement pesées, et voulant telaisser la fortune nécessaire à une belle existence…  »

– Le scélérat, il a pensé à tout&|160;!  » Sans nuire en rien àmes héritiers…  »

– Le jésuite&|160;! comme s’il ne nous devait pas toute safortune&|160;!

 » Je t’ai destiné le fruit des économies que j’ai faites pendantdix-huit années et que j’ai constamment fait valoir, par les soinsde mon notaire, en vue de te rendre aussi heureuse qu’on peutl’être par la richesse. Sans argent, ton éducation et tes idéesélevées feraient ton malheur. D’ailleurs, tu dois une belle dot aucharmant jeune homme qui t’aime. Tu trouveras donc dans le milieudu troisième volume des Pandectes, in-folio, reliées en maroquinrouge, et qui est le dernier volume du premier rang, au-dessus dela tablette de la bibliothèque, dans le dernier corps, du côté dusalon, trois inscriptions de rentes en trois pour cent, au porteur,de chacune douze mille francs…  »

– Quelle profondeur de scélératesse&|160;! s’écria le maître deposte. Ah&|160;! Dieu ne permettra pas que je sois ainsifrustré.

 » Prends-les aussitôt, ainsi que le peu d’arrérages économisésau moment de ma mort, et qui seront dans le volume précédent.Songe, mon enfant adoré, que tu dois obéir aveuglément à une penséequi a fait le bonheur de toute ma vie, et qui m’obligerait àdemander le secours de Dieu, si tu me désobéissais. Mais, enprévision d’un scrupule de ta chère conscience, que je saisingénieuse à se tourmenter, tu trouveras ci-joint un testament enbonne forme de ces inscriptions au profit de monsieur Savinien dePortenduère. Ainsi, soit que tu les possèdes toi-même, soitqu’elles te viennent de celui que tu aimes, elles seront talégitime propriété.

 » Ton parrain,

 » DENIS MINORET.  »

A cette lettre était jointe, sur un carré de papier timbré, lapièce suivante :

 » CECI EST MON TESTAMENT.

Moi, Denis Minoret, docteur en médecine, domicilié à Nemours,sain d’esprit et de corps, ainsi que la date de ce testament ledémontre, lègue mon âme à Dieu, le priant de me pardonner meslongues erreurs en faveur de mon sincère repentir. Puis, ayantreconnu en monsieur le vicomte Savinien de Portenduère unevéritable affection pour moi, je lui lègue trente-six mille francsde rente perpétuelle trois pour cent, à prendre dans ma succession,par préférence à tous mes héritiers.

Fait et écrit en entier de ma main, à Nemours, le onze janviermil huit cent trente et un.

 » DENIS MINORET.  »

Sans hésiter, le maître de poste, qui pour être bien seuls’était enfermé dans la chambre de sa femme, y chercha le briquetphosphorique et reçut deux avis du ciel par l’extinction de deuxallumettes qui successivement ne voulurent pas s’allumer. Latroisième prit feu. Il brûla dans la cheminée et la lettre et letestament. Par une précaution superflue, il enterra les vestiges dupapier et de la cire dans les cendres. Puis, affriolé par l’idée deposséder trente-six mille francs de rente à l’insu de sa femme, ilrevint au pas de course chez son oncle, aiguillonné par la seuleidée, idée simple et nette, qui pouvait traverser sa lourde tête.En voyant la maison de son oncle envahie par les trois famillesenfin maîtresses de la place, il trembla de ne pouvoir accomplir unprojet sur lequel il ne se donnait pas le temps de réfléchir en nepensant qu’aux obstacles.

– Que faites-vous donc là&|160;? dit-il à Massin et à Crémière.Croyez-vous que nous allons laisser la maison et les valeurs aupillage&|160;? Nous sommes trois héritiers, nous ne pouvons pascamper là&|160;! Vous, Crémière, courez donc chez Dionis etdites-lui de venir constater le décès. Je ne puis pas, quoiqueadjoint, dresser l’acte mortuaire de mon oncle… Vous, Massin, allezprier le père Bongrand d’apposer les scellés. Et vous, tenez donccompagnie à Ursule, mesdames, dit-il à sa femme, à mesdames Massinet Crémière. Ainsi rien ne se perdra. Surtout fermez la grille, quepersonne ne sorte&|160;!

Les femmes, qui sentirent la justesse de cette observation,coururent dans la chambre d’Ursule et trouvèrent cette noblecréature, déjà si cruellement soupçonnée, agenouillée et priantDieu, le visage couvert de larmes. Minoret, devinant queles[Coquille du Furne : le.] trois héritières ne resteraient paslong-temps avec Ursule, et craignant la défiance de sescohéritiers, alla dans la bibliothèque, y vit le volume, l’ouvrit,prit les trois inscriptions, et trouva dans l’autre une trentainede billets de banque. En dépit de sa nature brutale, le colossecrut entendre un carillon à chacune de ses oreilles, le sang luisifflait aux tempes en accomplissant ce vol. Malgré la rigueur dela saison, il eut sa chemise mouillée dans le dos. Enfin ses jambesflageolaient au point qu’il tomba sur un fauteuil du salon commes’il eût reçu quelque coup de massue à la tête.

– Ah&|160;! comme une succession délie la langue au grandMinoret, avait dit Massin en courant par la ville. L’avez-vousentendu&|160;? disait-il à Crémière. Allez ici&|160;! allezlà&|160;! Comme il connaît la manœuvre.

– Oui, pour une grosse bête, il avait un certain air…

– Tenez, dit Massin alarmé, sa femme y est, ils sont trop dedeux&|160;! Faites les commissions, j’y retourne.

Au moment où le maître de poste s’asseyait, il aperçut donc à lagrille la figure allumée du greffier qui revenait avec une céléritéde fouine à la maison mortuaire.

– Hé&|160;! bien, qu’y a-t-il&|160;? demanda le maître de posteen allant ouvrir à son cohéritier.

– Rien, je reviens pour les scellés, lui répondit Massin en luilançant un regard de chat sauvage.

– Je voudrais qu’ils fussent déjà posés, et nous pourrions tousrevenir chacun chez nous, répondit Minoret.

– Ma foi, nous mettrons un gardien des scellés, répondit legreffier. La Bougival est capable de tout dans l’intérêt de lamijaurée. Nous y placerons Goupil.

– Lui&|160;! dit le maître de poste, il prendrait la grenouilleet nous n’y verrions que du feu.

– Voyons, reprit Massin. Ce soir on veillera le mort, et nousaurons fini d’apposer les scellés dans une heure&|160;; ainsi nosfemmes les garderont elles-mêmes. Nous aurons demain, à midi,l’enterrement. L’on ne peut procéder à l’inventaire que dans huitjours.

– Mais, dit le colosse en souriant, faisons déguerpir cettemijaurée, et nous commettrons le tambour de la mairie à la gardedes scellés et de la maison.

– Bien&|160;! s’écria le greffier. Chargez-vous de cetteexpédition, vous êtes le chef des Minoret.

– Mesdames, mesdames, dit Minoret, veuillez rester toutes ausalon&|160;; il ne s’agit pas d’aller dîner, mais de procéder àl’apposition des scellés pour la conservation de tous lesintérêts.

Puis il prit sa femme à part pour lui communiquer les idées deMassin relativement à Ursule. Aussitôt les femmes, dont le cœurétait rempli de vengeance et qui souhaitaient prendre une revanchesur la mijaurée, accueillirent avec enthousiasme le projet de lachasser. Bongrand parut et fut indigné de la proposition que Zélieet madame Massin lui firent, en qualité d’ami du défunt, de prierUrsule de quitter la maison.

– Allez vous-mêmes la chasser de chez son père, de chez sonparrain, de chez son oncle, de chez son bienfaiteur, de chez sontuteur&|160;! Allez-y, vous qui ne devez cette succession qu’à lanoblesse de son âme, prenez-la par les épaules et jetez-la dans larue, à la face de toute la ville&|160;! Vous la croyez capable devous voler&|160;? Eh&|160;! bien, constituez un gardien desscellés, vous serez dans votre droit. Sachez d’abord que jen’apposerai pas les scellés sur sa chambre&|160;; elle y est chezelle, tout ce qui s’y trouve est sa propriété&|160;; je vaisl’instruire de ses droits, et lui dire d’y rassembler tout ce quilui appartient… Oh&|160;! en votre présence, ajouta-t-il enentendant un grognement d’héritiers.

– Hein&|160;? dit le percepteur au maître de poste et aux femmesstupéfaites de la colérique allocution de Bongrand.

– En voilà un de magistrat&|160;! s’écria le maître deposte.

Assise sur une petite causeuse, à demi évanouie, la têterenversée, ses nattes défaites, Ursule laissait échapper un sanglotde temps en temps. Ses yeux étaient troubles, elle avait lespaupières enflées, enfin elle se trouvait en proie à uneprostration morale et physique qui eût attendri les êtres les plusféroces, excepté des héritiers.

– Ah&|160;! monsieur Bongrand, après ma fête la mort et ledeuil, dit-elle avec cette poésie naturelle aux belles âmes. Voussavez, vous, ce qu’il était : en vingt ans, pas une paroled’impatience avec moi&|160;! J’ai cru qu’il vivrait cent ans&|160;!Il a été ma mère, cria-t-elle, et une bonne mère.

Ce peu d’idées exprimées attira deux torrents de larmesentrecoupées de sanglots, puis elle retomba comme une masse.

– Mon enfant, reprit le juge de paix en entendant les héritiersdans l’escalier, vous avez toute la vie pour le pleurer, et vousn’avez qu’un instant pour vos affaires : réunissez dans votrechambre tout ce qui dans la maison est à vous. Les héritiers meforcent à mettre les scellés…

– Ah&|160;! ses héritiers peuvent bien tout prendre, s’écriaUrsule en se dressant dans un accès d’indignation sauvage. J’ai làtout ce qu’il y a de précieux, dit-elle en se frappant lapoitrine.

– Et quoi&|160;? demanda le maître de poste qui de même queMassin montra sa terrible face.

– Le souvenir de ses vertus, de sa vie, de toutes ses paroles,une image de son âme céleste, dit-elle les yeux et le visageétincelants en levant une main par un superbe mouvement.

– Et vous y avez aussi une clef&|160;! s’écria Massin en secoulant comme un chat et allant saisir une clef qui tomba chasséedes plis du corsage par le mouvement d’Ursule.

– C’est, dit-elle en rougissant, la clef de son cabinet, il m’yenvoyait au moment d’expirer.

Après avoir échangé d’affreux sourires, les deux héritiersregardèrent le juge de paix en exprimant un flétrissant soupçon.Ursule, qui surprit et devina ce regard calculé chez le maître deposte, involontaire chez Massin, se dressa sur ses pieds, devintpâle comme si son sang la quittait&|160;; ses yeux lancèrent cettefoudre qui peut-être ne jaillit qu’aux dépens de la vie, et, d’unevoix étranglée : – Ah&|160;! monsieur Bongrand, dit-elle, tout cequi est dans cette chambre me vient des bontés de mon parrain, onpeut tout me prendre, je n’ai sur moi que mes vêtements, je vaissortir et n’y rentrerai plus.

Elle alla dans la chambre de son tuteur d’où nulle supplicationne put l’arracher, car les héritiers eurent un peu honte de leurconduite. Elle dit à la Bougival de lui retenir deux chambres àl’auberge de la Vieille-Poste, jusqu’à ce qu’elle eût trouvéquelque logement en ville où elles pussent vivre toutes les deux.Elle rentra chez elle pour y chercher son livre de prières, etresta presque toute la nuit avec le curé, le vicaire et Savinien, àprier et à pleurer. Le gentilhomme vint après le coucher de samère, et s’agenouilla sans mot dire auprès d’Ursule, qui lui jetale plus triste sourire en le remerciant d’être fidèlement venuprendre une part de ses douleurs.

– Mon enfant, dit monsieur Bongrand en apportant à Ursule unpaquet volumineux, une des héritières de votre oncle a pris dansvotre commode tout ce qui vous était nécessaire, car on ne lèverales scellés que dans quelques jours, et vous recouvrerez alors cequi vous appartient. Dans votre intérêt, j’ai mis les scellés àvotre chambre.

– Merci, monsieur, répondit-elle en allant à lui et lui serrantla main. Voyez-le donc encore une fois : ne dirait-on pas qu’ildort&|160;?

Le vieillard offrait en ce moment cette fleur de beautépassagère qui se pose sur la figure des morts expirés sansdouleurs, il semblait rayonner.

– Ne vous a-t-il rien remis en secret avant de mourir&|160;? ditle juge de paix à l’oreille d’Ursule.

– Rien, dit-elle&|160;; il m’a seulement parlé d’une lettre…

– Bon&|160;! elle se trouvera, reprit Bongrand. Il est alorstrès-heureux pour vous qu’ils aient voulu les scellés.

Au petit jour, Ursule fit ses adieux à cette maison où sonheureuse enfance s’était écoulée, surtout à cette modeste chambreoù son amour avait commencé, et qui lui était si chère, qu’aumilieu de son noir chagrin elle eut des larmes de regret pour cettepaisible et douce demeure. Après avoir une dernière fois contemplétour à tour ses fenêtres et Savinien, elle sortit pour se rendre àl’auberge, accompagnée de la Bougival qui portait son paquet, dujuge de paix qui lui donnait le bras, et de Savinien, son douxprotecteur. Ainsi, malgré les plus sages précautions, le défiantjurisconsulte se trouvait avoir raison : il allait voir Ursule sansfortune et aux prises avec les héritiers.

Le lendemain soir, toute la ville était aux obsèques du docteurMinoret. Quand on y apprit la conduite des héritiers envers safille d’adoption, l’immense majorité la trouva naturelle etnécessaire : il s’agissait d’une succession, le bonhomme étaitcachotier, Ursule pouvait se croire des droits, les héritiersdéfendaient leur bien, et d’ailleurs elle les avait assez humiliéspendant la vie de leur oncle qui les recevait comme des chiens dansun jeu de quilles. Désiré Minoret, qui ne faisait pas merveilledans sa place, disaient les envieux du maître de poste, arriva pourle service. Hors d’état d’assister au convoi, Ursule était au liten proie à une fièvre nerveuse autant causée par l’insulte que leshéritiers lui avaient faite que par sa profonde affliction.

– Voyez donc cet hypocrite qui pleure&|160;! disaientquelques-uns des héritiers en se montrant Savinien vivement affligéde la mort du docteur.

– La question est de savoir s’il a raison de pleurer, réponditGoupil. Ne vous pressez pas de rire, les scellés ne sont paslevés.

– Bah&|160;! dit Minoret qui savait à quoi s’en tenir, vous nousavez toujours effrayés pour rien.

Au moment où le convoi partit de l’église pour se rendre aucimetière, Goupil eut un amer déboire : il voulut prendre le brasde Désiré&|160;; mais en le lui refusant, le substitut renia soncamarade en présence de tout Nemours.

– Ne nous fâchons point, je ne pourrais plus me venger, pensa lemaître-clerc dont le cœur sec se gonfla comme une éponge dans sapoitrine.

Avant de lever les scellés et de procéder à l’inventaire, ilfallut le temps au procureur du roi, tuteur légal des orphelins, decommettre Bongrand pour le représenter. La succession Minoret, delaquelle on parla pendant dix jours, s’ouvrit alors, et futconstatée avec la rigueur des formalités judiciaires. Dionis ytrouvait son compte, Goupil aimait assez à faire le mal&|160;; etcomme l’affaire était bonne, les vacations se multiplièrent. Ondéjeunait presque toujours après la première vacation. Notaire,clerc, héritiers et témoins buvaient les vins les plus précieux dela cave.

En province, et surtout dans les petites villes, où chacunpossède sa maison, il est assez difficile de se loger. Aussi, quandon y achète un établissement quelconque, la maison fait-ellepresque toujours partie de la vente. Le juge de paix, à qui leprocureur du roi recommanda les intérêts de l’orpheline, ne vitd’autre moyen, pour la retirer de l’auberge, que de lui faireacquérir dans la Grand’rue, à l’encoignure du pont sur le Loing,une petite maison à porte bâtarde ouvrant sur un corridor, etn’ayant au rez-de-chaussée qu’une salle à deux croisées sur la rue,et derrière laquelle il y avait une cuisine dont la porte-fenêtredonnait sur une cour intérieure d’environ trente pieds carrés. Unpetit escalier éclairé sur la rivière par des jours de souffrancemenait au premier étage, composé de trois chambres, et au-dessusduquel se trouvaient deux mansardes. Le juge de paix prit à laBougival deux mille francs d’économies pour payer la premièreportion du prix de cette maison, qui valait six mille francs, et ilobtint des termes pour le surplus. Pour pouvoir placer les livresqu’Ursule voulait racheter, Bongrand fit détruire la cloisonintérieure de deux pièces au premier étage, après avoir observé quela profondeur de la maison répondait à la longueur du corps debibliothèque. Savinien et le juge de paix pressèrent si bien lesouvriers qui nettoyaient cette maisonnette, la peignaient et ymettaient tout à neuf, que vers la fin du mois de mars, l’orphelineput quitter son auberge, et retrouva dans cette laide maison unechambre pareille à celle d’où les héritiers l’avaient chassée, carelle fut meublée de ses meubles repris par le juge de paix à lalevée des scellés. La Bougival, logée au-dessus, pouvait descendreà l’appel d’une sonnette placée au chevet du lit de sa jeunemaîtresse. La pièce destinée à la bibliothèque, la salle durez-de-chaussée et la cuisine encore vides, mises en couleurseulement, tendues de papier frais et repeintes, attendaient lesacquisitions que la filleule ferait à la vente du mobilier de sonparrain. Quoique le caractère d’Ursule leur fût connu, le juge depaix et le curé craignirent pour elle ce passage si subit à une viedénuée des recherches et du luxe auxquels le défunt docteur avaitvoulu l’habituer. Quant à Savinien, il en pleurait. Aussi avait-ildonné secrètement aux ouvriers et au tapissier plus d’une soulteafin qu’Ursule ne trouvât aucune différence, à l’intérieur dumoins, entre l’ancienne et la nouvelle chambre. Mais la jeunefille, qui puisait tout son bonheur dans les yeux de Savinien,montra la plus douce résignation. En cette circonstance, ellecharma ses deux vieux amis et leur prouva, pour la millième fois,que les peines du cœur pouvaient seules la faire souffrir. Ladouleur que lui causait la perte de son parrain était trop profondepour qu’elle sentît l’amertume de ce changement de fortune, quicependant apportait de nouveaux obstacles à son mariage. Latristesse de Savinien, en la voyant si réduite, lui fit tant demal, qu’elle fut obligée de lui dire à l’oreille en sortant de lamesse, le matin de son entrée dans sa nouvelle maison : – L’amourne va pas sans la patience, nous attendrons&|160;!

Dès que l’intitulé de l’inventaire fut dressé, Massin, conseillépar Goupil, qui se tourna vers lui par haine secrète contre Minoreten espérant mieux du calcul de cet usurier que de la prudence deZélie, fit mettre en demeure madame et monsieur de Portenduère,dont le remboursement était échu. La vieille dame fut étourdie parune sommation de payer cent vingt-neuf mille cinq cent dix-septfrancs cinquante-cinq centimes aux héritiers dans les vingt-quatreheures, et les intérêts à compter du jour de la demande, à peine desaisie immobilière. Emprunter pour payer était une choseimpossible. Savinien alla consulter un avoué à Fontainebleau.

– Vous avez affaire à de mauvaises gens qui ne transigerontpoint, ils veulent poursuivre à outrance pour avoir la ferme desBordières, lui dit l’avoué. Le mieux serait de laisser convertir lavente en vente volontaire, afin d’éviter les frais.

Cette triste nouvelle abattit la vieille Bretonne, à qui sonfils fit observer doucement que si elle avait voulu consentir à sonmariage du vivant de Minoret, le docteur aurait donné ses biens aumari d’Ursule. Aujourd’hui leur maison serait dans l’opulence aulieu d’être dans la misère. Quoique dite sans reproche, cetteargumentation tua la vieille dame tout autant que l’idée d’uneprochaine et violente dépossession. En apprenant ce désastre,Ursule, à peine remise de la fièvre et du coup que les héritierslui avaient porté, resta stupide d’accablement. Aimer et se trouverimpuissante à secourir celui qu’on aime est une des pluseffroyables souffrances qui puissent ravager l’âme des femmesnobles et délicates.

– Je voulais acheter la maison de mon oncle, j’achèterai cellede votre mère, lui dit-elle.

– Est-ce possible&|160;? dit Savinien. Vous êtes mineure et nepouvez vendre votre inscription de rente sans des formalitésauxquelles le procureur du roi ne se prêterait point. Nousn’essaierons d’ailleurs pas de résister. Toute la ville voit avecplaisir la déconfiture d’une maison noble. Ces bourgeois sont commedes chiens à la curée. Il me reste heureusement dix mille francsavec lesquels je pourrai faire vivre ma mère jusqu’à la fin de cesdéplorables affaires. Enfin, l’inventaire de votre parrain n’estpas encore terminé, monsieur Bongrand espère encore trouver quelquechose pour vous. Il est aussi étonné que moi de vous savoir sansaucune fortune. Le docteur s’est si souvent expliqué, soit aveclui, soit avec moi, sur le bel avenir qu’il vous avait arrangé, quenous ne comprenons rien à ce dénoûment.

– Bah&|160;! dit-elle, pourvu que je puisse acheter labibliothèque et les meubles de mon parrain pour éviter qu’ils ne sedispersent ou n’aillent en des mains étrangères, je suis contentede mon sort.

– Mais qui sait le prix que mettront ces infâmes héritiers à ceque vous voudrez avoir&|160;?

On ne parlait, de Montargis à Fontainebleau, que des héritiersMinoret et du million qu’ils cherchaient&|160;; mais les plusminutieuses recherches, faites dans la maison depuis la levée desscellés, n’amenaient aucune découverte. Les cent vingt-neuf millefrancs de la créance Portenduère, les quinze mille francs de rentedans le trois pour cent, alors à soixante-seize, et qui donnaientun capital de trois cent quatre-vingt mille francs, la maisonestimée quarante mille francs et son riche mobilier produisaient untotal d’environ six cent mille francs qui semblaient à tout lemonde une assez jolie fiche de consolation. Minoret eut alorsquelques inquiétudes mordantes. La Bougival et Savinien, quipersistaient à croire, aussi bien que le juge de paix, àl’existence de quelque testament, arrivaient à la fin de chaquevacation et venaient demander à Bongrand le résultat desperquisitions. L’ami du vieillard s’écriait quelquefois au momentoù les gens d’affaires et les héritiers sortaient : – Je n’ycomprends rien&|160;! Comme, pour beaucoup de gens superficiels,deux cent mille francs constituaient à chaque héritier une bellefortune de province, personne ne s’avisa de rechercher comment ledocteur avait pu mener son train de maison avec quinze mille francsseulement, puisqu’il laissait intacts les intérêts de la créancePortenduère. Bongrand, Savinien et le curé se posaient seuls cettequestion dans l’intérêt d’Ursule, et firent, en l’exprimant, plusd’une fois pâlir le maître de poste.

– Ils ont pourtant bien tout fouillé, eux pour trouver del’argent, moi pour trouver un testament qui devait être en faveurde monsieur de[Dans Furne, oubli de la particule.] Portenduère, ditle juge de paix le jour où l’inventaire fut clos. On a éparpilléles cendres, soulevé les marbres, tâté les pantoufles, percé lesbois de lit, vidé les matelas, piqué les couvertures, lescouvre-pieds, retourné son édredon, visité les papiers pièce àpièce, les tiroirs, bouleversé le sol de la cave, et je lespoussais à ces dévastations&|160;!

– Que pensez-vous&|160;? disait le curé.

– Le testament a été supprimé par un héritier.

– Et les valeurs&|160;?

– Courez donc après&|160;! Devinez donc quelque chose à laconduite de gens aussi sournois, aussi rusés, aussi avares que lesMassin, que les Crémière&|160;? Voyez donc clair dans une fortunecomme celle de Minoret qui touche deux cent mille francs de lasuccession, qui va, dit-on, vendre son brevet, sa maison et sesintérêts dans les messageries, trois cent cinquante millefrancs&|160;?… Quelles sommes&|160;! sans compter les économies deses trente et quelques mille livres de rente en fonds de terre.Pauvre docteur&|160;!

– Le testament aura peut-être été caché dans la bibliothèque,dit Savinien.

– Aussi, ne détourné-je pas la petite de l’acheter&|160;! Sanscela, ne serait-ce pas une folie que de lui laisser mettre son seulargent comptant à des livres qu’elle n’ouvrira jamais&|160;?

La ville entière croyait la filleule du docteur nantie descapitaux introuvables&|160;; mais quand on sut positivement que sesquatorze cents francs de rente et ses reprises constituaient toutesa fortune, la maison du docteur et son mobilier excitèrent alorsune curiosité générale. Les uns pensèrent qu’il se trouverait dessommes en billets de banque cachés dans les meubles&|160;; lesautres, que le vieillard en avait fourré dans ses livres. Aussi lavente offrit-elle le spectacle des étranges précautions prises parles héritiers. Dionis, faisant les fonctions d’huissier priseur,déclarait à chaque objet crié que les héritiers n’entendaientvendre que le meuble et non ce qu’il pourrait contenir devaleurs&|160;; puis, avant de le livrer, tous ils le soumettaient àdes investigations crochues, le faisaient sonner et sonder&|160;;enfin, ils le suivaient des mêmes regards qu’un père jette à sonfils unique en le voyant partir pour les Indes.

– Ah&|160;! mademoiselle, dit la Bougival consternée en revenantde la première vacation, je n’irai plus. Et monsieur Bongrand araison, vous ne pourriez pas soutenir un pareil spectacle. Tout estpar places. On va et on vient partout comme dans la rue, les plusbeaux meubles servent à tout, ils montent dessus, et c’est unfouillis où une poule ne retrouverait pas ses poussins&|160;! On secroirait à un incendie. Les affaires sont dans la cour, lesarmoires sont ouvertes, rien dedans&|160;! Oh&|160;! le pauvre cherhomme, il a bien fait de mourir, sa vente l’aurait tué.

Bongrand, qui rachetait pour Ursule les meubles affectionnés parle défunt et de nature à parer la petite maison, ne parut point àla vente de la bibliothèque. Plus fin que les héritiers, dontl’avidité pouvait lui faire payer les livres trop cher, il avaitdonné commission à un fripier-bouquiniste de Melun, venu exprès àNemours, et qui déjà s’était fait adjuger plusieurs lots. Par suitede la défiance des héritiers, la bibliothèque se vendit ouvrage parouvrage. Trois mille volumes furent examinés, fouillés un à un,tenus par les deux côtés de la couverture relevée et agités pour enfaire sortir des papiers qui pouvaient y être cachés&|160;; enfinleurs couvertures furent interrogées, et les gardes examinées. Letotal des adjudications s’éleva, pour Ursule, à six mille cinqcents francs environ, la moitié de ses répétitions contre lasuccession. Le corps de la bibliothèque ne fut livré qu’après avoirété soigneusement examiné par un ébéniste célèbre pour les secrets,mandé de Paris. Lorsque le juge de paix donna l’ordre detransporter le corps de bibliothèque et les livres chezmademoiselle Mirouët, il y eut chez les héritiers des craintesvagues, qui plus tard furent dissipées quand on la vit tout aussipauvre qu’auparavant. Minoret acheta la maison de son oncle, queses cohéritiers poussèrent jusqu’à cinquante mille francs, enimaginant que le maître de poste espérait trouver un trésor dansles murs. Aussi le cahier des charges contenait-il des réserves àce sujet. Quinze jours après la liquidation de la succession,Minoret, qui vendit son relais et ses établissements au fils d’unriche fermier, s’installa dans la maison de son oncle, où ildépensa des sommes considérables en ameublements et enrestaurations. Ainsi Minoret se condamnait lui-même à vivre àquelques pas d’Ursule.

– J’espère, avait-il dit chez Dionis le jour où la mise endemeure fut signifiée à Savinien et à sa mère, que nous seronsdébarrassés de ces nobliaux-là&|160;! Nous chasserons les autresaprès.

– La vieille aux quatorze quartiers, lui répondit Goupil, nevoudra pas être témoin de son désastre&|160;; elle ira mourir enBretagne, où elle trouvera sans doute une femme pour son fils.

– Je ne le crois pas, répondit le notaire qui le matin avaitrédigé le contrat de l’acquisition faite par Bongrand. Ursule vientd’acheter la maison de la veuve Ricard.

– Cette maudite pécore ne sait quoi s’inventer pour nousennuyer, s’écria très-imprudemment le maître de poste.

– Et qu’est-ce que cela vous fait qu’elle demeure àNemours&|160;? demanda Goupil surpris par le mouvement decontrariété qui échappait au colosse imbécile.

– Vous ne savez pas, répondit Minoret en devenant rouge comme uncoquelicot, que mon fils a la bêtise d’être amoureux d’elle. Aussidonnerais-je bien cent écus pour qu’Ursule quittât Nemours.

Sur ce premier mouvement, chacun comprend combien Ursule, pauvreet résignée, allait gêner le riche Minoret. Les tracas d’unesuccession à liquider, la vente de ses établissements et lescourses nécessitées par des affaires insolites, ses débats avec safemme à propos des plus légers détails et de l’acquisition de lamaison du docteur, où Zélie voulut vivre bourgeoisement dansl’intérêt de son fils&|160;; cet hourvari qui contrastait avec latranquillité de sa vie ordinaire, empêcha le grand Minoret desonger à sa victime. Mais quelques jours après son installation ruedes Bourgeois, vers le milieu du mois de mai, au retour d’unepromenade, il entendit la voix du piano, vit la Bougival assise àla fenêtre comme un dragon gardant un trésor, et entendit soudainen lui-même une voix importune.

Expliquer pourquoi, chez un homme de la trempe de l’ancienmaître de poste, la vue d’Ursule, qui ne soupçonnait même pas levol commis à son préjudice, devint aussitôt insupportable&|160;;comment le spectacle de cette grandeur dans l’infortune lui inspirale désir de renvoyer de la ville cette jeune fille&|160;; etcomment ce désir prit les caractères de la haine et de la passion,ce serait peut-être faire tout un traité de morale. Peut-être ne secroyait-il pas le légitime possesseur des trente-six mille livresde rente, tant que celle à qui elles appartenaient serait à deuxpas de lui&|160;? Peut-être croyait-il vaguement à un hasard quiferait découvrir son vol, tant que ceux qu’il avait dépouillésseraient là. Peut-être, chez cette nature en quelque sorteprimitive, presque grossière, et qui jusqu’alors n’avait rien faitque de légal, la présence d’Ursule éveillait-elle desremords&|160;? Peut-être ces remords le poignaient-ils d’autantplus qu’il avait plus de bien légitimement acquis&|160;? Ilattribua sans doute ces mouvements de sa conscience à la seuleprésence d’Ursule, en imaginant que, la jeune fille disparue, cestroubles gênants disparaîtraient aussi. Enfin peut-être le crimea-t-il sa doctrine de perfection&|160;? Un commencement de mal veutsa fin, une première blessure appelle le coup qui tue. Peut-être levol conduit-il fatalement à l’assassinat&|160;? Minoret avaitcommis la spoliation sans la moindre réflexion, tant les faitss’étaient succédé rapidement : la réflexion vint après. Or, si vousavez bien saisi la physionomie et l’encolure de cet homme, vouscomprendrez le prodigieux effet qu’y devait produire une pensée. Leremords est plus qu’une pensée, il provient d’un sentiment qui nese cache pas plus que l’amour, et qui a sa tyrannie. Mais de mêmeque Minoret n’avait pas fait la moindre réflexion en s’emparant dela fortune destinée à Ursule, de même il voulut machinalement lachasser de Nemours quand il se sentit blessé par le spectacle decette innocence trompée. En sa qualité d’imbécile, il ne songeapoint aux conséquences, il alla de péril en péril, poussé par soninstinct cupide, comme un animal fauve qui ne prévoit aucune rusedu chasseur, et qui compte sur sa vélocité, sur sa force. Bientôtles riches bourgeois qui se réunissaient chez le notaire Dionisremarquèrent un changement dans les manières, dans l’attitude decet homme jadis sans soucis.

– Je ne sais pas ce qu’a Minoret, il est tout chose&|160;!disait sa femme à laquelle il avait résolu de cacher son hardi coupde main.

Tout le monde expliqua l’ennui de Minoret, car la pensée surcette figure ressemblait à de l’ennui, par la cessation absolue detoute occupation, par le passage subit de la vie active à la viebourgeoise. Pendant que Minoret songeait à briser la vie d’Ursule,la Bougival ne passait pas une journée sans faire à sa fille delait quelque allusion à la fortune qu’elle aurait dû avoir, ou sanscomparer son misérable sort à celui que feu monsieur lui réservaitet dont il lui avait parlé, à elle, la Bougival.

– Enfin, disait-elle, ce n’est pas par intérêt ce que j’en dis,mais est-ce que feu monsieur, bon comme il était, ne m’aurait paslaissé quelque petite chose…

– Ne suis-je pas là, répondit Ursule en descendant à la Bougivalde lui dire un mot à ce sujet.

Elle ne voulut pas salir par des pensées d’intérêt lesaffectueux, tristes et doux souvenirs qui accompagnaient la noblefigure du vieux docteur dont une esquisse au crayon noir et blanc,faite par son maître de dessin, ornait sa petite salle. Pour saneuve et belle imagination, l’aspect de ce croquis lui suffisaitpour toujours revoir son parrain à qui elle pensait sans cesse,surtout entourée des objets qu’il affectionnait : sa grande bergèreà la duchesse, les meubles de son cabinet et son trictrac, ainsique le piano donné par lui. Les deux vieux amis qui lui restaient,l’abbé Chaperon et monsieur Bongrand, les seules personnes qu’ellevoulût recevoir, étaient, au milieu de ces choses presque animéespar ses regrets, comme deux vivants souvenirs de sa vie passée àlaquelle elle rattacha son présent par l’amour que son parrainavait béni. Bientôt la mélancolie de ses pensées insensiblementadoucie teignit en quelque sorte ses heures, et relia toutes ceschoses par une indéfinissable harmonie : ce fut une exquisepropreté, la plus exacte symétrie dans la disposition des meubles,quelques fleurs données chaque jour par Savinien, des riensélégants, une paix que les habitudes de la jeune fillecommuniquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable. Aprèsle déjeuner et après la messe, elle continuait à étudier et àchanter&|160;; puis elle brodait, assise à sa fenêtre sur la rue. Aquatre heures, Savinien, au retour d’une promenade qu’il faisaitpar tous les temps, trouvait la fenêtre entr’ouverte, et s’asseyaitsur le bord extérieur de la fenêtre pour causer une demi-heure avecelle. Le soir, le curé, le juge de paix la venaient voir, mais ellene voulut jamais que Savinien les accompagnât. Enfin elle n’acceptapoint la proposition de madame de Portenduère que son fils avaitamenée à prendre Ursule chez elle. La jeune personne et la Bougivalvécurent d’ailleurs avec la plus sordide économie : elles nedépensaient pas, tout compris, plus de soixante francs par mois. Lavieille nourrice était infatigable : elle savonnait et repassait,elle ne faisait la cuisine que deux fois par semaine, elle gardaitles viandes cuites, que la maîtresse et la servante mangeaientfroides&|160;; car Ursule voulait économiser sept cents francs paran pour payer le reste du prix de sa maison. Cette sévérité deconduite, cette modestie, et sa résignation à une vie pauvre etdénuée après avoir joui d’une existence de luxe où ses moindrescaprices étaient adorés, eut du succès auprès de quelquespersonnes. Ursule gagna d’être respectée et de n’encourir aucunpropos. Une fois satisfaits, les héritiers lui rendirent d’ailleursjustice. Savinien admirait cette force de caractère chez une sijeune fille. De temps en temps, au sortir de la messe, madame dePortenduère adressa quelques paroles bienveillantes à Ursule, ellel’invita deux fois à dîner et la vint chercher elle-même. Si cen’était pas encore le bonheur, du moins ce fut la tranquillité.

Mais un succès où le juge de paix montra sa vieille scienced’avoué fit éclater la persécution encore sourde et à l’état de vœuque Minoret méditait contre Ursule. Dès que toutes les affaires dela succession furent finies, le juge de paix, supplié par Ursule,prit en main la cause des Portenduère et lui promit de les tirerd’embarras&|160;; mais en allant chez la vieille dame dont larésistance au bonheur d’Ursule le rendait furieux, il ne lui laissapoint ignorer qu’il se vouait à ses intérêts uniquement pour plaireà mademoiselle Mirouët. Il choisit l’un de ses anciens clercs pouravoué des Portenduère à Fontainebleau, et dirigea lui-même lademande en nullité de la procédure. Il voulait profiter del’intervalle qui s’écoulerait entre l’annulation de la poursuite etla nouvelle instance de Massin, pour renouveler le bail de la fermeà six mille francs, tirer des fermiers un pot-de-vin et le payementanticipé de la dernière année. Dès lors la partie de whist seréorganisa chez madame de Portenduère, entre lui, le curé, Savinienet Ursule, que Bongrand et l’abbé Chaperon allaient prendre etramenaient tous les soirs. En juin, Bongrand fit prononcer lanullité de la procédure suivie par Massin contre les Portenduère.Aussitôt il signa le nouveau bail, obtint trente-deux mille francsdu fermier, et un fermage de six mille francs pour dix-huitans&|160;; puis le soir, avant que ces opérations nes’ébruitassent, il alla chez Zélie, qu’il savait assez embarrasséede placer ses fonds, et lui proposa l’acquisition des Bordièrespour deux cent vingt mille francs.

– Je ferais immédiatement affaire, dit Minoret, si je savais queles Portenduère allassent vivre ailleurs qu’à Nemours.

– Mais, répondit le juge de paix, pourquoi&|160;?

– Nous voulons nous passer de nobles à Nemours.

– Je crois avoir entendu dire à la vieille dame que, si sesaffaires s’arrangeaient, elle ne pourrait plus guère vivre qu’enBretagne avec ce qui lui resterait. Elle parle de vendre samaison.

– Eh&|160;! bien, vendez-la-moi, dit Minoret.

– Mais tu parles comme si tu étais le maître, dit Zélie. Queveux-tu faire de deux maisons&|160;?

– Si je ne termine pas ce soir avec vous pour les Bordières,reprit le juge de paix, notre bail sera connu, nous serons saisisde nouveau dans trois jours, et je manquerais cette liquidation,qui me tient au cœur. Aussi vais-je de ce pas à Melun, où desfermiers que j’y connais m’achèteront les Bordières les yeuxfermés. Vous perdrez ainsi l’occasion de placer en terre à troispour cent dans les terroirs du Rouvre.

– Eh&|160;! bien, pourquoi venez-vous nous trouver&|160;? ditZélie.

– Parce que vous avez l’argent, tandis que mes anciens clientsauront besoin de quelques jours pour me cracher cent vingt-neufmille francs. Je ne veux pas de difficultés.

– Qu’ elle quitte Nemours, et je vous les donne&|160;! ditencore Minoret.

– Vous comprenez que je ne puis pas engager la volonté desPortenduère, répondit Bongrand&|160;; mais je suis certain qu’ilsne resteront pas à Nemours.

Sur cette assurance, Minoret, à qui d’ailleurs Zélie poussa lecoude, promit les fonds pour solder la dette des Portenduère enversla succession du docteur. Le contrat de vente fut alors passé chezDionis, et l’heureux juge de paix y fit accepter les conditions dunouveau bail à Minoret qui s’aperçut un peu tard, ainsi que Zélie,de la perte de la dernière année payée à l’avance. Vers la fin dejuin, Bongrand apporta le quitus de sa fortune à madame dePortenduère, cent vingt-neuf mille francs, en l’engageant à lesplacer sur l’Etat qui lui donnerait six mille francs de rente dansle cinq pour cent en y joignant les dix mille francs de Savinien.Ainsi, loin de perdre sur ses revenus, la vieille dame gagnait deuxmille francs de rente à sa liquidation. La famille de Portenduèredemeura donc à Nemours. Minoret crut avoir été joué, comme si lejuge de paix avait dû savoir que la présence d’Ursule lui étaitinsupportable, et il en conçut un vif ressentiment qui accrut sahaine contre sa victime. Alors commença le drame secret, maisterrible en ses effets, de la lutte de deux sentiments, celui quipoussait Minoret à chasser Ursule de Nemours, et celui qui donnaità Ursule la force de supporter des persécutions dont la cause futpendant un certain temps impénétrable : situation étrange etbizarre, vers laquelle tous les événements antérieurs avaientmarché, qu’ils avaient préparée et à laquelle ils servent depréface.

Madame Minoret, à qui son mari fit cadeau d’une argenterie etd’un service de table complet d’environ vingt mille francs, donnaitun superbe dîner tous les dimanches, le jour où son fils lesubstitut amenait quelques amis de Fontainebleau. Pour ces dînerssomptueux, Zélie faisait venir quelques raretés de Paris, enobligeant ainsi le notaire Dionis à imiter son faste. Goupil, queles Minoret s’efforçaient de bannir de leur société comme unepersonne tarée qui tachait leur splendeur, ne fut invité que versla fin du mois de juillet, un mois après l’inauguration de la viebourgeoise menée par les anciens maîtres de poste. Le maître-clerc,déjà sensible à cet oubli calculé, fut obligé de dire vous à Désiréqui, depuis l’exercice de ses fonctions, avait pris un air grave etrogue jusque dans sa famille.

– Vous ne vous souvenez donc plus d’Esther, pour aimer ainsimademoiselle Mirouët&|160;? dit Goupil au substitut.

– D’abord Esther est morte, monsieur. Puis je n’ai jamais penséà Ursule, répondit le magistrat.

– Eh&|160;! bien, que me disiez-vous donc, papa Minoret&|160;?s’écria très-insolemment Goupil.

Minoret, pris en flagrant délit de mensonge par un homme siredoutable, eût perdu contenance sans le projet pour lequel ilavait invité Goupil à dîner, en se souvenant de la propositionjadis faite par le maître-clerc d’empêcher le mariage d’Ursule etdu jeune Portenduère. Pour toute réponse, il emmena brusquement leclerc au fond de son jardin.

– Vous avez bientôt vingt-huit ans, mon cher, lui dit-il, et jene vous vois pas encore sur le chemin de la fortune. Je vous veuxdu bien, car enfin vous avez été le camarade de mon fils.Ecoutez-moi&|160;? Si vous décidez la petite Mirouët, quid’ailleurs possède quarante mille francs, à devenir votre femme,aussi vrai que je m’appelle Minoret je vous donnerai les moyensd’acheter une charge de notaire à Orléans.

– Non, dit Goupil, je ne serais pas assez en vue&|160;; mais àMontargis…

– Non, reprit Minoret, mais à Sens…

– Va pour Sens&|160;! reprit le hideux premier clerc. Il y a unarchevêque, je ne hais pas un pays de dévotion : avec un peud’hypocrisie on y fait mieux son chemin. D’ailleurs la petite estdévote, elle y réussira.

– Il est bien entendu, reprit Minoret, que je ne donne les centmille francs qu’au mariage de notre parente, à qui je veux faire unsort par considération pour défunt mon oncle.

– Et pourquoi pas un peu pour moi&|160;? dit malicieusementGoupil en soupçonnant quelque secret dans la conduite de Minoret.N’est-ce pas à mes renseignements que vous devez d’avoir pu réunirvingt-quatre mille francs de rente d’un seul tenant, sans enclaves,autour du château du Rouvre&|160;? Avec vos prairies et votremoulin qui sont de l’autre côté du Loing, vous y ajouteriez seizemille francs&|160;! Voyons, gros père, voulez-vous jouer avec moifranc jeu&|160;?

– Oui.

– Eh&|160;! bien, afin de vous faire sentir mes crocs, jemijotais pour Massin l’acquisition du Rouvre, ses parcs, sesjardins, ses réserves et son bois.

– Avise-toi de cela&|160;? dit Zélie en intervenant.

– Eh&|160;! bien, dit Goupil en lui lançant un regard de vipère,si je veux, demain Massin aura tout cela pour deux cent millefrancs.

– Laisse-nous, ma femme, dit alors le colosse en prenant Zéliepar le bras et la renvoyant, je m’entends avec lui… Nous avons eutant d’affaires, reprit Minoret en revenant à Goupil, que nousn’avons pu penser à vous, mais je compte bien sur votre amitié pournous avoir le Rouvre.

– Un ancien marquisat, dit malicieusement Goupil, et quivaudrait bientôt entre vos mains cinquante mille livres de rente,plus de deux millions au prix où sont les biens.

– Et notre substitut épouserait alors la fille d’un maréchal deFrance, ou l’héritière d’une vieille famille qui le pousserait dansla magistrature à Paris, dit le maître de poste en ouvrant sa largetabatière et offrant une prise à Goupil.

– Eh&|160;! bien, jouons-nous franc jeu&|160;? s’écria Goupil ense secouant les doigts.

Minoret serra les mains de Goupil en lui répondant : – Paroled’honneur&|160;!

Comme tous les gens rusés, le maître-clerc crut, heureusementpour Minoret, que son mariage avec Ursule était un prétexte pour seraccommoder avec lui depuis qu’il leur opposait Massin.

– Ce n’est pas lui, se dit-il, qui a trouvé cette bourde, jereconnais ma Zélie, elle lui a dicté son rôle. Bah&|160;! lâchonsMassin. Avant trois ans je serai, moi, le député de Sens,pensa-t-il. En apercevant alors Bongrand qui allait faire son whisten face, il se précipita dans la rue.

– Vous vous intéressez beaucoup à Ursule Mirouët, mon chermonsieur Bongrand, lui dit-il&|160;; vous ne pouvez pas êtreindifférent à son avenir. Voici le programme : elle épouserait unnotaire dont l’Etude serait dans un chef-lieu d’arrondissement. Cenotaire, qui sera nécessairement député dans trois ans, luireconnaîtrait cent mille francs de dot.

– Elle a mieux, dit sèchement Bongrand. Madame de Portenduèredepuis ses malheurs ne va guère bien&|160;; hier encore elle étaithorriblement changée, le chagrin la tue&|160;; il reste à Saviniensix mille francs de rente, Ursule a quarante mille francs, je leurferai valoir leurs capitaux à la Massin, mais honnêtement, et dansdix ans ils auront une petite fortune.

– Savinien ferait une sottise, il peut épouser quand il voudramademoiselle du Rouvre, une fille unique à qui son oncle et satante veulent laisser deux héritages superbes.

– Quand l’amour nous tient, adieu la prudence, a dit LaFontaine. Mais qui est-ce, votre notaire&|160;? car après tout…reprit Bongrand par curiosité.

– Moi, répondit Goupil qui fit tressaillir le juge de paix.

– Vous&|160;?… répondit Bongrand sans cacher son dégoût.

– Ah&|160;! bien, votre serviteur, monsieur, répliqua Goupil enlançant un regard plein de fiel, de haine et de défi.

– Voulez-vous être la femme d’un notaire qui vous reconnaîtraitcent mille francs de dot&|160;? s’écria Bongrand en entrant dans lapetite salle et s’adressant à Ursule qui se trouvait assise auprèsde madame de Portenduère.

Ursule et Savinien tressaillirent par un même mouvement, et seregardèrent : elle en souriant, lui sans oser se montrerinquiet.

– Je ne suis pas maîtresse de mes actions, répondit Ursule entendant la main à Savinien sans que la vieille mère pût voir cegeste.

– Aussi ai-je refusé sans seulement vous consulter.

– Et pourquoi, dit madame de Portenduère, il me semble, mapetite, que c’est un bel état que celui de notaire&|160;?

– J’aime mieux ma douce misère, répondit-elle, car, relativementà ce que je devais attendre de la vie, c’est pour moi l’opulence.Ma vieille nourrice m’épargne d’ailleurs bien des soucis, et jen’irai pas troquer le présent, qui me plaît, contre un avenirinconnu.

Le lendemain, la poste versa dans deux cœurs le poison de deuxlettres anonymes : une à madame de Portenduère et l’autre à Ursule.Voici celle que reçut la vieille dame :

 » Vous aimez votre fils, vous voulez l’établir comme l’exige lenom qu’il porte, et vous favorisez son caprice pour une petiteambitieuse sans fortune, en recevant chez vous une Ursule, la filled’un musicien de régiment&|160;; tandis que vous pourriez le marieravec mademoiselle du Rouvre, dont les deux oncles, messieurs lemarquis de Ronquerolles et le chevalier du Rouvre, riches chacun detrente mille livres de rente, pour ne pas laisser leur fortune à cevieux fou de monsieur du Rouvre qui mange tout, sont dansl’intention d’en avantager leur nièce au contrat. Madame de Sérizy,tante de Clémentine du Rouvre, qui vient de perdre son fils uniquedans la campagne d’Alger, adoptera sans doute aussi sa nièce.Quelqu’un qui vous veut du bien croit savoir que Savinien seraitaccepté.  »

Voici la lettre faite pour Ursule :

 » Chère Ursule, il est dans Nemours un jeune homme qui vousidolâtre, il ne peut pas vous voir travaillant à votre fenêtre sansdes émotions qui lui prouvent que son amour est pour la vie. Cejeune homme est doué d’une volonté de fer et d’une persévérance querien ne décourage : accueillez donc favorablement son amour, car iln’a que des intentions pures et vous demande humblement votre main,dans le désir de vous rendre heureuse. Sa fortune, quoique déjàconvenable, n’est rien comparée à celle qu’il vous fera quand vousserez sa femme. Vous serez un jour reçue à la cour comme la femmed’un ministre et l’une des premières du pays. Comme il vous voittous les jours, sans que vous puissiez le voir, mettez sur votrefenêtre un des pots d’oeillets de la Bougival, vous lui aurez ditainsi qu’il peut se présenter.  »

Ursule brûla cette lettre sans en parler à Savinien. Deux joursaprès, elle reçut une autre lettre ainsi conçue :

 » Vous avez eu tort, chère Ursule, de ne pas répondre à celuiqui vous aime plus que sa vie. Vous croyez épouser Savinien, vousvous trompez étrangement. Ce mariage n’aura pas lieu. Madame dePortenduère, qui ne vous recevra plus chez elle, va ce matin auRouvre, à pied, malgré l’état de souffrance où elle est, y demanderpour Savinien la main de mademoiselle du Rouvre. Savinien finirapar céder. Que peut-il objecter&|160;? les oncles de la demoiselleassurent par le contrat leurs fortunes à leur nièce. Cette fortuneconsiste en soixante mille livres de rente.  »

Cette lettre ravagea le cœur d’Ursule en lui faisant connaîtreles tortures de la jalousie, une souffrance jusqu’alors inconnuequi, dans cette organisation si riche, si facile à la douleur,couvrit de deuil le présent, l’avenir et même le passé. Depuis lemoment où elle eut ce fatal papier, elle resta dans la bergère dudocteur, le regard arrêté sur l’espace, et perdue dans un rêvedouloureux. En un instant elle sentit le froid de la mort substituéaux ardeurs d’une belle vie. Hélas&|160;! ce fut pis : ce fut enréalité l’atroce réveil des morts apprenant qu’il n’y a pas deDieu, le chef-d’œuvre de cet étrange génie appelé Jean-Paul. Quatrefois la Bougival essaya de faire déjeuner Ursule, elle lui vitprendre et quitter son pain sans pouvoir le porter à ses lèvres.Quand elle voulait hasarder une remontrance, Ursule lui répondaitpar un geste de main et par un terrible mot : – Chut&|160;! aussidespotiquement dit que jusqu’alors sa parole avait été douce. LaBougival, qui surveillait sa maîtresse à travers le vitrage de laporte de communication, l’aperçut alternativement rouge comme si lafièvre la dévorait, et violette comme si le frisson succédait à lafièvre. Cet état s’empira sur les quatre heures, alors que, demoment en moment, Ursule se leva pour regarder si Savinien venait,et que Savinien ne vint pas. La jalousie et le doute ôtent àl’amour toute sa pudeur. Ursule, qui jusqu’alors ne se serait paspermis un geste où l’on pût deviner sa passion, mit son chapeau,son petit châle, et s’élança dans son corridor pour aller au-devantde Savinien, mais un reste de pudeur la fit rentrer dans sa petitesalle. Elle y pleura. Quand le curé se présenta le soir, la pauvrenourrice l’arrêta sur le seuil de la porte.

– Ah&|160;! monsieur le curé, je ne sais pas ce qu’amademoiselle&|160;; elle…

– Je le sais, répondit tristement le prêtre en fermant ainsi labouche à la nourrice effrayée.

L’abbé Chaperon apprit alors à Ursule ce qu’elle n’avait pas oséfaire vérifier : madame de Portenduère était allée dîner auRouvre.

– Et Savinien&|160;?

– Aussi.

Ursule eut un petit tressaillement nerveux qui fit frissonnerl’abbé Chaperon comme s’il avait reçu la décharge d’une bouteillede Leyde, et il éprouva de plus une durable commotion au cœur.

– Ainsi nous n’irons pas ce soir chez elle, dit le curé&|160;;mais, mon enfant, il sera sage à vous de n’y plus retourner. Lavieille dame vous recevrait de manière à blesser votre fierté. Nousqui l’avions amenée à entendre parler de votre mariage, nousignorons d’où souffle le vent par lequel elle a été changée en unmoment.

– Je m’attends à tout, et rien ne peut plus m’étonner, ditUrsule d’un ton pénétré. Dans ces sortes d’extrémités on éprouveune grande consolation à savoir que l’on n’a pas offensé Dieu.

– Soumettez-vous, ma chère fille, sans jamais sonder les voiesde la Providence, dit le curé.

– Je ne voudrais pas soupçonner injustement le caractère demonsieur de Portenduère…

– Pourquoi ne dites-vous plus Savinien&|160;? demanda le curéqui remarqua quelque légère aigreur dans l’accent d’Ursule.

– De mon cher Savinien, reprit-elle en pleurant. Oui, mon bonami, reprit-elle en sanglotant, une voix me crie encore qu’il estaussi noble de cœur que de race. Il ne m’a pas seulement avouéqu’il m’aimait uniquement, il me l’a prouvé par des délicatessesinfinies et en contenant avec héroïsme son ardente passion.Dernièrement, lorsqu’il a pris la main que je lui tendais, quandmonsieur Bongrand me proposait ce notaire pour mari, je vous jureque je la lui donnais pour la première fois. S’il a débuté par uneplaisanterie en m’envoyant un baiser à travers la rue, depuis,cette affection n’est jamais sortie, vous le savez, des limites lesplus étroites&|160;; mais je puis vous le dire, à vous qui lisezdans mon âme, excepté dans ce coin dont la vue était réservée auxanges, eh&|160;! bien, ce sentiment est chez moi le principe debien des mérites : il m’a fait accepter mes misères, il m’apeut-être adouci l’amertume de la perte irréparable dont le deuilest plus dans mes vêtements que dans mon âme&|160;! Oh&|160;! j’aieu tort. Oui, l’amour était chez moi plus fort que mareconnaissance envers mon parrain, et Dieu l’a vengé. Quevoulez-vous&|160;! je respectais en moi la femme de Savinien&|160;;j’étais trop fière, et peut-être est-ce cet orgueil que Dieu punit.Dieu seul, comme vous me l’avez dit, doit être le principe et lafin de nos actions.

Le curé fut attendri en voyant les larmes qui roulaient sur cevisage déjà pâli. Plus la sécurité de la pauvre fille avait étégrande, plus bas elle tombait.

– Mais, dit-elle en continuant, revenue à ma conditiond’orpheline, je saurai en reprendre les sentiments. Après tout,puis-je être une pierre au cou de celui que j’aime&|160;? Quefait-il ici&|160;? Qui suis-je pour prétendre à lui&|160;? Nel’aimé-je pas d’ailleurs d’une amitié si divine qu’elle va jusqu’àl’entier sacrifice de mon bonheur, de mes espérances&|160;?… Etvous savez que je me suis souvent reproché d’asseoir mon amour surun tombeau, de le savoir ajourné au lendemain de la mort de cettevieille dame. Si Savinien est riche et heureux par une autre, j’aiprécisément assez pour payer ma dot au couvent où j’entreraipromptement. Il ne doit pas plus y avoir dans le cœur d’une femmedeux amours qu’il n’y a deux maîtres dans le ciel. La viereligieuse aura des attraits pour moi.

– Il ne pouvait pas laisser aller sa mère seule au Rouvre, ditdoucement le bon prêtre.

– N’en parlons plus, mon bon monsieur Chaperon, je lui écriraice soir pour lui donner sa liberté. Je suis enchantée d’avoir àfermer les fenêtres de cette salle.

Et elle mit le vieillard au fait des lettres anonymes en luidisant qu’elle ne voulait pas autoriser les poursuites de son amantinconnu.

– Eh&|160;! c’est une lettre anonyme adressée à madame dePortenduère qui l’a fait aller au Rouvre, s’écria le curé. Vousêtes sans doute persécutée par de méchantes gens.

– Et pourquoi&|160;? Ni Savinien ni moi, nous n’avons fait demal à personne, et nous ne blessons plus aucun intérêt ici.

– Enfin, ma petite, nous profiterons de cette bourrasque, quidisperse notre société, pour ranger la bibliothèque de notre pauvreami. Les livres restent en tas, Bongrand et moi nous les mettronsen ordre, car nous pensons à y faire des recherches. Placez votreconfiance en Dieu&|160;; mais songez aussi que vous avez dans lebon juge de paix et en moi deux amis dévoués.

– C’est beaucoup, dit-elle en reconduisant le curé jusque sur leseuil de son allée en tendant le cou comme un oiseau qui regardehors de son nid, espérant encore apercevoir Savinien.

En ce moment Minoret et Goupil, au retour de quelque promenadedans les prairies, s’arrêtèrent en passant, et l’héritier dudocteur dit à Ursule : – Qu’avez-vous, ma cousine&|160;? car noussommes toujours cousins, n’est-ce pas&|160;? vous paraissezchangée.

Goupil jetait à Ursule des regards si ardents qu’elle en futeffrayée : elle rentra sans répondre.

– Elle est farouche, dit Minoret et au curé.

– Mademoiselle Mirouët a raison de ne pas causer sur le pas desa porte avec des hommes&|160;; elle est trop jeune…

– Oh&|160;! fit Goupil, vous devez savoir qu’elle ne manque pasd’amoureux.

Le curé s’était hâté de saluer, et se dirigeait à pas précipitésvers la rue des Bourgeois.

– Eh&|160;! bien, dit le premier clerc à Minoret, çachauffe&|160;! Elle est déjà pâle comme une morte&|160;; mais avantquinze jours elle aura quitté la ville. Vous verrez.

– Il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi, s’écriaMinoret effrayé de l’atroce sourire qui donnait au visage de Goupill’expression diabolique prêtée par Eugène Delacroix auMéphistophélès de Goethe.

– Je le crois bien, répondit Goupil, Si elle ne m’épouse pas, jela ferai crever de chagrin.

– Fais-le, petit, et je te donne les fonds pour être notaire àParis. Tu pourras alors épouser une femme riche…

– Pauvre fille&|160;! Que vous a-t-elle donc fait&|160;? demandale clerc surpris.

– Elle m’embête&|160;! dit grossièrement Minoret.

– Attendez à lundi, et vous verrez alors comment je la scierai,reprit Goupil en étudiant la physionomie de l’ancien maître deposte.

Le lendemain la vieille Bougival alla chez Savinien et dit enlui tendant une lettre : – Je ne sais pas ce que vous écrit lachère enfant&|160;; mais elle est ce matin comme une morte.

Qui par cette lettre n’imaginerait pas les souffrances quiavaient assailli Ursule pendant la nuit&|160;?

A MONSIEUR DE PORTENDUERE.

 » Mon cher Savinien, votre mère veut vous marier à mademoiselledu Rouvre, m’a-t-on dit, et peut-être a-t-elle raison. Vous voustrouvez entre une vie presque misérable et une vie opulente, entrela fiancée de votre cœur et une femme selon le monde, entre obéir àvotre mère et à votre choix, car je crois encore que vous m’avezchoisie. Savinien, si vous avez une détermination à prendre, jeveux qu’elle soit prise en toute liberté : je vous rends la paroleque vous vous étiez donnée à vous-même et non à moi dans un momentqui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et qui fut, comme tous lesjours qui se sont succédé depuis, d’une pureté, d’une douceurangéliques. Ce souvenir suffit à toute ma vie. Si vous persistezdans votre serment, désormais une noire et terrible idéetroublerait mes félicités. Au milieu de nos privations, acceptéessi gaiement aujourd’hui, vous pourriez penser plus tard que, sivous eussiez observé les lois du monde, il en eût été bienautrement pour vous. Si vous étiez homme à exprimer cette pensée,elle serait pour moi l’arrêt d’une mort douloureuse&|160;; et, sivous ne la disiez pas, je soupçonnerais les moindres nuages quicouvriraient votre front. Cher Savinien, je vous ai toujourspréféré à tout sur cette terre. Je le pouvais, puisque mon parrain,quoique jaloux, me disait :  » Aime-le, ma fille&|160;! vous serezbien certainement l’un à l’autre un jour.  » Quand je suis allée àParis, je vous aimais sans espoir, et ce sentiment me contentait.Je ne sais si je puis y revenir, mais je le tenterai. Quesommes-nous d’ailleurs en ce moment&|160;? un frère et une sœur.Restons ainsi. Epousez cette heureuse fille, qui aura la joie derendre à votre nom le lustre qu’il doit avoir, et que, selon votremère, je diminuerais. Vous n’entendrez jamais parler de moi. Lemonde vous approuvera. Moi, je ne vous blâmerai jamais, et je vousaimerai toujours. Adieu donc.  »

– Attendez&|160;! s’écria le gentilhomme.

Il fit signe à la Bougival de s’asseoir, et il griffonna ce peude mots :

 » Ma chère Ursule, votre lettre me brise le cœur en ce que vousvous êtes fait inutilement beaucoup de mal, et que pour la premièrefois nos cœurs ont cessé de s’entendre. Si vous n’êtes pas mafemme, c’est que je ne puis encore me marier sans le consentementde ma mère. Enfin, huit mille livres de rente dans un joli cottage,sur les bords du Loing, n’est-ce pas une fortune&|160;? Nous avonscalculé qu’avec la Bougival nous économiserions cinq mille francspar an&|160;! Vous m’avez permis un soir, dans le jardin de votreoncle, de vous regarder comme ma fiancée, et vous ne pouvez briserà vous seule des liens qui nous sont communs. Ai-je donc besoin devous dire qu’hier j’ai nettement déclaré à monsieur du Rouvre que,si j’étais libre, je ne voudrais pas recevoir ma fortune d’unejeune personne qui me serait inconnue&|160;! Ma mère ne veut plusvous voir, je perds le bonheur de nos soirées, mais ne meretranchez pas le court moment pendant lequel je vous parle à votrefenêtre… A ce soir. Rien ne peut nous séparer.  »

– Allez, ma vieille. Elle ne doit pas être inquiète un moment detrop…

Le soir, à quatre heures, au retour de la promenade qu’ilfaisait tous les jours exprès pour passer devant la maisond’Ursule, Savinien trouva sa maîtresse un peu pâlie par desbouleversements si subits.

– Il me semble que jusqu’à présent je n’ai pas su ce que c’étaitque le plaisir de vous voir, lui dit-elle.

– Vous m’avez dit, répondit Savinien en souriant, car je mesouviens de toutes vos paroles :  » L’amour ne va pas sans lapatience, j’attendrai&|160;!  » Vous avez donc, chère enfant, séparél’amour de la foi&|160;?… Ah&|160;! voici qui termine nosquerelles. Vous prétendiez me mieux aimer que je ne vous aime.Ai-je jamais douté de vous&|160;? lui demanda-t-il en luiprésentant un bouquet composé de fleurs des champs dontl’arrangement exprimait ses pensées.

– Vous n’avez aucune raison pour douter de moi, répondit-elle.Et d’ailleurs, vous ne savez pas tout, ajouta-t-elle d’une voixtroublée.

Elle avait fait refuser à la poste toutes ses lettres. Mais,sans qu’elle eût pu deviner par quel sortilége[Graphie du Dict.Acad. Fr. 1835.] la chose avait eu lieu, quelques instants après lasortie de Savinien qu’elle avait regardé tournant de la rue desBourgeois dans la Grand’rue, elle avait trouvé sur sa bergère unpapier où était écrit :  » Tremblez&|160;! l’amant dédaignédeviendra pire qu’un tigre.  » Malgré les supplications de Savinien,elle ne voulut pas, par prudence, lui confier le terrible secret desa peur. Le plaisir ineffable de revoir Savinien après l’avoir cruperdu pouvait seul lui faire oublier le froid mortel qui venait dela saisir. Pour tout le monde, attendre un malheur indéfiniconstitue un horrible supplice. La souffrance prend alors lesproportions de l’inconnu, qui certes est l’infini de l’âme. Mais,pour Ursule, ce fut la plus grande douleur. Elle éprouvait enelle-même d’affreux sursauts au moindre bruit, elle se défiait dusilence, elle soupçonnait ses murailles de complicité. Enfin sonheureux sommeil fut troublé. Goupil, sans rien savoir de cetteconstitution délicate comme celle d’une fleur, avait trouvé, parl’instinct du méchant, le poison qui devait la flétrir, la tuer.Cependant la journée du lendemain se passa sans surprise. Ursulejoua du piano fort tard, elle se coucha presque rassurée etaccablée de sommeil. A minuit environ, elle fut réveillée par unconcert composé d’une clarinette, d’un hautbois, d’une flûte, d’uncornet à piston, d’un trombone, d’un basson, d’un flageolet et d’untriangle. Tous les voisins étaient aux fenêtres. La pauvre enfant,déjà saisie en voyant du monde dans la rue, reçut un coup terribleau cœur en entendant une voix d’homme enrouée, ignoble, qui cria : » Pour la belle Ursule Mirouët, de la part de son amant.  » Lelendemain, dimanche, toute la ville fut en rumeur, et, à l’entréecomme à la sortie d’Ursule à l’église, elle vit sur la place desgroupes nombreux occupés d’elle et manifestant une horriblecuriosité. La sérénade mettait toutes les langues en mouvement, carchacun se perdait en conjectures. Ursule revint chez elle plusmorte que vive et ne sortit plus, le curé lui avait conseillé dedire ses vêpres chez elle. En rentrant elle vit dans le corridorcarrelé en briques qui menait de la rue à la cour une lettreglissée sous la porte&|160;; elle la ramassa, la lut poussée par ledésir d’y trouver une explication. Les êtres les moins sensiblespeuvent deviner ce qu’elle dut éprouver en lisant ces terribleslignes :

 » Résignez-vous à devenir ma femme, riche et adorée. Je vousveux. Si je ne vous ai vivante, je vous aurai morte. Attribuez àvos refus les malheurs qui n’atteindront pas que vous.

Celui qui vous aime et à qui vous serez un jour.  »

Chose étrange&|160;! au moment où la douce et tendre victime decette machination était abattue comme une fleur coupée,mesdemoiselles Massin, Dionis et Crémière enviaient son sort.

– Elle est bien heureuse, disaient-elles. On s’occupe d’elle, onflatte ses goûts, on se la dispute&|160;! La sérénade était, à cequ’il paraît, charmante&|160;! Il y avait un cornet àpiston&|160;!

– Qu’est-ce qu’un piston&|160;?

– Un nouvel instrument de musique&|160;! tiens, grand comme ca,disait Angéline Crémière à Paméla Massin.

Dès le matin, Savinien était allé jusqu’à Fontainebleau tâcherde savoir qui avait demandé des musiciens du régiment engarnison&|160;; mais comme il y avait deux hommes pour chaqueinstrument, il fut impossible de connaître ceux qui étaient allés àNemours. Le colonel fit défendre aux musiciens de jouer chez desparticuliers sans sa permission. Le gentilhomme eut une entrevueavec le procureur du roi, tuteur d’Ursule, et lui expliqua lagravité de ces sortes de scènes sur une jeune fille si délicate etsi frêle, en le priant de rechercher l’auteur de cette sérénade parles moyens dont dispose le Parquet. Trois jours après, au milieu dela nuit, trois violons, une flûte, une guitare et un hautboisdonnèrent une seconde sérénade. Cette fois les musiciens sesauvèrent du côté de Montargis, où se trouvait alors une troupe decomédiens. Une voix stridente et liquoreuse avait crié entre deuxmorceaux :  » A la fille du capitaine de musique Mirouët&|160;! « Tout Nemours apprit ainsi la profession du père d’Ursule, ce secretsi soigneusement gardé par le vieux docteur Minoret.

Savinien n’alla point cette fois à Montargis&|160;; il reçutdans la journée une lettre anonyme venue de Paris, où il lut cettehorrible prophétie :

 » Tu n’épouseras pas Ursule. Si tu veux qu’elle vive, hâte-toide la céder à celui qui l’aime plus que tu ne l’aimes&|160;; car ils’est fait musicien et artiste pour lui plaire, et préfère la voirmorte à la savoir ta femme.  »

Le médecin de Nemours venait alors trois fois par jour chezUrsule, que ces poursuites occultes avaient mise en danger de mort.En se sentant plongée par une main infernale dans un bourbier,cette suave jeune fille gardait une attitude de martyre : ellerestait dans un profond silence, levait les yeux au ciel et nepleurait plus, elle attendait les coups en priant avec ferveur eten implorant celui qui lui donnerait la mort.

– Je suis heureuse de ne pas pouvoir descendre dans la salle,disait-elle à messieurs Bongrand et Chaperon, qui la quittaient lemoins possible&|160;; il y viendrait, et je me sens indigne derecevoir les regards par lesquels il a coutume de me bénir&|160;!Croyez-vous qu’il me soupçonne&|160;?

– Mais si Savinien ne trouve pas l’auteur de ces infamies, ilcompte aller requérir l’intervention de la police de Paris, ditBongrand.

– Les inconnus doivent me savoir frappée à mort,répondit-elle&|160;; ils vont se tenir tranquilles.

Le curé, Bongrand et Savinien se perdaient en conjectures et ensuppositions. Savinien, Tiennette, la Bougival et deux personnesdévouées au curé se firent espions et se tinrent sur leurs gardespendant une semaine&|160;; mais aucune indiscrétion ne pouvaittrahir Goupil, qui machinait tout à lui seul. Le juge de paix, lepremier, pensa que l’auteur du mal était effrayé de son ouvrage.Ursule arrivait à la pâleur, à la faiblesse des jeunes Anglaises enconsomption. Chacun se relâcha de ses soins. Il n’y eut plus desérénades ni de lettres. Savinien attribua l’abandon de ces moyensodieux aux recherches secrètes du Parquet, auquel il avait envoyéles lettres reçues par Ursule, celle reçue par sa mère et lasienne. Cet armistice ne fut pas de longue durée. Quand le médecineut arrêté la fièvre nerveuse d’Ursule, au moment où elle avaitrepris courage, un matin, vers la mi-juillet, on trouva une échellede corde attachée à sa fenêtre. Le postillon, qui pendant la nuit,avait conduit la Malle, déclara qu’un petit homme était en train dedescendre au moment où il passait&|160;; et, malgré son désir des’arrêter, ses chevaux, lancés à la descente du pont, au coinduquel se trouvait la maison d’Ursule, l’avaient emporté bien audelà de Nemours. Une opinion partie du salon Dionis attribuait cesmanœuvres au marquis du Rouvre, alors excessivement gêné, sur quiMassin avait des lettres de change, et qui, par un prompt mariagede sa fille avec Savinien, devait, disait-on, soustraire le châteaudu Rouvre à ses créanciers. Madame de Portenduère voyait aussi avecplaisir, disait-on, tout ce qui pouvait afficher, déconsidérer etdéshonorer Ursule&|160;; mais en présence de cette jeune mort lavieille dame se trouvait quasi vaincue. Le curé Chaperon fut sivivement affecté de cette dernière méchanceté, qu’il en tombamalade assez sérieusement pour rester chez lui durant quelquesjours. La pauvre Ursule, à qui cette odieuse attaque avait causéune rechute, reçut par la poste une lettre du curé, qu’on ne refusapoint en reconnaissant l’écriture.

 » Mon enfant, quittez Nemours, et déjouez ainsi la malice de vosennemis inconnus. Peut-être cherche-t-on à mettre en danger la viede Savinien. Je vous en dirai davantage quand je pourrai vous allervoir.  »

Ce billet était signé : Votre dévoué CHAPERON.

Lorsque Savinien, qui devint comme fou, alla voir le curé, lepauvre prêtre relut la lettre, tant il fut épouvanté de laperfection avec laquelle son écriture et sa signature étaientimitées&|160;; car il n’avait rien écrit&|160;; et s’il avaitécrit, il ne se serait point servi de la poste pour envoyer salettre chez Ursule. L’état mortel où cette dernière atrocité mitUrsule, obligea Savinien à recourir de nouveau au procureur du roien lui portant la fausse lettre du curé.

– Il se commet un assassinat par des moyens que la loi n’a pointprévus, et sur une orpheline que le Code vous donne pour pupille,dit le gentilhomme au magistrat.

– Si vous trouvez des moyens de répression, lui répondit leprocureur du roi, je les adopterai&|160;; mais je n’en connaispas&|160;! L’infâme anonyme a donné le meilleur avis. Il fautenvoyer ici mademoiselle Mirouët chez les dames de l’Adoration duSaint-Sacrement. En attendant, le commissaire de police deFontainebleau, sur ma demande, vous autorisera à porter des armespour votre défense. Je suis allé moi-même au Rouvre, et monsieur duRouvre a été justement indigné des soupçons qui planaient sur lui.Minoret, le père de mon substitut, est en marché pour son château.Mademoiselle du Rouvre épouse un riche comte polonais. Enfin,monsieur du Rouvre quittait la campagne, le jour où je m’y suistransporté, pour éviter les effets d’une contrainte par corps.

Désiré, que son chef questionna, n’osa lui dire sa pensée : ilreconnaissait Goupil&|160;! Goupil était seul capable de conduireune œuvre qui côtoyait le Code pénal sans tomber dans le précipiced’aucun article. L’impunité, le secret, le succès accrurentl’audace de Goupil. Le terrible clerc faisait poursuivre parMassin, devenu sa dupe, le marquis du Rouvre, afin de forcer legentilhomme à vendre les restes de sa terre à Minoret. Après avoirentamé des négociations avec un notaire de Sens, il résolut detenter un dernier coup pour avoir Ursule. Il voulait imiterquelques jeunes gens de Paris qui ont dû leur femme et leur fortuneà un enlèvement. Les services rendus à Minoret, à Massin et àCrémière, la protection de Dionis, maire de Nemours, luipermettaient d’assoupir l’affaire. Il se décida sur-le-champ àlever le masque, en croyant Ursule incapable de lui résister dansl’état de faiblesse où il l’avait mise. Néanmoins, avant de risquerle dernier coup de son ignoble partie, il jugea nécessaire d’avoirune explication au Rouvre, où il accompagna Minoret, qui s’yrendait pour la première fois depuis la signature du contrat.Minoret venait de recevoir une lettre confidentielle où son filslui demandait des renseignements sur ce qui se passait à proposd’Ursule, avant de l’aller chercher lui-même avec le procureur duroi pour la mettre dans un couvent à l’abri de quelque nouvelleinfamie. Le substitut engageait son père, au cas où cettepersécution serait l’ouvrage d’un de leurs amis, à lui donner desages conseils. Si la justice ne pouvait pas toujours tout punir,elle finirait par tout savoir et en garder bonne note. Minoretavait atteint un grand but. Désormais propriétaire incommutable duchâteau du Rouvre, un des plus beaux du Gâtinais, il réunissaitpour quarante et quelques mille francs de revenus en beaux etriches domaines autour du parc. Le colosse pouvait se moquer deGoupil. Enfin, il comptait vivre à la campagne, où le souvenird’Ursule ne l’importunerait plus.

– Mon petit, dit-il à Goupil en se promenant sur la terrasse,laisse ma cousine en repos&|160;!

– Bah&|160;?… dit le clerc ne pouvant rien deviner dans cetteconduite bizarre, car la bêtise a aussi sa profondeur.

– Oh&|160;! je ne suis pas ingrat, tu m’as fait avoir pour deuxcent quatre-vingt mille francs ce beau château en briques et enpierre de taille qui ne se bâtirait pas aujourd’hui pour deux centmille écus, la ferme du château, les réserves, le parc, lesjardins, et les bois… Eh&|160;! bien,… Oui, ma foi&|160;! je tedonne dix pour cent, vingt mille francs, avec lesquels tu peuxacheter une étude d’huissier à Nemours. Je te garantis ton mariageavec une des petites Crémière, avec l’aînée.

– Celle qui parle piston&|160;? s’écria Goupil.

– Mais ma cousine lui donne trente mille francs, reprit Minoret.Vois-tu, mon petit, tu es né pour être huissier, comme moi j’étaisfait pour être maître de poste, et il faut toujours suivre savocation.

– Eh&|160;! bien, reprit Goupil tombé du haut de ses espérances,voici des timbres, signez-moi vingt mille francs d’acceptations,afin que je puisse traiter argent sur table.

Minoret avait dix-huit mille francs à recevoir pour le semestredes inscriptions que sa femme ne connaissait pas&|160;; il crut sedébarrasser ainsi de Goupil, et signa. Le premier clerc, en voyantl’imbécile et colossal Machiavel de la rue des Bourgeois dans unaccès de fièvre seigneuriale, lui jeta pour adieux un : – Aurevoir&|160;! et un regard qui eussent fait trembler tout autrequ’un niais parvenu, regardant du haut d’une terrasse les jardinset les magnifiques toits d’un château bâti dans le style à la modesous Louis XIII.

– Tu ne m’attends pas&|160;? cria-t-il en voyant Goupil s’enallant à pied.

– Vous me retrouverez sur votre chemin, papa&|160;! lui réponditle futur huissier altéré de vengeance et qui voulut savoir le motde l’énigme offerte à son esprit par les étranges zigzags de laconduite du gros Minoret.

Depuis le jour où la plus infâme calomnie avait souillé sa vie,Ursule, en proie à l’une de ces maladies inexplicables dont lesiége[Orthographe du Dict. Acad. Fr. 1835.] est dans l’âme,marchait rapidement à la mort. D’une pâleur mortelle, disant à derares intervalles des paroles faibles et lentes, jetant des regardsd’une douceur tiède, tout en elle, même son front, trahissait unepensée dévorante. Elle la croyait tombée, cette idéale couronne defleurs chastes que, de tout temps, les peuples ont voulu voir surla tête des vierges. Elle écoutait, dans le vide et dans lesilence, les propos déshonorants, les commentaires malicieux, lesrires de la petite ville. Cette charge était trop pesante pourelle, et son innocence avait trop de délicatesse pour survivre àune pareille meurtrissure. Elle ne se plaignait plus, elle gardaitun douloureux sourire sur les lèvres, et ses yeux se levaientsouvent vers le ciel comme pour appeler de l’injustice des hommesau Souverain des anges. Quand Goupil entra dans Nemours, Ursuleavait été descendue de sa chambre au rez-de-chaussée sur les brasde la Bougival et du médecin de Nemours. Il s’agissait d’unévénement immense. Après avoir appris que cette jeune fille semourait comme une hermine, encore qu’elle fût moins atteinte dansson honneur que ne le fut Clarisse Harlowe, madame de Portenduèreallait venir la voir et la consoler. Le spectacle de son fils, quipendant toute la nuit précédente avait parlé de se tuer, fit plierla vieille Bretonne. Madame de Portenduère trouva d’ailleurs de sadignité de rendre le courage à une jeune fille si pure, et vit danssa visite un contre-poids à tout le mal fait par la petite ville.Son opinion, sans doute plus puissante que celle de la foule,consacrerait le pouvoir de la noblesse. Cette démarche annoncée parl’abbé Chaperon avait opéré chez Ursule une révolution et rendit del’espoir au médecin désespéré, qui parlait de demander uneconsultation aux plus illustres docteurs de Paris. On avait misUrsule sur la bergère de son tuteur, et tel était le caractère desa beauté, que, dans son deuil et dans sa souffrance, elle parutplus belle qu’en aucun moment de sa vie heureuse. Quand Savinien,donnant le bras à sa mère, se montra, la jeune malade reprit debelles couleurs.

– Ne vous levez pas, mon enfant, dit la vieille dame d’une voiximpérative&|160;; quelque malade et faible que je sois moi-même,j’ai voulu vous venir voir pour vous dire ma pensée sur ce qui sepasse : je vous estime comme la plus pure, la plus sainte et laplus charmante fille du Gâtinais, et vous trouve digne de faire lebonheur d’un gentilhomme.

D’abord Ursule ne put répondre, elle prit les mains desséchéesde la mère de Savinien et les baisa en y laissant des pleurs.

– Ah&|160;! madame, répondit-elle d’une voix affaiblie, jen’aurais jamais eu la hardiesse de penser à m’élever au-dessus dema condition si je n’y avais été encouragée par des promesses, etmon seul titre était une affection sans bornes&|160;; mais on atrouvé les moyens de me séparer à jamais de celui que j’aime : onm’a rendue indigne de lui… Jamais, dit-elle avec un éclat dans lavoix qui frappa douloureusement les spectateurs, jamais je neconsentirai à donner à qui que ce soit une main avilie, uneréputation flétrie. J’aimais trop… je puis le dire en l’état où jesuis : j’aime une créature presque autant que Dieu. Aussi Dieu…

– Allons, allons, ma petite, ne calomniez pas Dieu&|160;!Allons, ma fille, dit la vieille dame en faisant un effort, ne vousexagérez pas la portée d’une infâme plaisanterie à laquellepersonne ne croit. Moi, je vous le promets, vous vivrez et vousserez heureuse.

– Tu seras heureuse&|160;! dit Savinien en se mettant à genouxdevant Ursule et lui baisant les mains, ma mère t’a nommée mafille.

– Assez, dit le médecin qui vint prendre le pouls de sa malade,ne la tuez pas de plaisir.

En ce moment, Goupil, qui trouva la porte de l’alléeentr’ouverte, poussa celle du petit salon et montra son horribleface animée par les pensées de vengeance qui avaient fleuri dansson cœur pendant le chemin.

– Monsieur de Portenduère, dit-il d’une voix qui ressemblait ausifflement d’une vipère forcée dans son trou.

– Que voulez-vous&|160;? répondit Savinien en se relevant.

– J’ai deux mots à vous dire.

Savinien sortit dans l’allée, et Goupil l’amena dans la petitecour.

– Jurez-moi par la vie d’Ursule que vous aimez, et par votrehonneur de gentilhomme auquel vous tenez, de faire qu’il soit entrenous comme si je ne vous avais rien dit de ce que je vais vousdire, et je vais vous éclairer sur la cause des persécutionsdirigées contre mademoiselle Mirouët.

– Pourrais-je les faire cesser&|160;?

– Oui.

– Pourrais-je me venger&|160;?

– Sur l’auteur, oui&|160;; mais sur l’instrument, non.

– Pourquoi&|160;?

– Mais… l’instrument, c’est moi…

Savinien pâlit.

– Je viens d’entrevoir Ursule… reprit le clerc.

– Ursule&|160;? dit le gentilhomme en regardant Goupil.

– Mademoiselle Mirouët, reprit Goupil que l’accent de Savinienrendit respectueux, et je voudrais racheter de tout mon sang ce quia été fait. Je me repens… Quand vous me tueriez en duel ouautrement, à quoi vous servirait mon sang&|160;? Leboiriez-vous&|160;? il vous empoisonnerait en ce moment.

La froide raison de cet homme et la curiosité domptèrent lesbouillonnements du sang de Savinien, il le regardait fixement d’unair qui fit baisser les yeux à ce bossu manqué.

– Qui donc t’a mis en œuvre&|160;? dit le jeune homme.

– Jurez-vous&|160;?

– Tu veux qu’il ne te soit rien fait&|160;?

– Je veux que vous et mademoiselle Mirouët vous mepardonniez.

– Elle te pardonnera&|160;; mais moi, jamais&|160;!

– Enfin vous oublierez&|160;?

Quelle terrible puissance a le raisonnement appuyé surl’intérêt&|160;? Deux hommes dont l’un voulait déchirer l’autreétaient là dans une petite cour, à deux doigts l’un de l’autre,obligés de se parler, réunis par un même sentiment&|160;!

– Je te pardonnerai, mais je n’oublierai pas.

– Rien de fait, dit froidement Goupil.

Savinien perdit patience, il appliqua sur cette face un souffletqui retentit dans la cour, qui faillit renverser Goupil, et aprèslequel il chancela lui-même.

– Je n’ai que ce que je mérite, dit Goupil&|160;; j’ai fait unebêtise. Je vous croyais plus noble que vous ne l’êtes. Vous avezabusé d’un avantage que je vous donnais… Vous êtes en ma puissance,maintenant&|160;! dit-il en lançant un regard haineux àSavinien.

– Vous êtes un assassin, dit le gentilhomme.

– Pas plus que le couteau n’est le meurtrier, répliquaGoupil.

– Je vous demande pardon, fit Savinien.

– Vous êtes-vous assez vengé&|160;? dit Goupil avec une féroceironie. En resterez-vous là&|160;?

– Pardon et oubli réciproque, reprit Savinien.

– Votre main&|160;? dit le clerc en tendant la sienne augentilhomme.

– La voici, répondit Savinien en dévorant cette honte par amourpour Ursule. Mais, parlez, qui vous poussait&|160;?

Goupil regardait pour ainsi dire les deux plateaux où pesaient,d’un côté le soufflet de Savinien, de l’autre sa haine contreMinoret. Il resta deux secondes indécis, mais enfin une voix luicria : – Tu seras notaire&|160;! Et il répondit : – Pardon etoubli&|160;? Oui, de part et d’autre, monsieur, en serrant la maindu gentilhomme.

– Qui donc persécute Ursule&|160;? fit Savinien.

– Minoret&|160;! Il aurait voulu la voir enterrée…Pourquoi&|160;? je ne le sais pas&|160;; mais nous en chercheronsla raison. Ne me mêlez point à tout ceci, je ne pourrais plus rienpour vous si l’on se défiait de moi. Au lieu d’attaquer Ursule, jela défendrai&|160;; au lieu de servir Minoret, je tâcherai dedéjouer ses plans. Je ne vis que pour le ruiner, pour le détruire.Et je le foulerai aux pieds, je danserai sur son cadavre, je meferai de ses os un jeu de dominos&|160;! Demain, sur toutes lesmurailles de Nemours, de Fontainebleau, du Rouvre on lira au crayonrouge : Minoret est un voleur. Oh&|160;! je le ferai, nom denom&|160;! éclater comme un mortier. Maintenant, nous sommes alliéspar une indiscrétion&|160;; eh&|160;! bien, si vous le voulez, jevais me mettre à genoux devant mademoiselle Mirouët, lui déclarerque je maudis la passion insensée qui me poussait à la tuer, je lasupplierai de me pardonner. Ça lui fera du bien&|160;! Le juge depaix et le curé sont là, ces deux témoins suffisent&|160;; maismonsieur Bongrand s’engagera sur l’honneur à ne pas me nuire dansma carrière. J’ai maintenant une carrière.

– Attendez un moment, répondit Savinien tout étourdi par cetterévélation : – Ursule, mon enfant, dit-il en entrant au salon,l’auteur de tous vos maux a horreur de son ouvrage, se repent etveut vous demander pardon en présence de ces messieurs, à lacondition que tout sera oublié.

– Comment, Goupil&|160;? dirent à la lois le curé, le juge depaix et le médecin.

– Gardez-lui le secret, fit Ursule en levant un doigt à seslèvres.

Goupil entendit cette parole, vit le mouvement d’Ursule et sesentit ému.

– Mademoiselle, dit-il d’un ton pénétré, je voudrais maintenantque tout Nemours pût m’entendre vous avouant qu’une fatale passiona égaré ma tête et m’a suggéré des crimes punissables par le blâmedes honnêtes gens. Ce que je dis là, je le répéterai partout endéplorant le mal produit par de mauvaises plaisanteries, mais quivous auront servi peut-être à hâter votre bonheur, dit-il avec unpeu de malice en se relevant, puisque je vois ici madame dePortenduère…

– C’est très-bien, Goupil, dit le curé&|160;; mademoiselle vousa pardonné&|160;; mais vous ne devez jamais oublier que vous avezfailli devenir un assassin.

– Monsieur Bongrand, reprit Goupil en s’adressant au juge depaix, je vais traiter ce soir avec Lecœur de son Etude, j’espèreque cette réparation ne me nuira pas dans votre esprit, et que vousappuierez ma demande auprès du Parquet et du Ministère.

Le juge de paix fit une pensive inclination de tête, et Goupilsortit pour aller traiter de la meilleure des deux Etudesd’huissier à Nemours. Chacun resta chez Ursule, et s’appliquapendant cette soirée à faire renaître le calme et la tranquillitédans son âme où la satisfaction que le clerc lui avait donnéeopérait déjà des changements.

– Tout Nemours saura cela, disait Bongrand.

– Vous voyez, mon enfant, que Dieu ne vous en voulait point,disait le curé.

Minoret revint assez tard du Rouvre, et dîna tard. Vers neufheures, à la tombée du jour, il était dans son pavillon chinois,digérant son dîner auprès de sa femme avec laquelle il faisait desprojets pour l’avenir de Désiré. Désiré s’était bien rangé depuisqu’il appartenait à la magistrature&|160;; il travaillait, il yavait chance de le voir succéder au procureur du roi deFontainebleau qui, disait-on, passait à Melun. Il fallait luichercher une femme, une fille pauvre appartenant à une vieille etnoble famille&|160;; il pourrait alors arriver à la magistrature deParis. Peut-être pourraient-ils le faire élire député deFontainebleau, où Zélie était d’avis d’aller s’établir l’hiveraprès avoir habité le Rouvre pendant la belle saison. Ens’applaudissant intérieurement d’avoir tout arrangé pour le mieux,Minoret ne pensait plus à Ursule au moment même où le drame, siniaisement ouvert par lui, se nouait d’une façon terrible.

– Monsieur de Portenduère est là qui veut vous parler, vint direCabirolle.

– Faites entrer, répondit Zélie.

Les ombres du crépuscule empêchèrent madame Minoret d’apercevoirla pâleur subite de son mari, qui frissonna en entendant les bottesde Savinien craquant sur le parquet de la galerie où jadis était labibliothèque du docteur. Un vague pressentiment de malheur couraitdans les veines du spoliateur. Savinien parut, resta debout, gardason chapeau sur la tête, sa canne à la main, ses mains croisées surla poitrine, immobile devant les deux époux.

– Je viens savoir, monsieur et madame Minoret, les raisons quevous avez eues pour tourmenter d’une manière infâme une jeune fillequi est, au su de toute la ville de Nemours, ma futureépouse&|160;? pourquoi vous avez essayé de flétrir sonhonneur&|160;? pourquoi vous vouliez sa mort, et pourquoi vousl’avez livrée aux insultes d’un Goupil&|160;?… Répondez.

– Etes-vous drôle, monsieur Savinien, dit Zélie, de venir nousdemander les raisons d’une chose qui nous sembleinexplicable&|160;! Je me soucie d’Ursule comme de l’an quarante.Depuis la mort de l’oncle Minoret, je n’y ai jamais plus pensé qu’àma première chemise&|160;! Je n’ai pas soufflé mot d’elle à Goupil,encore un singulier drôle à qui je ne confierais pas les intérêtsde mon chien. Eh&|160;! bien, répondras-tu, Minoret&|160;? Vas-tute laisser manquer par monsieur, et accuser d’infamies qui sontau-dessous de toi&|160;? Comme si un homme qui a quarante-huitmille livres de rente en fonds de terre autour d’un château digned’un prince, descendait à de pareilles sottises&|160;! Lève-toidonc, que tu es là comme une chiffe&|160;!

– Je ne sais pas ce que monsieur veut dire, répondit enfinMinoret de sa petite voix dont le tremblement fut d’autant plusfacile à remarquer qu’elle était claire. Quelle raison aurais-je depersécuter cette petite&|160;? J’ai dit peut-être à Goupil combienj’étais contrarié de la voir à Nemours&|160;; mon fils Désiré s’enamourachait, et je ne la lui voulais point pour femme, voilà.

– Goupil m’a tout avoué, monsieur Minoret.

Il y eut un moment de silence, mais terrible, pendant lequel lestrois personnages s’examinèrent. Zélie avait vu, dans la grossefigure de son colosse, un mouvement nerveux.

– Quoique vous ne soyez que des insectes, je veux tirer de vousune vengeance éclatante, et je saurai la prendre, reprit legentilhomme. Ce n’est pas à vous, homme de soixante-sept ans, queje demanderai raison des insultes faites à mademoiselle Mirouët,mais à votre fils. La première fois que monsieur Minoret filsmettra les pieds à Nemours, nous nous rencontrerons, il faudra bienqu’il se batte avec moi, et il se battra&|160;! ou il sera si biendéshonoré qu’il ne se présentera jamais nulle part&|160;; s’il nevient pas à Nemours, j’irai à Fontainebleau, moi&|160;! J’auraisatisfaction. Il ne sera pas dit que vous aurez lâchement essayé dedéshonorer une pauvre jeune fille sans défense.

– Mais les calomnies d’un Goupil… ne… sont… dit Minoret.

– Voulez-vous, s’écria Savinien en l’interrompant, que je vousmette face à face avec lui&|160;? Croyez-moi, n’ébruitez pasl’affaire&|160;! elle est entre vous, Goupil et moi&|160;;laissez-la comme elle est, et Dieu la décidera dans le duel que jeferai l’honneur de proposer à votre fils.

– Mais cela ne se passera pas comme ça&|160;! s’écria Zélie.Ah&|160;! Vous croyez que je laisserai Désiré se battre avec vous,avec un ancien marin qui fait métier de tirer l’épée et lepistolet&|160;! Si vous avez à vous plaindre de Minoret, voilàMinoret, prenez Minoret, battez-vous avec Minoret&|160;! Mais mongarçon qui, de votre aveu, est innocent de tout cela, en porteraitla peine&|160;?… Vous auriez auparavant un chien de ma chienne dansles jambes, mon petit monsieur&|160;! Allons, Minoret, tu restes làtout hébété comme un grand serin&|160;? Tu es chez toi et tulaisses monsieur son chapeau sur la tête devant ta femme&|160;!Vous allez, mon petit monsieur, commencer par détaler. Charbonnierest maître chez lui. Je ne sais pas ce que vous voulez avec vosbibus; mais tournez-moi les talons&|160;; et si vous touchez àDésiré, vous aurez affaire à moi, vous et votre pécored’Ursule.

Et elle sonna vivement en appelant ses gens.

– Songez bien à ce que je vous ai dit&|160;! répéta Savinien,qui, sans se soucier de la tirade de Zélie, sortit en laissantcette épée de Damoclès suspendue au-dessus du couple.

– Ah&|160;! çà, Minoret, dit Zélie à son mari, m’expliqueras-tuce que cela signifie&|160;? Un jeune homme ne vient pas sans motifdans une maison bourgeoise faire ce bacchanal sterling et demanderle sang d’un fils de famille.

– C’est quelque tour de ce vilain singe de Goupil à qui j’avaispromis de l’aider à se faire notaire s’il me procurait à bon comptele Rouvre. Je lui ai donné dix pour cent, vingt mille francs enlettres de change, et il n’est sans doute pas content.

– Oui, mais quelle raison aurait-il eue auparavant de machinerdes sérénades et des infamies contre Ursule&|160;?

– Il la voulait pour femme.

– Une fille sans le sou, lui&|160;? la chatte&|160;! Tiens,Minoret, tu me lâches des bêtises&|160;! et tu es trop bêtenaturellement pour les faire prendre, mon fils. Il y a là-dessousquelque chose, et tu me le diras.

– Il n’y a rien.

– Il n’y a rien&|160;? Et moi je te dis que tu mens, et nousallons voir&|160;!

– Veux-tu me laisser tranquille&|160;?

– Je ferai jaser ce venin à deux pattes de Goupil, tu n’en seraspas le bon marchand&|160;!

– Comme tu voudras.

– Je sais bien que cela sera comme je voudrai&|160;! Et ce queje veux surtout, c’est qu’on ne touche pas à Désiré. S’il luiarrivait malheur, vois-tu, je ferais un coup qui m’enverrait surl’échafaud. Désiré&|160;!… Mais… Et tu ne te remues pas plus queça&|160;!

Une querelle ainsi commencée entre Minoret et sa femme ne devaitpas se terminer sans de longs déchirements intérieurs. Ainsi le sotspoliateur apercevait sa lutte avec lui-même et avec Ursule,agrandie par sa faute et compliquée d’un nouveau, d’un terribleadversaire. Le lendemain, quand il sortit pour aller trouverGoupil, en pensant l’apaiser à force d’argent, il lut sur lesmurailles : Minoret est un voleur&|160;! Tous ceux qu’il rencontrale plaignirent en lui demandant à lui-même quel était l’auteur decette publication anonyme, et chacun lui pardonna les entortillagesde ses réponses en songeant à sa nullité. Les sots recueillent plusd’avantages de leur faiblesse que les gens d’esprit n’en obtiennentde leur force. On regarde sans l’aider un grand homme luttantcontre le sort, et l’on commandite un épicier qui ferafaillite&|160;; car on se croit supérieur en protégeant unimbécile, et l’on est fâché de n’être que l’égal d’un homme degénie. Un homme d’esprit eût été perdu s’il avait balbutié, commeMinoret, d’absurdes réponses d’un air effaré. Zélie et sesdomestiques effacèrent l’inscription vengeresse partout où elle setrouvait&|160;; mais elle resta sur la conscience de Minoret.Quoique Goupil eût échangé la veille sa parole avec l’huissier, ilse refusa très-impudemment à réaliser son traité.

– Mon cher Lecœur, j’ai pu, voyez-vous, acheter la charge demonsieur Dionis et suis en position de vous faire vendre àd’autres&|160;! Rengaînez votre traité, ce n’est que deux carrés depapier timbrés de perdus, voici soixante-dix centimes.

Lecœur craignait trop Goupil pour se plaindre. Tout Nemoursapprit aussitôt que Minoret avait donné sa garantie à Dionis pourfaciliter à Goupil l’acquisition de sa charge. Le futur notaireécrivit à Savinien une lettre pour démentir ses aveux relativementà Minoret, en disant au jeune noble que sa nouvelle position, quela législation adoptée par la Cour suprême et son respect pour lajustice lui défendaient de se battre. Il prévenait d’ailleurs legentilhomme de se bien comporter avec lui désormais, car il savaitadmirablement tirer la savate; et, à sa première agression, il sepromettait de lui casser la jambe. Les murs de Nemours ne parlèrentplus. Mais la querelle entre Minoret et sa femme subsistait, etSavinien gardait un farouche silence. Le mariage de mademoiselleMassin l’aînée avec le futur notaire était, dix jours après cesévénements, à l’état de rumeur publique. Mademoiselle Massin avaitquatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle, Goupil avait sesdifformités et sa Charge, cette union parut donc et probable etconvenable. Deux inconnus cachés saisirent Goupil dans la rue, àminuit, au moment où il sortait de chez Massin, lui donnèrent descoups de bâton et disparurent. Goupil garda le plus profond silencesur cette scène de nuit, et démentit une vieille femme qui croyaitl’avoir reconnu en regardant par sa croisée. Ces grands petitsévénements furent étudiés par le juge de paix, qui reconnut àGoupil un pouvoir mystérieux sur Minoret et se promit d’en devinerla cause.

Quoique l’opinion publique de la petite ville eût reconnu laparfaite innocence d’Ursule, Ursule se rétablissait lentement. Danscet état de prostration corporelle qui laissait l’âme et l’espritlibres, elle devint le théâtre de phénomènes dont les effets furentd’ailleurs terribles et de nature à occuper la science, si lascience avait été mise dans une pareille confidence. Dix joursaprès la visite de madame de Portenduère, Ursule subit un rêve quiprésenta les caractères d’une vision surnaturelle autant par lesfaits moraux que par les circonstances pour ainsi dire physiques.Feu Minoret, son parrain, lui apparut et lui fit signe de veniravec lui&|160;; elle s’habilla, le suivit au milieu des ténèbresjusque dans la maison de la rue des Bourgeois où elle retrouva lesmoindres choses comme elles étaient le jour de la mort de sonparrain. Le vieillard portait les vêtements qu’il avait sur lui laveille de sa mort, sa figure était pâle, ses mouvements nerendaient aucun son&|160;; néanmoins Ursule entendit parfaitementsa voix, quoique faible et comme répétée par un écho lointain. Ledocteur amena sa pupille jusque dans le cabinet du pavillon chinoisoù il lui fit soulever le marbre du petit meuble de Boulle, commeelle l’avait soulevé le jour de sa mort&|160;; mais au lieu de n’yrien trouver, elle vit la lettre que son parrain lui recommandaitd’aller y prendre&|160;; elle la décacheta, la lut ainsi que letestament en faveur de Savinien. – Les caractères de l’écriture,dit-elle au curé, brillaient comme s’ils eussent été tracés avecles rayons du soleil, ils me brûlaient les yeux. Quand elle regardason oncle pour le remercier, elle aperçut sur ses lèvres décoloréesun sourire bienveillant. Puis, de sa voix faible et néanmoinsclaire, le spectre lui montra Minoret écoutant la confidence dansle corridor, allant dévisser la serrure et prenant le paquet depapiers. Puis, de sa main droite, il saisit sa pupille et lacontraignit à marcher du pas des morts afin de suivre Minoretjusqu’à la Poste. Ursule traversa la ville, entra à la Poste, dansl’ancienne chambre de Zélie, où le spectre lui fit voir lespoliateur décachetant les lettres, les lisant et les brûlant. – Iln’a pu, dit Ursule, allumer que la troisième allumette pour brûlerles papiers, et il en a enterré les vestiges dans les cendres.Après, mon parrain m’a ramenée à notre maison et j’ai vu monsieurMinoret-Levrault se glissant dans la bibliothèque, où il a pris,dans le troisième volume des Pandectes, les trois inscriptions dechacune douze mille livres de rentes, ainsi que l’argent desarrérages en billets de banque. – Il est, m’a dit alors monparrain, l’auteur des tourments qui t’ont mise à la porte dutombeau&|160;; mais Dieu veut que tu sois heureuse. Tu ne mourraspoint encore, tu épouseras Savinien&|160;! Si tu m’aimes, si tuaimes Savinien, tu redemanderas ta fortune à mon neveu. Jure-lemoi&|160;? En resplendissant comme le Sauveur pendant satransfiguration, le spectre de Minoret avait alors causé, dansl’état d’oppression où se trouvait Ursule, une telle violence à sonâme, qu’elle promit tout ce que voulait son oncle pour faire cesserle cauchemar. Elle s’était réveillée debout, au milieu de sachambre, la face devant le portrait de son parrain qu’elle y avaitmis depuis sa maladie. Elle se recoucha, se rendormit après unevive agitation et se souvint à son réveil de cette singulièrevision&|160;; mais elle n’osa pas en parler. Son jugement exquis etsa délicatesse s’offensèrent de la révélation d’un rêve dont la finet la cause étaient ses intérêts pécuniaires, elle l’attribuanaturellement à la causerie par laquelle la Bougival l’avaitendormie, et où il était question des libéralités de son parrainpour elle et des certitudes que conservait sa nourrice à cet égard.Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui rendirentexcessivement redoutable. La seconde fois, la main glacée de sonparrain se posa sur son épaule, et lui causa la plus cruelledouleur, une sensation indéfinissable. – Il faut obéir auxmorts&|160;! disait-il d’une voix sépulcrale. Et des larmes,dit-elle, tombaient de ses yeux blancs et vides. La troisième fois,le mort la prit par ses longues nattes et lui fit voir Minoretcausant avec Goupil et lui promettant de l’argent s’il emmenaitUrsule à Sens. Ursule prit alors le parti d’avouer ces trois rêvesà l’abbé Chaperon.

– Monsieur le curé, lui dit-elle un soir, croyez-vous que lesmorts puissent apparaître&|160;?

– Mon enfant, l’histoire sacrée, l’histoire profane, l’histoiremoderne offrent plusieurs témoignages à ce sujet&|160;; maisl’Eglise n’en a jamais fait un article de foi&|160;; et, quant à laScience, en France elle s’en moque.

– Que croyez-vous&|160;?

– La puissance de Dieu, mon enfant, est infinie.

– Mon parrain vous a-t-il parlé de ces sortes dechoses&|160;?

– Oui, souvent. Il avait entièrement changé d’avis sur cesmatières. Sa conversion date du jour, il me l’a dit vingt fois, oùdans Paris une femme vous a entendue à Nemours priant pour lui, eta vu le point rouge que vous aviez mis devant le jour deSaint-Savinien à votre almanach.

Ursule jeta un cri perçant qui fit frémir le prêtre : elle sesouvenait de la scène où, de retour à Nemours, son parrain avait ludans son âme et s’était emparé de son almanach.

– Si cela est, dit-elle, mes visions sont possibles. Mon parrainm’est apparu comme Jésus à ses disciples. Il est dans une enveloppede lumière jaune, il parle&|160;! Je voulais vous prier de dire unemesse pour le repos de son âme et implorer le secours de Dieu afinde faire cesser ces apparitions qui me brisent.

Elle raconta dans les plus grands détails ses trois rêves eninsistant sur la profonde vérité des faits, sur la liberté de sesmouvements, sur le somnambulisme d’un être intérieur, qui,dit-elle, se déplaçait sous la conduite du spectre de son oncleavec une excessive facilité. Ce qui surprit étrangement le prêtre,à qui la véracité d’Ursule était connue, fut la description exactede la chambre autrefois occupée par Zélie Minoret à sonétablissement de la Poste, où jamais Ursule n’avait pénétré, delaquelle enfin elle n’avait jamais entendu parler.

– Par quels moyens ces étranges apparitions peuvent-elles doncavoir lieu&|160;? dit Ursule. Que pensait mon parrain&|160;?

– Votre parrain, mon enfant, procédait par hypothèses. Il avaitreconnu la possibilité de l’existence d’un monde spirituel, d’unmonde des idées. Si les idées sont une création propre à l’homme,si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur soit propre&|160;;elles doivent avoir des formes insaisissables à nos sensextérieurs, mais perceptibles à nos sens intérieurs quand ils sontdans certaines conditions. Ainsi les idées de votre parrain peuventvous envelopper, et peut-être les avez-vous revêtues de sonapparence. Puis, si Minoret a commis ces actions, elles serésolvent en idées&|160;; car toute action est le résultat deplusieurs idées. Or, si les idées se meuvent dans le mondespirituel, votre esprit a pu les apercevoir en y pénétrant. Cesphénomènes ne sont pas plus étranges que ceux de la mémoire, etceux de la mémoire sont aussi surprenants et inexplicables que ceuxdu parfum des plantes, qui sont peut-être les idées de laplante.

– Mon Dieu&|160;! combien vous agrandissez le monde. Maisentendre parler un mort, le voir marchant, agissant, est-ce doncpossible&|160;?…

– En Suède, Swedenborg, répondit l’abbé Chaperon, a prouvéjusqu’à l’évidence qu’il communiquait avec les morts. Maisd’ailleurs venez dans la bibliothèque, et vous lirez dans la vie dufameux duc de Montmorency, décapité à Toulouse, et qui certesn’était pas homme à forger des sornettes, une aventure presquesemblable à la vôtre, et qui cent ans auparavant était arrivée àCardan.

Ursule et le curé montèrent au premier étage, et le bonhomme luichercha une petite édition in-12, imprimée à Paris en 1666, del’histoire de Henri de Montmorency, écrite par un ecclésiastiquecontemporain, et qui avait connu le prince.

– Lisez, dit le curé en lui donnant le volume aux pages 175 et176. Votre parrain a souvent relu ce passage, et, tenez, il s’ytrouve encore de son tabac.

– Et il n’est plus, lui&|160;! dit Ursule en prenant le livrepour lire ce passage :

 » Le siége de Privas fut remarquable par la perte de quelquespersonnes de commandement : deux maréchaux de camp y moururent, àsavoir, le marquis d’ Uxelles, d’une blessure qu’il reçut auxapproches, et le marquis de Portes, d’une mousquetade à la tête. Lejour qu’il fut tué il devait être fait maréchal de France. Environle moment de la mort du marquis, le duc de Montmorency, qui dormaitdans sa tente, fut éveillé par une voix semblable à celle dumarquis qui lui disait adieu. L’amour qu’il avait pour une personnequi lui était si proche fit qu’il attribua l’illusion de ce songe àla force de son imagination&|160;; et le travail de la nuit, qu’ilavait passée, selon sa coutume, à la tranchée, fut cause qu’il serendormit sans aucune crainte. Mais la même voix l’interrompitencore un coup, et le fantôme qu’il n’avait vu qu’en dormant lecontraignit de s’éveiller de nouveau et d’ouïr distinctement lesmêmes mots qu’il avait prononcés avant de disparaître. Le duc seressouvint alors qu’un jour qu’ils entendaient discourir lephilosophe Pitart sur la séparation de l’âme d’avec le corps, ilss’étaient promis de se dire adieu l’un à l’autre si le premier quiviendrait à mourir en avait la permission. Sur quoi, ne pouvants’empêcher de craindre la vérité de cet avertissement, il envoyapromptement un de ses domestiques au quartier du marquis, qui étaitéloigné du sien. Mais, avant que son homme fût de retour, on vintle quérir[Dans le Furne : querir. Graphie du Dict. Acad. Fr. 1835.]de la part du roi, qui lui fit dire par des personnes propres à leconsoler l’infortune qu’il avait appréhendée.

Je laisse à disputer aux docteurs sur la raison de cetévénement, que j’ai ouï plusieurs fois réciter au duc deMontmorency, et dont j’ai cru que la merveille et la vérité étaientdignes d’être rapportées.  »

– Mais alors, dit Ursule, que dois-je faire&|160;?

– Mon enfant, reprit le curé, il s’agit de choses si graves etqui vous sont si profitables que vous devez garder un silenceabsolu. Maintenant que vous m’avez confié les secrets de cetteapparition, peut-être n’aura-t-elle plus lieu. D’ailleurs vous êtesassez forte pour aller à l’église&|160;; eh&|160;! bien, demainvous y viendrez remercier Dieu et le prier de donner le repos àvotre parrain. Soyez d’ailleurs certaine que vous avez mis votresecret en des mains prudentes.

– Si vous saviez en quelles terreurs je m’endors&|160;! quelsregards me lance mon parrain&|160;! La dernière fois ils’accrochait à ma robe pour me voir plus long-temps. Je me suisréveillée le visage tout en pleurs.

– Soyez en paix, il ne reviendra plus, lui dit le curé.

Sans perdre un instant, l’abbé Chaperon alla chez Minoret et lepria de lui accorder un moment d’audience dans le pavillon chinoisen exigeant qu’ils fussent seuls.

– Personne ne peut-il nous écouter&|160;? dit l’abbé Chaperon àMinoret.

– Personne, répondit Minoret.

– Monsieur, mon caractère doit vous être connu, dit le bonhommeen attachant sur la figure de Minoret un regard doux mais attentif,j’ai à vous parler de choses graves, extraordinaires, qui neconcernent que vous, et sur lesquelles vous pouvez compter que jegarderai le plus profond secret&|160;; mais il m’est impossible dene pas vous en instruire. Dans le temps que vivait votre oncle, ily avait là, dit le prêtre en montrant la place du meuble, un petitbuffet de Boulle à dessus de marbre (Minoret devint blême), et,sous ce marbre, votre oncle avait mis une lettre pour sapupille…

Le curé raconta, sans omettre la moindre circonstance, la propreconduite de Minoret à Minoret L’ancien maître de poste, enentendant le détail des deux allumettes qui s’étaient éteintes sanss’allumer, sentit ses cheveux frétillant dans leur cuirchevelu.

– Qui donc a pu forger de semblables sornettes&|160;? dit-il aucuré d’une voix étranglée quand le récit fut terminé.

– Le mort lui-même&|160;!

Cette réponse causa un léger frémissement à Minoret, qui voyaitaussi le docteur en rêve.

– Dieu, monsieur le curé, est bien bon de faire des miraclespour moi, reprit Minoret à qui son danger inspira la seuleplaisanterie qu’il fît dans tonte sa vie.

– Tout ce que Dieu fait est naturel, répondit le prêtre.

– Votre fantasmagorie ne m’effraie point, dit le colosse enretrouvant un peu de sang-froid.

– Je ne viens pas vous effrayer, mon cher monsieur, car jamaisje ne parlerai de ceci à qui que ce soit au monde, dit le curé.Vous seul savez la vérité. C’est une affaire entre vous etDieu.

– Voyons, monsieur le curé, me croyez-vous capable d’un sihorrible abus de confiance&|160;?

– Je ne crois qu’aux crimes que l’on me confesse et desquels onse repent, dit le prêtre d’un ton apostolique.

– Un crime&|160;?… s’écria Minoret.

– Un crime affreux dans ses conséquences.

– En quoi&|160;?

– En ce qu’il échappe à la justice humaine. Les crimes qui nesont pas expiés ici-bas le seront dans l’autre vie. Dieu vengelui-même l’innocence.

– Vous croyez que Dieu s’occupe de ces misères&|160;?

– S’il ne voyait pas les mondes dans tous leurs détails et d’unseul regard, comme vous faites tenir tout un paysage dans votreoeil, il ne serait pas Dieu.

– Monsieur le curé, vous me donnez votre parole que vous n’avezeu ces détails que de mon oncle&|160;?

– Votre oncle est apparu trois fois à Ursule pour les luirépéter. Fatiguée de ses rêves, elle m’a confié ces révélationssous le secret, et les trouve si dénuées de raison qu’elle n’enparlera jamais. Aussi pouvez-vous être tranquille à ce sujet.

– Mais je suis tranquille de toute manière, monsieurChaperon.

– Je le souhaite, dit le vieux prêtre. Quand même je taxeraisd’absurdité ces avertissements donnés en rêve, je trouverais encorenécessaire de vous les communiquer, à cause de la singularité desdétails. Vous êtes un honnête homme, et vous avez trop légalementgagné votre belle fortune pour vouloir y ajouter quelque chose parle vol. D’ailleurs, vous êtes un homme presque primitif, vousseriez trop tourmenté par les remords. Nous avons en nous unsentiment du juste, chez l’homme le plus civilisé comme chez leplus sauvage, qui ne nous permet pas de jouir en paix du bien malacquis selon les lois de la société dans laquelle nous vivons, carles Sociétés bien constituées sont modelées sur l’ordre même imposépar Dieu aux mondes. Les Sociétés sont en ceci d’origine divine.L’homme ne trouve pas d’idées, il n’invente pas de formes, il imiteles rapports éternels qui l’enveloppent de toutes parts. Aussi,voyez ce qui arrive&|160;? Aucun criminel, allant à l’échafaud etpouvant emporter le secret de ses crimes, ne se laisse trancher latête sans faire des aveux auxquels il est poussé par unemystérieuse puissance. Ainsi, mon cher monsieur Minoret, si vousêtes tranquille, je m’en vais heureux.

Minoret devint si stupide qu’il ne reconduisit pas le curé.Quand il se crut seul, il entra dans une colère d’homme sanguin :il lui échappait les plus étranges blasphèmes, et il donnait lesnoms les plus odieux à Ursule.

– Eh&|160;! bien, que t’a-t-elle donc fait&|160;? lui dit safemme venue sur la pointe des pieds après avoir reconduit lecuré.

Pour la première et unique fois de sa vie, Minoret, enivré parla colère et poussé à bout par les questions réitérées de sa femme,la battit si bien qu’il fut obligé, quand elle tomba meurtrie, dela prendre dans ses bras, et, tout honteux, de la coucher lui-même.Il fit une petite maladie : le médecin fut obligé de le saignerdeux fois. Quand il fut sur pied, chacun, dans un temps donné,remarqua des changements chez lui. Minoret se promenait seul, etsouvent il allait par les rues comme un homme inquiet. Ilparaissait distrait en écoutant, lui qui n’avait jamais eu deuxidées dans la tête. Enfin, un soir, il aborda dans la Grand’rue lejuge de paix, qui, sans doute, venait chercher Ursule pour laconduire chez madame de Portenduère où la partie de whist avaitrecommencé.

– Monsieur Bongrand, j’ai quelque chose d’assez important à direà ma cousine, fit-il en prenant le juge par le bras, et je suisassez aise que vous y soyez, vous pourrez lui servir deconseil.

Ils trouvèrent Ursule en train d’étudier, elle se leva d’un airimposant et froid en voyant Minoret.

– Mon enfant, monsieur Minoret veut vous parler d’affaires, ditle juge de paix. Par parenthèse, n’oubliez pas de me donner votreinscription de rente&|160;; je vais à Paris, je toucherai votresemestre et celui de la Bougival.

– Ma cousine, dit Minoret, notre oncle vous avait accoutumée àplus d’aisance que vous n’en avez.

– On peut se trouver très-heureux avec peu d’argent,dit-elle.

– Je croyais que l’argent faciliterait votre bonheur, repritMinoret, et je venais vous en offrir, par respect pour la mémoirede mon oncle.

– Vous aviez une manière naturelle de la respecter, ditsévèrement Ursule. Vous pouviez laisser sa maison telle qu’elleétait et me la vendre, car vous ne l’avez mise à si haut prix quedans l’espoir d’y trouver des trésors…

– Enfin, dit Minoret évidemment oppressé, si vous aviez douzemille livres de rente, vous seriez en position de vous marier plusavantageusement.

– Je ne les ai pas.

– Mais si je vous les donnais, à la condition d’acheter uneterre en Bretagne, dans le pays de madame de Portenduère quiconsentirait alors à votre mariage avec son fils&|160;?…

– Monsieur Minoret, dit Ursule, je n’ai point de droits à unesomme si considérable, et je ne saurais l’accepter de vous. Noussommes très-peu parents et encore moins amis. J’ai trop subi déjàles malheurs de la calomnie pour vouloir donner lieu à lamédisance. Qu’ai je fait pour mériter cet argent&|160;? Sur quoivous fonderiez-vous pour me faire un tel présent&|160;? Cesquestions, que j’ai le droit de vous adresser, chacun y répondraità sa manière, on y verrait une réparation de quelque dommage, et jene veux point en avoir reçu. Votre oncle ne m’a point élevée dansdes sentiments ignobles. On ne doit accepter que de ses amis : jene saurais avoir d’affection pour vous, et je serais nécessairementingrate, je ne veux pas m’exposer à manquer de reconnaissance.

– Vous refusez&|160;? s’écria le colosse à qui jamais l’idée neserait venue en tête qu’on pouvait refuser une fortune.

– Je refuse, répéta Ursule.

– Mais à quel titre offririez-vous une pareille fortune àmademoiselle&|160;? demanda l’ancien avoué qui regarda fixementMinoret. Vous avez une idée, avez-vous une idée&|160;?

– Eh&|160;! bien, l’idée de la renvoyer de Nemours afin que monfils me laisse tranquille, il est amoureux d’elle et veutl’épouser.

– Eh&|160;! bien, nous verrons cela, répondit le juge de paix enraffermissant ses lunettes, laissez-nous le temps de réfléchir.

Il reconduisit Minoret jusque chez lui, tout en approuvant lessollicitudes que lui inspirait l’avenir de Désiré, blâmant un peula précipitation d’Ursule et promettant de lui faire entendreraison. Aussitôt que Minoret fut rentré, Bongrand alla chez lemaître de poste, lui emprunta son cabriolet et son cheval, courutjusqu’à Fontainebleau, demanda le substitut et apprit qu’il devaitêtre chez le sous-préfet en soirée. Le juge de paix ravi s’yprésenta. Désiré faisait une partie de whist avec la femme duprocureur du roi, la femme du sous-préfet et le colonel du régimenten garnison.

– Je viens vous apprendre une heureuse nouvelle, dit monsieurBongrand à Désiré : vous aimez votre cousine Ursule Mirouët, etvotre père ne s’oppose plus à votre mariage.

– J’aime Ursule Mirouët&|160;? s’écria Désiré en riant. Oùprenez-vous Ursule Mirouët&|160;? Je me souviens d’avoir vuquelquefois chez feu Minoret, mon archi-grand-oncle, cette petitefille, qui certes est d’une grande beauté&|160;; mais elle estd’une dévotion outrée&|160;; et si j’ai, comme tout le monde, rendujustice à ses charmes, je n’ai jamais eu la tête troublée pourcette blonde un peu fadasse, dit-il en souriant à la sous-préfète(la sous-préfète était une brune piquante, selon la vieilleexpression du dernier siècle). D’où venez-vous, mon cher monsieurBongrand&|160;? Tout le monde sait que mon père est seigneursuzerain de quarante-huit mille livres de rente en terres groupéesautour de son château du Rouvre et tout le monde me connaîtquarante huit mille raisons perpétuelles et foncières pour ne pasaimer la pupille du Parquet. Si j’épousais une fille de rien, cesdames me prendraient pour un grand sot.

– Vous n’avez jamais tourmenté votre père au sujetd’Ursule&|160;?

– Jamais.

– Vous l’entendez, monsieur le procureur du roi&|160;? dit lejuge de paix à ce magistrat qui les avait écoutés et qu’il emmenadans une embrasure, où ils restèrent environ un quart d’heure àcauser.

Une heure après, le juge de paix, de retour à Nemours chezUrsule, envoyait la Bougival chercher Minoret qui vintaussitôt.

– Mademoiselle… dit Bongrand à Minoret en le voyant entrer.

– Accepte&|160;? dit Minoret en interrompant.

– Non pas encore, répondit le juge en touchant à ses lunettes,elle a eu des scrupules sur l’état de votre fils&|160;; car elle aété bien maltraitée à propos d’une passion semblable, et connaît leprix de la tranquillité. Pouvez-vous lui jurer que votre fils estfou d’amour, et que vous n’avez pas d’autre intention que celle depréserver notre chère Ursule de quelques nouvellesgoupilleries&|160;?

– Oh&|160;! je le jure, fit Minoret.

– Halte là, papa Minoret&|160;! dit le juge de paix en sortantune de ses mains du gousset de son pantalon pour frapper surl’épaule de Minoret qui tressaillit. Ne faites pas si légèrement unfaux serment.

– Un faux serment&|160;?

– Il est entre vous et votre fils qui vient de jurer àFontainebleau, chez le sous-préfet, en présence de quatre personneset du procureur du roi, que jamais il n’avait songé à sa cousineUrsule Mirouët. Vous avez donc d’autres raisons pour lui offrir unsi énorme capital&|160;? J’ai vu que vous aviez avancé des faitshasardés, je suis allé moi-même à Fontainebleau.

Minoret resta tout ébahi de sa propre sottise.

– Mais il n’y a pas de mal, monsieur Bongrand, à offrir à uneparente de rendre possible un mariage qui paraît devoir faire sonbonheur, et de chercher des prétextes pour vaincre sa modestie.

Minoret, à qui son danger venait de conseiller une excusepresque admissible, s’essuya le front où se voyaient de grossesgouttes de sueur.

– Vous connaissez les motifs de mon refus, lui répondit Ursule,je vous prie de ne plus revenir ici. Sans que monsieur dePortenduère m’ait confié ses raisons, il a pour vous des sentimentsde mépris, de haine même qui me défendent de vous recevoir. Monbonheur est toute ma fortune, je ne rougis pas de l’avouer&|160;;je ne veux donc point le compromettre, car monsieur de Portenduèren’attend plus que l’époque de ma majorité pour m’épouser.

– Le proverbe Monnaie fait tout est bien menteur, dit le gros etgrand Minoret en regardant le juge de paix dont les yeuxobservateurs le gênaient beaucoup.

Il se leva, sortit, mais dehors il trouva l’atmosphère aussilourde que dans la petite salle.

– Il faut pourtant que cela finisse, se dit-il en revenant chezlui.

– Votre inscription, ma petite, dit le juge de paix assez étonnéde la tranquillité d’Ursule après un événement si bizarre.

En apportant son inscription et celle de la Bougival, Ursuletrouva le juge de paix qui se promenait à grands pas.

– Vous n’avez aucune idée sur le but de la démarche de ce grosbutor&|160;? dit-il.

– Aucune que je puisse dire, répondit-elle.

Monsieur Bongrand la regarda d’un air surpris.

– Nous avons alors la même idée, répondit-il. Tenez, gardez lesnuméros de ces deux inscriptions en cas que je les perde : il fauttoujours avoir ce soin-là.

Bongrand écrivit alors lui-même sur une carte le numéro del’inscription d’Ursule et celui de la nourrice.

– Adieu, mon enfant&|160;; je serai deux jours absent, maisj’arriverai le troisième pour mon audience.

Cette nuit même, Ursule eut une apparition qui se fit d’unefaçon étrange. Il lui sembla que son lit était dans le cimetière deNemours, et que la fosse de son oncle se trouvait au bas de sonlit. La pierre blanche où elle lut l’inscription tumulaire luicausa le plus violent éblouissement en s’ouvrant comme lacouverture oblongue d’un album. Elle jeta des cris perçants, maisle spectre du docteur se dressa lentement. Elle vit d’abord la têtejaune et les cheveux blancs qui brillaient environnés par uneespèce d’auréole. Sous le front nu les yeux étaient comme deuxrayons, et il se levait, comme attiré par une force supérieure.Ursule tremblait horriblement dans son enveloppe corporelle, sachair était comme un vêtement brûlant, et il y avait, dit-elle plustard, comme une autre elle-même qui s’agitait au dedans. – Grâce,dit-elle, mon parrain&|160;! – Grâce&|160;! il n’est plus temps,dit-il d’une voix de mort selon l’inexplicable expression de lapauvre fille en racontant ce nouveau rêve au curé Chaperon. Il aété averti, il n’a pas tenu compte des avis. Les jours de son filssont comptés. S’il n’a pas tout avoué, tout restitué dans quelquetemps, il pleurera son fils, qui va mourir d’une mort horrible etviolente. Qu’il le sache&|160;! Le spectre montra une rangée dechiffres qui scintillèrent sur la muraille comme s’ils eussent étéécrits avec du feu, et dit : – Voilà son arrêt&|160;! Quand sononcle se recoucha dans sa tombe, Ursule entendit le bruit de lapierre qui retombait, puis dans le lointain un bruit étrange dechevaux et de cris d’homme.

Le lendemain, Ursule se trouva sans force. Elle ne put se lever,tant ce rêve l’avait accablée. Elle pria sa nourrice d’alleraussitôt chez l’abbé Chaperon et de le ramener. Le bonhomme vintaprès avoir dit sa messe&|160;; mais il ne fut point surpris durécit d’Ursule : il tenait la spoliation pour vraie, et necherchait plus à s’expliquer la vie anormale de sa chère petiterêveuse. Il quitta promptement Ursule et courut chez Minoret.

– Mon Dieu, monsieur le curé, dit Zélie au prêtre, le caractèrede mon mari s’est aigri, je ne sais ce qu’il a. Jusqu’à présentc’était un enfant&|160;; mais depuis deux mois il n’est plusreconnaissable. Pour s’être emporté jusqu’à me frapper, moi quisuis si douce&|160;! il faut que cet homme-là soit changé du toutau tout. Vous le trouverez dans les roches, il y passe savie&|160;! A quoi faire&|160;?

Malgré la chaleur, on était alors en septembre 1836, le prêtrepassa le canal et prit par un sentier en apercevant Minoret assisau bas d’une des roches.

– Vous êtes bien tourmenté, monsieur Minoret, dit le prêtre ense montrant au coupable. Vous m’appartenez, car vous souffrez.Malheureusement, je viens sans doute augmenter vos appréhensions.Ursule a eu cette nuit un rêve terrible. Votre oncle a soulevé lapierre de sa tombe pour prophétiser des malheurs dans votrefamille. Je ne viens certes pas vous faire peur, mais vous devezsavoir si ce qu’il a dit…

– En vérité, monsieur le curé, je ne puis être tranquille nullepart, pas même sur ces roches… Je ne veux rien savoir de ce qui sepasse dans l’autre monde.

– Je me retire, monsieur, je n’ai pas fait ce chemin par lachaleur pour mon plaisir, dit le prêtre en s’essuyant le front.

– Eh&|160;! bien, qu’a-t-il dit, le bonhomme&|160;? demandaMinoret.

– Vous êtes menacé de perdre votre fils. S’il a raconté deschoses que vous seul saviez, c’est à faire frémir pour les chosesque nous ne savons pas. Restituez, mon cher monsieur,restituez&|160;? Ne vous damnez pas pour un peu d’or.

– Mais restituer quoi&|160;?

– La fortune que le docteur destinait à Ursule. Vous avez prisces trois inscriptions, je le sais maintenant. Vous avez commencépar persécuter la pauvre fille, et vous finissez par lui offrir unefortune&|160;; vous tombez dans le mensonge, vous vous entortillezdans ses dédales et vous y faites des faux pas à tout moment. Vousêtes maladroit, vous avez été mal servi par votre complice Goupilqui se rit de vous. Dépêchez-vous, car vous êtes observé par desgens spirituels et perspicaces, par les amis d’Ursule.Restituez&|160;? et si vous ne sauvez pas votre fils, qui peut-êtren’est pas menacé, vous sauverez votre âme, vous sauverez votrehonneur. Est-ce dans une société constituée comme la nôtre, est-cedans une petite ville où vous avez tous les yeux les uns sur lesautres, et où tout se devine quand tout ne se sait pas, que vouspourrez celer une fortune mal acquise&|160;? Allons, mon cherenfant, un homme innocent ne me laisserait pas parler silong-temps.

– Allez au diable&|160;! s’écria Minoret, je ne sais pas ce quevous avez tous après moi. J’aime mieux ces pierres, elles melaissent tranquille.

– Adieu, vous avez été prévenu par moi, mon cher monsieur, sansque, ni la pauvre enfant ni moi, nous ayons dit un seul mot à quique ce soit au monde. Mais prenez garde&|160;?… il est un homme quia les yeux sur vous. Dieu vous prenne en pitié&|160;!

Le curé s’éloigna, puis à quelques pas il se retourna pourregarder encore Minoret. Minoret se tenait la tête entre les mains,car sa tête le gênait. Minoret était un peu fou. D’abord, il avaitgardé les trois inscriptions, il ne savait qu’en faire, il n’osaitaller les toucher lui-même, il avait peur qu’on ne leremarquât&|160;; il ne voulait pas les vendre, et cherchait unmoyen de les transférer. Il faisait, lui&|160;! des romansd’affaires dont le dénoûment était toujours la transmission desmaudites inscriptions. Dans cette horrible situation, il pensanéanmoins à tout avouer à sa femme afin d’avoir un conseil. Zélie,qui avait si bien mené sa barque, saurait le retirer de ce pasdifficile. Les rentes trois pour cent étaient alors à quatre-vingtsfrancs, il s’agissait, avec les arrérages, d’une restitution deprès d’un million&|160;! Rendre un million, sans qu’il y ait contrenous aucune preuve qui dise qu’on l’a pris&|160;?… ceci n’était pasune petite affaire. Aussi Minoret demeura-t-il pendant le mois deseptembre et une partie de celui d’octobre en proie à ses remords,à ses irrésolutions. Au grand étonnement de toute la ville, ilmaigrit.

Une circonstance affreuse hâta la confidence que Minoret voulaitfaire à Zélie : l’épée de Damoclès se remua sur leurs têtes. Versle milieu du mois d’octobre, monsieur et madame Minoret reçurent deleur fils Désiré la lettre suivante :

 » Ma chère mère, si je ne suis pas venu vous voir depuis lesvacances, c’est que d’abord j’étais de service en l’absence demonsieur le procureur du roi, puis je savais que monsieur dePortenduère attendait mon séjour à Nemours pour m’y chercherquerelle. Lassé peut-être de voir une vengeance qu’il veut tirer denotre famille toujours remise, le vicomte est venu à Fontainebleau,où il avait donné rendez-vous à l’un de ses amis de Paris, aprèss’être assuré du concours du vicomte de Soulanges, chef d’escadrondes hussards que nous avons en garnison. Il s’est présentétrès-poliment chez moi, accompagné de ces deux messieurs, et m’adit que mon père était indubitablement l’auteur des persécutionsinfâmes exercées sur Ursule Mirouët, sa future&|160;; il m’en adonné les preuves en m’expliquant les aveux de Goupil devanttémoins, et la conduite de mon père, qui d’abord s’était refusé àexécuter les promesses faites à Goupil pour le récompenser de sesperfides inventions, et qui, après lui avoir fourni les fonds pourtraiter de la charge d’huissier à Nemours, avait par peur offert sagarantie à monsieur Dionis pour le prix de son Etude, et enfinétabli Goupil. Le vicomte, ne pouvant se battre avec un homme desoixante-sept ans, et voulant absolument venger les injures faitesà Ursule, me demanda formellement une réparation. Son parti, priset médité dans le silence, était inébranlable. Si je refusais leduel, il avait résolu de me rencontrer dans un salon en face despersonnes à l’estime desquelles je tenais le plus, à m’y insultersi gravement que je devrais alors me battre, ou que ma carrièreserait finie. En France, un lâche est unanimement repoussé.D’ailleurs ses motifs pour exiger une réparation seraient expliquéspar des hommes honorables. Il s’est dit fâché d’en venir à depareilles extrémités. Selon ses témoins, le plus sage à moi seraitde régler une rencontre comme des gens d’honneur en avaientl’habitude, afin que la querelle n’eût pas Ursule Mirouët pourmotif. Enfin, pour éviter tout scandale en France, nous pouvionsfaire avec nos témoins un voyage sur la frontière la plusrapprochée. Les choses s’arrangeraient ainsi pour le mieux. Sonnom, a-t-il dit, valait dix fois ma fortune, et son bonheur à venirlui faisait risquer plus que je ne risquais dans ce combat, quiserait mortel. Il m’a engagé à choisir mes témoins et à fairedécider ces questions. Mes témoins choisis se sont réunis aux sienshier, et ils ont à l’unanimité décidé que je devais une réparation.Dans huit jours donc, je partirai pour Genève avec deux de mesamis. Monsieur de Portenduère, monsieur de Soulanges et monsieur deTrailles y vont de leur côté. Nous nous battrons au pistolet&|160;;toutes les conditions du duel sont arrêtées : nous tirerons chacuntrois fois&|160;; et après, quoi qu’il arrive, tout sera fini. Pourne pas ébruiter une si sale affaire, car je suis dansl’impossibilité de justifier la conduite de mon père, je vous écrisau dernier moment. Je ne veux pas vous aller voir à cause desviolences auxquelles vous pourriez vous abandonner et qui neseraient point convenables. Pour faire mon chemin dans le monde, jedois en suivre les lois&|160;; et là où le fils d’un vicomte a dixraisons pour se battre, il y en a cent pour le fils d’un maître deposte. Je passerai de nuit à Nemours, et vous y ferai mes adieux. »

Cette lettre lue, il y eut entre Zélie et Minoret une scène quise termina par les aveux du vol, de toutes les circonstances quis’y rattachaient et des étranges scènes auxquelles il donnait lieupartout, même dans le monde des rêves. Le million fascina Zélietout autant qu’il avait fasciné Minoret.

– Tiens-toi tranquille ici, dit Zélie à son mari sans lui fairela moindre remontrance sur ses sottises, je me charge de tout. Nousgarderons l’argent, et Désiré ne se battra pas.

Madame Minoret mit son châle et son chapeau, courut avec lalettre de son fils chez Ursule, et la trouva seule, car il étaitenviron midi. Malgré son assurance, Zélie Minoret fut saisie par leregard froid que l’orpheline jeta&|160;; mais elle se gourmandapour ainsi dire de sa couardise et prit un ton dégagé.

– Tenez, mademoiselle Mirouët, faites-moi le plaisir de lire lalettre que voici, et dites-moi ce que vous en pensez&|160;?cria-t-elle en tendant à Ursule la lettre du substitut.

Ursule éprouva mille sentiments contraires à la lecture de cettelettre, qui lui apprenait combien elle était aimée, quel soinSavinien avait de l’honneur de celle qu’il prenait pourfemme&|160;; mais elle avait à la fois trop de religion et trop decharité pour vouloir être la cause de la mort ou des souffrances deson plus cruel ennemi.

– Je vous promets, madame, d’empêcher ce duel, et vous pouvezêtre tranquille&|160;; mais je vous prie de me laisser cettelettre.

– Voyons, mon petit ange, ne pouvons-nous pas faire mieux&|160;?Ecoutez-moi bien. Nous avons réuni quarante-huit mille livres derente autour du Rouvre, un vrai château royal&|160;; de plus, nouspouvons donner à Désiré vingt-quatre mille livres de rente sur leGrand-Livre, en tout soixante-douze mille francs par an. Vousconviendrez qu’il n’y a pas beaucoup de partis qui puissent lutteravec lui. Vous êtes une petite ambitieuse, et vous avez raison, ditZélie en apercevant le geste de dénégation vive que fit Ursule. Jeviens vous demander votre main pour Désiré&|160;; vous porterez lenom de votre parrain, ce sera l’honorer. Désiré, comme vous l’avezpu voir, est un joli garçon&|160;; il est très-bien vu àFontainebleau, le voilà bientôt procureur du roi. Vous êtes uneenjôleuse, vous le ferez venir à Paris. A Paris, nous vousdonnerons un bel hôtel, vous brillerez, vous y jouerez un rôle, caravec soixante-douze mille francs de rente et les appointementsd’une place, vous et Désiré vous serez de la plus haute société.Consultez vos amis, et vous verrez ce qu’ils vous diront.

– Je n’ai besoin que de consulter mon cœur, madame.

– Ta, ta, ta&|160;! vous allez me parler de ce petit casse-cœurde Savinien&|160;? Parbleu&|160;! vous achèterez bien cher son nom,ses petites moustaches relevées comme deux crocs, et ses cheveuxnoirs. Encore un joli cadet&|160;! Vous irez loin avec un ménage,avec sept mille francs de rente, et un homme qui a fait cent millefrancs de dettes en deux ans à Paris. D’abord, vous ne savez pas çaencore, tous les hommes se ressemblent, mon enfant&|160;! et, sansme flatter, mon Désiré vaut le fils d’un roi.

– Vous oubliez, madame, le danger que court monsieur votre filsen ce moment, et qui ne peut être détourné que par le désir qu’amonsieur de Portenduère de m’être agréable. Ce danger serait sansremède s’il apprenait que vous me faites des propositionsdéshonorantes… Sachez, madame, que je me trouverai plus heureusedans la médiocre fortune à laquelle vous faites allusion que dansl’opulence par laquelle vous voulez m’éblouir. Par des raisonsinconnues encore, car tout se saura, madame, monsieur Minoret a misau jour, en me persécutant odieusement, l’affection qui m’unit àmonsieur de Portenduère et qui peut s’avouer, car sa mère la bénirasans doute : je dois donc vous dire que cette affection, permise etlégitime, est toute ma vie. Aucune destinée, quelque brillante,quelque élevée qu’elle puisse être, ne me fera changer. J’aime sansretour ni changement possibles. Ce serait donc un crime dont jeserais punie que d’épouser un homme à qui j’apporterais une âmetoute à Savinien. Maintenant, madame, puisque vous m’y forcez, jevous dirai plus : je n’aimerais point monsieur de Portenduère, jene saurais encore me résoudre à porter les peines et les joies dela vie dans la compagnie de monsieur votre fils. Si monsieurSavinien a fait des dettes, vous avez souvent payé celles demonsieur Désiré. Nos caractères n’ont ni ces similitudes, ni cesdifférences qui permettent de vivre ensemble sans amertume cachée.Peut-être n’aurais-je pas avec lui la tolérance que les femmesdoivent à un époux, je lui serais donc bientôt à charge. Cessez depenser à une alliance de laquelle je suis indigne et à laquelle jepuis me refuser sans vous causer le moindre chagrin, car vous nemanquerez pas, avec de tels avantages, de trouver des jeunes fillesplus belles que moi, d’une condition supérieure à la mienne et plusriches.

– Vous me jurez, ma petite, dit Zélie, d’empêcher que ces deuxjeunes gens ne fassent leur voyage et se battent&|160;?

– Ce sera, je le prévois, le plus grand sacrifice que monsieurde Portenduère puisse me faire&|160;; mais ma couronne de mariée nedoit pas être prise par des mains ensanglantées.

– Eh&|160;! bien, je vous remercie, ma cousine, et je souhaiteque vous soyez heureuse.

– Et moi, madame, dit Ursule, je souhaite que vous puissiezréaliser le bel avenir de votre fils.

Cette réponse atteignit au cœur la mère du substitut, à lamémoire de qui les prédictions du dernier songe d’Ursulerevinrent&|160;; elle resta debout, ses petits yeux attachés sur lafigure d’Ursule, si blanche, si pure et si belle dans sa robe dedemi-deuil, car Ursule s’était levée pour faire partir sa prétenduecousine.

– Vous croyez donc aux rêves&|160;? lui dit-elle.

– J’en souffre trop pour n’y pas croire.

– Mais alors… dit Zélie.

– Adieu, madame, fit Ursule qui salua madame Minoret enentendant les pas du curé.

L’abbé Chaperon fut surpris de trouver madame Minoret chezUrsule. L’inquiétude peinte sur le visage mince et grimé del’ancienne régente de la Poste engagea naturellement le prêtre àobserver tour à tour les deux femmes.

– Croyez-vous aux revenants&|160;? dit Zélie au curé.

– Croyez-vous aux revenus&|160;? répondit le prêtre ensouriant.

– C’est des finauds, tout ce monde-là, pensa Zélie, ils veulentnous subtiliser. Ce vieux prêtre, ce vieux juge de paix et ce petitdrôle de Savinien s’entendent. Il n’y a pas plus de rêves que jen’ai de cheveux dans le creux de la main.

Elle partit après deux révérences sèches et courtes.

– Je sais pourquoi Savinien allait à Fontainebleau, dit Ursule àl’abbé Chaperon en le mettant au fait du duel et le priantd’employer son ascendant à l’empêcher.

– Et madame Minoret vous a offert la main de son fils&|160;? ditle vieux prêtre.

– Oui.

– Minoret a probablement avoué son crime à sa femme, ajouta lecuré.

Le juge de paix, qui vint en ce moment, apprit la démarche etl’offre que venait de faire Zélie dont la haine contre Ursule luiétait connue, et il regarda le curé comme pour lui dire : –Sortons, je veux vous parler d’Ursule sans qu’elle nousentende.

– Savinien saura que vous avez refusé quatre-vingt mille francsde rente et le coq de Nemours&|160;! dit-il.

– Est-ce donc un sacrifice&|160;? répondit-elle. Y a-t-il dessacrifices quand on aime véritablement&|160;? Enfin ai-je un méritequelconque à refuser le fils d’un homme que nous méprisons&|160;?Que d’autres se fassent des vertus de leurs répugnances, ce ne doitpas être la morale d’une fille élevée par des Jordy, des abbéChaperon, et par notre cher docteur&|160;! dit-elle en regardant leportrait.

Bongrand prit la main d’Ursule et la baisa.

– Savez-vous, dit le juge de paix au curé quand ils furent dansla rue, ce que venait faire madame Minoret&|160;?

– Quoi&|160;? répondit le prêtre en regardant le juge d’un airfin qui paraissait purement curieux.

– Elle voulait faire une affaire d’une restitution.

– Vous croyez donc&|160;?… reprit l’abbé Chaperon.

– Je ne crois pas, j’ai la certitude, et, tenez,voyez&|160;?

Le juge de paix montra Minoret qui venait à eux en retournantchez lui, car en sortant de chez Ursule les deux vieux amisremontèrent la Grand’rue de Nemours.

– Obligé de plaider en cour d’assises, j’ai naturellement étudiébien des remords, mais je n’ai rien vu de pareil à celui-ci&|160;!Qui donc a pu donner cette flaccidité, cette pâleur à des jouesdont la peau tendue comme celle d’un tambour crevait de la bonnegrosse santé des gens sans soucis&|160;? Qui a cerné de noir cesyeux et amorti leur vivacité campagnarde&|160;? Avez-vous jamaiscru qu’il y aurait des plis sur ce front, et que ce colossepourrait jamais être agité dans sa cervelle&|160;? Il sent enfinson cœur&|160;! Je me connais en remords, comme vous vousconnaissez en repentirs, mon cher curé : ceux que j’ai jusqu’àprésent observés attendaient leur peine ou allaient la subir pours’acquitter avec le monde, ils étaient résignés ou respiraient lavengeance&|160;; mais voici le remords sans l’expiation, le remordstout pur, avide de sa proie et la déchirant.

– Vous ne savez pas encore, dit le juge de paix en arrêtantMinoret, que mademoiselle Mirouët vient de refuser la main de votrefils&|160;?

– Mais, dit le curé, soyez tranquille, elle empêchera son duelavec monsieur de Portenduère.

– Ah&|160;! ma femme a réussi, dit Minoret, j’en suis bien aise,car je ne vivais pas.

– Vous êtes en effet si changé que vous ne vous ressemblez plus,dit le juge.

Minoret regardait alternativement Bongrand et le curé poursavoir si le prêtre avait commis une indiscrétion&|160;; maisl’abbé Chaperon conservait une immobilité de visage, un calmetriste qui rassura le coupable.

– Et c’est d’autant plus étonnant, disait toujours le juge depaix, que vous ne devriez éprouver que contentement. Enfin, vousêtes le seigneur du Rouvre, vous y avez réuni les Bordières, toutesvos fermes, vos moulins, vos prés… Vous avez cent mille livres derente avec vos placements sur le Grand-Livre.

– Je n’ai rien sur le Grand-Livre, dit précipitammentMinoret.

– Bah&|160;! fit le juge de paix. Tenez, il en est de cela commede l’amour de votre fils pour Ursule, qui tantôt en fait fi, tantôtla demande en mariage. Après avoir essayé de faire mourir Ursule dechagrin, vous la voulez pour belle-fille&|160;! Mon cher monsieur,vous avez quelque chose dans votre sac…

Minoret essaya de répondre, il chercha des paroles, et ne puttrouver que : – Vous êtes drôle, monsieur le juge de paix. Adieu,messieurs.

Et il entra d’un pas lent dans la rue des Bourgeois.

– Il a volé la fortune de notre pauvre Ursule&|160;! mais oùpêcher des preuves&|160;?

– Dieu veuille… dit le curé.

– Dieu a mis en nous un sentiment qui parle déjà dans cet homme,reprit le juge de paix&|160;; mais nous appelons cela desprésomptions, et la justice humaine exige quelque chose deplus.

L’abbé Chaperon garda le silence du prêtre. Comme il arrive enpareille circonstance, il pensait beaucoup plus souvent qu’il ne levoulait à la spoliation presque avouée par Minoret, et au bonheurde Savinien évidemment retardé par le peu de fortuned’Ursule&|160;; car la vieille dame reconnaissait en secret avecson confesseur, combien elle avait eu tort en ne consentant pas aumariage de son fils pendant la vie du docteur. Le lendemain, endescendant de l’autel, après sa messe, il fut frappé par une penséequi prit en lui-même la force d’un éclat de voix&|160;; il fitsigne à Ursule de l’attendre, et alla chez elle sans avoirdéjeuné.

– Mon enfant, lui dit le curé, je veux voir les deux volumes oùvotre parrain des rêves prétend avoir mis ses inscriptions et sesbillets.

Ursule et le curé montèrent à la bibliothèque et y prirent letroisième volume des Pandectes. En l’ouvrant, le vieillardremarqua, non sans étonnement, la marque faite par des papiers surles feuillets qui, offrant moins de résistance que la couverture,gardaient encore l’empreinte des inscriptions. Puis dans l’autrevolume, il reconnut l’espèce de bâillement produit par le longséjour d’un paquet et sa trace au milieu des deux pagesin-folio.

– Montez donc, monsieur Bongrand&|160;? cria la Bougival au jugede paix qui passait.

Bongrand arriva précisément au moment où le curé mettait seslunettes pour lire trois numéros écrits de la main du défuntMinoret sur la garde en papier vélin coloré, collée intérieurementpar le relieur sur la couverture, et qu’Ursule venaitd’apercevoir.

– Qu’est-ce que cela signifie&|160;? Notre cher docteur étaitbien trop bibliophile pour gâter la garde d’une couverture, disaitl’abbé Chaperon&|160;; voici trois numéros inscrits entre unpremier numéro précédé d’un M, et un autre numéro précédé d’unU.

– Que dites-vous&|160;? répondit Bongrand, laissez-moi voircela. Mon Dieu&|160;! s’écria le juge de paix, ceci n’ouvrirait-ilpas les yeux à un athée en lui démontrant ta Providence&|160;? Lajustice humaine est, je crois, le développement d’une pensée divinequi plane sur les mondes&|160;! Il saisit Ursule et l’embrassa surle front. – Oh&|160;! mon enfant, vous serez heureuse, riche, etpar moi&|160;!

– Qu’avez-vous&|160;? dit le curé.

– Mon cher monsieur, s’écria la Bougival en prenant le juge parsa redingote bleue, oh&|160;! laissez-moi vous embrasser pour ceque vous venez de dire.

– Expliquez-vous, pour ne pas nous donner une fausse joie, ditle curé.

– Si pour devenir riche je dois causer de la peine à quelqu’un,dit Ursule en entrevoyant un procès criminel, je…

– Et songez, dit le juge de paix en interrompant Ursule, à lajoie que vous ferez à notre cher Savinien.

– Mais vous êtes fou&|160;! dit le curé.

– Non, mon cher curé, dit le juge de paix, écoutez : Lesinscriptions au Grand-Livre ont autant de séries qu’il y a delettres dans l’alphabet, et chaque numéro porte la lettre de sasérie&|160;; mais les inscriptions de rente au porteur ne peuventpoint avoir de lettres, puisqu’elles ne sont au nom de personne :ainsi ce que vous voyez prouve que le jour où le bonhomme a placéses fonds sur l’Etat, il a pris note du numéro de son inscriptionde quinze mille livres de rente qui porte la lettre M (Minoret),des numéros sans lettres de trois inscriptions au porteur et decelle d’Ursule Mirouët dont le numéro est 23 534, et qui suit,comme vous le voyez, immédiatement celui de l’inscription de quinzemille francs. Cette coïncidence prouve que ces numéros sont ceux decinq inscriptions acquises le même jour, et notées par le bonhommeen cas de perte. Je lui avais conseillé de mettre la fortuned’Ursule en inscriptions au porteur, et il a dû employer ses fonds,ceux qu’il destinait à Ursule et ceux qui appartenaient à sapupille le même jour. Je vais chez Dionis consulter l’inventaire :et si le numéro de l’inscription qu’il a laissée en son nom est 23533, lettre M, nous serons sûrs qu’il a placé, par le ministère dumême agent de change, le même jour : primo, ses fonds en une seuleinscription&|160;; secundo, ses économies en trois inscriptions auporteur, numérotées sans lettre de série&|160;; tertio, les fondsde sa pupille, le livre des transferts en offrira des preuvesirrécusables. Ah&|160;! Minoret le sournois, je vous pince. Motus,mes enfants&|160;!

Le juge de paix laissa le curé, la Bougival et Ursule en proie àune profonde admiration des voies par lesquelles Dieu conduisaitl’innocence à son triomphe.

– Le doigt de Dieu est dans ceci, s’écria l’abbé Chaperon.

– Lui fera-t-on du mal&|160;? dit Ursule.

– Ah&|160;! mademoiselle, s’écria la Bougival, je donnerais unecorde pour le pendre.

Le juge de paix était déjà chez Goupil, successeur désigné deDionis, et entrait dans l’Etude d’un air assez indifférent.

– J’ai, dit-il à Goupil, un petit renseignement à prendre sur lasuccession Minoret.

– Qu’est-ce&|160;? lui répondit Goupil.

– Le bonhomme a-t-il laissé une ou plusieurs inscriptions derentes trois pour cent&|160;?

– Il a laissé quinze mille livres de rente trois pour cent, ditGoupil, en une seule inscription, je l’ai décrite moi-même.

– Consultez donc l’inventaire, dit le juge.

Goupil prit un carton, y fouilla, ramena la minute, chercha,trouva et lut : Item, une inscription… Tenez, lisez&|160;?… sous lenuméro 23 533, lettre M.

– Faites-moi le plaisir de me délivrer un extrait de cet articlede l’inventaire d’ici à une heure, je l’attends.

– A quoi cela peut-il vous servir&|160;? demanda Goupil.

– Voulez-vous être notaire&|160;? répondit le juge de paix enregardant avec sévérité le successeur désigné de Dionis.

– Je le crois bien&|160;! s’écria Goupil, j’ai avalé assez decouleuvres pour arriver à me faire appeler Maître. Je vous prie decroire, monsieur le juge de paix, que le misérable premier clercappelé Goupil n’a rien de commun avec Maître Jean-Sébastien-MarieGoupil, notaire à Nemours, époux de mademoiselle Massin. Ces deuxêtres ne se connaissent pas, ils ne se ressemblent même plus&|160;!Ne me voyez-vous point&|160;?

Monsieur Bongrand fit alors attention au costume de Goupil quiportait une cravate blanche, une chemise étincelante de blancheurornée de boutons en rubis, un gilet de velours rouge, un pantalonet un habit en beau drap noir faits à Paris. Il était chaussé dejolies bottes. Ses cheveux, rabattus et peignés avec soin,sentaient bon. Enfin il semblait avoir été métamorphosé.

– Le fait est que vous êtes un autre homme, dit Bongrand.

– Au moral comme au physique&|160;? monsieur. La sagesse vientavec l’ Etude; et d’ailleurs la fortune est la source de lapropreté…

– Au moral comme au physique, dit le juge en raffermissant seslunettes.

– Eh&|160;! monsieur, un homme de cent mille écus de renteest-il jamais un démocrate&|160;? Prenez-moi donc pour un honnêtehomme qui se connaît en délicatesse, et disposé à aimer sa femme,ajouta-t-il en voyant entrer madame Goupil. Je suis si changé,dit-il, que je trouve beaucoup d’esprit à ma cousine Crémière, jela forme&|160;; aussi sa fille ne parle-t-elle plus de pistons.Enfin hier, tenez&|160;! elle a dit du chien de monsieur Savinienqu’il était superbe aux arrêts, eh&|160;! bien, je ne répétai pointce mot, quelque joli qu’il soit, et je lui ai expliqué sur-le-champla différence qui existe entre être à l’arrêt, en arrêt et auxarrêts. Ainsi, vous le voyez, je suis un tout autre homme, etj’empêcherais un client de faire une saleté.

– Hâtez-vous donc, dit alors Bongrand. Faites que j’aie celadans une heure, et le notaire Goupil aura réparé quelques-uns desméfaits du premier clerc.

Après avoir prié le médecin de Nemours de lui prêter son chevalet son cabriolet, le juge de paix alla prendre les deux volumesaccusateurs, l’inscription d’Ursule, et, muni de l’extrait del’inventaire, il courut à Fontainebleau chez le procureur du roi.Bongrand démontra facilement la soustraction des troisinscriptions, faite par un héritier quelconque, et, subséquemment,la culpabilité de Minoret.

– Sa conduite s’explique, dit le procureur du roi.

Aussitôt, par mesure de prudence, le magistrat minuta pour leTrésor une opposition au transfert des trois inscriptions, chargeale juge de paix d’aller rechercher la quotité de rente des troisinscriptions, et de savoir si elles avaient été vendues. Pendantque le juge de paix opérait à Paris, le procureur du roi écrivitpoliment à madame Minoret de passer au Parquet. Zélie, inquiète duduel de son fils, s’habilla, fit mettre les chevaux à sa voiture,et vint in fiocchi à Fontainebleau. Le plan du procureur du roiétait simple et formidable. En séparant la femme du mari, ilallait, par suite de la terreur que cause la Justice, apprendre lavérité. Zélie trouva le magistrat dans son cabinet, et futentièrement foudroyée par ces paroles dites sans façon.

– Madame, je ne vous crois pas complice d’une soustraction faitedans la succession Minoret, et sur la trace de laquelle la Justiceest en ce moment&|160;; mais vous pouvez éviter la Cour d’Assises àvotre mari par l’aveu complet de ce que vous en savez. Le châtimentqu’encourra votre mari n’est pas d’ailleurs la seule chose àredouter, il faut éviter la destitution de votre fils et ne pas luicasser le cou. Dans quelques instants, il ne serait plus temps, lagendarmerie est en selle et le mandat de dépôt va partir pourNemours.

Zélie se trouva mal. Quand elle eut repris ses sens, elle avouatout. Après lui avoir démontré qu’elle était complice, le magistratlui dit que, pour ne perdre ni son fils ni son mari, il allaitprocéder avec prudence.

– Vous avez eu affaire à l’homme et non au magistrat, dit-il. Iln’y a ni plainte adressée par la victime ni publicité donnée auvol&|160;; mais votre mari a commis d’horribles crimes, madame, quiressortissent à un tribunal moins commode que je ne le suis. Dansl’état où se trouve cette affaire, vous serez obligée d’êtreprisonnière… Oh&|160;! chez moi, et sur parole, fit-il en voyantZélie près de s’évanouir. Songez que mon devoir rigoureux serait derequérir un mandat de dépôt et de faire commencer uneinstruction&|160;; mais j’agis en ce moment comme tuteur demademoiselle Ursule Mirouët, et ses intérêts bien entendus exigentune transaction.

– Ah&|160;! dit Zélie.

– Ecrivez à votre mari ces mots… Et il dicta la lettre suivanteà Zélie, qu’il fit asseoir à son bureau.

 » Mone amit, geu suit arraité, et geai tou di. Remais lezhaincequeripsiont que nautre honcque avet léssées à monsieur dePortenduère an verretu du tescetamand queue tu a brulai, carremonsieur le praucureure du roa vien de phaire haupozition oTraitsaur.  »

– Vous lui éviterez ainsi des dénégations qui le perdraient, ditle magistrat en souriant de l’orthographe. Nous allons voir àopérer convenablement la restitution. Ma femme vous rendra votreséjour chez moi le moins désagréable possible, et je vous engage àne point dire un mot, et à ne point paraître affligée.

Une fois la mère de son substitut confessée et claquemurée, lemagistrat fit venir Désiré, lui raconta de point en point le volcommis par son père occultement au préjudice d’Ursule, patemment aupréjudice de ses cohéritiers, et lui montra la lettre écrite parZélie. Désiré demanda le premier à se rendre à Nemours pour fairefaire la restitution par son père.

– Tout est grave, dit le magistrat. Le testament ayant étédétruit, si la chose s’ébruite, les héritiers Massin et Crémière,vos parents, peuvent intervenir. J’ai maintenant des preuvessuffisantes contre votre père. Je vous rends votre mère, que cettepetite cérémonie a suffisamment édifiée sur ses devoirs. Vis-à-visd’elle, j’aurai l’air d’avoir cédé à vos supplications en ladélivrant. Allez à Nemours avec elle et menez à bien toutes cesdifficultés. Ne craignez rien de personne. Monsieur Bongrand aimetrop mademoiselle Mirouët pour jamais commettre d’indiscrétion.

Zélie et Désiré partirent aussitôt pour Nemours. Trois heuresaprès le départ de son substitut, le procureur du roi reçut par unexprès la lettre suivante, dont l’orthographe a été rétablie, afinde ne pas faire rire d’un homme atteint par le malheur.

A MONSIEUR LE PROCUREUR DU ROI PRES LE TRIBUNAL DEFONTAINEBLEAU.

 » Monsieur,

 » Dieu n’a pas été aussi indulgent que vous l’êtes pour nous, etnous sommes atteints par un malheur irréparable. En arrivant aupont de Nemours, un trait s’est décroché. Ma femme était sansdomestique derrière la voiture, les chevaux sentaient l’écurie, monfils craignant leur impatience n’a pas voulu que le cocherdescendît et a mis pied à terre pour accrocher le trait. Au momentoù il se retournait pour monter auprès de sa mère, les chevaux sesont emportés, Désiré ne s’est pas serré contre le parapet assez àtemps, le marchepied lui a coupé les jambes, il est tombé, la rouede derrière lui a passé sur le corps. L’exprès qui court à Parischercher les premiers chirurgiens vous fera parvenir cette lettreque mon fils, au milieu de ses douleurs, m’a dit de vous écrire,afin de vous faire savoir notre entière soumission à vos décisionspour l’affaire qui l’amenait dans sa famille.

Je vous serai, jusqu’à mon dernier soupir, reconnaissant de lamanière dont vous procédez et je justifierai votre confiance..

 » François MINORET.  »

Ce cruel événement bouleversait la ville de Nemours. La fouleémue à la grille de la maison Minoret apprit à Savinien que savengeance avait été prise en main par un plus puissant que lui. Legentilhomme alla promptement chez Ursule, où le curé de même que lajeune fille éprouvait plus de terreur que de surprise. Lelendemain, après les premiers pansements, quand les médecins et leschirurgiens de Paris eurent donné leur avis, qui fut unanime sur lanécessité de couper les deux jambes, Minoret vint, abattu, pâle,défait, accompagné du curé, chez Ursule, où se trouvaient Bongrandet Savinien.

– Mademoiselle, lui dit-il, je suis bien coupable enversvous&|160;; mais si tous mes torts ne sont pas complétementréparables, il en est que je puis expier. Ma femme et moi, nousavons fait vœu de vous donner en toute propriété notre terre duRouvre dans le cas où nous conserverions notre fils, comme danscelui où nous aurions le malheur affreux de le perdre.

Cet homme fondit en larmes à la fin de cette phrase.

– Je puis vous affirmer, ma chère Ursule, dit le curé, que vouspouvez et que vous devez accepter une partie de cette donation.

– Nous pardonnez-vous&|160;? dit humblement le colosse en semettant à genoux devant cette jeune fille étonnée. Dans quelquesheures l’opération va se faire par le premier chirurgien del’Hôtel-Dieu, mais je ne me fie point à la science humaine, jecrois à la toute puissance de Dieu&|160;! Si vous nous pardonniez,si vous alliez demander à Dieu de nous conserver notre fils, ilaura la force de supporter ce supplice, et, j’en suis certain, nousaurons le bonheur de le conserver.

– Allons tous à l’église&|160;! dit Ursule en se levant.

Une fois debout, elle jeta un cri perçant, retomba sur sonfauteuil et s’évanouit. Quand elle eut repris ses sens, elleaperçut ses amis, moins Minoret qui s’était précipité dehors pouraller chercher un médecin, tous, les yeux arrêtés sur elle,inquiets, attendant un mot. Ce mot répandit un effroi dans tous lescœurs.

– J’ai vu mon parrain à la porte, dit-elle, et il m’a fait signequ’il n’y avait aucun espoir.

Le lendemain de l’opération, Désiré mourut en effet, emporté parla fièvre et par la révulsion dans les humeurs qui succède à cesopérations. Madame Minoret, dont le cœur n’avait d’autre sentimentque la maternité, devint folle après l’enterrement de son fils, etfut conduite par son mari chez le docteur Blanche où elle est morteen 1841.

Trois mois après ces événements, en janvier 1837, Ursule épousaSavinien du consentement de madame de Portenduère. Minoretintervint au contrat pour donner à mademoiselle Mirouët sa terre duRouvre et vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre, enne gardant de sa fortune que la maison de son oncle et six millefrancs de rente. Il est devenu l’homme le plus charitable, le pluspieux de Nemours&|160;; il est marguillier de la paroisse et laprovidence des malheureux.

– Les pauvres ont remplacé mon enfant, dit-il.

Si vous avez remarqué sur le bord des chemins, dans les pays oùl’on étête le chêne, quelque vieil arbre blanchi et comme foudroyé,poussant encore des jets, les flancs ouverts et implorant la hache,vous aurez une idée du vieux maître de poste, en cheveux blancs,cassé, maigre, dans qui les anciens du pays ne retrouvent rien del’imbécile heureux que vous avez vu attendant son fils aucommencement de cette histoire&|160;; il ne prend plus son tabac dela même manière, il porte quelque chose de plus que son corps.Enfin, on sent en toute chose que le doigt de Dieu s’est appesantisur cette figure pour en faire un exemple terrible. Après avoirtant haï la pupille de son oncle, ce vieillard a, comme le docteurMinoret, si bien concentré ses affections sur Ursule, qu’il s’estconstitué le régisseur de ses biens à Nemours.

Monsieur et madame de Portenduère passent cinq mois de l’année àParis, où ils ont acheté dans le faubourg Saint-Germain un petithôtel. Après avoir donné sa maison de Nemours aux Sœurs de Charitépour y tenir une école gratuite, madame de Portenduère la mère estallée habiter le Rouvre, dont la concierge en chef est la Bougival.Le père de Cabirolle, l’ancien conducteur de la Ducler, homme desoixante ans, a épousé la Bougival qui possède douze cents francsde rente outre les amples revenus de sa place. Cabirolle fils estle cocher de monsieur de Portenduère.

Quand, en voyant passer aux Champs-Elysées une de ces charmantespetites voitures basses appelées escargots, doublée de soie gris delin ornée d’agréments bleus, vous y admirerez une jolie femmeblonde, la figure enveloppée comme d’un feuillage par des milliersde boucles, montrant des yeux semblables à des pervencheslumineuses et pleins d’amour, légèrement appuyée sur un beau jeunehomme&|160;; si vous étiez mordu par un désir envieux, pensez quece beau couple, aimé de Dieu, a d’avance payé sa quote-part auxmalheurs de la vie. Ces deux amants mariés seront vraisemblablementle vicomte de Portenduère et sa femme. Il n’y a pas deux ménagessemblables dans Paris.

– C’est le plus joli bonheur que j’aie jamais vu, disait d’euxdernièrement madame la comtesse de l’Estorade.

Bénissez donc ces heureux enfants au lieu de les jalouser, etcherchez une Ursule Mirouët, une jeune fille élevée par troisvieillards et par la meilleure des mères, par l’Adversité.

Goupil, qui rend service à tout le monde et que l’on regarde àjuste titre comme l’homme le plus spirituel de Nemours, a l’estimede sa petite ville&|160;; mais il est puni dans ses enfants, quisont horribles, rachitiques, hydrocéphales. Dionis, sonprédécesseur, fleurit à la Chambre des Députés dont il est un desplus beaux ornements, à la grande satisfaction du roi des Françaisqui voit madame Dionis à tous ses bals. Madame Dionis raconte àtoute la ville de Nemours les particularités de ses réceptions auxTuileries et les grandeurs de la cour du roi des Français&|160;;elle trône à Nemours, au moyen du trône qui certes devient alorspopulaire.

Bongrand est juge d’instruction au tribunal deFontainebleau&|160;; son fils, qui a épousé mademoiselle Levrault,est un très-honnête procureur-général.

Madame Crémière dit toujours les plus jolies choses du monde.Elle ajoute un g à tambour g, soi-disant parce que sa plume crache.La veille du mariage de sa fille, elle lui a dit en terminant sesinstructions  » qu’ une femme devait être la chenille ouvrière de samaison, et y porter en toute chose des yeux de sphinx.  » Goupilfait d’ailleurs un recueil des coqs-à-l’âne de sa cousine, unCrémiérana.

– Nous avons eu la douleur de perdre le bon abbé Chaperon, a ditcet hiver madame la vicomtesse de Portenduère qui l’avait soignépendant sa maladie. Tout le canton était à son convoi. Nemours a dubonheur, car le successeur de ce saint homme est le vénérable curéde Saint-Lange.

Paris, juin-juillet 1841.

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