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Ursule Mirouët

Ursule Mirouët

d’ Honoré de Balzac

À Mademoiselle Sophie Surville.

C’est un vrai plaisir, ma chère nièce, que de te dédier un livre dont le sujet et les détails ont eu l’approbation, si difficile à obtenir, d’une jeune fille à qui le monde est encore inconnu, et qui ne transige avec aucun des nobles principes d’une sainte éducation. Vous autres jeunes filles, vous êtes un public redoutable ; car on ne doit vous laisser lire que des livres purs comme votre âme est pure, et l’on vous défend certaines lectures comme on vous empêche de voir la Société telle qu’elle est. N’est-ce pas alors à donner de l’orgueil à un auteur que de vous avoir plu ? Dieu veuille que l’affection ne t’ait pas trompée ! Qui nous le dira ? l’avenir que tu verras, je l’espère, et où je ne serai plus.

Ton oncle,

Honoré de Balzac.

Partie 1
Les Héritiers alarmés

En entrant à Nemours du côté de Paris, on passe sur le canal du Loing, dont les berges forment à la fois de champêtres remparts et de pittoresques promenades à cette jolie petite ville. Depuis 1830,on a malheureusement bâti plusieurs maisons en deçà du pont. Si cette espèce de faubourg s’augmente, la physionomie de la ville y perdra sa gracieuse originalité. Mais, en 1829, les côtés de la route étant libres, le maître de poste, grand et gros homme d’environ soixante ans, assis au point culminant de ce pont,pouvait, par une belle matinée, parfaitement embrasser ce qu’en termes de son art on nomme un ruban de queue. Le mois de septembre déployait ses trésors, l’atmosphère flambait au-dessus des herbes et des cailloux, aucun nuage n’altérait le bleu de l’éther dont la pureté partout vive, et même à l’horizon, indiquait l’excessive raréfaction de l’air. Aussi, Minoret-Levrault, ainsi se nommait le maître de poste, était-il obligé de se faire un garde-vue avec unede ses mains pour ne pas être ébloui. En homme impatientéd’attendre, il regardait tantôt les charmantes prairies quis’étalent à droite de la route et où ses regains poussaient, tantôtla colline chargée de bois qui, sur la gauche, s’étend de Nemours àBouron. Il entendait dans la vallée du Loing, où retentissaient lesbruits du chemin repoussés par la colline, le galop de ses propreschevaux et les claquements de fouet de ses postillons. Ne faut-ilpas être bien maître de poste pour s’impatienter devant une prairieoù se trouvaient des bestiaux comme en fait Paul Potter, sous unciel de Raphaël, sur un canal ombragé d’arbres dans la manièred’Hobbéma&|160;? Qui connaît Nemours sait que la nature y est aussibelle que l’art, dont la mission est de la spiritualiser : là, lepaysage a des idées et fait penser. Mais à l’aspect deMinoret-Levraut, un artiste aurait quitté le site pour croquer cebourgeois, tant il était original à force d’être commun. Réunisseztoutes les conditions de la brute, vous obtenez Caliban, qui,certes, est une grande chose. Là où la Forme domine, le Sentimentdisparaît. Le maître de poste, preuve vivante de cet axiome,présentait une de ces physionomies où le penseur aperçoitdifficilement trace d’âme sous la violente carnation que produit unbrutal développement de la chair. Sa casquette en drap bleu, àpetite visière et à côtes de melon, moulait une tête dont lesfortes dimensions prouvaient que la science de Gall n’a pas encoreabordé le chapitre des exceptions. Les cheveux gris et commelustrés qui débordaient la casquette vous eussent démontré que lachevelure blanchit par d’autres causes que par les fatiguesd’esprit ou par les chagrins. De chaque côté de la tête, on voyaitde larges oreilles presque cicatrisées sur les bords par lesérosions d’un sang trop abondant qui semblait prêt à jaillir aumoindre effort. Le teint offrait des tons violacés sous une couchebrune, due à l’habitude d’affronter le soleil. Les yeux gris,agités, enfoncés, cachés sous deux buissons noirs, ressemblaientaux yeux des Kalmouks venus en 1815&|160;; s’ils brillaient parmoments, ce ne pouvait être que sous l’effort d’une pensée cupide.Le nez, déprimé depuis sa racine, se relevait brusquement en piedde marmite. Des lèvres épaisses en harmonie avec un double mentonpresque repoussant, dont la barbe faite à peine deux fois parsemaine maintenait un méchant foulard à l’état de corde usée&|160;;un cou plissé par la graisse, quoique très-court&|160;; de fortesjoues complétaient les caractères de la puissance stupide que lessculpteurs impriment à leurs cariatides. Minoret-Levraultressemblait à ces statues, à cette différence près qu’ellessupportent un édifice et qu’il avait assez à faire de se soutenirlui-même. Vous rencontrerez beaucoup de ces Atlas sans monde. Lebuste de cet homme était un bloc&|160;; vous eussiez dit d’untaureau relevé sur ses deux jambes de derrière. Les bras vigoureuxse terminaient par des mains épaisses et dures, larges et fortes,qui pouvaient et savaient manier le fouet, les guides, la fourche,et auxquelles aucun postillon ne se jouait. L’énorme ventre de cegéant était supporté par des cuisses grosses comme le corps d’unadulte et par des pieds d’éléphant. La colère devait être rare chezcet homme, mais terrible, apoplectique alors qu’elle éclatait.Quoique violent et incapable de réflexion, cet homme n’avait rienfait qui justifiât les sinistres promesses de sa physionomie. A quitremblait devant ce géant, ses postillons disaient : – Oh&|160;! iln’est pas méchant&|160;!

Le maître de Nemours, pour nous servir de l’abréviation usitéeen beaucoup de pays, portait une veste de chasse en velours vertbouteille,un pantalon de coutil vert à raies vertes, un ample giletjaune en poil de chèvre, dans la poche duquel on apercevait unetabatière monstrueuse dessinée par un cercle noir. A nez camardgrosse tabatière, est une loi presque sans exception.

Fils de la Révolution et spectateur de l’Empire,Minoret-Levrault ne s’était jamais mêlé de politique&|160;; quant àses opinions religieuses, il n’avait mis le pied à l’église quepour se marier&|160;; quant à ses principes dans la vie privée, ilsexistaient dans le Code civil : tout ce que la loi ne défendait pasou ne pouvait atteindre, il le croyait faisable. Il n’avait jamaislu que le journal du département de Seine et Oise, ou quelquesinstructions relatives à sa profession. Il passait pour uncultivateur habile&|160;; mais sa science était purement pratique.Ainsi, chez Minoret-Levrault, le moral ne démentait pas lephysique. Aussi parlait-il rarement&|160;; et, avant de prendre laparole, prenait-il toujours une prise de tabac pour se donner letemps de chercher non pas des idées,mais des mots. Bavard, il vouseût paru manqué. En pensant que cette espèce d’éléphant sans trompeet sans intelligence, se nomme Minoret-Levrault, nedoit-on pas reconnaître avec Sterne l’occulte puissance des noms,qui tantôt raillent et tantôt prédisent les caractères&|160;?Malgré ces incapacités visibles, en trente-six ans il avait, laRévolution aidant, gagné trente mille livres de rente, en prairies,terres labourables et bois. Si Minoret, intéressé dans lesmessageries de Nemours et dans celles du Gâtinais à Paris,travaillait encore, il agissait en ceci moins par habitude que pourun fils unique auquel il voulait préparer un bel avenir. Ce fils,devenu, selon l’expression des paysans, un monsieur, venait determiner son Droit et devait prêter serment à la rentrée, commeavocat stagiaire. Monsieur et madame Minoret-Levrault, car, àtravers ce colosse, tout le monde aperçoit une femme sans laquelleune si belle fortune serait impossible, laissaient leur fils librede se choisir une carrière : notaire à Paris, procureur du roiquelque part, receveur-général n’importe où, agent de change oumaître de poste. Quelle fantaisie pouvait se refuser, à quel étatne devait pas prétendre le fils d’un homme de qui l’on disait,depuis Montargis jusqu’à Essonne :  » Le père Minoret ne connaît passa fortune&|160;!  » Ce mot avait reçu, quatre ans auparavant, unesanction nouvelle quand, après avoir vendu son auberge, Minorets’était bâti des écuries et une maison superbes en transportant laposte de la Grand’rue sur le port. Ce nouvel établissement avaitcoûté deux cent mille francs, que les commérages doublaient àtrente lieues à la ronde. La poste de Nemours veut un grand nombrede chevaux, elle va jusqu’à Fontainebleau sur Paris et dessert audelà les routes de Montargis et de Montereau&|160;; de tous lescôtés, le relais est long, et les sables de la route de Montargisautorisent ce fantastique troisième cheval, qui se paye toujours etne se voit jamais. Un homme bâti comme Minoret, riche commeMinoret, et à la tête d’un pareil établissement, pouvait doncs’appeler sans antiphrase, le maître de Nemours. Quoiqu’il n’eûtjamais pensé ni à Dieu ni à diable, qu’il fût matérialiste pratiquecomme il était agriculteur pratique, égoïste pratique, avarepratique,Minoret avait jusqu’alors joui d’un bonheur sans mélange,si l’on doit regarder une vie purement matérielle comme un bonheur.En voyant le bourrelet de chair pelée qui enveloppait la dernièrevertèbre et comprimait le cervelet de cet homme, en entendantsurtout sa voix grêle et clairette qui contrastait ridiculementavec son encolure, un physiologiste eût parfaitement comprispourquoi ce grand, gros, épais cultivateur adorait son fils unique,et pourquoi peut-être il l’avait attendu si long-temps, comme ledisait assez le nom de Désiré que portait l’enfant. Enfin, sil’amour en trahissant une riche organisation est chez l’homme unepromesse des plus grandes choses, les philosophes comprendront lescauses de l’incapacité de Minoret. La mère, à qui fort heureusementle fils ressemblait, rivalisait de gâteries avec le père. Aucunnaturel d’enfant n’aurait pu résister à cette idolâtrie. AussiDésiré, qui connaissait l’étendue de son pouvoir, savait-il trairela cassette de sa mère et puiser dans la bourse de son père enfaisant croire à chacun des auteurs de ses jours qu’il nes’adressait qu’à lui. Désiré, qui jouait à Nemours un rôleinfiniment supérieur à celui que joue un prince royal dans lacapitale de son père, avait voulu se passer à Paris toutes sesfantaisies comme il se les passait dans sa petite ville, et chaqueannée il y avait dépensé plus de douze mille francs. Mais aussi,pour cette somme, avait-il acquis des idées qui ne lui seraientjamais venues à Nemours&|160;; il s’était dépouillé de la peau duprovincial, il avait compris la puissance de l’argent, et vu dansla magistrature un moyen d’élévation. Pendant cette dernière annéeil avait dépensé dix mille francs de plus, en se liant avec desartistes, avec des journalistes et leurs maîtresses. Une lettreconfidentielle assez inquiétante eût au besoin expliqué la factiondu maître de poste, à qui son fils demandait son appui pour unmariage&|160;; mais la mère Minoret-Levrault, occupée à préparer unsomptueux déjeuner pour célébrer le triomphe et le retour dulicencié en droit, avait envoyé son mari sur la route en lui disantde monter à cheval s’il ne voyait pas la diligence. La diligencequi devait amener ce fils unique arrive ordinairement à Nemoursvers cinq heures du matin, et neuf heures sonnaient&|160;! Quipouvait causer un pareil retard&|160;? Avait-on versé&|160;? Désirévivait-il&|160;? Avait-il seulement la jambe cassée&|160;?

Trois batteries de coups de fouet éclatent et déchirent l’aircomme une mousqueterie, les gilets rouges des postillons poindent,dix chevaux hennissent&|160;! le maître ôte sa casquette etl’agite, il est aperçu. Le postillon le mieux monté, celui quiramenait deux chevaux de calèche gris-pommelé, pique son porteur,devance cinq gros chevaux de diligence, les Minoret de l’écurie,trois chevaux de berline, et arrive devant le maître.

– As-tu vu la Ducler&|160;?

Sur les grandes routes, on donne aux diligences des noms assezfantastiques : on dit la Caillard, la Ducler (la voiture de Nemoursà Paris), le Grand-Bureau. Toute entreprise nouvelle est laConcurrence&|160;! Du temps de l’entreprise des Lecomte,leurs voitures s’appelaient la Comtesse. – Caillard n’apas attrapé la Comtesse, mais le Grand-Bureau lui a joliment brûlé…sa robe, tout de même&|160;! – La Caillard et le Grand-Bureau ontenfoncé les Françaises (les Messageries-Françaises). Sivous voyez le postillon allant à tout brésiller et refuserun verre de vin, questionnez le conducteur&|160;; il vous répond,le nez au vent, l’oeil sur l’espace : – La Concurrence estdevant&|160;! – Et nous ne la voyons pas&|160;! dit le postillon.Le scélérat, il n’aura pas fait manger sesvoyageurs&|160;! – Est-ce qu’il en a&|160;? répond leconducteur. Tape donc sur Polignac&|160;! Tous les mauvais chevauxse nomment Polignac. Telles sont les plaisanteries et le fond de laconversation entre les postillons et les conducteurs en haut desvoitures.Autant de professions en France, autant d’argots.

– As-tu vu dans la Ducler&|160;?…

– Monsieur Désiré&|160;? répondit le postillon en interrompantson maître. Eh&|160;! vous avez dû nous entendre, nos fouets vousl’annonçaient assez, nous pensions bien que vous étiez sur laroute.

– Pourquoi donc la diligence est-elle en retard de quatreheures&|160;?

– Le cercle d’une des roues de derrière s’est détaché entreEssonne et Ponthierry. Mais il n’y a pas eu d’accident&|160;; à lamontée, Cabirolle s’est heureusement aperçu de la chose.

En ce moment une femme endimanchée, car les volées de la clochede Nemours appelaient les habitants à la messe du dimanche, unefemme d’environ trente-six ans aborda le maître de poste.

– Eh&|160;! bien, mon cousin, dit-elle, vous ne vouliez pas mecroire&|160;! Notre oncle est avec Ursule dans la Grand’rue, et ilsvont à la grand’messe.

Malgré les lois de la poétique moderne sur la couleur locale, ilest impossible de pousser la vérité jusqu’à répéter l’horribleinjure mêlée de jurons que cette nouvelle, en apparence si peudramatique, fit sortir de la large bouche deMinoret-Levrault&|160;; sa voix grêle devint sifflante et sa figureprésenta cet effet que les gens du peuple nomment ingénieusement uncoup de soleil.

– Est-ce sûr&|160;? dit-il après la première explosion de sacolère.

Les postillons passèrent avec leurs chevaux en saluant leurmaître qui parut ne les avoir ni vus ni entendus. Au lieud’attendre son fils,Minoret-Levrault remonta la Grand’rue avec sacousine.

– Ne vous l’ai-je pas toujours dit&|160;? reprit-elle. Quand ledocteur Minoret n’aura plus sa tête, cette petite sainte nitouchele jettera dans la dévotion&|160;; et, comme qui tient l’esprittient la bourse, elle aura notre succession.

– Mais, madame Massin… dit le maître de poste hébété.

– Ah&|160;! vous aussi, reprit madame Massin en interrompant soncousin, vous allez me dire comme Massin : Est-ce une petite fillede quinze ans qui peut inventer des plans pareils et lesexécuter&|160;? faire quitter ses opinions à un homme dequatre-vingt-trois ans qui n’a jamais mis le pied dans une égliseque pour se marier, qui a les prêtres dans une telle horreur, qu’iln’a pas même accompagné cette enfant à la paroisse le jour de sapremière communion&|160;! Eh&|160;! bien, pourquoi, si le docteurMinoret a les prêtres en horreur, passe-t-il, depuis quinze ans,presque toutes les soirées de la semaine avec l’abbéChaperon&|160;? Le vieil hypocrite n’a jamais manqué de donner àUrsule vingt francs pour mettre au cierge quand elle rend le painbénit. Vous ne vous souvenez donc plus du cadeau fait par Ursule àl’église pour remercier le curé de l’avoir préparée à sa premièrecommunion&|160;? elle y avait employé tout son argent, et sonparrain le lui a rendu, mais doublé. Vous ne faites attention àrien, vous autres, hommes&|160;! En apprenant ces détails, j’ai dit: Adieu paniers, vendanges sont faites&|160;! Un oncle a successionne se conduit pas ainsi, sans des intentions, envers une petitemorveuse ramassée dans la rue.

– Bah&|160;! ma cousine, reprit le maître de poste, le bonhommemène peut-être Ursule par hasard à l’église. Il fait beau, notreoncle va se promener.

– Mon cousin, notre oncle tient un livre de prières à lamain&|160;; et il vous a un air cafard&|160;! Enfin, vous l’allezvoir.

– Ils cachaient bien leur jeu, répondit le gros maître de poste,car la Bougival m’a dit qu’il n’était jamais question de religionentre le docteur et l’abbé Chaperon. D’ailleurs le curé de Nemoursest le plus honnête homme de la terre, il donnerait sa dernièrechemise à un pauvre&|160;; il est incapable d’une mauvaiseaction&|160;; et subtiliser une succession, c’est…

– Mais c’est voler, dit madame Massin.

– C’est pis&|160;! cria Minoret-Levrault exaspéré parl’observation de sa bavarde cousine.

– Je sais, répondit madame Massin, que l’abbé Chaperon, quoiqueprêtre, est un honnête homme&|160;; mais il est capable de toutpour les pauvres&|160;! Il aura miné, miné, miné notre oncle endessous, et le docteur sera tombé dans le cagotisme. Nous étionstranquilles, et le voilà perverti. Un homme qui n’a jamais cru àrien et qui avait des principes&|160;! oh&|160;! c’est fait pournous. Mon mari est cen dessus dessous.

Madame Massin, dont les phrases étaient autant de flèches quipiquaient son gros cousin, le faisait marcher, malgré sonembonpoint, aussi promptement qu’elle, au grand étonnement des gensqui se rendaient à la messe. Elle voulait rejoindre cet oncleMinoret et le montrer au maître de poste.

Du côté du Gâtinais, Nemours est dominé par une colline le longde laquelle s’étendent la route de Montargis et le Loing. L’église,sur les pierres de laquelle le temps a jeté son riche manteau noir,car elle a sans doute été rebâtie au quatorzième siècle par lesGuise, pour lesquels Nemours fut érigé en duché-pairie, se dresseau bout de la petite ville, au bas d’une grande arche quil’encadre. Pour les monuments comme pour les hommes, la positionfait tout. Ombragée par quelques arbres, et mise en relief par uneplace proprette, cette église solitaire produit un effet grandiose.En débouchant sur la place, le maître de Nemours put voir son oncledonnant le bras à la jeune fille nommée Ursule, tenant chacun leurParoissien et entrant à l’église. Le vieillard ôta sonchapeau sous le porche, et sa tête, entièrement blanche, comme unsommet couronné de neige, brilla dans les douces ténèbres de lafaçade.

– Eh&|160;! bien, Minoret, que dites-vous de la conversion devotre oncle&|160;? s’écria le percepteur des contributions deNemours nommé Crémière.

– Que voulez-vous que je dise&|160;? lui répondit le maître deposte en lui offrant une prise de tabac.

– Bien répondu, père Levrault&|160;! vous ne pouvez pas dire ceque vous pensez, si un illustre auteur a eu raison d’écrire quel’homme est obligé de penser sa parole avant de parler sa pensée,s’écria malicieusement un jeune homme qui survint et qui jouaitdans Nemours le personnage de Méphistophélès de Faust.

Ce mauvais garçon, nommé Goupil, était le premier clerc demonsieur Crémière-Dionis, le notaire de Nemours. Malgré lesantécédents d’une conduite presque crapuleuse, Dionis avait prisGoupil dans son Etude, quand le séjour de Paris, où le clerc avaitdissipé la succession de son père, fermier aisé qui le destinait aunotariat, lui fut interdit par une complète indigence. En voyantGoupil, vous eussiez aussitôt compris qu’il se fût hâté de jouir dela vie&|160;; car pour obtenir des jouissances, il devait les payercher. Malgré sa petite taille, le clerc avait à vingt-sept ans lebuste développé comme peut l’être celui d’un homme de quarante ans.Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillécomme un ciel avant l’orage et surmontée d’un front chauve,faisaient encore ressortir cette bizarre conformation. Aussi, sonvisage semblait-il appartenir à un bossu dont la bosse eût été endedans. Une singularité de ce visage aigre et pâle confirmaitl’existence de cette invisible gibbosité. Courbe et tordu commecelui de beaucoup de bossus, le nez se dirigeait de droite àgauche, au lieu de partager exactement la figure. La bouche,contractée aux deux coins, comme celle des Sardes, était toujourssur le qui-vive de l’ironie. La chevelure, rare et roussâtre,tombait par mèches plates et laissait voir le crâne par places. Lesmains, grosses et mal emmanchées au bout de bras trop longs,étaient crochues et rarement propres.. Goupil portait des souliersbons à jeter au coin d’une borne, et des bas en filoselle d’un noirrougeâtre&|160;; son pantalon et son habit noir, usés jusqu’à lacorde et presque gras de crasse&|160;; ses gilets piteux, dontquelques boutons manquaient de moules&|160;; le vieux foulard quilui servait de cravate, toute sa mise annonçait la cynique misère àlaquelle ses passions le condamnaient. Cet ensemble de chosessinistres était dominé par deux yeux de chèvre, une prunellecerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches. Personne n’étaitplus craint ni plus respecté que Goupil dans Nemours. Armé desprétentions que comportait sa laideur, il avait ce détestableesprit particulier à ceux qui se permettent tout, et l’employait àvenger les mécomptes d’une jalousie permanente. Il rimait lescouplets satiriques qui se chantent au carnaval, il organisait lescharivaris, il faisait à lui seul le petit journal de la ville.Dionis, homme fin et faux, par cela même assez craintif, gardaitGoupil autant par peur qu’à cause de son excessive intelligence etde sa connaissance profonde des intérêts du pays. Mais le patron sedéfiait tant du clerc, qu’il régissait lui-même sa caisse, ne lelogeait point chez lui, le tenait à distance, et ne lui confiaitaucune affaire secrète ou délicate. Aussi le clerc flattait-il sonpatron en cachant le ressentiment que lui causait cette conduite,et surveillait-il madame Dionis dans une pensée de vengeance. Douéd’une compréhension vive, il avait le travail facile.

– Oh&|160;! toi, te voilà déjà riant de notre malheur, réponditle maître de poste au clerc qui se frottait les mains.

Comme Goupil flattait bassement toutes les passions de Désiré,qui, depuis cinq ans, en faisait son compagnon, le maître de postele traitait assez cavalièrement, sans soupçonner quel horribletrésor de mauvais vouloirs s’entassait au fond du cœur de Goupil àchaque nouvelle blessure. Après avoir compris que l’argent luiétait plus nécessaire qu’à tout autre, le clerc, qui se savaitsupérieur à toute la bourgeoisie de Nemours, voulait faire fortuneet comptait sur l’amitié de Désiré pour acheter une des troischarges de la ville, le greffe de la Justice de Paix, l’étude d’undes huissiers, ou celle de Dionis. Aussi supportait-il patiemmentles algarades du maître de poste, les mépris de madameMinoret-Levrault, et jouait-il un rôle infâme auprès de Désiré,qui, depuis deux ans, lui laissait consoler les Arianes victimes dela fin des vacances. Goupil dévorait ainsi les miettes des ambigusqu’il avait préparés.

– Si j’avais été le neveu du bonhomme, il ne m’aurait pas donnéDieu pour cohéritier, répliqua le clerc en montrant par un hideuxricanement des dents rares, noires et menaçantes.

En ce moment, Massin-Levrault junior, le greffier de la Justicede Paix, rejoignit, sa femme en amenant madame Crémière, la femmedu percepteur de Nemours. Ce personnage, un des plus âpresbourgeois de la petite ville, avait la physionomie d’un Tartare :des yeux petits et ronds comme des sinelles sous un front déprimé,les cheveux crépus, le teint huileux, de grandes oreilles sansrebords, une bouche presque sans lèvres et la barbe rare. Sesmanières avaient l’impitoyable douceur des usuriers, dont laconduite repose sur des principes fixes. Il parlait comme un hommequi a une extinction de voix. Enfin, pour le peindre, il suffira dedire qu’il employait sa fille aînée et sa femme à faire sesexpéditions de jugements.

Madame Crémière était une grosse femme d’un blond douteux, auteint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans sesrobes, liée avec madame Dionis, et qui passait pour instruite,parce qu’elle lisait des romans. Cette financière du dernier ordre,pleine de prétentions à l’élégance et au bel-esprit, attendaitl’héritage de son oncle pour prendre un certain genre,orner son salon et y recevoir la bourgeoisie&|160;; car son marilui refusait les lampes Carcel, les lithographies et les futilitésqu’elle voyait chez la notaresse. Elle craignait excessivementGoupil, qui guettait et colportait ses capsulinguettes(elle traduisait ainsi le mot lapsus linguae ). Un jourmadame Dionis lui dit qu’elle ne savait plus quelle eau prendrepour ses dents. – Prenez de l’opiat, lui répondit-elle.

Presque tous les collatéraux du vieux docteur Minoret setrouvèrent alors réunis sur la place, et l’importance del’événement qui les ameutait fut si généralement sentie, que lesgroupes de paysans et de paysannes armés de leurs parapluiesrouges, tous vêtus de ces couleurs éclatantes qui les rendent sipittoresques les jours de fête à travers les chemins, eurent lesyeux sur les héritiers Minoret. Dans les petites villes quitiennent le milieu entre les gros bourgs et les villes, ceux qui nevont pas à la messe restent sur la place. On y cause d’affaires. ANemours, l’heure des offices est celle d’une bourse hebdomadaire àlaquelle venaient souvent les maîtres des habitations éparses dansun rayon d’une demi-lieue. Ainsi s’explique l’entente des paysanscontre les bourgeois relativement aux prix des denrées et de lamain-d’œuvre.

– Et qu’aurais-tu donc fait&|160;? dit le maître de Nemours àGoupil.

– Je me serais rendu aussi nécessaire à sa vie que l’air qu’ilrespire. Mais, d’abord, vous n’avez pas su le prendre&|160;! Unesuccession veut être soignée autant qu’une belle femme, et, fautede soins, elles échappent toutes deux. Si ma patronne était là,reprit-il, elle vous dirait combien cette comparaison estjuste.

– Mais monsieur Bongrand vient de me dire de ne point nousinquiéter, répondit le greffier de la Justice de Paix.

– Oh&|160;! il y a bien des manières de dire ça, répondit Goupilen riant. J’aurais bien voulu entendre votre finaud de juge depaix&|160;! S’il n’y avait plus rien à faire&|160;; si, comme luiqui vit chez votre oncle, je savais tout perdu, je vous dirais : –Ne vous inquiétez de rien&|160;!

En prononçant cette dernière phrase, Goupil eut un sourire sicomique et lui donna une signification si claire, que les héritierssoupçonnèrent le greffier de s’être laissé prendre aux finesses dujuge de paix. Le percepteur, gros petit homme aussi insignifiantqu’un percepteur doit l’être, et aussi nul qu’une femme d’espritpouvait le souhaiter, foudroya son cohéritier Massin par un : –Quand je vous le disais&|160;!

Comme les gens doubles prêtent toujours aux autres leurduplicité, Massin regarda de travers le juge de paix qui causait ence moment près de l’église avec le marquis du Rouvre, un de sesanciens clients.

– Si je savais cela, dit-il.

– Vous paralyseriez la protection qu’il accorde au marquis duRouvre, contre lequel il est arrivé des prises de corps, et qu’ilarrose en ce moment de ses conseils, dit Goupil englissant une idée de vengeance au greffier. Mais filez doux avecvotre chef : le bonhomme est fin, il doit avoir de l’influence survotre oncle, et peut encore l’empêcher de léguer tout àl’Eglise.

– Bah&|160;! nous n’en mourrons pas, dit Minoret-Levrault enouvrant son immense tabatière.

– Vous n’en vivrez pas non plus, répondit Goupil en faisantfrissonner les deux femmes qui plus promptement que leurs maristraduisaient en privations la perte de cette succession tant defois employée en bien-être. Mais nous noierons dans les flots devin de Champagne ce petit chagrin en célébrant le retour de Désiré,n’est-ce pas, gros père&|160;? ajouta-t-il en frappant sur leventre du colosse et s’invitant ainsi lui-même, de peur qu’on nel’oubliât.

Avant d’aller plus loin, peut-être les gens exacts aimeront-ilsà trouver ici par avance une espèce d’intitulé d’inventaire asseznécessaire d’ailleurs pour connaître les degrés de parenté quirattachaient au vieillard, si subitement converti, ces trois pèresde famille ou leurs femmes. Ces entre-croisements de races au fonddes provinces peuvent être le sujet de plus d’une réflexioninstructive.

A Nemours, il ne se trouve que trois ou quatre maisons de petitenoblesse inconnue, parmi lesquelles brillait alors celle desPortenduère. Ces familles exclusives hantent les nobles quipossèdent des terres ou des châteaux aux environs, et parmilesquels on distingue les d’Aiglemont, propriétaires de la belleterre de Saint-Lange, et le marquis du Rouvre, dont les bienscriblés d’hypothèques étaient guettés par les bourgeois. Les noblesde la ville sont sans fortune. Pour tous biens, madame dePortenduère possédait une ferme de quatre mille sept cents francsde rente, et sa maison en ville. A l’encontre de ce minime faubourgSaint-Germain se groupent une dizaine de richards, d’anciensmeuniers, des négociants retirés, enfin une bourgeoisie enminiature sous laquelle s’agitent les petits détaillants, lesprolétaires et les paysans, Cette bourgeoisie offre, comme dans lesCantons Suisses et dans plusieurs autres petits pays, le curieuxspectacle de l’irradiation de quelques famillesautochtones[Coquille du Furne : autocthones.], gauloises peut-être,régnant sur un territoire, l’envahissant et rendant presque tousles habitants cousins. Sous Louis XI, époque à laquelle leTiers-Etat a fini par faire de ses surnoms de véritables noms dontquelques-uns se mêlèrent à ceux de la Féodalité, la bourgeoisie deNemours se composait de Minoret, de Massin, de Levrault et deCrémière. Sous Louis XIII, ces quatre familles produisaient déjàdes Massin-Crémière, des Levrault-Massin, des Massin-Minoret, desMinoret-Minoret, des Crémière-Levrault, desLevrault-Minoret-Massin, des Massin-Levrault, des Minoret-Massin,des Massin-Massin, des Crémière-Massin, tout cela bariolé dejunior, de fils aîné, de Crémière-François, de Levrault-Jacques, deJean-Minoret, à rendre fou le père Anselme du Peuple, si le Peupleavait jamais besoin de généalogiste. Les variations de cekaléidoscope domestique à quatre éléments se compliquaienttellement par les naissances et par les mariages, que l’arbregénéalogique des bourgeois de Nemours eût embarrassé lesBénédictins de l’Almanach de Gotha eux-mêmes, malgré la scienceatomistique avec laquelle ils disposent les zigzags des alliancesallemandes. Pendant long-temps, les Minoret occupèrent lestanneries, les Crémière tinrent les moulins, les Massins’adonnèrent au commerce, les Levrault restèrent fermiers.Heureusement pour le pays, ces quatre souches tallaient au lieu depivoter, ou repoussaient de bouture par l’expatriation des enfantsqui cherchaient fortune au dehors : il y a des Minoret couteliers àMelun, des Levrault à Montargis, des Massin à Orléans et desCrémière devenus considérables à Paris. Diverses sont les destinéesde ces abeilles sorties de la ruche-mère. Des Massin richesemploient nécessairement des Massin ouvriers, de même qu’il y a desprinces allemands au service de l’Autriche ou de la Prusse. Le mêmedépartement voit un Minoret millionnaire gardé par un Minoretsoldat. Pleines du même sang et appelées du même nom pour toutesimilitude, ces quatre navettes avaient tissé sans relâche unetoile humaine dont chaque lambeau se trouvait robe ou serviette,batiste superbe au doublure grossière. Le même sang était à latête, aux pieds ou au cœur, en des mains industrieuses, dans unpoumon souffrant ou dans un front gros de génie. Les chefs de clanhabitaient fidèlement la petite ville, où les liens de parenté serelâchaient, se resserraient au gré des événements représentés parce bizarre cognomonisme. En quelque pays que vous alliez,changez les noms, vous retrouverez le fait, mais sans la poésie quela Féodalité lui avait imprimée et que Walter Scott a reproduiteavec tant de talent. Portons nos regards un peu plus haut,examinons l’Humanité dans l’Histoire&|160;? Toutes les famillesnobles du onzième siècle, aujourd’hui presque toutes éteintes,moins la race royale des Capet, toutes ont nécessairement coopéré àla naissance d’un Rohan, d’un Montmorency, d’un Bauffremont, d’unMortemart d’aujourd’hui&|160;; enfin toutes seront nécessairementdans le sang du dernier gentilhomme vraiment gentilhomme. End’autres termes, tout bourgeois est cousin d’un bourgeois, toutnoble est cousin d’un noble. Comme le dit la sublime page desgénéalogies bibliques, en mille ans, trois familles, Sem, Cham etJaphet, peuvent couvrir le globe de leurs enfants. Une famille peutdevenir une nation, et malheureusement une nation peut redevenirune seule et simple famille.Pour le prouver, il suffit d’appliquerà la recherche des ancêtres et à leur accumulation que le tempsaccroît dans une rétrograde progression géométrique multipliée parelle-même, le calcul de ce sage qui, demandant à un roi de Perse,pour récompense d’avoir inventé le jeu d’échecs, un épi de blé pourla première case de l’échiquier en doublant toujours, démontra quele royaume ne suffirait pas à le payer. Le lacis de la noblesseembrassé par le lacis de la bourgeoisie, cet antagonisme de deuxsangs protégés, l’un par des institutions immobiles, l’autre parl’active patience du travail et par la ruse du commerce, a produitla révolution de 1789. Les deux sangs presque réunis se trouventaujourd’hui face à face avec des collatéraux sans héritage. Queferont-ils&|160;? Notre avenir politique est gros de laréponse.

La famille de celui qui sous Louis XV s’appelait Minoret toutcourt était si nombreuse qu’un des cinq enfants, le Minoret dontl’entrée à l’église faisait événement, alla chercher fortune àParis, et ne se montra plus que de loin en loin dans sa villenatale, où il vint sans doute chercher sa part d’héritage à la mortde ses grands-parents. Après avoir beaucoup souffert, comme tousles jeunes gens doués d’une volonté ferme et qui veulent une placedans le brillant monde de Paris, l’enfant des Minoret se fit unedestinée plus belle qu’il ne la rêvait peut-être à son début&|160;;car il se voua tout d’abord à la médecine, une des professions quidemandent du talent et du bonheur, mais encore plus de bonheur quede talent. Appuyé par Dupont de Nemours, lié par un heureux hasardavec l’abbé Morellet que Voltaire appelait Mord-les,protégé par les encyclopédistes, le docteur Minoret s’attacha commeun séide au grand médecin Bordeu, l’ami de Diderot. D’Alembert,Helvétius, le baron d’Holbach, Grimm, devant lesquels il fut petitgarçon, finirent sans doute, comme Bordeu, par s’intéresser àMinoret, qui vers 1777 eut une assez belle clientèle de déistes,d’encyclopédistes, sensualistes, matérialistes, comme il vousplaira d’appeler les riches philosophes de ce temps. Quoiqu’il fûttrès-peu charlatan, il inventa le fameux baume de Lelièvre, tantvanté par le Mercure de France, et dont l’annonce était enpermanence à la fin de ce journal, organe hebdomadaire desencyclopédistes. L’apothicaire Lelièvre, homme habile, vit uneaffaire là où Minoret n’avait vu qu’une préparation à mettre dansle Codex, et partagea loyalement ses bénéfices avec le docteur,élève de Rouelle en chimie, comme il était celui de Bordeu enmédecine. On eût été matérialiste à moins. Le docteur épousa paramour, en 1778, temps où régnait la Nouvelle-Héloïse et où l’on semariait quelquefois par amour, la fille du fameux clavecinisteValentin Mirouët, une célèbre musicienne, faible et délicate, quela Révolution tua. Minoret connaissait intimement Roberspierre, àqui jadis il fit avoir une médaille d’or pour une dissertation surce sujet : Quelle est l’origine de l’opinion qui étend sur unemême famille une partie de la honte attachée aux peines infamantesque subit un coupable&|160;? Cette opinion est-elle plus nuisiblequ’utile&|160;? Et dans le cas où l’on se déciderait pourl’affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénientsqui en résultent&|160;? L’Académie royale des sciences et desarts de Metz, à laquelle appartenait Minoret, doit avoir cettedissertation en original. Quoique, grâce à cette amitié, la femmedu docteur pût ne rien craindre, elle eut si peur d’aller àl’échafaud que cette invincible terreur empira l’anévrisme qu’elledevait à une trop grande sensibilité.Malgré toutes les précautionsque prenait un homme idolâtre de sa femme, Ursule rencontra lacharrette pleine de condamnés où se trouvait précisément madameRoland, et ce spectacle causa sa mort. Minoret, plein de faiblessepour son Ursule, à laquelle il ne refusait rien et qui avait menéla vie d’une petite-maîtresse, se trouva presque pauvre aprèsl’avoir perdue. Roberspierre le fit nommer médecin en chef d’unhôpital.

Quoique le nom de Minoret eût acquis, pendant les débats animésauxquels donna lieu le mesmérisme, une célébrité qui le rappela detemps en temps au souvenir de ses parents, la révolution fut un sigrand dissolvant et rompit tant les relations de famille, qu’en1813 on ignorait entièrement à Nemours l’existence du docteurMinoret à qui une rencontre inattendue fit concevoir le projet derevenir, comme les lièvres, mourir au gîte.

En traversant la France, où l’oeil est si promptement lassé parla monotonie des plaines, qui n’a pas eu la charmante sensationd’apercevoir en haut d’une côte, à sa descente ou à son tournant,alors qu’elle promettait un paysage aride, une fraîche valléearrosée par une rivière et une petite ville abritée sous le rochercomme une ruche dans le creux d’un vieux saule&|160;? En entendantle hue&|160;! du postillon qui marche le long de ses chevaux, onsecoue le sommeil, on admire comme un rêve dans le rêve quelquebeau paysage qui devient pour le voyageur ce qu’est pour un lecteurle passage remarquable d’un livre, une brillante pensée de lanature. Telle est la sensation que cause la vue soudaine de Nemoursen y venant de la Bourgogne. On la voit de là cerclée par desroches pelées, grises, blanches, noires, de formes bizarres, commeil s’en trouve tant dans la forêt de Fontainebleau, et d’oùs’élancent des arbres épars qui se détachent nettement sur le cielet donnent à cette espèce de muraille écroulée une physionomieagreste. Là se termine la longue colline forestière qui rampe deNemours à Bouron en côtoyant la route. Au bas de ce cirque informes’étale une prairie où court le Loing en formant des nappes àcascades. Ce délicieux paysage, que longe la route de Montargis,ressemble à une décoration d’opéra, tant les effets y sont étudiés.Un matin le docteur, qu’un riche malade de la Bourgogne avaitenvoyé chercher, et qui revenait en toute hâte à Paris, n’ayant pasdit au précédent relais quelle route il voulait prendre, futconduit à son insu par Nemours et revit entre deux sommeils lepaysage au milieu duquel son enfance s’était écoulée. Le docteuravait alors perdu plusieurs de ses vieux amis. Le sectaire del’Encyclopédie avait été témoin de la conversion de La Harpe, ilavait enterré Lebrun-Pindare, et Marie-Joseph de Chénier, etMorellet, et madame Helvétius. Il assistait à la quasi-chute deVoltaire, attaqué par Geoffroy, le continuateur de Fréron. Ilpensait donc à la retraite. Aussi, quand sa chaise de postes’arrêta en haut de la Grand’rue de Nemours, eut-il à cœur des’enquérir de sa famille. Minoret-Levrault vint lui-même voir ledocteur, qui reconnut dans le maître de poste le propre fils de sonfrère aîné. Ce neveu lui montra dans son épouse la fille unique dupère Levrault-Crémière, qui depuis douze ans lui avait laissé laposte et la plus belle auberge de Nemours.

– Eh&|160;! bien, mon neveu, dit le docteur, ai-je d’autreshéritiers&|160;?

– Ma tante Minoret, votre sœur, a épousé un Massin-Massin.

– Oui, l’intendant de Saint-Lange.

– Elle est morte veuve en laissant une seule fille, qui vient dese marier avec un Crémière-Crémière, un charmant garçon encore sansplace.

– Bien&|160;! elle est ma nièce directe. Or, comme mon frère lemarin est mort garçon, que le capitaine Minoret a été tué àMonte-Legino, et que me voici, la ligne paternelle est épuisée.Ai-je des parents dans la ligne maternelle&|160;? Ma mère était uneJean-Massin-Levrault.

– Des Jean-Massin-Levrault, répondit Minoret-Levrault, il n’estresté qu’une Jean-Massin qui a épousé monsieurCrémière-Levrault-Dionis, un fournisseur des fourrages qui a périsur l’échafaud. Sa femme est morte de désespoir et ruinée enlaissant une fille mariée à un Levrault-Minoret, fermier àMontereau, qui va bien&|160;; et leur fille vient d’épouser unMassin-Levrault, clerc de notaire à Montargis, où le père estserrurier.

– Ainsi, je ne manque pas d’héritiers, dit gaiement le docteurqui voulut faire le tour de Nemours en compagnie de son neveu.

Le Loing traverse onduleusement la ville, bordé de jardins àterrasses et de maisons proprettes dont l’aspect fait croire que lebonheur doit habiter là plutôt qu’ailleurs. Lorsque le docteurtourna de la Grand’rue dans la rue des Bourgeois, Minoret-Levraultlui montra la propriété de monsieur Levrault, riche marchand defers à Paris, qui, dit-il, venait de se laisser mourir.

– Voilà, mon oncle, une jolie maison à vendre, elle a uncharmant jardin sur la rivière.

– Entrons, dit le docteur en voyant au bout d’une petite courpavée une maison serrée entre les murailles de deux maisonsvoisines déguisées par des massifs d’arbres et de plantesgrimpantes.

– Elle est bâtie sur caves, dit le docteur en entrant par unperron très-élevé garni de vases en faïence blanche et bleue oùfleurissaient alors des géraniums.

Coupée, comme la plupart des maisons de province, par uncorridor qui mène de la cour au jardin, la maison n’avait à droitequ’un salon éclairé par quatre croisées, deux sur la cour et deuxsur le jardin&|160;; mais Levrault-Levrault avait consacré l’une deces croisées à l’entrée d’une longue serre bâtie en briques quiallait du salon à la rivière où elle se terminait par un horriblepavillon chinois.

– Bon&|160;! en faisant couvrir cette serre et la parquetant,dit le vieux Minoret, je pourrais loger ma bibliothèque et faire unjoli cabinet de ce singulier morceau d’architecture.De l’autre côtédu corridor, se trouvait sur le jardin une salle à manger, enimitation de laque noire à fleurs vert et or, et séparée de lacuisine par la cage de l’escalier. On communiquait, par un petitoffice pratiqué derrière cet escalier, avec la cuisine dont lesfenêtres à barreaux de fer grillagés donnaient sur la cour. Il yavait deux appartements au premier étage&|160;; et au-dessus, desmansardes lambrissées encore assez logeables. Après avoirrapidement examiné cette maison garnie de treillages verts du hauten bas, du côté de la cour comme du côté du jardin, et qui sur larivière était terminée par une terrasse chargée de vases enfaïence, le docteur dit : – Levrault-Levrault a dû dépenser bien del’argent ici&|160;!

– Oh&|160;! gros comme lui, répondit Minoret-Levrault. Il aimaitles fleurs, une bêtise&|160;! – Qu’est-ce que cela rapporte&|160;?dit ma femme. Vous voyez, un peintre de Paris est venu pour peindreen fleurs à fresque son corridor. Il a mis partout desglaces entières. Les plafonds ont été refaits avec des cornichesqui coûtent six francs le pied. La salle à manger, les parquetssont en marqueterie, des folies&|160;! La maison ne vaut pas un soude plus.

– Hé&|160;! bien, mon neveu, fais-moi cette acquisition,donne-m’en avis, voici mon adresse&|160;; le reste regardera monnotaire. – Qui donc demeure en face&|160;? demanda-t-il ensortant.

– Des émigrés&|160;! répondit le maître de poste, un chevalierde Portenduère.

Une fois la maison achetée, l’illustre docteur, au lieu d’yvenir, écrivit à son neveu de la louer. La Folie-Levrault futhabitée par le notaire de Nemours qui vendit alors sa charge àDionis, son maître-clerc, et qui mourut deux ans après, laissantsur le dos du médecin une maison à louer, au moment où le sort deNapoléon se décidait aux environs. Les héritiers du docteur, à peuprès leurrés, avaient pris son désir de retour pour la fantaisied’un richard, et se désespéraient en lui supposant à Paris desaffections qui l’y retiendraient et leur enlèveraient sasuccession. Néanmoins, la femme de Minoret-Levrault saisit cetteoccasion d’écrire au docteur. Le vieillard répondit qu’aussitôt lapaix signée, une fois les routes débarrassées de soldats et lescommunications rétablies, il viendrait habiter Nemours. Il y fitune apparition avec deux de ses clients, l’architecte des hospiceset un tapissier, qui se chargèrent des réparations, desarrangements intérieurs et du transport du mobilier. MadameMinoret-Levrault offrit, comme gardienne, la cuisinière du vieuxnotaire décédé, qui fut acceptée. Quand les héritiers surent queleur oncle ou grand-oncle Minoret allait positivement demeurer àNemours, leurs familles furent prises, malgré les événementspolitiques qui pesaient alors précisément sur le Gâtinais et sur laBrie, d’une curiosité dévorante, mais presque légitime. L’oncleétait-il riche&|160;? Etait-il économe ou dépensier&|160;?Laisserait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien&|160;?Avait-il des rentes viagères&|160;? Voici ce qu’on finit parsavoir, mais avec des peines infinies et à force d’espionnagessouterrains. Après la mort d’Ursule Mirouët, sa femme, de 1789 à1813, le docteur, nommé médecin consultant de l’empereur en 1803,avait dû gagner beaucoup d’argent, mais personne ne connaissait safortune&|160;; il vivait simplement, sans autres dépenses quecelles d’une voiture à l’année et d’un somptueux appartement&|160;;il ne recevait jamais et dînait presque toujours en ville. Sagouvernante, furieuse de ne pas l’accompagner à Nemours, dit àZélie Levrault, la femme du maître de poste, qu’elle connaissait audocteur quatorze mille francs de rentes sur le grand-livre. Or,après vingt années d’exercice d’une profession que les titres demédecin en chef d’un hôpital, de médecin de l’Empereur et de membrede l’Institut rendaient si lucrative, ces quatorze mille livres derentes, fruit de placements successifs, accusaient tout au pluscent soixante mille francs d’économies&|160;! Pour n’avoir épargnéque huit mille francs par an, le docteur devait avoir eu bien desvices ou bien des vertus à satisfaire&|160;; mais ni la gouvernanteni Zélie, personne ne put pénétrer la raison de cette modestie defortune : Minoret, qui fut bien regretté dans son quartier, étaitun des hommes les plus bienfaisants de Paris, et comme Larrey,gardait un profond secret sur ses actes de bienfaisance. Leshéritiers virent donc arriver, avec une vive satisfaction, le richemobilier et la nombreuse bibliothèque de leur oncle, déjà officierde la Légion-d’Honneur, et nommé par le roi chevalier de l’ordre deSaint-Michel, à cause peut-être de sa retraite qui fit une place àquelque favori. Mais quand l’architecte, les peintres, lestapissiers eurent tout arrangé de la manière la plus comfortable,le docteur ne vint pas. Madame Minoret-Levault, qui surveillait letapissier et l’architecte comme s’il s’agissait de sa proprefortune, apprit, par l’indiscrétion d’un jeune homme envoyé pourranger la bibliothèque, que le docteur prenait soin d’une orphelinenommée Ursule. Cette nouvelle fit des ravages étranges dans laville de Nemours. Enfin le vieillard se rendit chez lui vers lemilieu du mois de janvier 1815, et s’installa sournoisement avecune petite fille âgée de dix mois, accompagnée d’une nourrice.

– Ursule ne peut pas être sa fille, il a soixante et onzeans&|160;! dirent les héritiers alarmés.

– Quoi qu’elle puisse être, dit madame Massin, elle nous donnerabien du tintoin&|160;! (Un mot de Nemours.)

Le docteur reçut assez froidement sa petite-nièce par la lignematernelle, dont le mari venait d’acheter le greffe de la Justicede Paix, et qui les premiers se hasardèrent à lui parler de leurposition difficile. Massin et sa femme n’étaient pas riches. Lepère de Massin, serrurier à Montargis, obligé de prendre desarrangements avec ses créanciers, travaillait à soixante-sept anscomme un jeune homme, et ne laisserait rien. Le père de madameMassin, Levrault-Minoret, venait de mourir à Montereau des suitesde la bataille, en voyant sa ferme incendiée, ses champs ruinés etses bestiaux dévorés.

– Nous n’aurons rien de ton grand-oncle, dit Massin à sa femmedéjà grosse de son second enfant.

Le docteur leur donna secrètement dix mille francs, aveclesquels le greffier de la Justice de Paix, ami du notaire et del’huissier de Nemours, commença l’usure et mena si rondement lespaysans des environs qu’en ce moment Goupil lui connaissait environquatre-vingt mille francs de capitaux inédits.

Quant à son autre nièce, le docteur fit avoir, par ses relationsà Paris, la perception de Nemours à Crémière et fournit lecautionnement. Quoique Minoret-Levrault n’eût besoin de rien,Zélie, jalouse des libéralités de l’oncle envers ses deux nièces,lui présenta son fils, alors âgé de dix ans, qu’elle allait envoyerdans un collège de Paris, où, dit-elle, les éducations coûtaientbien cher. Médecin de Fontanes, le docteur obtint une demi-bourseau collège Louis-le-Grand pour son petit-neveu qui fut mis enquatrième.

Crémière, Massin et Minoret-Levrault, gens excessivementcommuns, furent jugés sans appel par le docteur dès les deuxpremiers mois pendant lesquels ils essayèrent d’entourer moinsl’oncle que la succession. Les gens conduits par l’instinct ont cedésavantage sur les gens à idées, qu’ils sont promptement devinés :les inspirations de l’instinct sont trop naturelles, et s’adressenttrop aux yeux pour ne pas être aperçues aussitôt&|160;; tandis que,pour être pénétrées, les conceptions de l’esprit exigent uneintelligence égale de part et d’autre. Après avoir acheté lareconnaissance de ses héritiers et leur avoir en quelque sorte closla bouche, le rusé docteur prétexta de ses occupations, de seshabitudes et des soins qu’exigeait la petite Ursule pour ne pointles recevoir, sans toutefois leur fermer sa maison. Il aimait àdîner seul, il se couchait et se levait tard, il était venu dansson pays natal pour y trouver le repos et la solitude. Ces capricesd’un vieillard parurent assez naturels, et ses héritiers secontentèrent de lui faire, le dimanche, entre une heure et quatreheures, des visites hebdomadaires auxquelles il essaya de mettrefin, en leur disant : – Ne venez me voir que quand vous aurezbesoin de moi.

Le docteur, sans refuser de donner des consultations dans lescas graves, surtout aux indigents, ne voulut point être médecin dupetit hospice de Nemours, et déclara qu’il n’exercerait plus saprofession.

– J’ai assez tué de monde, dit-il en riant au curé Chaperon quile sachant bienfaisant plaidait pour les pauvres.

– C’est un fameux original&|160;! Ce mot, dit sur le docteurMinoret, fut l’innocente vengeance des amours-propres froissés, carle médecin se composa une société de personnages qui méritentd’être mis en regard des héritiers. Or, ceux des bourgeois qui secroyaient dignes de grossir la cour d’un homme à cordon noirconservèrent contre le docteur et ses privilégiés un ferment dejalousie qui malheureusement eut son action.

Par une bizarrerie qu’expliquerait le proverbe : Les extrêmes setouchent, ce docteur et le curé de Nemours furent très-promptementamis. Le vieillard aimait beaucoup le trictrac, jeu favori des gensd’église, et l’abbé Chaperon était de la force du médecin. Le jeufut donc un premier lien entre eux. Puis Minoret était charitable,et le curé de Nemours était le Fénelon du Gâtinais. Tous deux, ilsavaient une instruction variée, l’homme de Dieu pouvait donc seul,dans tout Nemours, comprendre l’athée. Pour pouvoir disputer, deuxhommes doivent d’abord se comprendre. Quel plaisir goûte-t-ond’adresser des mots piquants à quelqu’un qui ne les sent pas&|160;?Le médecin et ce prêtre avaient trop de bon goût, ils avaient vutrop bonne compagnie pour ne pas en pratiquer les préceptes, ilspurent alors se faire cette petite guerre si nécessaire à laconversation. Ils haïssaient l’un et l’autre leurs opinions, maisils estimaient leurs caractères. Si de semblables contrastes, si detelles sympathies ne sont pas les éléments de la vie intime, nefaudrait-il pas désespérer de la société qui, surtout en France,exige un antagonisme quelconque&|160;? C’est du choc des caractèreset non de la lutte des idées que naissent les antipathies. L’abbéChaperon fut donc le premier ami du docteur à Nemours. Cetecclésiastique, alors âgé de soixante ans, était curé de Nemoursdepuis le rétablissement du culte catholique. Par attachement pourson troupeau, il ait refusé le vicariat du diocèse. Si lesindifférents en matière de religion lui en savaient gré, lesfidèles l’en aimaient davantage. Ainsi vénéré de ses ouailles,estimé par la population, le curé faisait le bien sans s’enquérirdes opinions religieuses des malheureux. Son presbytère, à peinegarni du mobilier nécessaire aux plus stricts besoins de la vie,était froid et dénué comme le logis d’un avare. L’avarice et lacharité se trahissent par des effets semblables : la charité ne sefait-elle pas dans le ciel le trésor que se fait l’avare surterre&|160;? L’abbé Chaperon disputait avec sa servante sur sadépense avec plus de rigueur que Gobseck avec la sienne, sitoutefois ce fameux juif a jamais eu de servante. Le bon prêtrevendait souvent les boucles d’argent de ses souliers et de saculotte pour en donner le prix à des pauvres qui le surprenaientsans le sou. En le voyant sortir de son église, les oreilles de saculotte nouées dans les boutonnières, les dévotes de la villeallaient alors racheter les boucles du curé chez l’horlogerbijoutier de Nemours, et grondaient leur pasteur en les luirapportant. Il ne s’achetait jamais de linge ni d’habits, etportait ses vêtements jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus de mise.Son linge épais de reprises lui marquait la peau comme un cilice.Madame de Portenduère ou de bonnes âmes s’entendaient alors avec lagouvernante pour lui remplacer, pendant son sommeil, le linge oules habits vieux par des neufs, et le curé ne s’apercevait pastoujours immédiatement de l’échange. Il mangeait chez lui dansl’étain et avec des couverts de fer battu. Quand il recevait sesdesservants et les curés aux jours de solennité qui sont une chargepour les curés de canton, il empruntait l’argenterie et le linge detable de son ami l’athée.

– Mon argenterie fait son salut, disait alors le docteur.

Ces belles actions, tôt ou tard découvertes et toujoursaccompagnées d’encouragements spirituels, s’accomplissaient avecune naïveté sublime. Cette vie était d’autant plus méritoire quel’abbé Chaperon possédait une érudition aussi vaste que variée etde précieuses facultés. Chez lui la finesse et la grâce,inséparables compagnes de la simplicité, rehaussaient une élocutiondigne d’un prélat. Ses manières, son caractère et ses mœursdonnaient à son commerce la saveur exquise de tout ce qui dansl’intelligence est à la fois spirituel et candide. Ami de laplaisanterie, il n’était jamais prêtre dans un salon. Jusqu’àl’arrivée du docteur Minoret, le bonhomme laissa ses lumières sousle boisseau sans regret&|160;; mais peut-être lui sut-il gré de lesutiliser. Riche d’une assez belle bibliothèque et de deux millelivres de rente quand il vint à Nemours, le curé ne possédait plusen 1829 que les revenus de sa cure, presque entièrement distribuéschaque année. D’excellent conseil dans les affaires délicates oudans les malheurs, plus d’une personne qui n’allait point àl’église y chercher des consolations allait au presbytère ychercher des avis. Pour achever ce portrait moral, il suffira d’unepetite anecdote. Des paysans, rarement il est vrai, mais enfin demauvaises gens se disaient poursuivis ou se faisaient poursuivrefictivement pour stimuler la bienfaisance de l’abbé Chaperon. Ilstrompaient leurs femmes, qui, voyant leur maison menacéed’expropriation et leurs vaches saisies, trompaient par leursinnocentes larmes le pauvre curé, qui leur trouvait alors les septou huit cents francs demandés, avec lesquels le paysan achetait unlopin de terre. Quand de pieux personnages, des fabriciens,démontrèrent la fraude à l’abbé Chaperon en le priant de lesconsulter pour ne pas être victime de la cupidité, il leur dit : –Peut-être ces gens auraient-ils commis quelque chose de blâmablepour avoir leur arpent de terre, et n’est-ce pas encore faire lebien que d’empêcher le mal&|160;? On aimera peut-être à trouver icil’esquisse de cette figure, remarquable en ce que les sciences etles lettres avaient passé dans ce cœur et dans cette forte têtesans y rien corrompre. A soixante ans l’abbé Chaperon avait lescheveux entièrement blancs, tant il éprouvait vivement les malheursd’autrui, tant aussi les événements de la Révolution avaient agisur lui. Deux fois incarcéré pour deux refus de serment, deux fois,selon son expression, il avait dit son In manus. Il étaitde moyenne taille, ni gras ni maigre. Son visage, très-ridé,très-creusé, sans couleur, occupait tout d’abord le regard par latranquillité profonde des lignes et par la pureté des contours quisemblaient bordés de lumière. Le visage d’un homme chaste a je nesais quoi de radieux. Des yeux bruns, à prunelle vive, animaient cevisage irrégulier surmonté d’un front vaste. Son regard exerçait unempire explicable par une douceur qui n’excluait pas la force. Lesarcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de grossourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avaitperdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses jouesrentraient&|160;; mais cette destruction ne manquait pas de grâce,et ces rides pleines d’aménité semblaient vous sourire. Sans êtregoutteux, il avait les pieds si sensibles, il marchait sidifficilement qu’il gardait des souliers en veau d’Orléans partoutes les saisons. Il trouvait la mode des pantalons peuconvenable pour un prêtre, et se montrait toujours vêtu de gros basen laine noire tricotés par sa gouvernante et d’une culotte dedrap. Il ne sortait point en soutane, mais en redingote brune, etconservait le tricorne courageusement porté dans les plus mauvaisjours. Ce noble et beau vieillard, dont la figure était toujoursembellie par la sérénité d’une âme sans reproche, devait avoir surles choses et sur les hommes de cette histoire une si grandeinfluence qu’il fallait tout d’abord remonter à la source de sonautorité.

Minoret recevait trois journaux : un libéral, un ministériel, unultrà, quelques recueils périodiques et des journaux de science,dont les collections grossissaient sa bibliothèque. Les journaux,l’encyclopédiste et les livres furent un attrait pour un anciencapitaine au régiment de Royal-Suédois, nommé monsieur de Jordy,gentilhomme voltairien et vieux garçon qui vivait de seize centsfrancs de pension et rente viagères. Après avoir lu pendantquelques jours les gazettes par l’entremise du curé,monsieur de Jordy jugea convenable d’aller remercier le docteur.Dès la première visite, le vieux capitaine, ancien professeur àl’Ecole-Militaire, conquit les bonnes grâces du vieux médecin, quilui rendit sa visite avec empressement. Monsieur de Jordy, petithomme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu’il eût laface très-pâle, vous frappait tout d’abord par son beau front à laCharles XII, au-dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés rascomme ceux de ce roi-soldat. Ses yeux bleus, qui eussent fait dire: L’amour a passé par là, mais profondément attristés,intéressaient au premier regard où s’entrevoyaient des souvenirssur lesquels il gardait d’ailleurs un si profond secret que jamaisses vieux amis ne surprirent ni une allusion à sa vie passée ni unede ces exclamations arrachées par une similitude de catastrophes.Il cachait le douloureux mystère de son passé sous une gaietéphilosophique&|160;; mais, quand il se croyait seul, sesmouvements, engourdis par une lenteur moins sénile que calculée,attestaient une pensée pénible et constante : aussi l’abbé Chaperonl’avait-il surnommé le chrétien sans le savoir. Allant toujoursvêtu de drap bleu, son maintien un peu roide et son vêtementtrahissaient les anciennes coutumes de la discipline militaire. Savoix douce et harmonieuse remuait l’âme. Ses belles mains, la coupede sa figure, qui rappelait celle du comte d’Artois, en montrantcombien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient lemystère de sa vie encore plus impénétrable. On se demandaitinvolontairement quel malheur pouvait avoir atteint la beauté, lecourage, la grâce, l’instruction et les plus précieuses qualités ducœur qui furent jadis réunies en sa personne. Monsieur de Jordytressaillait toujours au nom de Roberspierre. Il prenait beaucoupde tabac, et, chose étrange, il s’en déshabitua pour la petiteUrsule, qui manifestait, à cause de cette habitude, de larépugnance pour lui. Dès qu’il put voir cette petite, le capitaineattacha sur elle de longs regards presque passionnés. Il aimait sifollement ses jeux, il s’intéressait tant à elle que cetteaffection rendit encore plus étroits ses liens avec le docteur, quin’osa jamais dire à ce vieux garçon : – Et vous aussi, vous avezdonc perdu des enfants&|160;? Il est de ces êtres, bons et patientscomme lui, qui passent dans la vie, une pensée amère au cœur et unsourire à la fois tendre et douloureux sur les lèvres, emportantavec eux le mot de l’énigme sans le laisser deviner par fierté, pardédain, par vengeance peut-être, n’ayant que Dieu pour confident etpour consolateur. Monsieur de Jordy ne voyait guère à Nemours, où,comme le docteur, il était venu mourir en paix, que le curétoujours aux ordres de ses paroissiens, et que madame dePortenduère qui se couchait à neuf heures. Aussi, de guerre lasse,avait-il fini par se mettre au lit de bonne heure, malgré lesépines qui rembourraient son chevet. Ce fut donc une bonne fortunepour le médecin comme pour le capitaine que de rencontrer un hommeayant vu le même monde, qui parlait la même langue, avec lequel onpouvait échanger ses idées, et qui se couchait tard. Une fois quemonsieur de Jordy, l’abbé Chaperon et Minoret eurent passé unepremière soirée, ils y éprouvèrent tant de plaisir que le prêtre etle militaire revinrent tous les soirs à neuf heures, moment où, lapetite Ursule couchée, le vieillard se trouvait libre. Et toustrois, ils veillaient jusqu’à minuit ou une heure.

Bientôt ce trio devint un quatuor. Un autre homme, à qui la vieétait connue et qui devait à la pratique des affaires cetteindulgence, ce savoir, cette masse d’observations, cette finesse,ce talent de conversation que le militaire, le médecin, le curédevaient à la pratique des âmes, des maladies et de l’enseignement,le juge de paix flaira les plaisirs de ces soirées et rechercha lasociété du docteur. Avant d’être juge de paix à Nemours, monsieurBongrand avait été pendant dix ans avoué à Melun, où il plaidaitlui-même selon l’usage des villes où il n’y a pas de barreau.Devenu veuf à l’âge de quarante-cinq ans, il se sentait encore tropactif pour ne rien faire&|160;; il avait donc demandé la Justice dePaix de Nemours, vacante quelques mois avant l’installation dudocteur. Le gardé des sceaux est toujours heureux de trouver despraticiens, et surtout des gens à leur aise pour exercer cetteimportante magistrature. Monsieur Bongrand vivait modestement àNemours des quinze cents francs de sa place, et pouvait ainsiconsacrer ses revenus à son fils, qui faisait son Droit à Paris,tout en étudiant la procédure chez le fameux avoué Derville. Lepère Bongrand ressemblait assez à un vieux chef de division enretraite : il avait cette figure moins blême que blêmie où lesaffaires, les mécomptes, le dégoût ont laissé leurs empreintes,ridée par la réflexion et aussi par les continuelles contractionsfamilières aux gens obligés de ne pas tout dire&|160;; mais elleétait souvent illuminée par des sourires particuliers à ces hommesqui tour à tour croient tout et ne croient rien, habitués à toutvoir et à tout entendre sans surprise, à pénétrer dans les abîmesque l’intérêt ouvre au fond des cœurs. Sous ses cheveux moinsblancs que décolorés, rabattus en ondes sur sa tête, il montrait unfront sagace dont la couleur jaune s’harmoniait aux filaments de samaigre chevelure. Son visage ramassé lui donnait d’autant plus deressemblance avec un renard, que son nez était court et pointu. Iljaillissait de sa bouche, fendue comme celle des grands parleurs,des étincelles blanches qui rendaient sa conversation si pluvieuse,que Goupil disait méchamment : – Il faut un parapluie pourl’écouter. – Ou bien : Il pleut des jugements à la Justice de Paix.Ses yeux semblaient fins derrière ses lunettes&|160;; mais lesôtait-il, son regard émoussé paraissait niais. Quoiqu’il fût gai,presque jovial même, il se donnait un peu trop, par sa contenance,l’air d’un homme important. Il tenait presque toujours ses mainsdans les poches de son pantalon, et ne les en tirait que pourraffermir ses lunettes par un mouvement presque railleur qui vousannonçait une observation fine ou quelque argument victorieux. Sesgestes, sa loquacité, ses innocentes prétentions trahissaientl’ancien avoué de province&|160;; mais ces légers défautsn’existaient qu’à la superficie&|160;; il les rachetait par unebonhomie acquise qu’un moraliste exact appellerait une indulgencenaturelle à la supériorité. S’il avait un peu l’air d’un renard, ilpassait aussi pour profondément rusé, sans être improbe. Sa ruseétait le jeu de la perspicacité. Mais n’appelle-t-on pas rusés lesgens qui prévoient un résultat et se préservent des piéges[Graphiedu temps ( Dict. Acad. Fr. 1835).] qu’on leur atendus&|160;? Le juge de paix aimait le whist, jeu que lecapitaine, que le docteur savaient, et que le curé apprit en peu detemps.

Cette petite société se fit une oasis dans le salon de Minoret.Le médecin de Nemours, qui ne manquait ni d’instruction ni desavoir-vivre, et qui honorait en Minoret une des illustrations dela médecine, y eut ses entrées&|160;; mais ses occupations, sesfatigues, qui l’obligeaient à se coucher tôt pour se lever de bonneheure, l’empêchèrent d’être aussi assidu que le furent les troisamis du docteur. La réunion de ces cinq personnes supérieures, lesseules qui dans Nemours eussent des connaissances assezuniverselles pour se comprendre, explique la répulsion du vieuxMinoret pour ses héritiers : s’il devait leur laisser sa fortune,il ne pouvait guère les admettre dans sa société. Soit que lemaître de poste, le greffier et le percepteur eussent compris cettenuance, soit qu’ils fussent rassurés par la loyauté, par lesbienfaits de leur oncle, ils cessèrent, à son grand contentement,de le voir. Ainsi les quatre vieux joueurs de whist et de trictrac,sept ou huit mois après l’installation du docteur à Nemours,formèrent une société compacte, exclusive, et qui fut pour chacund’eux comme une fraternité d’arrière-saison, inespérée, et dont lesdouceurs n’en furent que mieux savourées. Cette famille d’espritschoisis eut dans Ursule une enfant adoptée par chacun d’eux selonses goûts : le curé pensait à l’âme, le juge de paix se faisait lecurateur, le militaire se promettait de devenir leprécepteur&|160;; et, quant à Minoret, il était à la fois le père,la mère et le médecin.

Après s’être acclimaté, le vieillard prit ses habitudes et réglasa vie comme elle se règle au fond de toutes les provinces. A caused’Ursule il ne recevait personne le matin, il ne donnait jamais àdîner&|160;; ses amis pouvaient arriver chez lui vers six heures dusoir et y rester jusqu’à minuit. Les premiers venus trouvaient lesjournaux sur la table du salon et les lisaient en attendant lesautres, ou quelquefois ils allaient à la rencontre du docteur s’ilétait à la promenade. Ces habitudes tranquilles ne furent passeulement une nécessité de la vieillesse, elles furent aussi chezl’homme du monde un sage et profond calcul pour ne pas laissertroubler son bonheur par l’inquiète curiosité de ses héritiers nipar le caquetage des petites villes. Il ne voulait rien concéder àcette changeante déesse, l’opinion publique, dont la tyrannie, undes malheurs de la France, allait s’établir et faire de notre paysune même province. Aussi, dès que l’enfant fut sevrée et marcha,renvoya-t-il la cuisinière que sa nièce, madame Minoret-Levrault,lui avait donnée, en découvrant qu’elle instruisait la maîtresse deposte de tout ce qui se passait chez lui.

La nourrice de la petite Ursule, veuve d’un pauvre ouvrier sansautre nom qu’un nom de baptême et qui venait de Bougival, avaitperdu son dernier enfant à six mois, au moment où le docteur, quila connaissait pour une honnête et bonne créature, la prit pournourrice, touché de sa détresse. Sans fortune, venue de la Bresseoù sa famille était dans la misère, Antoinette Patris, veuve dePierre dit de Bougival, s’attacha naturellement à Ursule commes’attachent les mères de lait à leurs nourrissons quand elles lesgardent. Cette aveugle affection maternelle s’augmenta dudévouement domestique. Prévenue des intentions du docteur, laBougival apprit sournoisement à faire la cuisine, devint propre,adroite et se plia aux habitudes du vieillard. Elle eut des soinsminutieux pour les meubles et les appartements, enfin elle futinfatigable. Non-seulement le docteur voulait que sa vie privée fûtmurée, mais encore il avait des raisons pour dérober laconnaissance de ses affaires à ses héritiers. Dès la deuxième annéede son établissement, il n’eut donc plus au logis que la Bougival,sur la discrétion de laquelle il pouvait compter absolument, et ildéguisa ses véritables motifs sous la toute-puissante raison del’économie. Au grand contentement de ses héritiers, il se fitavare. Sans patelinage et par la seule influence de sa sollicitudeet de son dévouement, la Bougival, âgée de quarante-trois ans aumoment où ce drame commence, était la gouvernante du docteur et desa protégée, le pivot sur lequel tout roulait au logis, enfin lafemme de confiance. On l’avait appelée la Bougival parl’impossibilité reconnue d’appliquer à sa personne son prénomd’Antoinette, car les noms et les figures obéissent aux lois del’harmonie.

L’avarice du docteur ne fut pas un vain mot, mais elle eut unbut. A compter de 1817, il retrancha deux journaux et cessa sesabonnements à ses recueils périodiques. Sa dépense annuelle, quetout Nemours put estimer, ne dépassa point dix-huit cents francspar an. Comme tous les vieillards, ses besoins en linge, chaussureou vêtements étaient presque nuls. Tous les six mois il faisait unvoyage à Paris, sans doute pour toucher et placer lui-même sesrevenus. En quinze ans il ne dit pas un mot qui eût trait à sesaffaires. Sa confiance en Bongrand vint fort tard&|160;; il nes’ouvrit à lui sur ses projets qu’après la révolution de 1830.Telles étaient dans la vie du docteur les seules choses alorsconnues de la bourgeoisie et de ses héritiers. Quant à ses opinionspolitiques, comme sa maison ne payait que cent francs d’impôts, ilne se mêlait de rien, et repoussait aussi bien les souscriptionsroyalistes que les souscriptions libérales. Son horreur connue pourla prêtraille et son déisme aimaient si peu lesmanifestations qu’il mit à la porte un commis-voyageur envoyé parson petit-neveu Désiré Minoret-Levrault pour lui proposer unCuré Meslier et les discours du général Foy. La toléranceainsi entendue parut inexplicable aux libéraux de Nemours.

Les trois héritiers collatéraux du docteur, Minoret-Levrault etsa femme, monsieur et madame Massin-Levrault junior, monsieur etmadame Crémière-Crémière, que nous appellerons simplement Crémière,Massin et Minoret, puisque ces distinctions entre homonymes ne sontnécessaires que dans le Gâtinais&|160;; ces trois familles, tropoccupées pour créer un autre centre, se voyaient comme on se voitdans les petites villes. Le maître de poste donnait un grand dînerle jour de la naissance de son fils, un bal au carnaval, un autreau jour anniversaire de son mariage, et il invitait alors toute labourgeoisie de Nemours. Le percepteur réunissait aussi deux foispar an ses parents et ses amis. Le greffier de la Justice de Paix,trop pauvre, disait-il, pour se jeter en de telles profusions,vivait petitement dans une maison située au milieu de la Grand’rue,et dont une portion, le rez-de-chaussée, était louée à sa sœur,directrice de la poste aux lettres, autre bienfait du docteur.Néanmoins, pendant l’année, ces trois héritiers ou leurs femmes serencontraient en ville, à la promenade, au marché le matin, sur lespas de leurs portes ou le dimanche après la messe, sur la place,comme en ce moment&|160;; en sorte qu’ils se voyaient tous lesjours. Or, depuis trois ans surtout, l’âge du docteur, son avariceet sa fortune autorisaient des allusions ou des propos directsrelatifs à la succession qui finirent pour gagner de proche enproche et par rendre également célèbres et le docteur et seshéritiers. Depuis six mois, il ne se passait pas de semaine que lesamis ou les voisins des héritiers Minoret ne leur parlassent avecune sourde envie du jour où, les deux yeux du bonhomme sefermant, ses coffres s’ouvriraient.

– Le docteur Minoret a beau être médecin et s’entendre avec lamort, il n’y a que Dieu d’éternel, disait l’un.

– Bah&|160;! il nous enterrera tous&|160;; il se porte mieux quenous, répondait hypocritement l’héritier.

– Enfin, si ce n’est pas vous, vos enfants hériteront toujours,à moins que cette petite Ursule…

– Il ne lui laissera pas tout.

Ursule, selon les prévisions de madame Massin, était la bêtenoire des héritiers, leur épée de Damoclès, et ce mot : –Bah&|160;! qui vivra verra&|160;! conclusion favorite de madameCrémière, disait assez qu’ils lui souhaitaient plus de mal que debien.

Le percepteur et le greffier, pauvres en comparaison du maîtrede poste, avaient souvent évalué, par forme de conversation,l’héritage du docteur. En se promenant le long du canal ou sur laroute, s’ils voyaient venir leur oncle, ils se regardaient d’un airpiteux.

– Il a sans doute gardé pour lui quelque élixir de longue vie,disait l’un.

– Il a fait un pacte avec le diable, répondait l’autre.

– Il devrait nous avantager nous deux, car ce gros Minoret n’abesoin de rien.

– Ah&|160;! Minoret a un fils qui lui mangera bien del’argent&|160;!

– A quoi estimez-vous la fortune du docteur&|160;? disait legreffier au financier.

– Au bout de douze ans, douze mille francs économisés chaqueannée donnent cent quarante-quatre mille francs, et les intérêtscomposés produisent au moins cent mille francs&|160;; mais, commeil a dû, conseillé par son notaire à Paris, faire quelques bonnesaffaires, et que jusqu’en 1822 il a dû placer à huit et à sept etdemi sur l’Etat, le bonhomme remue maintenant environ quatre centmille francs, sans compter ses quatorze mille livres de rente encinq pour cent, à cent seize aujourd’hui. S’il mourait demain sansavantager Ursule, il nous laisserait donc sept à huit cent millefrancs, outre sa maison et son mobilier.

– Eh&|160;! bien, cent mille à Minoret, cent mille à la petite,et à chacun de nous trois cents : voilà ce qui serait juste.

– Ah&|160;! cela nous chausserait proprement.

– S’il faisait cela, s’écriait Massin, je vendrais mon greffe,j’achèterais une belle propriété, je tâcherais de devenir juge àFontainebleau, et je serais député.

– Moi, j’achèterais une charge d’agent de change, disait lepercepteur.

– Malheureusement cette petite fille qu’il a sous le bras et lecuré l’ont si bien cerné que nous ne pouvons rien sur lui.

– Après tout, nous sommes toujours bien certains qu’il nelaissera rien à l’Eglise.

Chacun peut maintenant concevoir en quelles transes étaient leshéritiers en voyant leur oncle allant à la messe. On a toujoursassez d’esprit pour concevoir une lésion d’intérêts. L’intérêtconstitue l’esprit du paysan aussi bien que celui du diplomate, etsur ce terrain le plus niais en apparence serait peut-être le plusfort. Aussi ce terrible raisonnement :  » Si la petite Ursule a lepouvoir de jeter son protecteur dans le giron de l’Eglise, elleaura bien celui de se faire donner sa succession,  » éclatait-il enlettres de feu dans l’intelligence du plus obtus des héritiers. Lemaître de poste avait oublié l’énigme contenue dans la lettre deson fils pour accourir sur la place&|160;; car, si le docteur étaitdans l’église à lire l’ordinaire de la messe, il s’agissait de deuxcent cinquante mille francs à perdre. Avouons-le&|160;? la craintedes héritiers tenait aux plus forts et aux plus légitimes dessentiments sociaux, les intérêts de famille.

– Eh&|160;! bien, monsieur Minoret, dit le maire (ancien meunierdevenu royaliste, un Levrault-Crémière), quand le diable devintvieux, il se fit ermite. Votre oncle est, dit-on, des nôtres.

– Vaut mieux tard que jamais, mon cousin, répondit le maître deposte en essayant de dissimuler sa contrariété.

– Celui-là rirait-il si nous étions frustrés&|160;! il seraitcapable de marier son fils à cette damnée fille que le diablepuisse entortiller de sa queue&|160;! s’écria Crémière en serrantles poings et montrant le maire sous le porche.

– A qui donc en a-t-il le père Crémière&|160;? dit le boucher deNemours, un Levrault-Levrault fils aîné. N’est-il pas content devoir son oncle prendre le chemin du paradis&|160;?

– Qui aurait jamais cru cela&|160;? dit le greffier.

– Ah&|160;! il ne faut jamais dire :  » Fontaine, je ne boiraipas de ton eau,  » répondit le notaire qui voyant de loin le groupese détacha de sa femme en la laissant aller seule à l’église.

– Voyons, monsieur Dionis, dit Crémière en prenant le notairepar le bras, que nous conseillez-vous de faire dans cettecirconstance&|160;?

– Je vous conseille, dit le notaire en s’adressant auxhéritiers, de vous coucher et de vous lever à vos heureshabituelles, de manger votre soupe sans la laisser refroidir, demettre vos pieds dans vos souliers, vos chapeaux sur vos têtes,enfin de continuer votre genre de vie absolument comme si derien n’était.

– Vous n’êtes pas consolant, lui dit Massin en lui jetant unregard de compère.

Malgré sa petite taille et son embonpoint, malgré son visageépais et ramassé, Crémière-Dionis était délié comme une soie. Pourfaire fortune, il s’était associé secrètement avec Massin, à quisans doute il indiquait les paysans gênés et les pièces de terre àdévorer. Ces deux hommes choisissaient ainsi les affaires, n’enlaissaient point échapper de bonnes, et se partageaient lesbénéfices de cette usure hypothécaire qui retarde, sans l’empêcher,l’action des paysans sur le sol. Aussi, moins pour Minoret lemaître de poste, et Crémière le receveur, que pour son ami legreffier, Dionis portait-il un vif intérêt à la succession dudocteur. La part de Massin devait tôt ou tard grossir les capitauxavec lesquels les deux associés opéraient dans le canton.

– Nous tâcherons de savoir par monsieur Bongrand d’où part cecoup, répondit le notaire à voix basse en avertissant Massin de setenir coi.

– Mais que fais-tu donc là, Minoret&|160;? cria tout à coup unepetite femme qui fondit sur le groupe au milieu duquel le maître deposte se voyait comme une tour. Tu ne sais pas où est Désiré, et turestes planté sur tes jambes à bavarder quand je te croyais àcheval&|160;! Bonjour, mesdames et messieurs.

Cette petite femme maigre, pâle et blonde, vêtue d’une robed’indienne blanche à grandes fleurs couleur chocolat, coiffée d’unbonnet brodé garni de dentelle, et portant un petit châle vert surses plates épaules, était la maîtresse de poste qui faisaittrembler les plus rudes postillons, les domestiques et lescharretiers&|160;; qui tenait la caisse, les livres, et menait lamaison au doigt et à l’oeil, selon l’expression populaire desvoisins. Comme les vraies ménagères, elle n’avait aucun joyau surelle. Elle ne donnait point, selon son expression, dans leclinquant et les colifichets&|160;; elle s’attachait au solide, etgardait, malgré la fête, son tablier noir dans les poches duquelsonnait un trousseau de clefs. Sa voix glapissante déchirait letympan des oreilles. En dépit du bleu tendre de ses veux, sonregard rigide offrait une visible harmonie avec les lèvres mincesd’une bouche serrée, avec un front haut, bombé, très-impérieux. Vifétait le coup d’oeil, plus vifs étaient le geste et la parole.Zélie, obligée d’avoir de la volonté pour deux, en avait toujourseu pour trois, disait Goupil qui fit remarquer les règnessuccessifs de trois jeunes postillons à tenue soignée établis parZélie, chacun après sept ans de service. Aussi, le malicieux clercles nommait-il : Postillon Ier, Postillon II et Postillon III. Maisle peu d’influence de ces jeunes gens dans la maison et leurparfaite obéissance prouvaient que Zélie s’était purement etsimplement intéressée à de bons sujets.

– Eh&|160;! bien, Zélie aimé le zèle, répondait le clerc à ceuxqui lui faisaient ces observations.

Cette médisance était peu vraisemblable. Depuis la naissance deson fils nourri par elle sans qu’on pût apercevoir par où, lamaîtresse de poste ne pensa qu’à grossir sa fortune, et s’adonnasans trêve à la direction de son immense établissement. Dérober unebotte de paille ou quelques boisseaux d’avoine, surprendre Zéliedans les comptes les plus compliqués était la chose impossible,quoiqu’elle écrivît comme un chat et ne connût que l’addition et lasoustraction pour toute arithmétique. Elle ne se promenait que pouraller toiser ses foins, ses regains et ses avoines&|160;; puis elleenvoyait son homme à la récolte et ses postillons au bottelage enleur disant, à cent livres près, la quantité que tel ou tel prédevait donner. Quoiqu’elle fût l’âme de ce grand gros corps appeléMinoret-Levrault, et qu’elle le menât par le bout de ce nez sibêtement relevé, elle éprouvait les transes qui, plus ou moins,agitent toujours les dompteurs de bêtes féroces. Aussi semettait-elle constamment en colère avant lui, et les postillonssavaient, aux querelles que leur faisait Minoret, quand il avaitété querellé par sa femme, car la colère ricochait sur eux. LaMinoret était d’ailleurs aussi habile qu’intéressée. Par toute laville ce mot : Où en serait Minoret sans sa femme&|160;? se disaitdans plus d’un ménage.

– Quand tu sauras ce qui nous arrive, répondit le maître deNemours, tu seras toi-même hors des gonds.

– Eh&|160;! bien, quoi&|160;?

– Ursule a mené le docteur Minoret à la messe.

Les prunelles de Zélie Levrault se dilatèrent, elle restapendant un moment jaune de colère, dit : – Je veux le voir pour lecroire&|160;! et se précipita dans l’église. La messe en était àl’élévation. Favorisée par le recueillement général, la Minoret putdonc regarder dans chaque rangée de chaises et de bancs, enremontant le long des chapelles jusqu’à la place d’Ursule, auprèsde qui elle aperçut le vieillard la tête nue.

En vous souvenant des figures de Barbé-Marbois, deBoissy-d’Anglas, de Morellet, d’Helvétius, de Frédéric-le-Grand,vous aurez aussitôt une image exacte de la tête du docteur Minoret,dont la verte vieillesse ressemblait à celle de ces personnagescélèbres. Ces têtes, comme frappées au même coin, car elles seprêtent à la médaille, offrent un profil sévère et quasi puritain,une coloration froide, une raison mathématique, une certaineétroitesse dans le visage quasi pressé, des yeux fins, des bouchessérieuses, quelque chose d’aristocratique, moins dans le sentimentque dans l’habitude, plus dans les idées que dans le caractère.Tous ont des fronts hauts, mais fuyant à leur sommet, ce qui trahitune pente au matérialisme. Vous retrouverez ces principauxcaractères de tête et ces airs de visage dans les portraits de tousles encyclopédistes, des orateurs de la Gironde, et des hommes dece temps dont les croyances religieuses furent à peu près nulles,qui se disaient déistes et qui étaient athées. Le déiste est unathée sous bénéfice d’inventaire. Le vieux Minoret montrait donc unfront de ce genre, mais sillonné de rides, et qui reprenait unesorte de naïveté par la manière dont ses cheveux d’argent ramenésen arrière comme ceux d’une femme à sa toilette, se bouclaient enlégers flocons sur son habit noir, car il était obstinément vêtu,comme dans sa jeunesse, en bas de soie noirs, en souliers à bouclesd’or, en culotte de pou de soie, en gilet blanc traversé par lecordon noir, et en habit noir orné de la rosette rouge. Cette têtesi caractérisée, et dont la froide blancheur était adoucie par destons jaunes dus à la vieillesse, recevait en plein le jour d’unecroisée. Au moment où la maîtresse de poste arriva, le docteuravait ses yeux bleus aux paupières rosées, aux contours attendris,levés vers l’autel : une nouvelle conviction leur donnait uneexpression nouvelle. Ses lunettes marquaient dans son paroissienl’endroit où il avait quitté ses prières. Les bras croisés sur sapoitrine, ce grand vieillard sec, debout dans une attitude quiannonçait la toute-puissance de ses facultés et quelque chosed’inébranlable dans sa foi, ne cessa de contempler l’autel par unregard humble, et que rajeunissait l’espérance, sans vouloirregarder la femme de son neveu, plantée presque en face de luicomme pour lui reprocher ce retour à Dieu.

En voyant toutes les têtes se tourner vers elle, Zélie se hâtade sortir, et revint sur la place moins précipitamment qu’ellen’était allée à l’église&|160;; elle comptait sur cette succession,et la succession devenait problématique. Elle trouva le greffier,le percepteur et leurs femmes encore plus consternés qu’auparavant: Goupil avait pris plaisir à les tourmenter.

– Ce n’est pas sur la place et devant toute la ville que nouspouvons parler de nos affaires, dit la maîtresse de poste, venezchez moi. Vous ne serez pas de trop, monsieur Dionis, dit-elle aunotaire.

Ainsi, l’exhérédation probable des Massin, des Crémière et dumaître de poste allait être la nouvelle du pays.

Au moment où les héritiers et le notaire allaient traverser laplace pour se rendre à la poste, le bruit de la diligence arrivantà fond de train au bureau qui se trouve à quelques pas de l’égliseen haut de la Grand’rue, fit un fracas énorme.

– Tiens&|160;! je suis comme toi, Minoret, j’oublie Désiré, ditZélie. Allons à son débarquer&|160;; il est presque avocat, etc’est un peu de ses affaires qu’il s’agit.

L’arrivée d’une diligence est toujours une distraction&|160;;mais quand elle est en retard, on s’attend à des événements : aussila foule se porta-t-elle devant la Ducler.

– Voilà Désiré&|160;! fut un cri général.

A la fois le tyran et le boute-en-train de Nemours, Désirémettait toujours la ville en émoi par ses apparitions. Aimé de lajeunesse avec laquelle il se montrait généreux, il la stimulait parsa présence&|160;; nais ses amusements étaient si redoutés, queplus d’une famille fut très-heureuse de lui voir faire ses étudeset son Droit à Paris. Désiré Minoret, jeune homme mince, fluet etblond comme sa mère, de laquelle il avait les yeux bleus et leteint pâle, sourit par la portière à la foule, et descenditlestement pour embrasser sa mère. Une légère esquisse de ce garçonprouvera combien Zélie fut flattée en le voyant.

L’étudiant portait des bottes fines, un pantalon blanc d’étoffeanglaise à sous-pieds en cuir verni, une riche cravate bien mise,plus richement attachée, un joli gilet de fantaisie, et, dans lapoche de ce gilet, une montre plate dont la chaîne pendait, enfin,une redingote courte en drap bleu et un chapeau gris&|160;; mais leparvenu se trahissait dans les boutons d’or de son gilet et dans labague portée par-dessus des gants de chevreau d’une couleurviolâtre. Il avait une canne à pomme d’or ciselé.

– Tu vas perdre ta montre, lui dit sa mère en l’embrassant.

– C’est fait exprès, répondit-il, en se laissant embrasser parson père.

– Hé&|160;! bien, cousin, vous voilà bientôt avocat&|160;? ditMassin.

– Je prêterai serment à la rentrée, dit-il en répondant auxsaluts amicaux qui partaient de la foule.

– Nous allons donc rire, dit Goupil en lui prenant la main.

– Ah&|160;! te voilà, vieux singe, répondit Désiré.

– Tu prends encore la licence pour thèse après ta thèse pour lalicence, répliqua le clerc humilié d’être traité si familièrementen présence de tant de monde.

– Comment&|160;! il lui dit qu’il se taise&|160;? demanda madameCrémière à son mari.

– Vous savez tout ce que j’ai, Cabirolle&|160;! cria-t-il auvieux conducteur à face violacée et bourgeonnée. Vous ferez portertout chez nous.

– La sueur ruisselle sur tes chevaux, dit la rude Zélie àCabirolle, tu n’as donc pas de bon sens pour les mener ainsi&|160;?tu es plus bête qu’eux&|160;!

– Mais, monsieur Désiré voulait arriver à toute force pour voustirer d’inquiétude…

– Mais puisqu’il n’y avait point eu d’accident, pourquoi risquerde perdre tes chevaux, reprit-elle.

Les reconnaissances d’amis, les bonjours, les élans de lajeunesse autour de Désiré, tous les incidents de cette arrivée etles récits de l’accident auquel était dû le retard, prirent assezde temps pour que le troupeau des héritiers augmenté de leurs amisarrivât sur la place à la sortie de la messe. Par un effet duhasard, qui se permet tout, Désiré vit Ursule sous le porche de laparoisse au moment où il passait, et resta stupéfait de sa beauté.Le mouvement du jeune avocat arrêta nécessairement la marche de sesparents.

Obligée en donnant le bras à son parrain de tenir de la maindroite son paroissien et de l’autre son ombrelle, Ursule déployaitalors la grâce innée que les femmes gracieuses mettent às’acquitter des choses difficiles de leur joli métier de femme. Sila pensée se révèle en tout, il est permis de dire que ce maintienexprimait une divine simplesse. Ursule était vêtue d’une robe demousseline blanche en façon de peignoir, ornée de distance endistance de nœuds bleus. La pèlerine bordée d’un ruban pareil,passé dans un large ourlet et attachée par des nœuds semblables àceux de la robe, laissait apercevoir la beauté de son corsage. Soncou d’une blancheur mate était d’un ton charmant mis en relief partout ce bleu, le fard des blondes. Sa ceinture bleue à longs boutsflottants, dessinait une taille plate, qui paraissait flexible, unedes plus séduisantes grâces de la femme. Elle portait un chapeau depaille de riz, modestement garni de rubans pareils à ceux de larobe et dont les brides étaient nouées sous le menton, ce qui, touten relevant l’excessive blancheur du chapeau, ne nuisait point àcelle de son beau teint de blonde. De chaque côté de la figured’Ursule, qui se coiffait naturellement elle-même à la Berthe, sescheveux fins et blonds abondaient en grosses nattes aplaties dontles petites tresses saisissaient le regard par leurs mille bossesbrillantes. Ses yeux gris, à la fois doux et fiers, étaient enharmonie avec un front bien modelé. Une teinte rose répandue surses joues comme un nuage animait sa figure régulière sans fadeur,car la nature lui avait à la fois donné, par un rareprivilége[Graphie du temps ( Dict. Acad. Fr. 1835).], lapureté des lignes et la physionomie. La noblesse de sa vie setrahissait dans un admirable accord entre ses traits, sesmouvements et l’expression générale de sa personne qui pouvaitservir de modèle à la Confiance ou à la Modestie. Sa santé quoiquebrillante n’éclatait point grossièrement, en sorte qu’elle avaitl’air distingué. Sous ses gants de couleur claire, on devinait dejolies mains. Ses pieds cambrés et minces étaient mignonnementchaussés de brodequins en peau bronzée ornés d’une frange en soiebrune. Sa ceinture bleue, gonflée par une petite montre plate etpar sa bourse bleue à glands d’or, attira les regards de toutes lesfemmes.

– Il lui a donné une nouvelle montre&|160;! dit madame Crémièreen serrant le bras de son mari.

– Comment, c’est là Ursule&|160;? s’écria Désiré. Je ne lareconnaissais pas.

– Eh&|160;! bien, mon cher oncle, vous faites événement, dit lemaître de poste en montrant toute la ville en deux haies sur lepassage du vieillard, chacun veut vous voir.

– Est-ce l’abbé Chaperon ou mademoiselle Ursule qui vous aconverti, mon oncle&|160;? dit Massin avec une obséquiositéjésuitique en saluant le docteur et sa protégée.

– C’est Ursule, dit sèchement le vieillard en marchant toujourscomme un homme importuné.

Quand même la veille en finissant son whist avec Ursule, avec lemédecin de Nemours et Bongrand, à ce mot :  » J’irai demain à lamesse&|160;!  » dit par le vieillard, le juge de paix n’aurait pasrépondu :  » Vos héritiers ne dormiront plus&|160;!  » il devaitsuffire au sagace et clairvoyant docteur d’un seul coup d’oeil pourpénétrer les dispositions de ses héritiers à l’aspect de leursfigures. L’irruption de Zélie dans l’église, son regard que ledocteur avait saisi, cette réunion de tous les intéressés sur laplace, et l’expression de leurs yeux en apercevant Ursule, toutdémontrait une haine fraîchement ravivée et des craintessordides.

– C’est un fer à vous (affaire à vous), mademoiselle,reprit madame Crémière en intervenant aussi par une humblerévérence. Un miracle ne vous coûte guère.

– Il appartient à Dieu, madame, répondit Ursule.

– Oh&|160;! Dieu, s’écria Minoret-Levrault, mon beau-père disaitqu’il servait de couverture à bien des chevaux.

– Il avait des opinions de maquignon, dit sévèrement ledocteur.

– Eh&|160;! bien, dit Minoret à sa femme et à son fils, vous nevenez pas saluer mon oncle&|160;?

– Je ne serais pas maîtresse de moi devant cette saintenitouche, s’écria Zélie en emmenant son fils.

– Vous feriez bien, mon oncle, disait madame Massin, de ne pasaller à l’église sans avoir un petit bonnet de velours noir, laparoisse est bien humide.

– Bah&|160;! ma nièce, dit le bonhomme en regardant ceux quil’accompagnaient, plus tôt je serai couché, plus tôt vousdanserez.

Il continuait toujours à marcher en entraînant Ursule, et semontrait si pressé qu’on les laissa seuls.

– Pourquoi leur dites-vous des paroles si dures&|160;? ce n’estpas bien, lui dit Ursule en lui remuant le bras d’une façonmutine.

– Avant comme après mon entrée en religion, ma haine sera lamême contre les hypocrites. Je leur ai fait du bien à tous, je neleur ai pas demandé de reconnaissance&|160;; mais aucun de cesgens-là ne t’a envoyé une fleur le jour de ta fête, la seule que jecélèbre.

A une assez grande distance du docteur et d’Ursule, madame dePortenduère se traînait en paraissant accablée de douleurs. Elleappartenait à ce genre de vieilles femmes dans le costumedesquelles se retrouve l’esprit du dernier siècle, qui portent desrobes couleur pensée, à manches plates et d’une coupe dont lemodèle ne se voit que dans les portraits de madame Lebrun&|160;;elles ont des mantelets en dentelles noires, et des chapeaux deformes passées en harmonie avec leur démarche lente etsolennelle&|160;; on dirait qu’elles marchent toujours avec leurspaniers, et qu’elles les sentent encore autour d’elles, comme ceuxà qui l’on a coupé un bras agitent parfois la main qu’ils n’ontplus&|160;; leurs figures longues, blêmes, à grands yeux meurtris,au front fané, ne manquent pas d’une certaine grâce triste, malgrédes tours de cheveux dont les boucles restent aplaties&|160;; elless’enveloppent le visage de vieilles dentelles qui ne veulent plusbadiner le long des joues&|160;; mais toutes ces ruines sontdominées par une incroyable dignité dans les manières et dans leregard. Les yeux ridés et rouges de cette vieille dame disaientassez qu’elle avait pleuré pendant la messe. Elle allait comme unepersonne troublée, et semblait attendre quelqu’un, car elle seretourna. Or madame de Portenduère se retournant était un faitaussi grave que celui de la conversion du docteur Minoret.

– A qui madame de Portenduère en veut-elle&|160;? dit madameMassin en rejoignant les héritiers pétrifiés par les réponses duvieillard.

– Elle cherche le curé, dit le notaire Dionis qui se frappa lefront comme un homme saisi par un souvenir ou par une idée oubliée.J’ai votre affaire à tous, et la succession est sauvée&|160;!Allons déjeuner gaiement chez madame Minoret.

Chacun peut imaginer l’empressement avec lequel les héritierssuivirent le notaire à la poste. Goupil accompagna son camaradebras dessus bras dessous en lui disant à l’oreille avec un affreuxsourire : – Il y a de la crevette.

– Qu’est-ce que cela me fait&|160;! lui répondit le fils defamille en haussant les épaules, je suis amoureux-fou d’Esther, laplus céleste créature du monde.

– Qu’est-ce que c’est qu’Esther tout court&|160;? demandaGoupil. Je t’aime trop pour te laisser dindonner par descréatures.

– Esther est la passion du fameux Nucingen, et ma folie estinutile, car elle a positivement refusé de m’épouser.

– Les filles folles de leur corps sont quelquefois sages de latête, dit Goupil.

– Si tu la voyais seulement une fois, tu ne te servirais[Erreurdu Furne : serviras.] pas de pareilles expressions, ditlangoureusement Désiré.

– Si je te voyais briser ton avenir pour ce qui doit n’êtrequ’une fantaisie, reprit Goupil avec une chaleur à laquelleBongrand eût peut-être été pris, j’irais briser cette poupée commeVarney brise Amy Robsart dans Kenilworth&|160;! Ta femme doit êtreune d’Aiglemont, une mademoiselle du Rouvre, et te faire arriver àla députation. Mon avenir est hypothéqué sur le tien, et je ne telaisserai pas commettre de bêtises.

– Je suis assez riche pour me contenter du bonheur, réponditDésiré.

– Eh&|160;! bien, que complotez-vous donc là&|160;? dit Zélie àGoupil en hélant[Erreur du Furne : hêlant.] les deux amis restés aumilieu de sa vaste cour.

Le docteur disparut dans la rue des Bourgeois, et arriva toutaussi lestement qu’un jeune homme à la maison où s’était accompli,pendant la semaine, l’étrange événement qui préoccupait alors toutela ville de Nemours, et qui veut quelques explications pour rendrecette histoire et la communication du notaire aux héritiersparfaitement claires.

Le beau-père du docteur, le fameux claveciniste et facteurd’instruments Valentin Mirouët, un de nos plus célèbres organistes,était mort en 1785, laissant un fils naturel, le fils de savieillesse, reconnu, portant son nom, mais excessivement mauvaissujet. A son lit de mort, il n’eut pas la consolation de voir cetenfant gâté. Chanteur et compositeur, Joseph Mirouët, après avoirdébuté aux Italiens sous un nom supposé, s’était enfui avec unejeune fille en Allemagne. Le vieux facteur recommanda ce garçon,vraiment plein de talent, à son gendre, en lui faisant observerqu’il avait refusé d’épouser la mère pour ne faire aucun tort àmadame Minoret. Le docteur promit de donner à ce malheureux lamoitié de la succession du facteur, dont le fonds fut acheté parErard. Il fit chercher diplomatiquement son beau-frère naturel,Joseph Mirouët&|160;; mais Grimm lui dit un soir qu’après s’êtreengagé dans un régiment prussien, l’artiste avait déserté, prenaitun faux nom et déjouait toutes les recherches.

Joseph Mirouët, doué par la nature d’une voix séduisante, d’unetaille avantageuse, d’une jolie figure, et par-dessus toutcompositeur plein de goût et de verve, mena pendant quinze anscette vie bohémienne que le Berlinois Hoffmann a si bien décrite.Aussi, vers quarante ans, fut-il en proie à de si grandes misères,qu’il saisit en 1806 l’occasion de redevenir Français. Il s’établitalors à Hambourg, où il épousa la fille d’un bon bourgeois, follede musique, qui s’éprit de l’artiste dont la gloire était toujoursen perspective, et qui voulut s’y consacrer. Mais après quinze ansde malheur, Joseph Mirouët ne sut pas soutenir le vin del’opulence&|160;; son naturel dépensier reparut&|160;; et, tout enrendant sa femme heureuse, il dépensa sa fortune en peu d’années.La misère revint. Le ménage dut avoir traîné l’existence la plushorrible pour que Joseph Mirouët en arrivât à s’engager commemusicien dans un régiment français. En 1813, par le plus grand deshasards, le chirurgien-major de ce régiment, frappé de ce nom deMirouët, écrivit au docteur Minoret auquel il avait desobligations. La réponse ne se fit pas attendre. En 1814, avant lacapitulation de Paris, Joseph Mirouët eut à Paris un asile où safemme mourut en donnant le jour à une petite fille que le docteurvoulut appeler Ursule, le nom de sa femme. Le capitaine de musiquene survécut pas à la mère, épuisé comme elle de fatigues et demisères. En mourant, l’infortuné musicien légua sa fille audocteur, qui lui servit de parrain, malgré sa répugnance pour cequ’il appelait les momeries de l’Eglise. Après avoir vu périrsuccessivement ses enfants par des avortements, dans des coucheslaborieuses ou pendant leur première année, le docteur avaitattendu l’effet d’une dernière expérience. Quand une femmemalingre, nerveuse, délicate, débute par une fausse couche, iln’est pas rare de la voir se conduire dans ses grossesses et dansses enfantements comme s’était conduite Ursule Minoret, malgré lessoins, les observations et la science de son mari. Le pauvre hommes’était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir desenfants. Le dernier, conçu après un repos de deux ans, était mortpendant l’année 1792, victime de l’état nerveux de la mère, s’ilfaut donner raison aux physiologistes qui pensent que, dans lephénomène inexplicable de la génération, l’enfant tient au père parle sang et à la mère par le système nerveux. Forcé de renoncer auxjouissances du sentiment le plus puissant chez lui, la bienfaisancefut sans doute pour le docteur une revanche de sa paternitétrompée. Durant sa vie conjugale, si cruellement agitée, le docteuravait, par-dessus tout, désiré une petite fille blonde, une de cesfleurs qui font la joie d’une maison&|160;; il accepta donc avecbonheur le legs que lui fit Joseph Mirouët et reporta surl’orpheline les espérances de ses rêves évanouis. Pendant deux ansil assista, comme fit jadis Caton pour Pompée, aux plus minutieuxdétails de la vie d’Ursule&|160;; il ne voulait pas que la nourricelui donnât à téter[Dans le Furne : teter. Graphie du Dict.Acad. Fr. 1835.], la levât, la couchât sans lui. Sonexpérience, sa science, tout fut au service de cet enfant. Aprèsavoir ressenti les douleurs, les alternatives de crainte etd’espérance, les travaux et les joies d’une mère, il eut le bonheurde voir dans cette fille de la blonde Allemagne et de l’artistefrançais, une vigoureuse vie, une sensibilité profonde. L’heureuxvieillard suivit avec les sentiments d’une mère les progrès decette chevelure blonde, d’abord duvet, puis soie, puis cheveuxlégers et fins, si caressants aux doigts qui les caressent. Ilbaisa souvent ces petits pieds nus dont les doigts, couverts d’unepellicule sous laquelle le sang se voit, ressemblent à des boutonsde rose. Il était fou de cette petite. Quand elle s’essayait aulangage ou quand elle arrêtait ses beaux yeux bleus, si doux, surtoutes choses en y jetant ce regard songeur qui semble êtrel’aurore de la pensée et qu’elle terminait par un rire, il restaitdevant elle pendant des heures entières cherchant avec Jordy lesraisons, que tant d’autres appellent des caprices, cachées sous lesmoindres phénomènes de cette délicieuse phase de la vie où l’enfantest à la fois une fleur et un fruit, une intelligence confuse, unmouvement perpétuel, un désir violent. La beauté d’Ursule, sadouceur la rendaient si chère au docteur qu’il aurait voulu changerpour elle les lois de la nature : il dit quelquefois au vieux Jordyavoir mal dans ses dents quand Ursule faisait les siennes. Lorsqueles vieillards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes àleur passion, ils les adorent. Pour ces petits êtres ils font taireleurs manies, et pour eux se souviennent de tout leur passé. Leurexpérience, leur indulgence, leur patience, toutes les acquisitionsde la vie, ce trésor si péniblement amassé, ils le livrent à cettejeune vie par laquelle ils se rajeunissent, et suppléent alors à lamaternité par l’intelligence. Leur sagesse, toujours éveillée, vautl’intuition de la mère&|160;; ils se rappellent les délicatessesqui chez elle sont de la divination, et ils les portent dansl’exercice d’une compassion dont la force se développe sans douteen raison de cette immense faiblesse. La lenteur de leursmouvements remplace la douceur maternelle. Enfin chez eux commechez les enfants, la vie est réduite au simple&|160;; et, si lesentiment rend la mère esclave, le détachement de toute passion etl’absence de tout intérêt permettent au vieillard de se donner enentier. Aussi n’est-il pas rare de voir les enfants s’entendre avecles vieilles gens. Le vieux militaire, le vieux curé, le vieuxdocteur, heureux des caresses et des coquetteries d’Ursule, ne selassaient jamais de lui répondre ou de jouer avec elle. Loin de lesimpatienter, la pétulance de cette enfant les charmait, et ilssatisfaisaient à tous ses désirs en faisant de tout un sujetd’instruction. Ainsi cette petite grandit environnée de vieillesgens qui lui souriaient et lui faisaient comme plusieurs mèresautour d’elle, également attentives et prévoyantes. Grâce à cettesavante éducation, l’âme d’Ursule se développa dans la sphère quilui convenait. Cette plante rare rencontra son terrain spécial,aspira les éléments de sa vraie vie et s’assimila les flots de sonsoleil.

– Dans quelle religion élèverez-vous cette petite&|160;? demandal’abbé Chaperon à Minoret quand Ursule eut six ans.

– Dans la vôtre, répondit le médecin.

Athée à la façon de monsieur de Wolmar dans la NouvelleHéloïse, il ne se reconnut pas le droit de priver Ursule desbénéfices offerts par la religion catholique. Le médecin, assis surun banc au-dessous de la fenêtre du cabinet chinois, se sentitalors la main pressée par la main du curé.

– Oui, curé, toutes les fois qu’elle me parlera de Dieu, je larenverrai à son ami Sapron, dit-il en imitant le parlerenfantin d’Ursule. Je veux voir si le sentiment religieux est inné.Aussi n’ai-je rien fait pour, ni rien contre les tendances de cettejeune âme&|160;; mais je vous ai déjà nommé dans mon cœur son pèrespirituel.

– Ceci vous sera compté par Dieu, je l’espère, répondit l’abbéChaperon en frappant doucement ses mains l’une contre l’autre etles élevant vers le ciel comme s’il faisait une courte prièrementale.

Ainsi, dès l’âge de six ans, la petite orpheline tomba sous lepouvoir religieux du curé, comme elle était déjà tombée sous celuide son vieil ami Jordy.

Le capitaine, autrefois professeur dans une des anciennes écolesmilitaires, occupé par goût de grammaire et des différences entreles langues européennes, avait étudié le problème d’un langageuniversel. Ce savant homme, patient comme tous les vieux maîtres,se fit donc un bonheur d’apprendre à lire et à écrire à Ursule enlui apprenant la langue française et ce qu’elle devait savoir decalcul. La nombreuse bibliothèque du docteur permit de choisirentre les livres ceux qui pouvaient être lus par un enfant, et quidevaient l’amuser en l’instruisant. Le militaire et le curélaissèrent cette intelligence s’enrichir avec l’aisance et laliberté que le docteur laissait au corps. Ursule apprenait en sejouant. La religion contenait la réflexion. Abandonnée à la divineculture d’un naturel amené dans des régions pures par ces troisprudents instituteurs, Ursule alla plus vers le sentiment que versle devoir, et prit pour règle de conduite la voix de la conscienceplutôt que la loi sociale. Chez elle, le beau dans les sentimentset dans les actions devait être spontané : le jugement confirmeraitl’élan du cœur. Elle était destinée à faire le bien comme unplaisir avant de le faire comme une obligation. Cette nuance est lepropre de l’éducation chrétienne. Ces principes, tout autres queceux à donner aux hommes, convenaient à une femme, le génie et laconscience de la famille, l’élégance secrète de la vie domestique,enfin presque reine au sein du ménage. Tous trois procédèrent de lamême manière avec cette enfant. Loin de reculer devant les audacesde l’innocence, ils expliquaient à Ursule la fin des choses et lesmoyens connus en ne lui formulant jamais que des idées justes.Quand, à propos d’une herbe, d’une fleur, d’une étoile, elle allaitdroit à Dieu, le professeur et le médecin lui disaient que leprêtre seul pouvait lui répondre. Aucun d’eux n’empiéta sur leterrain des autres. Le parrain se chargeait de tout le bien-êtrematériel et des choses de la vie&|160;; l’instruction regardaitJordy&|160;; la morale, la métaphysique et les hautes questionsappartenaient au curé. Cette belle éducation ne fut pas, comme ilarrive souvent dans les maisons les plus riches, contrariée pard’imprudents serviteurs. La Bougival, sermonnée à ce sujet, et tropsimple d’ailleurs d’esprit et de caractère pour intervenir, nedérangea point l’œuvre de ces grands esprits. Ursule, créatureprivilégiée, eut donc autour d’elle trois bons génies à qui sonbeau naturel rendit toute tâche douce et facile. Cette tendressevirile, cette gravité tempérée par les sourires, cette liberté sansdanger, ce soin perpétuel de l’âme et du corps firent d’elle, àl’âge de neuf ans, une enfant accomplie et charmante à voir. Parmalheur, cette trinité paternelle se rompit. Dans l’année suivante,le vieux capitaine mourut, laissant au docteur et au curé son œuvreà continuer, après en avoir accompli la partie la plus difficile.Les fleurs devaient naître d’elles-mêmes dans un terrain si bienpréparé. Le gentilhomme avait, pendant neuf ans, économisé millefrancs par an, pour léguer dix mille francs à sa petite Ursule afinqu’elle conservât de lui un souvenir pendant tonte sa vie. Dans untestament dont les motifs étaient touchants, il invitait salégataire à se servir uniquement pour sa toilette des quatre oucinq cents francs de rente que rendrait ce petit capital. Quand lejuge de paix mit les scellés chez son vieil ami, l’on trouva dansun cabinet où jamais il n’avait laissé pénétrer personne une grandequantité de joujoux dont beaucoup étaient brisés et qui tousavaient servi, des joujoux du temps passé pieusement conservés, etque monsieur Bongrand devait brûler lui-même, à la prière du pauvrecapitaine. Vers cette époque, elle dut faire sa première communion.L’abbé Chaperon employa toute une année à l’instruction de cettejeune fille, chez qui le cœur et l’intelligence, si développés,mais si prudemment maintenus l’un par l’autre, exigeaient unenourriture spirituelle particulière. Telle fut cette initiation àla connaissance des choses divines, que depuis cette époque oùl’âme prend sa forme religieuse, Ursule devint la pieuse etmystique jeune fille dont le caractère fut toujours au-dessus desévénements, et dont le cœur domina toute adversité. Ce fut alorsaussi que commença secrètement entre cette vieillesse incrédule etcette enfance pleine de croyance une lutte pendant long-tempsinconnue à celle qui la provoqua, mais dont le dénoûment occupaittoute la ville, et devait avoir tant d’influence sur l’avenird’Ursule en déchaînant contre elle les collatéraux du docteur.

Pendant les six premiers mois de l’année 1824, Ursule passapresque toutes ses matinées au presbytère. Le vieux médecin devinales intentions du curé. Le prêtre voulait faire d’Ursule unargument invincible. L’incrédule, aimé par sa filleule comme ill’eût été de sa propre fille, croirait à cette naïveté, seraitséduit par les touchants effets de la religion dans l’âme d’uneenfant dont l’amour ressemblait à ces arbres des climats indienstoujours chargés de fleurs et de fruits, toujours verts et toujoursembaumés. Une belle vie est plus puissante que le plus vigoureuxraisonnement. On ne résiste pas aux charmes de certaines images.Aussi le docteur eut-il les yeux mouillés de larmes, sans savoirpourquoi, quand il vit la fille de son cœur partant pour l’église,habillée d’une robe de crêpe blanc, chaussée de souliers de satinblanc, parée de rubans blancs, la tête ceinte d’une bandeletteroyale attachée sur le côté par un gros nœud, les mille boucles desa chevelure ruisselant sur ses belles épaules blanches, le corsagebordé d’une ruche ornée de comètes, les yeux étoilés par unepremière espérance, volant grande et heureuse à une première union,aimant mieux son parrain depuis qu’elle s’était élevée jusqu’àDieu. Quand il aperçut la pensée de l’éternité donnant lanourriture a cette âme jusqu’alors dans les limbes de l’enfance,comme après la nuit le soleil donne la vie à la terre&|160;;toujours sans savoir pourquoi, il fut fâché de rester seul aulogis. Assis sur les marches de son perron, il tint pendantlong-temps les yeux fixés sur la grille entre les barreaux delaquelle sa pupille avait disparu en lui disant : – Parrain,pourquoi ne viens-tu pas&|160;? Je serai donc heureuse sanstoi&|160;? Quoique ébranlé jusque dans ses racines, l’orgueil del’encyclopédiste ne fléchit point encore. Il se promena cependantde façon à voir la procession des communiants, et distingua sapetite Ursule brillante d’exaltation sous le voile. Elle lui lançaun regard inspiré qui remua, dans la partie rocheuse de son cœur,le coin fermé à Dieu. Mais le déiste tint bon, il se dit : –Momeries&|160;! Imaginer que, s’il existe un ouvrier des mondes,cet organisateur de l’infini s’occupe de ces niaiseries&|160;!… Ilrit et continua sa promenade sur les hauteurs qui dominent la routedu Gâtinais, où les cloches sonnées en volée répandaient au loin lajoie des familles.

Le bruit du trictrac est insupportable aux personnes qui nesavent pas ce jeu, l’un des plus difficiles qui existent. Pour nepas ennuyer sa pupille, à qui l’excessive délicatesse de sesorganes et de ses nerfs ne permettait pas d’entendre impunément cesmouvements et ce parlage dont la raison est inconnue, le curé, levieux Jordy quand il vivait et le docteur attendaient toujours queleur enfant fût couchée ou en promenade. Il arrivait alors assezsouvent que la partie était encore en train quand Ursule rentrait :elle se résignait alors avec une grâce infinie et se mettait auprèsde la fenêtre à travailler. Elle avait de la répugnance pour cejeu, dont les commencements sont en effet rudes et inaccessibles àbeaucoup d’intelligences, et si difficiles à vaincre que, si l’onne prend pas l’habitude de ce jeu pendant la jeunesse, il estpresque impossible plus tard de l’apprendre. Or le soir de sapremière communion, quand Ursule revint chez son tuteur, seul pourcette soirée, elle mit le trictrac devant le vieillard.

– Voyons, à qui le dé&|160;? dit-elle.

– Ursule, reprit le docteur, n’est-ce pas un péché de te moquerde ton parrain le jour de ta première communion&|160;?

– Je ne me moque point, dit-elle en s’asseyant&|160;; je me doisà vos plaisirs, vous qui veillez à tous les miens. Quand monsieurChaperon était content, il me donnait une leçon de trictrac, et ilm’a donné tant de leçons que je suis en état de vous gagner… Vousne vous gênerez plus pour moi. Pour ne pas entraver vos plaisirs,j’ai vaincu toutes les difficultés, et le bruit du trictrac meplaît.

Ursule gagna. Le curé vint surprendre les joueurs et jouir deson triomphe. Le lendemain Minoret, qui jusqu’alors avait refusé defaire apprendre la musique à sa pupille, se rendit à Paris, yacheta un piano, prit des arrangements à Fontainebleau avec unemaîtresse et se soumit à l’ennui que devaient lui causer lesperpétuelles études de sa pupille. Une des prédictions de feu Jordyle phrénologiste se réalisa : la petite fille devint excellentemusicienne. Le tuteur, fier de sa filleule, faisait en ce momentvenir de Paris une fois par semaine un vieil allemand nomméSchmucke, un savant professeur de musique, et subvenait auxdépenses de cet art, d’abord jugé par lui tout à fait inutile enménage. Les incrédules n’aiment pas la musique, céleste langagedéveloppé par le catholicisme, qui a pris les noms des sept notesdans un de ses hymnes : chaque note est la première syllabe dessept premiers vers de l’hymne à saint Jean. Quoique vive,l’impression produite sur le vieillard par la première communiond’Ursule fut passagère. Le calme, le contentement que les œuvres dela religion et la prière répandaient dans cette âme jeune furentaussi des exemples sans force pour lui. Sans aucun sujet de remordsni de repentir, Minoret jouissait d’une sérénité parfaite. Enaccomplissant ses bienfaits sans l’espoir d’une moisson céleste, ilse trouvait plus grand que le catholique, auquel il reprochaittoujours de faire de l’usure avec Dieu.

– Mais, lui disait l’abbé Chaperon, si les hommes voulaient tousse livrer à ce commerce, avouez que la société seraitparfaite&|160;? il n’y aurait plus de malheureux. Pour êtrebienfaisant à votre manière, il faut être un grandphilosophe&|160;; vous vous élevez à votre doctrine par leraisonnement, vous êtes une exception sociale&|160;; tandis qu’ilsuffit d’être chrétien pour être bienfaisant à la nôtre. Chez vous,c’est un effort&|160;; chez nous, c’est naturel.

– Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilàtout.

Cependant, à douze ans, Ursule, dont la finesse et l’adressenaturelle à la femme étaient exercées par une éducation supérieureet dont le sens dans toute sa fleur était éclairé par l’espritreligieux, de tous les genres d’esprit le plus délicat, finit parcomprendre que son parrain ne croyait ni à un avenir, ni àl’immortalité de l’âme, ni à une providence, ni à Dieu. Pressé dequestions par l’innocente créature, il fut impossible au docteur decacher plus longtemps ce fatal secret. La naïve consternationd’Ursule le fit d’abord sourire&|160;; mais en la voyantquelquefois triste, il comprit tout ce que cette tristesseannonçait d’affection. Les tendresses absolues ont horreur de touteespèce de désaccord, même dans les idées qui leur sont étrangères.Parfois le docteur se prêta comme à des caresses aux raisons de safille adoptive dites d’une voix tendre et douce, exhalées par lesentiment le plus ardent et le plus pur. Les croyants et lesincrédules parlent deux langues différentes et ne peuvent secomprendre. La filleule, en plaidant la cause de Dieu, maltraitaitson parrain, comme un enfant gâté maltraite quelquefois sa mère. Lecuré blâma doucement Ursule, et lui dit que Dieu se réservaitd’humilier ces esprits superbes. La jeune fille répondit à l’abbéChaperon que David avait abattu Goliath. Cette dissidencereligieuse, ces regrets de l’enfant qui voulait entraîner sontuteur à Dieu, furent les seuls chagrins de cette vie intérieure,si douce et si pleine, dérobée aux regards de la petite villecurieuse. Ursule grandissait, se développait, devenait la jeunefille modeste et chrétiennement instruite que Désiré avait admiréeau sortir de l’église. La culture des fleurs dans le jardin, lamusique, les plaisirs de son tuteur, et tous les petits soinsqu’Ursule lui rendait, car elle avait soulagé la Bougival ens’occupant de lui, remplissaient les heures, les jours, les mois decette existence calme. Néanmoins, depuis un an, quelques troubleschez Ursule avaient inquiété le docteur&|160;; mais la cause enétait si prévue, qu’il ne s’en inquiéta que pour surveiller lasanté. Cependant cet observateur sagace, ce profond praticien crutapercevoir que les troubles avaient eu quelque retentissement dansle moral. Il espionna maternellement sa pupille, ne vit autourd’elle personne digne de lui inspirer de l’amour, et son inquiétudepassa.

En ces conjonctures, un mois avant le jour où ce drame commence,il arriva dans la vie intellectuelle du docteur un de ces faits quilabourent jusqu’au tuf le champ des convictions et le retournent,mais ce fait exige un récit succinct de quelques événements de sacarrière médicale qui donnera d’ailleurs un nouvel intérêt à cettehistoire.

Vers la fin du dix-huitième siècle, la Science fut aussiprofondément divisée par l’apparition de Mesmer, que l’Art le futpar celle de Gluck. Après avoir retrouvé le magnétisme, Mesmer vinten France, où depuis un temps immémorial les inventeurs accourentfaire légitimer leurs découvertes. La France, grâce à son langageclair, est en quelque sorte la trompette du monde.

– Si l’homéopathie arrive à Paris, elle est sauvée, disaitdernièrement Hahnemann.

– Allez en France, disait M. de Metternich à Gall, et si l’ons’y moque de vos bosses, vous serez illustre.

Mesmer eut donc des adeptes et des antagonistes aussi ardentsque les piccinistes contre les gluckistes. La France savantes’émut, un débat solennel s’ouvrit. Avant l’arrêt, la Faculté demédecine proscrivit en masse le prétendu charlatanisme de Mesmer,son baquet, ses fils conducteurs et ses théories. Mais, disons-le,cet Allemand compromit malheureusement sa magnifique découverte pard’énormes prétentions pécuniaires. Mesmer succomba parl’incertitude des faits, par l’ignorance du rôle que jouent dans lanature les fluides impondérables alors inobservés, par soninaptitude à rechercher les côtés d’une science à triple face. Lemagnétisme a plus d’une application&|160;; entre les mains deMesmer, il fut, par rapport à son avenir, ce que le principe estaux effets. Mais si le trouveur manqua de génie, il est triste pourla raison humaine et pour la France d’avoir à constater qu’unescience contemporaine des sociétés, également cultivée par l’Egypteet par la Chaldée, par la Grèce et par l’Inde, éprouva dans Parisen plein dix-huitième siècle le sort qu’avait eu la vérité dans lapersonne de Galilée au seizième, et que le magnétisme y futrepoussé par les doubles atteintes des gens religieux et desphilosophes matérialistes également alarmés. Le magnétisme, lascience favorite de Jésus et l’une des puissances divines remisesaux apôtres, ne paraissait pas plus prévu par l’Eglise que par lesdisciples de Jean-Jacques et de Voltaire, de Locke et de Condillac.L’Encyclopédie et le Clergé ne s’accommodaient pas de ce vieuxpouvoir humain qui sembla si nouveau. Les miracles desconvulsionnaires étouffés par l’Eglise et par l’indifférence dessavants, malgré les écrits précieux du conseiller Carré deMontgeron, furent une première sommation de faire des expériencessur les fluides humains qui donnent le pouvoir d’opposer assez deforces intérieures pour annuler les douleurs causées par des agentsextérieurs. Mais il aurait fallu reconnaître l’existence de fluidesintangibles, invisibles, impondérables, trois négations danslesquelles la science d’alors voulait voir une définition du vide.Dans la philosophie moderne le vide n’existe pas. Dix pieds devide, le monde croule&|160;! Surtout pour les matérialistes, lemonde est plein, tout se tient, tout s’enchaîne et tout estmachiné.  » Le monde, disait Diderot, comme effet du hasard, estplus explicable que Dieu. La multiplicité des causes et le nombreincommensurable de jets que suppose le hasard, explique lacréation. Soient donnés l’Enéide et tous les caractères nécessairesà sa composition, si vous m’offrez le temps et l’espace, à force dejeter les lettres, j’atteindrai la combinaison Enéide.  » Cesmalheureux, qui déifiaient tout plutôt que d’admettre un Dieu,reculaient aussi devant la divisibilité infinie de la matière quecomporte la nature des forces impondérables. Locke et Condillac ontalors retardé de cinquante ans l’immense progrès que font en cemoment les sciences naturelles sous la pensée d’unité due au grandGeoffroy Saint-Hilaire. Quelques gens droits, sans système,convaincus par des faits consciencieusement étudiés, persévérèrentdans la doctrine de Mesmer, qui reconnaissait en l’hommel’existence d’une influence pénétrante, dominatrice d’homme àhomme, mise en œuvre par la volonté, curative par l’abondance dufluide, et dont le jeu constitue un duel entre deux volontés, entreun mal à guérir et le vouloir de guérir. Les phénomènes dusomnambulisme, à peine soupçonnés par Mesmer, furent dus àmessieurs de Puységur et Deleuze&|160;; mais la révolution mit àces découvertes un temps d’arrêt qui donna gain de cause auxsavants et aux railleurs. Parmi le petit nombre des croyants setrouvèrent des médecins. Ces dissidents furent, jusqu’à leur mort,persécutés par leurs confrères. Le corps respectable des médecinsde Paris déploya contre les mesmériens les rigueurs des guerresreligieuses, et fut aussi cruel dans sa haine contre eux qu’ilétait possible de l’être dans ce temps de tolérance voltairienne.Les docteurs orthodoxes refusaient de consulter avec les docteursqui tenaient pour l’hérésie mesmérienne. En 1820, ces prétendushérésiarques étaient encore l’objet de cette proscription sourde.Les malheurs, les orages de la Révolution n’éteignirent pas cettehaine scientifique. Il n’y a que les prêtres, les magistrats et lesmédecins pour haïr ainsi. La robe est toujours terrible. Mais aussiles idées ne seraient-elles pas plus implacables que leschoses&|160;? Le docteur Bouvard, ami de Minoret, donna dans la foinouvelle, et persévéra jusqu’à sa mort dans la science à laquelleil avait sacrifié le repos de sa vie, car il fut une des bêtesnoires de la Faculté de Paris. Minoret, l’un des plusvaillants soutiens des encyclopédistes, le plus redoutableadversaire de Deslon, le prévôt de Mesmer, et dont la plume futd’un poids énorme dans cette querelle, se brouilla sans retour avecson camarade&|160;; mais il fit plus, il le persécuta. Sa conduiteavec Bouvard devait lui causer le seul repentir qui pût troubler lasérénité de son déclin. Depuis la retraite du docteur Minoret àNemours, la science des fluides impondérables, seul nom quiconvienne au magnétisme si étroitement lié par la nature de sesphénomènes à la lumière et à l’électricité, faisait d’immensesprogrès, malgré les continuelles railleries de la scienceparisienne. La phrénologie et la physiognomie[Il faudrait :physiognomonie.], la science de Gall et celle de Lavater, qui sontjumelles, dont l’une est à l’autre ce que la cause est à l’effet,démontraient aux yeux de plus d’un physiologiste les traces dufluide insaisissable, base des phénomènes de la volonté humaine, etd’où résultent les passions, les habitudes, les formes du visage etcelles du crâne. Enfin, les faits magnétiques, les miracles dusomnambulisme, ceux de la divination et de l’extase, qui permettentde pénétrer dans le monde spirituel, s’accumulaient. L’histoireétrange des apparitions du fermier Martin si bien constatées, etl’entrevue de ce paysan avec Louis XVIII&|160;; la connaissance desrelations de Swedenborg avec les morts, si sérieusement établie enAllemagne&|160;; les récits de Walter Scott sur les effets de laseconde vue; l’exercice des prodigieuses facultés dequelques diseurs de bonne aventure qui confondent en uneseule science la chiromancie, la cartomancie et l’horoscopie&|160;;les faits de catalepsie et ceux de la mise en œuvre des propriétésdu diaphragme par certaines affections morbides&|160;; cesphénomènes au moins curieux, tous émanés de la même source,sapaient bien des doutes, emmenaient les plus indifférents sur leterrain des expériences. Minoret ignorait ce mouvement des esprits,si grand dans le nord de l’Europe, encore si faible en France, oùse passaient néanmoins de ces faits qualifiés de merveilleux parles observateurs superficiels, et qui tombent comme des pierres aufond de la mer, dans le tourbillon des événements parisiens.

Au commencement de cette année, le repos de l’anti-mesmérien futtroublé par la lettre suivante.

 » Mon vieux camarade,

Toute amitié, même perdue, a des droits qui se prescriventdifficilement. Je sais que vous vivez encore, et je me souviensmoins de notre inimitié que de nos beaux jours au taudis deSaint-Julien-le-Pauvre. Au moment de m’en aller de ce monde, jetiens à vous prouver que le magnétisme va constituer une dessciences les plus importantes, si toutefois la science ne doit pasêtre une. Je puis foudroyer votre incrédulité par despreuves positives. Peut-être devrai-je à votre curiosité le bonheurde vous serrer encore une fois la main, comme nous nous la serrionsavant Mesmer.

Toujours à vous,

BOUVARD.  »

Piqué comme l’est un lion par un taon, l’anti-mesmérien bonditjusqu’à Paris et mit sa carte chez le vieux Bouvard, qui demeuraitrue Férou, près de Saint-Sulpice. Bouvard lui mit une carte à sonhôtel, en lui écrivant :  » Demain, à neuf heures, rue Saint-Honoré,en face l’Assomption.  » Minoret, redevenu jeune, ne dormit pas. Ilalla voir les vieux médecins de sa connaissance, et leur demanda sile monde était bouleversé, si la médecine avait une Ecole, si lesquatre Facultés vivaient encore. Les médecins le rassurèrent en luidisant que le vieil esprit de résistance existait&|160;; seulement,au lieu de persécuter, l’Académie de médecine et l’Académie dessciences pouffaient de rire en rangeant les faits magnétiques parmiles surprises de Comus, de Comte, de Bosco, dans les jongleries, laprestidigitation et ce qu’on nomme la physique amusante. Cesdiscours n’empêchèrent point le vieux Minoret d’aller aurendez-vous que lui donnait le vieux Bouvard. Après quarante-quatreannées d’inimitié, les deux antagonistes se revirent sous une portecochère de la rue Saint-Honoré. Les Français sont tropcontinuellement distraits pour se haïr pendant long-temps. A Parissurtout, les faits étendent trop l’espace et font en politique, enlittérature et en science la vie trop vaste pour que les hommes n’ytrouvent pas des pays à conquérir où leurs prétentions peuventrégner à l’aise. La haine exige tant de forces toujours armées quel’on s’y met plusieurs quand on veut haïr pendant long-temps. Aussiles Corps peuvent-ils seuls y avoir de la mémoire. Aprèsquarante-quatre ans, Roberspierre et Danton s’embrasseraient.Cependant chacun des deux docteurs garda sa main sans l’offrir.Bouvard le premier dit à Minoret : – Tu te portes à ravir.

– Oui, pas mal, et toi&|160;? répondit Minoret une fois la glacerompue.

– Moi, comme tu vois.

– Le magnétisme empêche-t-il de mourir&|160;? demanda Minoretd’un ton plaisant mais sans aigreur.

– Non, mais il a failli m’empêcher de vivre.

– Tu n’es donc pas riche&|160;? fit Minoret.

– Bah&|160;! dit Bouvard.

– Eh&|160;! bien, je suis riche, moi, s’écria Minoret.

– Ce n’est pas à ta fortune, mais à ta conviction que j’en veux.Viens, répondit Bouvard.

– Oh&|160;! l’entêté&|160;! s’écria Minoret.

Le mesmérien entraîna l’incrédule dans un escalier assez obscur,et le lui fit monter avec précaution jusqu’au quatrième étage.

En ce moment se produisait à Paris un homme extraordinaire, douépar la foi d’une incalculable puissance, et disposant des pouvoirsmagnétiques dans toutes leurs applications. Non-seulement ce grandinconnu, qui vit encore, guérissait par lui-même à distance lesmaladies les plus cruelles, les plus invétérées, soudainement etradicalement, comme jadis le Sauveur des hommes&|160;; mais encoreil produisait instantanément les phénomènes les plus curieux dusomnambulisme en domptant les volontés les plus rebelles. Laphysionomie de cet inconnu, qui dit ne relever que de Dieu etcommuniquer avec les anges comme Swedenborg, est celle dulion&|160;; il y éclate une énergie concentrée, irrésistible. Sestraits, singulièrement contournés, ont un aspect terrible etfoudroyant&|160;; sa voix, qui vient des profondeurs de l’être, estcomme chargée du fluide magnétique, elle entre en l’auditeur partous les pores. Dégoûté de l’ingratitude publique après desmilliers de guérisons, il s’est rejeté dans une impénétrablesolitude, dans un néant volontaire. Sa toute puissante main, qui arendu des filles mourantes à leurs mères, des pères à leurs enfantséplorés, des maîtresses idolâtrées à des amants ivresd’amour&|160;; qui a guéri les malades abandonnés par les médecins,qui faisait chanter des hymnes dans les synagogues, dans lestemples et dans les églises par des prêtres de différents cultesramenés tous au même Dieu par le même miracle&|160;; quiadoucissait les agonies aux mourants chez lesquels la vie étaitimpossible&|160;; cette main souveraine, soleil de vie quiéblouissait les yeux fermés des somnambules, ne se lèverait paspour rendre un héritier présomptif à une reine. Enveloppé dans lesouvenir de ses bienfaits comme dans un suaire lumineux, il serefuse au monde et vit dans le ciel. Mais à l’aurore de son règne,surpris presque de son pouvoir, cet homme, dont le désintéressementa égalé la puissance, permettait à quelques curieux d’être témoinsde ses miracles. Le bruit de cette renommée, qui fut immense et quipourrait renaître demain, réveilla le docteur Bouvard sur le bordde la tombe. Le mesmérien, persécuté, put enfin voir les phénomènesles plus radieux de cette science, gardée en son cœur comme untrésor. Les malheurs de ce vieillard avaient ému le grand inconnu,qui lui donna quelques priviléges. Aussi Bouvard subissait-il, enmontant l’escalier, les plaisanteries de son vieil antagoniste avecune joie malicieuse. Il ne lui répondit que par des :  » Tu vasvoir&|160;! tu vas voir&|160;!  » et par ces petits hochements detête que se permettent les gens sûrs de leur fait.

Les deux docteurs entrèrent dans un appartement plus quemodeste. Bouvard alla parler pendant un moment dans une chambre àcoucher contiguë au salon où attendait Minoret, dont la défiances’éveilla&|160;; mais Bouvard vint aussitôt le prendre etl’introduisit dans cette chambre où se trouvaient le mystérieuxswedenborgiste et une femme assise dans un fauteuil. Cette femme nese leva point, et ne parut pas s’apercevoir de l’entrée des deuxvieillards.

– Comment&|160;! plus de baquets&|160;? fit Minoret ensouriant.

– Rien que le pouvoir de Dieu, répondit gravement leswedenborgiste qui parut à Minoret être âgé de cinquante ans.

Les trois hommes s’assirent, et l’inconnu se mit à causer. Onparla pluie et beau temps, à la grande surprise du vieux Minoretqui se crut mystifié. Le swedenborgiste questionna le visiteur surses opinions scientifiques, et semblait évidemment prendre le tempsde l’examiner.

– Vous venez ici en simple curieux, monsieur, dit-il enfin. Jen’ai pas l’habitude de prostituer une puissance qui, dans maconviction, émane de Dieu&|160;; si j’en faisais un usage frivoleou mauvais, elle pourrait m’être retirée. Néanmoins, il s’agit, m’adit monsieur Bouvard, de changer une conviction contraire à lanôtre, et d’éclairer un savant de bonne foi : je vais donc voussatisfaire. Cette femme que vous voyez, dit-il, en montrantl’inconnue, est dans le sommeil somnambulique. D’après les aveux etles manifestations de tous les somnambules, cet état constitue unevie délicieuse pendant laquelle l’être intérieur, dégagé de toutesles entraves apportées à l’exercice de ses facultés par la naturevisible, se promène dans le monde que nous nommons invisible àtort. La vue et l’ouïe s’exercent alors d’une manière plus parfaiteque dans l’état dit de veille, et peut-être sans lesecours des organes qui sont la gaîne[Graphie du Dict. Acad.Fr. 1835.] de ces épées lumineuses appelées la vue etl’ouïe&|160;! Pour l’homme mis dans cet état les distances et lesobstacles matériels n’existent pas, ou sont traversés par une viequi est en nous, et pour laquelle notre corps est un réservoir, unpoint d’appui nécessaire, une enveloppe. Les termes manquent pourdes effets si nouvellement retrouvés&|160;; car aujourd’hui lesmots impondérables, intangibles, invisibles, n’ont aucun sensrelativement au fluide dont l’action est démontrée par lemagnétisme. La lumière est pondérable par sa chaleur, qui enpénétrant les corps, augmente leur volume, et certes l’électricitén’est que trop tangible. Nous avons condamné les choses au lieud’accuser l’imperfection de nos instruments.

– Elle dort&|160;! dit Minoret en examinant la femme qui luiparut appartenir à la classe inférieure.

– Son corps est en quelque sorte annulé, répondit leswedenborgiste. Les ignorants prennent cet état pour le sommeil.Mais elle va vous prouver qu’il existe un univers spirituel et quel’esprit n’y reconnaît point les lois de l’univers matériel. Jel’enverrai dans la région où vous voudrez qu’elle aille. A vingtlieues d’ici comme en Chine, elle vous dira ce qui s’y passe.

– Envoyez-la seulement chez moi, à Nemours, demanda Minoret.

– Je n’y veux être pour rien, répondit l’homme mystérieux.Donnez-moi votre main, vous serez à la fois acteur et spectateur,effet et cause.

Il prit la main de Minoret, que Minoret lui laissaprendre&|160;; il la tint pendant un moment en paraissant serecueillir, et de son autre main il saisit la main de la femmeassise dans le fauteuil&|160;; puis il mit celle du docteur danscelle de la femme en faisant signe au vieil incrédule de s’asseoirà côté de cette pythonisse sans trépied. Minoret remarqua dans lestraits excessivement calmes de cette femme un léger tressaillementquand ils furent unis par le swedenborgiste&|160;; mais cemouvement, quoique merveilleux dans ses effets, fut d’une grandesimplicité.

– Obéissez à monsieur, lui dit ce personnage en étendant la mainsur la tête de la femme qui parut aspirer de lui la lumière et lavie, et songez que tout ce que vous ferez pour lui me plaira. Vouspouvez lui parler maintenant, dit-il à Minoret.

– Allez à Nemours, rue des Bourgeois, chez moi, dit ledocteur.

– Donnez-lui le temps, laissez votre main dans la sienne jusqu’àce qu’elle vous prouve par ce qu’elle vous dira qu’elle y estarrivée, dit Bouvard à son ancien ami.

– Je vois une rivière, répondit la femme d’une voix faible enparaissant regarder en dedans d’elle-même avec une profondeattention malgré ses paupières baissées. Je vois un jolijardin…

– Pourquoi entrez-vous par la rivière et par le jardin&|160;?dit Minoret.

– Parce qu’elles y sont.

– Qui&|160;?

– La jeune personne et la nourrice auxquelles vous pensez.

– Comment est le jardin&|160;? demanda Minoret.

– En y entrant par le petit escalier qui descend sur la rivière,il se trouve à droite une longue galerie en briques dans laquelleje vois des livres, et terminée par un cabajoutis orné desonnettes en bois et d’œufs rouges. A gauche le mur est revêtu d’unmassif de plantes grimpantes, de la vigne vierge, du jasmin deVirginie. Au milieu se trouve un petit cadran solaire. Il y abeaucoup de pots de fleurs. Votre pupille examine ses fleurs, lesmontre à sa nourrice, fait des trous avec un plantoir et y met desgraines… La nourrice râtisse les allées… Quoique la pureté de cettejeune fille soit celle d’un ange, il y a chez elle un commencementd’amour, faible comme un crépuscule du matin.

– Pour qui&|160;? demanda le docteur qui jusqu’à présentn’entendait rien que personne ne pût lui dire sans être somnambule.Il croyait toujours à de la jonglerie.

– Vous n’en savez rien, quoique vous ayez été dernièrement assezinquiet quand elle est devenue femme, dit-elle en souriant. Lemouvement de son cœur a suivi celui de la nature…

– Et c’est une femme du peuple qui parle ainsi&|160;? s’écria levieux docteur.

– Dans cet état toutes s’expriment avec une limpiditéparticulière, répondit Bouvard.

– Mais qui Ursule aime-t-elle&|160;?

– Ursule ne sait pas qu’elle aime, répondit avec un petitmouvement de tête la femme&|160;; elle est bien trop angélique pourconnaître le désir ou quoi que ce soit de l’amour&|160;; mais elleest occupée de lui, elle pense à lui, elle s’en défend même, elle yrevient malgré sa volonté de s’abstenir… Elle est au piano…

– Mais qui est-ce&|160;?

– Le fils d’une dame qui demeure en face…

– Madame de Portenduère&|160;?

– Portenduère, dites-vous, reprit la somnambule, je le veuxbien. Mais il n’y a pas de danger, il n’est point dans le pays.

– Se sont-ils parlé&|160;? demanda le docteur.

– Jamais. Ils se sont regardés l’un l’autre. Elle le trouvecharmant. Il est en effet joli homme, il a bon cœur. Elle l’a vu desa croisée, ils se sont vus aussi à l’église&|160;; mais le jeunehomme n’y pense plus.

– Son nom&|160;?

– Ah&|160;! pour vous le dire, il faut que je le lise ou que jel’entende. Il se nomme Savinien, elle vient de prononcer sonnom&|160;; elle le trouve doux à prononcer : elle a déjà regardédans l’almanach le jour de sa fête, elle y a fait un petit pointrouge… des enfantillages&|160;! Oh&|160;! elle aimera bien, maisavec autant de pureté que de force&|160;; elle n’est pas fille àaimer deux fois, et l’amour teindra son âme et la pénétrera si bienqu’elle repousserait tout autre sentiment.

– Où voyez-vous cela&|160;?

– En elle. Elle saura souffrir&|160;; elle a de qui tenir, carson père et sa mère ont bien souffert&|160;!

Ce dernier mot renversa le docteur, qui fut moins ébranlé quesurpris. Il n’est pas inutile de faire observer qu’entre chaquephrase de la femme il s’écoulait de dix à quinze minutes pendantlesquelles son attention se concentrait de plus en plus. On lavoyait voyant&|160;! son front présentait des aspects singuliers :il s’y peignait des efforts intérieurs, il s’éclaircissait ou secontractait par une puissance dont les effets n’avaient étéremarqués par Minoret que chez les mourants dans les instants oùils sont doués du don de prophétie. Elle fit à plusieurs reprisesdes gestes qui ressemblaient à ceux d’Ursule.

– Oh&|160;! questionnez-la, reprit le mystérieux personnage ens’adressant à Minoret, elle vous dira les secrets que vous pouvezseul connaître.

– Ursule m’aime&|160;? reprit Minoret.

– Presque autant que Dieu, dit-elle avec un sourire. Aussiest-elle bien malheureuse de votre incrédulité. Vous ne croyez pasen Dieu, comme si vous pouviez empêcher qu’il soit&|160;! Sa paroleemplit les mondes&|160;! Vous causez ainsi les seuls tourments decette pauvre enfant. Tiens&|160;! elle fait des gammes&|160;; ellevoudrait être encore meilleure musicienne qu’elle ne l’est, elle sedépite. Voici ce qu’elle pense : Si je chantais bien, si j’avaisune belle voix, quand il sera chez sa mère, ma voix irait bienjusqu’à son oreille.

Le docteur Minoret prit son portefeuille et nota l’heureprécise.

– Pouvez-vous me dire quelles sont les graines qu’elle asemées&|160;?

– Du réséda, des pois de senteur, des balsamines…

– En dernier&|160;?

– Des pieds d’alouette.

– Où est mon argent&|160;?

– Chez votre notaire&|160;; mais vous le placez à mesure sansperdre un seul jour d’intérêt.

– Oui&|160;; mais où est l’argent que je garde à Nemours pour madépense du semestre&|160;?

– Vous le mettez dans un grand livre relié en rouge intituléPandectes de Justinien, tome II, entre les deux avant-derniersfeuillets&|160;; le livre est au-dessus du buffet vitré, dans lacase aux in-folios. Vous en avez toute une rangée. Vos fonds sontdans le dernier volume, du côté du salon. Tiens&|160;! le tome IIIest avant le tome II. Mais vous n’avez pas d’argent, c’est des…

– Billets de mille francs&|160;?… demanda le docteur.

– Je ne vois pas bien, ils sont pliés. Non, il y a deux billetsde chacun cinq cents francs.

– Vous les voyez&|160;?

– Oui.

– Comment sont-ils&|160;?

– Il y en a un très-jaune et vieux, l’autre blanc et presqueneuf…

Cette dernière partie de l’interrogatoire foudroya le docteurMinoret. Il regarda Bouvard d’un air hébété, mais Bouvard et leswedenborgiste, familiarisés avec l’étonnement des incrédules,causaient à voix basse sans paraître ni surpris ni étonnés&|160;;Minoret les pria de lui permettre de revenir après le dîner.L’anti-mesmérien voulait se recueillir, se remettre de sa profondeterreur, pour éprouver de nouveau ce pouvoir immense, le soumettreà des expériences décisives, lui poser des questions dont lasolution enlevât toute espèce de doute.

– Soyez ici à neuf heures, ce soir, dit l’inconnu, je reviendraipour vous.

Le docteur Minoret était dans un état si violent, qu’il sortitsans saluer, suivi par Bouvard qui lui criait à distance : –Eh&|160;! bien, eh&|160;! bien&|160;?

– Je me crois fou, Bouvard, répondit Minoret sur le pas de laporte cochère. Si la femme a dit vrai pour Ursule, comme il n’y aqu’Ursule au monde qui sache ce que cette sorcière m’a révélé,tu auras raison. Je voudrais avoir des ailes, aller àNemours vérifier ses assertions. Mais je louerai une voiture etpartirai ce soir à dix heures. Ah&|160;! je perds la tête.

– Que deviendrais-tu donc si, connaissant depuis de longuesannées un malade incurable, tu le voyais guéri en cinqsecondes&|160;! Si tu voyais ce grand magnétiseur faire suer àtorrents un dartreux, si tu le voyais faire marcher une petitemaîtresse percluse&|160;?

– Dînons ensemble, Bouvard, et ne nous quittons pas jusqu’à neufheures. Je veux chercher une expérience décisive, irrécusable.

– Soit, mon vieux camarade, répondit le docteur mesmérien.

Les deux ennemis réconciliés allèrent dîner au Palais-Royal.Après une conversation animée, à l’aide de laquelle Minoret trompala fièvre d’idées qui lui ravageait la cervelle, Bouvard lui dit :– Si tu reconnais à cette femme la faculté d’anéantir ou detraverser l’espace, si tu acquiers la certitude que, del’Assomption, elle entend et voit ce qui se dit et se fait àNemours, il faut admettre tous les autres effets magnétiques, ilssont pour un incrédule tout aussi impossibles que ceux-là.Demande-lui donc une seule preuve qui te satisfasse, car tu peuxcroire que nous nous sommes procuré tous ces renseignements&|160;;mais nous ne pouvons pas savoir, par exemple, ce qui va se passer àneuf heures, dans ta maison, dans la chambre de ta pupille :retiens ou écris ce que la somnambule va voir ou entendre et courschez toi. Cette petite Ursule, que je ne connaissais point, n’estpas notre complice&|160;; et si elle a dit ou fait ce que tu aurasen écrit, baisse la tête, fier Sicambre&|160;!

Les deux amis revinrent dans la chambre, et y trouvèrent lasomnambule, qui ne reconnut pas le docteur Minoret. Les yeux decette femme se fermèrent doucement sous la main que leswedenborgiste étendit sur elle à distance, et elle repritl’attitude dans laquelle Minoret l’avait vue avant le dîner. Quandles mains de la femme et celles du docteur furent mises en rapport,il la pria de lui dire tout ce qui se passait chez lui, à Nemours,en ce moment.

– Que fait Ursule&|160;? dit-il.

– Elle est déshabillée, elle a fini de mettre ses papillotes,elle est à genoux sur son prie-Dieu, devant un crucifix d’ivoireattaché sur un tableau de velours rouge.

– Que dit-elle&|160;?

– Elle fait ses prières du soir, elle se recommande à Dieu, ellele supplie d’écarter de son âme les mauvaises pensées&|160;; elleexamine sa conscience et repasse ce qu’elle a fait dans la journéeafin de savoir si elle a manqué à ses commandements ou à ceux del’Eglise. Enfin elle épluche son âme, pauvre chère petitecréature&|160;! La somnambule eut les yeux mouillés. Elle n’a pascommis de péché, mais elle se reproche d’avoir trop pensé àmonsieur Savinien, reprit-elle. Elle s’interrompt pour se demanderce qu’il fait à Paris, et prie Dieu de le rendre heureux. Ellefinit par vous et dit à haute voix une prière.

– Pouvez-vous la répéter&|160;?

– Oui.

Minoret prit son crayon et écrivit, sous la dictée de lasomnambule, la prière suivante évidemment composée par l’abbéChaperon :

 » Mon Dieu, si vous êtes content de votre servante qui vousadore et vous prie avec autant d’amour que de ferveur, qui tâche dene point s’écarter de vos saints commandements, qui mourrait avecjoie comme votre Fils pour glorifier votre nom, qui voudrait vivredans votre ombre, vous enfin qui lisez dans les cœurs, faites-moila faveur de dessiller les yeux de mon parrain, de le mettre dansla voie du salut et lui communiquer votre grâce afin qu’il vive envous ses derniers jours&|160;; préservez-le de tout mal etfaites-moi souffrir en sa place&|160;! Bonne sainte Ursule, machère patronne, et vous divine mère de Dieu, reine du ciel,archanges et saints du paradis, écoutez-moi, joignez vosintercessions aux miennes et prenez pitié de nous.  »

La somnambule imita si parfaitement les gestes candides et lessaintes inspirations de l’enfant, que le docteur Minoret eut lesyeux pleins de larmes.

– Dit-elle encore quelque chose&|160;? demanda Minoret.

– Oui.

– Répétez-le&|160;?

– Ce cher parrain&|160;! avec qui fera-t-il son trictrac àParis&|160;? Elle souffle son bougeoir, elle penche la tête ets’endort. La voilà partie&|160;! Elle est bien jolie dans son petitbonnet de nuit.

Minoret salua le grand inconnu, serra la main à Bouvard,descendit avec rapidité, courut à une station de cabrioletsbourgeois qui existait alors sous la porte d’un hôtel depuis démolipour faire place à la rue d’Alger&|160;; il y trouva un cocher etlui demanda s’il consentait à partir sur-le-champ pourFontainebleau. Une fois le prix fait et accepté, le vieillard,redevenu jeune, se mit en route à l’instant. Suivant sa convention,il laissa reposer le cheval à Essonne, atteignit la diligence deNemours, y trouva de la place, et congédia son cocher. Arrivé chezlui vers cinq heures du matin, il se coucha dans les ruines detoutes ses idées antérieures sur la physiologie, sur la nature, surla métaphysique, et dormit jusqu’à neuf heures, tant il étaitfatigué de sa course.

A son réveil, certain que depuis son retour personne n’avaitfranchi le seuil de sa maison, le docteur procéda, non sans uneinvincible terreur, à la vérification des faits. Il ignoraitlui-même la différence des deux billets de banque et l’interversiondes deux volumes de Pandectes. La somnambule avait bien vu. Ilsonna la Bougival.

– Dites à Ursule de venir me parler, dit-il en s’asseyant aumilieu de sa bibliothèque.

L’enfant vint, elle courut à lui, l’embrassa&|160;; le docteurla prit sur ses genoux, où elle s’assit en mêlant ses bellestouffes blondes aux cheveux blancs de son vieil ami.

– Vous avez quelque chose, mon parrain&|160;?

– Oui, mais promets-moi, par ton salut, de répondre franchement,sans détour, à mes questions.

Ursule rougit jusque sur le front.

– Oh&|160;! je ne te demanderai rien que tu ne puisses me dire,dit-il en continuant et voyant la pudeur du premier amour troublerla pureté jusqu’alors enfantine de ces beaux yeux.

– Parlez, mon parrain.

– Par quelle pensée as-tu fini tes prières du soir, hier, et àquelle heure les as-tu faites&|160;?

– Il était neuf heures un quart, neuf heures et demie.

– Eh&|160;! bien, répète-moi ta dernière prière&|160;?

La jeune fille espéra que sa voix communiquerait sa foi àl’incrédule&|160;; elle quitta sa place, se mit à genoux, joignitles mains avec ferveur&|160;; une lueur radieuse illumina sonvisage, elle regarda le vieillard et lui dit : – Ce que jedemandais hier à Dieu, je l’ai demandé ce matin, je le demanderaijusqu’à ce qu’il m’ait exaucée.

Puis elle répéta sa prière avec une nouvelle et plus puissanteexpression&|160;; mais, à son grand étonnement, son parrainl’interrompit en achevant la prière.

– Bien, Ursule&|160;! dit le docteur en reprenant sa filleulesur ses genoux. Quand tu t’es endormie la tête sur l’oreiller,n’as-tu pas dit en toi-même :  » Ce cher parrain&|160;! avec quifera-t-il son trictrac à Paris&|160;? « .

Ursule se leva comme si la trompette du jugement dernier eûtéclaté à ses oreilles : elle jeta un cri de terreur&|160;; ses yeuxagrandis regardaient le vieillard avec une horrible fixité.

– Qui êtes-vous, mon parrain&|160;? De qui tenez-vous unepareille puissance&|160;? lui demanda-t-elle en imaginant que pourne pas croire en Dieu il devait avoir fait un pacte avec l’ange del’enfer.

– Qu’as-tu semé hier dans le jardin&|160;?

– Du réséda, des pois de senteur, des balsamines.

– Et en dernier des pieds d’alouette&|160;?

Elle tomba sur ses genoux.

– Ne m’épouvantez pas, mon parrain&|160;; mais vous étiez ici,n’est-ce pas&|160;?

– Ne suis-je pas toujours avec toi&|160;? répondit le docteur enplaisantant pour respecter la raison de cette innocente fille.Allons dans ta chambre.

Il lui donna le bras et monta l’escalier.

– Vos jambes tremblent, mon bon ami, dit-elle.

– Oui, je suis comme foudroyé.

– Croiriez-vous donc enfin en Dieu&|160;? s’écria-t-elle avecune joie naïve en laissant voir des larmes dans ses yeux.

Le vieillard regarda la chambre si simple et si coquette qu’ilavait arrangée pour Ursule. A terre un tapis vert uni peu coûteux,qu’elle maintenait dans une exquise propreté&|160;; sur les murs unpapier gris de lin semé de roses avec leurs feuilles vertes&|160;;aux fenêtres, qui avaient vue sur la cour, des rideaux de calicotornés d’une bande d’étoffe rose&|160;; entre les deux croisées,sous une haute glace longue, une console en bois doré couverte d’unmarbre, sur laquelle était un vase de bleu de Sèvres où ellemettait des bouquets&|160;; et, en face de la cheminée, une petitecommode d’une charmante marqueterie et à dessus de marbre ditbrèche d’Alep. Le lit, en vieille perse et à rideaux de persedoublés de rose, était un de ces lits à la duchesse si communs audix-huitième siècle et qui avait pour ornements une touffe deplumes sculptée au-dessus des quatre colonnettes cannelées dechaque angle. Une vieille pendule, enfermée dans une espèce demonument en écaille incrusté d’arabesques en ivoire, décorait lacheminée, dont le chambranle et les flambeaux de marbre, dont laglace et son trumeau à peinture en grisaille offraient unremarquable ensemble de ton, de couleur et de manière. Une grandearmoire, dont les battants offraient des paysages faits avecdifférents bois, dont quelques-uns avaient des teintes vertes etqui ne se trouvent plus dans le commerce, contenait sans doute sonlinge et ses robes. Il respirait dans cette chambre un parfum duciel. L’exact arrangement des choses attestait un esprit d’ordre,un sens de l’harmonie qui certes aurait saisi tout le monde, mêmeun Minoret-Levrault. On voyait surtout combien les choses quil’environnaient étaient chères à Ursule et combien elle se plaisaitdans une chambre qui tenait, pour ainsi dire, à toute sa vied’enfant et de jeune fille. En passant tout en revue par maintien,le tuteur s’assurait que de la chambre d’Ursule on pouvait voirchez madame de Portenduère. Pendant la nuit il avait médité sur laconduite qu’il devait tenir avec Ursule relativement au secretsurpris de cette passion naissante. Un interrogatoire lecompromettrait vis-à-vis de sa pupille. Ou il approuverait ou ildésapprouverait cet amour : dans les deux cas, sa position devenaitfausse. Il avait donc résolu d’examiner la situation respective dujeune Portenduère et d’Ursule pour savoir s’il devait combattre cepenchant avant qu’il ne fût irrésistible. Un vieillard pouvait seuldéployer tant de sagesse. Encore pantelant sous les atteintes de lavérité des faits magnétiques, il tournait sur lui-même et regardaitles moindres choses de cette chambre, il voulait jeter un coupd’oeil sur l’almanach suspendu au coin de la cheminée.

– Ces vilains flambeaux sont trop lourds pour tes joliesmenottes, dit-il en prenant les chandeliers en marbre ornés decuivre. Il les soupesa, regarda l’almanach, le prit et dit : – Cecime semble bien laid aussi. Pourquoi gardes-tu cet almanach defacteur dans une si jolie chambre&|160;?

– Oh&|160;! laissez-le-moi, mon parrain.

– Non, tu en auras un autre demain.

Il descendit en emportant cette pièce de conviction, s’enfermadans son cabinet, chercha saint Savinien, et trouva, comme l’avaitdit la somnambule, un petit point rouge devant le 19 octobre&|160;;il en vit également un en face du jour de saint Denis, son patron àlui, et devant saint Jean, le patron du curé. Ce point gros commela tête d’une épingle, la femme endormie l’avait aperçu malgré ladistance et les obstacles. Le vieillard médita jusqu’au soir surces événements, plus immenses encore pour lui que pour tout autre.Il fallait se rendre à l’évidence. Une forte muraille s’écroulapour ainsi dire en lui-même, car il vivait appuyé sur deux bases :son indifférence en matière de religion et sa dénégation dumagnétisme. En prouvant que les sens, construction purementphysique, organes dont tous les effets s’expliquaient, étaientterminés par quelques-uns des attributs de l’infini, le magnétismerenversait ou du moins lui paraissait renverser la puissanteargumentation de Spinosa : l’infini et le fini, deux éléments,incompatibles selon ce grand homme, se trouvaient l’un dansl’autre. Quelque puissance qu’il accordât à la divisibilité, à lamobilité de la matière, il ne pouvait pas lui reconnaître desqualités quasi-divines. Enfin il était devenu trop vieux pourrattacher ces phénomènes à un système, pour les comparer à ceux dusommeil, de la vision, de la lumière. Toute sa science, basée surles assertions de l’école de Locke et de Condillac, était enruines. En voyant ses creuses idoles en pièces, nécessairement sonincrédulité chancelait. Ainsi tout l’avantage, dans le combat decette enfance catholique contre cette vieillesse voltairienne,allait être à Ursule. Dans ce fort démantelé, sur ces ruinesruisselait une lumière. Du sein de ces décombres éclatait la voixde la prière&|160;! Néanmoins l’obstiné vieillard chercha querelleà ses doutes. Encore qu’il fût atteint au cœur, il ne se décidaitpas, il luttait toujours contre Dieu. Cependant son esprit parutvacillant, il ne fut plus le même. Devenu songeur outre mesure, illisait les Pensées de Pascal, il lisait la sublime Histoire desVariations de Bossuet, il lisait Bonald, il lut saintAugustin&|160;; il voulut aussi parcourir les œuvres de Swedenborget de feu Saint-Martin, desquels lui avait parlé l’hommemystérieux. L’édifice bâti chez cet homme par le matérialismecraquait de toutes parts, il ne fallait plus qu’une secousse&|160;;et, quand son cœur fut mûr pour Dieu, il tomba dans la vignecéleste comme tombent les fruits. Plusieurs fois déjà, le soir, enjouant avec le curé, sa filleule à côté d’eux, il avait fait desquestions qui, relativement à ses opinions, paraissaientsingulières à l’abbé Chaperon, ignorant encore du travail intérieurpar lequel Dieu redressait cette belle conscience.

– Croyez-vous aux apparitions, demanda l’incrédule à son pasteuren interrompant la partie.

– Cardan, un grand philosophe du seizième siècle, a dit en avoireu, répondit le curé.

– Je connais toutes celles qui ont occupé les savants, je viensde relire Plotin. Je vous interroge en ce moment comme catholique,et vous demande si vous pensez que l’homme mort puisse revenir voirles vivants.

– Mais Jésus est apparu aux apôtres après sa mort, reprit lecuré. L’Eglise doit avoir foi dans les apparitions de NotreSauveur. Quant aux miracles, nous n’en manquons pas, dit l’abbéChaperon en souriant, voulez-vous connaître le plus récent&|160;?il a eu lieu pendant le dix-huitième siècle.

– Bah&|160;!

– Oui, le bienheureux Marie-Alphonse de Liguori a su bien loinde Rome la mort du pape, au moment où le Saint-Père expirait, et ily a de nombreux témoins de ce miracle. Le saint évêque, entré enextase, entendit les dernières paroles du souverain pontife et lesrépéta devant plusieurs personnes. Le courrier chargé d’annoncerl’événement ne vint que trente heures après…

– Jésuite&|160;! répondit le vieux Minoret en plaisantant, je nevous demande pas de preuves, je vous demande si vous y croyez.

– Je crois que l’apparition dépend beaucoup de celui qui lavoit, dit le curé continuant à plaisanter l’incrédule.

– Mon ami, je ne vous tends pas de piége, que croyez-vous surceci&|160;?

– Je crois la puissance de Dieu infinie, dit l’abbé.

– Quand je serai mort, si je me réconcilie avec Dieu, je leprierai de me laisser vous apparaître, dit le docteur en riant.

– C’est précisément la convention faite entre Cardan et son ami,répondit le curé.

– Ursule, dit Minoret, si jamais un danger te menaçait,appelle-moi, je viendrai.

– Vous venez de dire en un seul mot la touchante élégieintitulée NEERE, d’André Chénier, répondit le curé. Mais les poètesne sont grands que parce qu’ils savent revêtir les faits ou lessentiments d’images éternellement vivantes.

– Pourquoi parlez-vous de votre mort, mon cher parrain, dit d’unton douloureux la jeune fille, nous ne mourrons pas, nous autreschrétiens, notre tombe est le berceau de notre âme.

– Enfin, dit le docteur en souriant, il faut bien s’en aller dece monde, et quand je n’y serai plus, tu seras bien étonnée de tafortune.

– Quand vous ne serez plus, mon bon ami, ma seule consolationsera de vous consacrer ma vie.

– A moi, mort&|160;?

– Oui. Toutes les bonnes œuvres que je pourrai faire serontfaites en votre nom pour racheter vos fautes. Je prierai Dieu tousles jours, afin d’obtenir de sa clémence infinie qu’il ne punissepas éternellement les erreurs d’un jour, et qu’il mette près delui, parmi les âmes des bienheureux, une âme aussi belle, aussipure que la vôtre.

Cette réponse, dite avec une candeur angélique, prononcée d’unaccent plein de certitude, confondit l’erreur, et convertit DenisMinoret à la façon de saint Paul. Un rayon de lumière intérieurel’étourdit en même temps que cette tendresse, étendue sur sa vie àvenir, lui fit venir les larmes aux yeux. Ce subit effet de lagrâce eut quelque chose d’électrique. Le curé joignit les mains etse leva troublé. La petite, surprise de son triomphe, pleura. Levieillard se dressa comme si quelqu’un l’eût appelé, regarda dansl’espace comme s’il y voyait une aurore&|160;; puis, il fléchit legenou sur son fauteuil, joignit les mains et baissa les yeux versla terre en homme profondément humilié.

– Mon Dieu&|160;! dit-il d’une voix émue en relevant son front,si quelqu’un peut obtenir ma grâce et m’amener vers toi, n’est-cepas cette créature sans tache&|160;? Pardonne à cette vieillesserepentie que cette glorieuse enfant te présente&|160;! Il élevamentalement son âme à Dieu, le priant d’achever de l’éclairer parsa science après l’avoir foudroyé de sa grâce, il se tourna vers lecuré, et lui tendant la main : – Mon cher pasteur, je redevienspetit, je vous appartiens et vous livre mon âme.

Ursule couvrit de larmes joyeuses les mains de son parrain enles lui baisant. Le vieillard prit cette enfant sur ses genoux etla nomma gaiement sa marraine. Le curé tout attendri récita leVeni, Creator dans une sorte d’effusion religieuse. Cethymne servit de prière du soir à ces trois chrétiensagenouillés.

– Qu’y a-t-il&|160;? demanda la Bougival étonnée.

– Enfin&|160;! mon parrain croit en Dieu, répondit Ursule.

– Ah&|160;! ma foi, tant mieux, il ne lui manquait que ça pourêtre parfait, s’écria la vieille Bressane en se signant avec unenaïveté sérieuse.

– Cher docteur, dit le bon prêtre, vous aurez compris bientôtles grandeurs de la religion et la nécessité de sespratiques&|160;; vous trouverez sa philosophie, dans ce qu’elle ad’humain, bien plus élevée que celle des esprits les plusaudacieux.

Le curé, qui manifestait une joie presque enfantine, convintalors de catéchiser ce vieillard en conférant avec lui deux foispar semaine. Ainsi, la conversion attribuée à Ursule et à un espritde calcul sordide fut spontanée. Le curé, qui s’était abstenupendant quatorze années de toucher aux plaies de ce cœur tout enles déplorant, avait été sollicité comme on va quérir le chirurgienen se sentant blessé. Depuis cette scène, tous les soirs, lesprières prononcées par Ursule avaient été faites en commun. Demoment en moment le vieillard avait senti la paix succédant enlui-même aux agitations. En ayant, comme il le disait, Dieu pouréditeur responsable des choses inexplicables, son esprit était àl’aise. Sa chère enfant lui répondait qu’il se voyait bien à ceciqu’il avançait dans le royaume de Dieu. Pendant la messe, il venaitde lire les prières en y appliquant son entendement, car il s’étaitélevé dans une première conférence à la divine idée de la communionentre tous les fidèles. Ce vieux néophyte avait compris le symboleéternel attaché à cette nourriture, et que la Foi rend nécessairequand il a été pénétré dans son sens intime profond, radieux. S’ilavait paru pressé de revenir au logis, c’était pour remercier sachère petite filleule de l’avoir fait entrer en religion, selon labelle expression du temps passé. Aussi la tenait-il sur ses genouxdans son salon, et la baisait-il saintement au front au moment où,salissant de leurs craintes ignobles une si sainte influence, seshéritiers collatéraux prodiguaient à Ursule les outrages les plusgrossiers. L’empressement du bonhomme à rentrer chez lui, sonprétendu dédain pour ses proches, ses mordantes réponses au sortirde l’église, étaient naturellement attribués par chacun deshéritiers à la haine qu’Ursule lui inspirait contre eux.

Pendant que la filleule jouait à son parrain des variations surla Dernière Pensée de Weber, il se tramait dans la salle à mangerde la maison Minoret-Levrault un honnête complot qui devait avoirpour résultat d’amener sur la scène un des principaux personnagesde ce drame. Le déjeuner, bruyant comme tous les déjeuners deprovince, et animé par d’excellents vins qui arrivent à Nemours parle canal, soit de la Bourgogne, soit de la Touraine, dura plus dedeux heures. Zélie avait fait venir du coquillage, du poisson demer et quelques raretés gastronomiques afin de fêter le retour deDésiré. La salle à manger, au milieu de laquelle la table rondeoffrait un spectacle réjouissant, avait l’air d’une salled’auberge. Satisfaite de la grandeur de ses communs, Zélie s’étaitbâti un pavillon entre sa vaste cour et son jardin cultivé enlégumes, plein d’arbres fruitiers. Tout, chez elle, était seulementpropre et solide. L’exemple de Levrault-Levrault avait été terriblepour le pays. Aussi défendit-elle à son maître-architecte de lajeter dans de pareilles sottises. Cette salle était donc tendued’un papier verni, garnie de chaises en noyer, de buffets en noyer,ornée d’un poêle en faïence, d’un cartel et d’un baromètre. Si lavaisselle était en porcelaine blanche commune, la table brillaitpar le linge et par une argenterie abondante. Une fois le caféservi par Zélie, qui allait et venait comme un grain de plomb dansune bouteille de vin de Champagne, car elle se contentait d’unecuisinière&|160;; quand Désiré, le futur avocat, eut été mis aufait du grand événement de la matinée et de ses conséquences, Zélieferma la porte, et la parole fut donnée au notaire Dionis. Par lesilence qui se fit, et par les regards que chaque héritier attachasur cette face authentique, il était facile de reconnaître l’empireque ces hommes exercent sur les familles.

– Mes chers enfants, dit-il, votre oncle, étant né en 1746, ases quatre-vingt-trois ans aujourd’hui&|160;; or, les vieillardssont sujets à des folies, et cette petite…

– Vipère, s’écria madame Massin.

– Misérable&|160;! dit Zélie.

– Ne l’appelons que par son nom, reprit Dionis.

– Eh&|160;! bien, c’est une voleuse, dit madame Crémière.

– Une jolie voleuse, répliqua Désiré Minoret.

– Cette petite Ursule, reprit Dionis, lui tient au cœur. Je n’aipas attendu, dans l’intérêt de vous tous, qui êtes mes clients, àce matin pour prendre des renseignements, et voici ce que je saissur cette jeune…

– Spoliatrice, s’écria le receveur.

– Captatrice de succession&|160;! dit le greffier.

– Chut&|160;! mes amis, dit le notaire, ou je prends monchapeau, je vous laisse, et bonsoir.

– Allons, papa, s’écria Minoret en lui versant un petit verre derhum, prenez&|160;?… il est de Rome même. Et allez, il y a centsous de guides.

– Ursule est, il est vrai, la fille légitime de JosephMirouët&|160;; mais son père est le fils naturel de ValentinMirouët, beau-père de votre oncle. Ursule est donc la niècenaturelle du docteur Denis Minoret. Comme nièce naturelle, letestament que ferait le docteur en sa faveur serait peut-êtreattaquable&|160;; et s’il lui laisse ainsi sa fortune, vousintenteriez à Ursule un procès assez mauvais pour vous, car on peutsoutenir qu’il n’existe aucun lien de parenté entre Ursule et ledocteur&|160;; mais ce procès effraierait certes une jeune fillesans défense et donnerait lieu à quelque transaction.

– La rigueur de la loi est si grande sur les droits des enfantsnaturels, dit le licencié de fraîche date jaloux de montrer sonsavoir, qu’aux termes d’un arrêt de la cour de cassation du 7juillet 1817, l’enfant naturel ne peut rien réclamer de sonaïeul naturel, pas même des aliments. Ainsi vous voyezqu’on a étendu la parenté de l’enfant naturel. Là loipoursuit l’enfant naturel jusque dans sa descendance légitime, carelle suppose que les libéralités faites aux petits-enfantss’adressent au fils naturel par interposition de personne.Ceci résulte des articles 757, 908 et 911 du Code civil rapprochés.Aussi la Cour Royale de Paris, le 26 décembre de l’année dernière,a-t-elle réduit un legs fait à l’enfant légitime du fils naturelpar l’aïeul qui, certes, en tant qu’aïeul, était aussi étrangerpour le petit-fils naturel que le docteur, en tant qu’on peutl’être relativement à Ursule.

– Tout cela, dit Goupil, ne me paraît concerner que la questiondes libéralités faites par les aïeux à la descendancenaturelle&|160;; il ne s’agit pas du tout des oncles, qui ne meparaissent avoir aucun lien de parenté avec les enfants légitimesde leurs beaux-frères naturels. Ursule est une étrangère pour ledocteur Minoret. Je me souviens d’un arrêt de la Cour Royale deColmar, rendu en 1825 pendant que j’achevais mon Droit, et parlequel on a déclaré que, l’enfant naturel une fois décédé, sadescendance ne pouvait plus être l’objet d’uneinterposition. Or, le père d’Ursule est mort.

L’argumentation de Goupil produisit ce que dans les comptesrendus des séances législatives les journalistes désignent par cesmots : Profonde sensation.

– Qu’est-ce que cela signifie&|160;? s’écria Dionis. Que le casde libéralités faites par l’oncle d’un enfant naturel ne s’est pasencore présenté devant les tribunaux&|160;; mais qu’il s’yprésente, et la rigueur de la loi française envers les enfantsnaturels sera d’autant mieux appliquée que nous sommes dans untemps où la religion est honorée. Aussi puis-je répondre que sur ceprocès il y aurait transaction, surtout quand on vous sauraitdéterminés à conduire Ursule jusqu’en cour de cassation.

Une joie d’héritiers trouvant des monceaux d’or éclata par dessourires, par des haut-le-corps, par des gestes autour de la tablequi ne permirent pas d’apercevoir une dénégation de Goupil. Puis, àcet élan, le profond silence et l’inquiétude succédèrent au premiermot du notaire, mot terrible : – Mais&|160;!…

Comme s’il eût tiré le fil d’un de ces petits théâtres dont tousles personnages marchent par saccades au moyen d’un rouage, Dionisvit alors tous les yeux braqués sur lui, tous les visages ramenés àune pose unique.

– Mais aucune loi ne peut empêcher votre oncle d’adopter oud’épouser Ursule, reprit-il. Quant à l’adoption, elle seraitcontestée et vous auriez, je crois, gain de cause : les CoursRoyales ne badinent pas en matière d’adoption, et vous seriezentendus dans l’enquête. Le docteur a beau porter le cordon deSaint-Michel, être officier de la Légion-d’Honneur et ancienmédecin de l’ex-empereur, il succomberait. Mais si vous êtesavertis en cas d’adoption, comment sauriez-vous le mariage&|160;?Le bonhomme est assez rusé pour aller se marier à Paris après un ande domicile, et reconnaître à sa future, par le contrat, une dotd’un million. Le seul acte qui mette votre succession en danger estdonc le mariage de la petite et de son oncle.

Ici le notaire fit une pause.

– Il existe un autre danger, dit encore Goupil d’un air capable,celui d’un testament fait à un tiers, le père Bongrand, parexemple, qui aurait un fidéicommis relatif à mademoiselle UrsuleMirouët.

– Si vous taquinez votre oncle, reprit Dionis en coupant laparole à son maître clerc, si vous n’êtes pas tous excellents pourUrsule, vous le pousserez soit au mariage, soit au fidéicommis dontvous parle Goupil&|160;; mais je ne le crois pas capable derecourir au fidéicommis, moyen dangereux. Quant au mariage, il estfacile de l’empêcher. Désiré n’a qu’à faire un doigt de cour à lapetite, elle préférera toujours un charmant jeune homme, le coq deNemours, à un vieillard.

– Ma mère, dit à l’oreille de Zélie le fils du maître de posteautant alléché par la somme que par la beauté d’Ursule, si jel’épousais, nous aurions tout.

– Es-tu fou&|160;? toi qui auras un jour cinquante mille livresde rentes et qui dois devenir député&|160;! Tant que je seraivivante, tu ne me casseras pas le cou par un sot mariage. Sept centmille francs&|160;?… la belle poussée&|160;! La fille unique àmonsieur le maire aura cinquante mille francs de rentes, et m’adéjà été proposée…

Cette réponse, où pour la première fois de sa vie sa mère luiparlait avec rudesse, éteignit en Désiré tout espoir de mariageavec la belle Esther, car son père et lui ne l’emporteraient jamaissur la décision écrite dans les terribles yeux bleus de Zélie.

– Hé&|160;! mais, dites donc, monsieur Dionis, s’écria Crémièreà qui sa femme avait poussé le coude, si le bonhomme prenait lachose au sérieux et mariait sa pupille à Désiré en lui donnant lanue propriété de toute la fortune, adieu la succession&|160;! Etqu’il vive encore cinq ans, notre oncle aura bien un million.

– Jamais, s’écria Zélie, ni de ma vie ni de mes jours, Désirén’épousera la fille d’un bâtard, une fille prise par charité,ramassée sur la place&|160;! Vertu de chou&|160;! mon fils doitreprésenter les Minoret à la mort de son oncle, et les Minoret ontcinq cents ans de bonne bourgeoisie. Cela vaut la noblesse. Soyeztranquilles là-dessus : Désiré se mariera quand nous saurons cequ’il peut devenir à la Chambre des Députés.

Cette hautaine déclaration fut appuyée par Goupil, qui dit : –Désiré, doté de vingt-quatre mille livres de rentes, deviendra ouPrésident de Cour Royale ou procureur-général, ce qui mène à lapairie&|160;; et un sot mariage l’enfoncerait.

Les héritiers se parlèrent tous alors les uns aux autres&|160;;mais ils se turent au coup de poing que Minoret frappa sur la tablepour maintenir la parole au notaire.

– Votre oncle est un brave et digne homme, reprit Dionis. Il secroit immortel&|160;; et, comme tous les gens d’esprit, il selaissera surprendre par la mort sans avoir testé. Mon opinion estdonc pour le moment de le pousser à placer ses capitaux de manièreà rendre votre dépossession difficile, et l’occasion s’en présente.Le petit Portenduère est à Sainte-Pélagie écroué pour cent etquelques mille francs de dettes. Sa vieille mère le sait en prison,elle pleure comme une Madeleine et attend l’abbé Chaperon à dîner,sans doute pour causer avec lui de ce désastre. Eh&|160;! bien,j’irai ce soir engager votre oncle à vendre ses rentes cinq pourcent consolidés, qui sont à cent dix-huit, et à prêter à madame dePortenduère, sur sa ferme des Bordières et sur sa maison, la sommenécessaire pour dégager l’enfant prodigue. Je suis dans mon rôle denotaire en lui parlant pour ce petit niais de Portenduère, et ilest très-naturel que je veuille lui faire déplacer ses rentes : j’ygagne des actes, des ventes, des affaires. Si je puis devenir sonconseil, je lui proposerai d’autres placements en terre pour lesurplus du capital, et j’en ai d’excellents à mon Etude. Une foissa fortune mise en propriétés foncières ou en créanceshypothécaires dans le pays, elle ne s’envolera pas facilement. Onpeut toujours faire naître des embarras entre la volonté deréaliser et la réalisation.

Les héritiers, frappés de la justesse de cette argumentationbien plus habile que celle de monsieur Josse, firent entendre desmurmures approbatifs.

– Entendez-vous donc bien, dit le notaire en terminant, pourgarder votre oncle à Nemours où il a ses habitudes, où vous pourrezle surveiller. En donnant un amant à la petite, vous empêchez lemariage…

– Mais si le mariage se faisait&|160;? dit Goupil étreint parune pensée ambitieuse.

– Ce ne serait pas déjà si bête, car la perte serait chiffrée,on saurait ce que le bonhomme veut lui donner, répondit le notaire.Mais si vous lui lâchez Désiré, il peut bien lambiner la petitejusqu’à la mort du bonhomme. Les mariages se font et se défont.

– Le plus court, dit Goupil, si le docteur doit vivre encorelong-temps, serait de la marier à un bon garçon qui vous endébarrasserait en allant s’établir avec elle à Sens, à Montargis, àOrléans, avec cent mille francs.

Dionis, Massin, Zélie et Goupil, les seules têtes fortes decette assemblée, échangèrent quatre regards remplis de pensées.

– Ce serait le ver dans la poire, dit Zélie à l’oreille deMassin.

– Pourquoi l’a-t-on laissé venir&|160;? répondit legreffier.

– Ca t’irait&|160;! cria Désiré à Goupil&|160;; mais pourrais-tujamais te tenir assez proprement pour plaire au vieillard et à sapupille&|160;?

– Tu ne te frottes pas le ventre avec un panier, dit le maîtrede poste qui finit par comprendre l’idée de Goupil.

Cette grosse plaisanterie eut un succès prodigieux. Lemaître-clerc examina les rieurs par un regard circulaire siterrible que le silence se rétablit aussitôt.

– Aujourd’hui, dit Zélie à Massin d’oreille à oreille, lesnotaires ne connaissent que leurs intérêts&|160;; et si Dionisallait, pour faire des actes, se mettre du côté d’Ursule&|160;?

– Je suis sûr de lui, répondit le greffier en jetant à sacousine un regard de ses petits yeux malicieux. Il allait ajouter :J’ai de quoi le perdre&|160;! Mais il se retint. – Je suis tout àfait de l’avis de Dionis, dit-il à haute voix.

– Et moi aussi, s’écria Zélie qui cependant soupçonnait déjà lenotaire d’une collusion d’intérêts avec le greffier.

– Ma femme a voté&|160;! dit le maître de poste en humant unpetit verre, quoique déjà sa face fût violacée par la digestion dudéjeuner et par une notable absorption de liquides.

– C’est très-bien, dit le percepteur.

– J’irai donc après le dîner&|160;? reprit Dionis.

– Si monsieur Dionis a raison, dit madame Crémière à madameMassin, il faut aller chez notre oncle comme autrefois, en soiréetous les dimanches, et faire tout ce que vient de nous diremonsieur Dionis.

– Oui, pour être reçus comme nous l’étions&|160;! s’écria Zélie.Après tout, nous avons plus de quarante bonnes mille livres derentes, et il a refusé toutes nos invitations&|160;; nous le valonsbien. Si je ne sais pas faire des ordonnances, je sais mener mabarque, moi&|160;!

– Comme je suis loin d’avoir quarante mille livres de rentes,dit madame Massin un peu piquée, je ne me soucie pas d’en perdredix mille&|160;!

– Nous sommes ses nièces, nous le soignerons : nous y verronsclair, dit madame Crémière, et vous nous en saurez gré quelquejour, cousine.

– Ménagez bien Ursule, le vieux bonhomme de Jordy lui a laisséses économies&|160;! fit le notaire en levant son index droit à lahauteur de sa lèvre.

– Je vais me mettre sur mon cinquante et un, s’écria Désiré.

– Vous avez été aussi fort que Desroches, le plus fort desavoués de Paris, dit Goupil à son patron en sortant de laPoste.

– Et ils discutent nos honoraires&|160;! répondit le notaire ensouriant avec amertume.

Les héritiers qui reconduisaient Dionis et son premier clerc setrouvèrent le visage assez allumé par le déjeuner, tous, à lasortie des vêpres. Selon les prévisions du notaire, l’abbé Chaperondonnait le bras à la vieille madame de Portenduère.

– Elle l’a traîné à vêpres, s’écria madame Massin en montrant àmadame Crémière Ursule et son parrain qui sortaient del’église.

– Allons lui parler, dit madame Crémière en s’avançant vers levieillard.

Le changement que la conférence avait opéré sur tous ces visagessurprit le docteur Minoret. Il se demanda la cause de cette amitiéde commande, et par curiosité favorisa la rencontre d’Ursule et desdeux femmes empressées de la saluer avec une affection exagérée etdes sourires forcés.

– Mon oncle, nous permettrez-vous de venir vous voir cesoir&|160;? dit madame Crémière. Nous avons cru quelquefois vousgêner&|160;; mais il y a bien long-temps que nos enfants ne vousont rendu leurs devoirs, et voilà nos filles en âge de faireconnaissance avec notre chère Ursule.

– Ursule est digne de son nom, répliqua le docteur, elle esttrès-sauvage.

– Laissez-nous l’apprivoiser, dit madame Massin. Et puis, tenez,mon oncle, ajouta cette bonne ménagère en essayant de cacher sesprojets sous un calcul d’économie, on nous a dit que votre chèrefilleule a un si beau talent sur le forté, que nousserions bien enchantées de l’entendre. Madame Crémière et moi, noussommes assez disposées à prendre son maître pour nos petites&|160;;car s’il avait sept ou huit élèves, il pourrait mettre le prix deses leçons à la portée de nos fortunes…

– Volontiers, dit le vieillard, et cela se trouvera d’autantmieux que je veux aussi donner un maître de chant à Ursule.

– Eh&|160;! bien, à ce soir, mon oncle, nous viendrons avecvotre petit-neveu Désiré, que voilà maintenant avocat.

– A ce soir, répondit Minoret qui voulut pénétrer ces petitesâmes.

Les deux nièces serrèrent la main d’Ursule en lui disant avecune grâce affectée : – Au revoir.

– Oh&|160;! mon parrain, vous lisez donc dans mon cœur, s’écriaUrsule en jetant au vieillard un regard plein de remercîments.

– Tu as de la voix, dit-il. Et je veux te donner aussi desmaîtres de dessin et d’italien. Une femme, reprit le docteur enregardant Ursule au moment où il ouvrait la grille de sa maison,doit être élevée de manière à se trouver à la hauteur de toutes lespositions où son mariage peut la mettre.

Ursule devint rouge comme une cerise : son tuteur semblaitpenser à la personne à laquelle elle pensait elle-même. En sesentant près d’avouer au docteur le penchant involontaire qui laportait à s’occuper de Savinien et à lui rapporter tous ses désirsde perfection, elle alla s’asseoir sous le massif de plantesgrimpantes où, de loin, elle se détachait comme une fleur blancheet bleue.

– Vous voyez bien, mon parrain, que vos nièces sont bonnes pourmoi&|160;; elles ont été gentilles, dit-elle en le voyant venir etpour lui donner le change sur les pensées qui la rendaientrêveuse.

– Pauvre petite, s’écria le vieillard.

Il étala sur son bras la main d’Ursule en la tapotant etl’emmena le long de la terrasse au bord de la rivière où personnene pouvait les entendre.

– Pourquoi dites-vous pauvre petite&|160;?

– Ne vois-tu pas qu’elles te craignent&|160;?

– Et pourquoi&|160;?

– Les héritiers sont en ce moment tous inquiets de maconversion, ils l’ont sans doute attribuée à l’empire que tuexerces sur moi, et s’imaginent que je les frustrerai de masuccession pour t’enrichir.

– Mais ce ne sera pas&|160;?… dit naïvement Ursule en regardantson parrain.

– Oh&|160;! divine consolation de mes vieux jours, dit levieillard qui enleva de terre sa pupille et la baisa sur les deuxjoues. C’est bien pour elle et non pour moi, mon Dieu&|160;! que jevous ai prié tout à l’heure de me laisser vivre jusqu’au jour où jel’aurai confiée à quelque bon être digne d’elle. Tu verras, monpetit ange, les comédies que les Minoret, les Crémière et lesMassin vont venir jouer ici. Tu veux embellir et prolonger ma vie,toi&|160;! Eux, ils ne pensent qu’à ma mort.

– Dieu nous défend de haïr, mais si cela est&|160;?… Oh&|160;!je les méprise bien, fit Ursule.

– Le dîner, cria la Bougival du haut du perron qui du côté dujardin se trouvait au bout du corridor.

Ursule et son tuteur étaient au dessert dans la jolie salle àmanger décorée de peintures chinoises en façon de laque, la ruinede Levrault-Levrault, lorsque le juge de paix se présenta&|160;; ledocteur lui offrit, telle était sa grande marque d’intimité, unetasse de son café Moka mélangé de café Bourbon et de caféMartinique brûlé, moulu, fait par lui-même dans une cafetièred’argent, dite à la Chaptal.

– Eh&|160;! bien, dit Bongrand en relevant ses lunettes etregardant le vieillard d’un air narquois, la ville est en l’air,votre apparition à l’église a révolutionné vos parents. Vouslaissez votre fortune aux prêtres, aux pauvres. Vous les avezremués, et ils se remuent, ah&|160;! J’ai vu leur première émeutesur la place, ils étaient affairés comme des fourmis à qui l’on apris leurs œufs.

– Que te disais-je, Ursule&|160;? s’écria le vieillard. Aurisque de te peiner, mon enfant, ne dois-je pas t’apprendre àconnaître le monde et te mettre en garde contre des inimitiésimméritées&|160;!

– Je voudrais vous dire un mot à ce sujet, reprit Bongrand ensaisissant cette occasion de parler à son vieil ami de l’avenird’Ursule.

Le docteur mit un bonnet de velours noir sur sa tête blanche, lejuge de paix garda son chapeau pour se garantir de la fraîcheur, ettous deux ils se promenèrent le long de la terrasse en discutantles moyens d’assurer à Ursule ce que son parrain voudrait luidonner. Le juge de paix connaissait l’opinion de Dionis surl’invalidité d’un testament fait par le docteur en faveur d’Ursule,car Nemours se préoccupait trop de la succession Minoret pour quecette question n’eût pas été agitée entre les jurisconsultes de laville. Bongrand avait décidé qu’Ursule Mirouët était une étrangèreà l’égard du docteur Minoret, mais il sentait bien que l’esprit dela législation repoussait de la famille les superfétationsillégitimes. Les rédacteurs du code n’avaient prévu que lafaiblesse des pères et des mères pour les enfants naturels, sansimaginer que des oncles ou des tantes épouseraient la tendresse del’enfant naturel en faveur de sa descendance. Evidemment il serencontrait une lacune dans la loi.

– En tout autre pays, dit-il au docteur en achevant de luiexposer l’état de la jurisprudence que Goupil, Dionis et Désirévenaient d’expliquer aux héritiers, Ursule n’aurait rien àcraindre&|160;; elle est fille légitime, et l’incapacité de sonpère ne devrait avoir d’effet qu’à l’égard de la succession deValentin Mirouët, votre beau-père&|160;; mais en France, lamagistrature est malheureusement très-spirituelle etconséquentielle, elle recherche l’esprit de la loi. Des avocatsparleront morale et démontreront que la lacune du code vient de labonhomie des législateurs qui n’ont pas prévu le cas, mais qui n’enont pas moins établi un principe. Le procès sera long etdispendieux. Avec Zélie on irait jusqu’en cour de cassation, et jene suis pas sûr d’être encore vivant quand ce procès se fera.

– Le meilleur des procès ne vaut encore rien, s’écria ledocteur. Je vois déjà des mémoires sur cette question : Jusqu’àquel degré l’incapacité qui, en matière de succession, frappe lesenfants naturels, doit-elle s’étendre&|160;? et la gloire d’unbon avocat consiste à gagner de mauvais procès.

– Ma foi, dit Bongrand, je n’oserais prendre sur moi d’affirmerque les magistrats n’étendraient pas le sens de la loi dansl’intention d’étendre la protection accordée au mariage, baseéternelle des sociétés.

Sans se prononcer sur ses intentions, le vieillard rejeta lefidéicommis. Mais quant à la voie d’un mariage que Bongrand luiproposa de prendre pour assurer sa fortune à Ursule : – Pauvrepetite&|160;! s’écria le docteur. Je suis capable de vivre encorequinze ans, que deviendrait-elle&|160;?

– Eh&|160;! bien, que comptez-vous donc faire&|160;?… ditBongrand.

– Nous y penserons, je verrai, répondit le vieux docteurévidemment embarrassé de répondre.

En ce moment Ursule vint annoncer aux deux amis que Dionisdemandait à parler au docteur.

– Déjà Dionis&|160;? s’écria Minoret en regardant le juge depaix. – Oui, répondit-il à Ursule, qu’il entre.

– Je gagerais mes lunettes contre une allumette, qu’il est leparavent de vos héritiers&|160;; ils ont déjeuné tous à la Posteavec Dionis, il s’y est machiné quelque chose.

Le notaire, amené par Ursule, arriva jusqu’au fond du jardin.Après les salutations et quelques phrases insignifiantes, Dionisobtint un moment d’audience particulière. Ursule et Bongrand seretirèrent au salon.

– Nous y penserons&|160;! Je verrai&|160;! se disait en lui-mêmeBongrand en répétant les dernières paroles du docteur. Voilà le motdes gens d’esprit&|160;; la mort les surprend, et ils laissent dansl’embarras les êtres qui leur sont chers&|160;!

La défiance que les hommes d’élite inspirent aux gens d’affairesest remarquable : ils ne leur accordent pas le moins enleur reconnaissant le plus. Mais peut-être cette défianceest-elle un éloge&|160;? En leur voyant habiter le sommet deschoses humaines, les gens d’affaires ne croient pas les hommessupérieurs capables de descendre aux infiniment petits des détailsqui, de même que les intérêts en finance et les microscopiques enscience naturelle, finissent par égaler les capitaux et par formerdes mondes. Erreur&|160;! l’homme de cœur et l’homme de génievoient tout. Bongrand, piqué du silence que le docteur avait gardé,mais mû[Coquille du Furne : mu.] sans doute par l’intérêt d’Ursuleet le croyant compromis, résolut de la défendre contre leshéritiers. Il était désespéré de ne rien savoir de cet entretien duvieillard avec Dionis.

– Quelque pure que soit Ursule, pensa-t-il en l’examinant, ilest un point sur lequel les jeunes filles ont coutume de faire àelles seules la jurisprudence et la morale. Essayons&|160;! – LesMinoret-Levrault, dit-il à Ursule en raffermissant ses lunettes,sont capables de vous demander en mariage pour leur fils.

La pauvre petite pâlit : elle était trop bien élevée, elle avaitune trop sainte délicatesse pour aller écouter ce qui se disaitentre Dionis et son oncle&|160;; mais, après une petitedélibération intime, elle crut pouvoir se montrer, en pensant que,si elle était de trop, son parrain le lui ferait sentir. Lepavillon chinois où se trouvait le cabinet du docteur avait lespersiennes de sa porte-fenêtre ouvertes. Ursule inventa d’allertout y fermer elle-même. Elle s’excusa de laisser seul au salon lejuge de paix, qui lui dit en souriant : – Faites&|160;!faites&|160;!

Ursule arriva sur les marches du perron par où l’on descendaitdu pavillon chinois au jardin, et y resta pendant quelques minutes,manœuvrant les persiennes avec lenteur et regardant le coucher dusoleil. Elle entendit alors cette réponse faite par le docteur quivenait vers le pavillon chinois.

– Mes héritiers seraient enchantés de me voir des biens-fonds,des hypothèques&|160;; ils s’imaginent que ma fortune seraitbeaucoup plus en sûreté : je devine tout ce qu’ils se disent, etpeut-être venez-vous de leur part&|160;? Apprenez, mon chermonsieur, que mes dispositions sont irrévocables. Mes héritiersauront le capital de la fortune que j’ai apportée ici, qu’ils setiennent pour avertis et me laissent tranquille. Si l’un d’euxdérangeait quelque chose à ce que je crois devoir faire pour cetenfant (il désigna sa filleule), je reviendrais de l’autre mondepour les tourmenter&|160;! Ainsi, monsieur Savinien de Portenduèrepeut bien rester en prison, si l’on compte sur moi pour l’en tirer,ajouta le docteur. Je ne vendrai point mes rentes.

En entendant ce dernier fragment de phrase, Ursule éprouva lapremière et la seule douleur qui l’eût atteinte, elle appuya sonfront à la persienne en s’y attachant pour se soutenir.

– Mon Dieu&|160;! qu’a-t-elle&|160;? s’écria le vieux médecin,elle est sans couleur. Une pareille émotion après dîner peut latuer. Il étendit le bras pour prendre Ursule qui tombait presqueévanouie. – Adieu, monsieur, laissez-moi, dit-il au notaire.

Il transporta sa filleule sur une immense bergère du temps deLouis XV, qui se trouvait dans son cabinet, saisit un flacond’éther au milieu de sa pharmacie et le lui fit respirer.

– Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veuxrester seul avec elle.

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqu’à la grille en luidemandant, sans y mettre aucun empressement : – Qu’est-il doncarrivé à Ursule&|160;?

– Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Elle était sur lesmarches à nous écouter&|160;; et quand son oncle m’arefusé de prêter la somme nécessaire au jeune Portenduère, qui esten prison pour dettes, car il n’a pas eu, comme monsieur du Rouvre,un monsieur Bongrand pour le défendre, elle a pâli, chancelé…L’aimerait-elle&|160;? Y aurait-il entre eux…

– A quinze ans&|160;? répliqua Bongrand en interrompantDionis.

– Elle est née en février 1814, elle aura seize ans dans quatremois.

– Elle n’a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non,c’est une crise.

– Une crise de cœur, répliqua le notaire.

Le notaire était assez enchanté de cette découverte, qui devaitempêcher le redoutable mariage in extremis par lequel ledocteur pouvait frustrer ses héritiers&|160;; tandis que Bongrandvoyait ses châteaux en Espagne démolis : depuis long-temps ilpensait à marier son fils avec Ursule.

– Si la pauvre enfant aimait ce garçon, ce serait un malheurpour elle : madame de Portenduère est bretonne et entichée denoblesse, répondit le juge de paix après une pause.

– Heureusement… pour l’honneur des Portenduère, répliqua lenotaire qui faillit se laisser deviner.

Rendons au brave et honnête juge de paix la justice de dire,qu’en venant de la grille au salon, il abandonna, non sans douleurpour son fils, l’espérance qu’il avait caressée de pouvoir un journommer Ursule sa fille. Il comptait donner six mille livres derentes à son fils le jour où il serait nommé substitut&|160;; et sile docteur eût voulu doter Ursule de cent mille francs, ces deuxjeunes gens devaient être la perle des ménages&|160;; son Eugèneétait un loyal et charmant garçon. Peut-être avait-il un peu tropvanté cet Eugène, et la défiance du vieux Minoret venait-elle delà.

– Je me rabattrai sur la fille du maire, pensa Bongrand. MaisUrsule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avecson million. Maintenant il faut manœuvrer pour faire épouser àUrsule ce petit Portenduère, si toutefois elle l’aime.

Après avoir fermé la porte du côté de la bibliothèque et celledu jardin, le docteur avait amené sa pupille à la fenêtre quidonnait sur le bord de l’eau.

– Qu’as-tu, cruelle enfant&|160;? lui dit-il. Ta vie est ma vie.Sans ton sourire, que deviendrais-je&|160;?

– Savinien en prison, répondit-elle.

Après ces mots, un torrent de larmes sortit de ses yeux, et lessanglots vinrent.

– Elle est sauvée, pensa le vieillard qui lui tâtait le poulsavec une anxiété de père. Hélas&|160;! elle a toute la sensibilitéde ma pauvre femme, se dit-il en allant prendre un stéthoscopequ’il mit sur le cœur d’Ursule en y appliquant son oreille. Allons,tout va bien&|160;! se dit-il. – Je ne savais pas, mon cœur, que tul’aimasses autant déjà, reprit-il en la regardant. Mais pense avecmoi comme avec toi-même, et raconte-moi tout ce qui s’est passéentre vous deux.

– Je ne l’aime pas, mon parrain, nous ne nous sommes jamais riendit, répondit-elle en sanglotant. Mais apprendre que ce pauvrejeune homme est en prison et savoir que vous refusez durement del’en tirer, vous si bon&|160;!

– Ursule, mon bon petit ange, si tu ne l’aimes pas, pourquoifais-tu devant le jour de saint Savinien un point rouge commedevant le jour de saint Denis&|160;? Allons, raconte-moi lesmoindres événements de cette affaire de cœur.

Ursule rougit, retint quelques larmes, et il se fit entre elleet son oncle un moment de silence.

– As-tu peur de ton père, de ton ami, de ta mère, de tonmédecin, de ton parrain, dont le cœur a été depuis quelques joursrendu plus tendre encore qu’il ne l’était.

– Eh&|160;! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrirmon âme. Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère.Jusqu’à ce voyage, je n’avais jamais fait la moindre attention àlui. Quand il est parti pour demeurer à Paris, j’étais une enfant,et ne voyais, je vous le jure, aucune différence entre un jeunehomme et vous autres, si ce n’est que je vous aimais sans imaginerjamais pouvoir aimer mieux qui que ce soit. Monsieur Savinien estarrivé par la malle la veille du jour de la fête de sa mère sansque nous le sussions. A sept heures du matin, après avoir dit mesprières, en ouvrant la fenêtre pour donner de l’air à ma chambre,je vois les fenêtres de la chambre de monsieur Savinien ouvertes,et monsieur Savinien en robe de chambre, occupé à se faire labarbe, et mettant à ses mouvements une grâce… enfin je l’ai trouvégentil. Il a peigné ses moustaches noires, sa virgule sous lementon, et j’ai vu son cou blanc, rond… Faut-il vous diretout&|160;?… je me suis aperçue que ce cou si frais, ce visage etces beaux cheveux noirs étaient bien différents des vôtres, quandje vous regardais vous faisant la barbe. Il m’a monté, je ne saisd’où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à latête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais metenir debout, je tremblais. Mais j’avais tant envie de le revoir,que je me suis mise sur la pointe des pieds, il m’a vue alors, etm’a, pour plaisanter, envoyé du bout des doigts un baiser, et…

– Et&|160;?…

– Et, reprit-elle, je me suis cachée, aussi honteusequ’heureuse, sans m’expliquer pourquoi j’avais honte de ce bonheur.Ce mouvement qui m’éblouissait l’âme en y amenant je ne sais quellepuissance, s’est renouvelé toutes les fois qu’en moi-même jerevoyais cette jeune figure. Enfin je me plaisais à retrouver cetteémotion quelque violente qu’elle fût. En allant à la messe, uneforce invincible m’a poussée à regarder monsieur Savinien donnantle bras à sa mère : sa démarche, ses vêtements, tout jusqu’au bruitde ses bottes sur le pavé me paraissait joli. La moindre chose delui, sa main si finement gantée, exerçait sur moi comme un charme.Cependant j’ai eu la force de ne pas penser à lui pendant la messe.A la sortie, je suis restée dans l’église de manière à laisserpartir madame de Portenduère la première et à marcher ainsi aprèslui. Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangementsm’intéressaient. En rentrant, quand je me suis retournée pourfermer la grille…

– Et la Bougival&|160;?… dit le docteur.

– Oh&|160;! je l’avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvementUrsule. J’ai donc pu voir naturellement monsieur Savinien plantésur ses jambes et me contemplant. Oh&|160;! parrain, je me suissentie si fière en croyant remarquer dans ses yeux une sorte desurprise et d’admiration, que je ne sais pas ce que j’aurais faitpour lui fournir l’occasion de me regarder. Il m’a semblé que je nedevais plus désormais m’occuper que de lui plaire. Son regard estmaintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. Depuisce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. MonsieurSavinien est reparti le soir, je ne l’ai plus revu, la rue desBourgeois m’a paru vide, et il a comme emporté mon cœur avec luisans le savoir.

– Voilà tout&|160;? dit le docteur.

– Tout, mon parrain, dit-elle avec un soupir où le regret de nepas avoir à en dire davantage était étouffé sous la douleur dumoment.

– Ma chère petite, dit le docteur en asseyant Ursule sur sesgenoux, tu vas attraper tes seize ans bientôt, et ta vie de femmeva commencer. Tu es entre ton enfance bénie qui cesse, et lesagitations de l’amour qui te feront une existence orageuse, car tuas le système nerveux d’une exquise sensibilité. Ce qui t’arrive,c’est l’amour, ma fille, dit le vieillard avec une expression deprofonde tristesse, c’est l’amour dans sa sainte naïveté, l’amourcomme il doit être : involontaire, rapide, venu comme un voleur quiprend tout… oui, tout&|160;! Et je m’y attendais. J’ai bien observéles femmes, et sais que, si chez la plupart l’amour ne s’empared’elles qu’après bien des témoignages, des miracles d’affection, sicelles-là ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues&|160;;il en est d’autres qui, sous l’empire d’une sympathie explicableaujourd’hui par les fluides magnétiques, sont envahies en uninstant. Je puis te le dire aujourd’hui : aussitôt que j’ai vu lacharmante femme qui portait ton nom, j’ai senti que je l’aimeraisuniquement et fidèlement sans savoir si nos caractères, si nospersonnes se conviendraient. Y a-t-il en amour une secondevue&|160;? Quelle réponse faire, après avoir vu tant d’unionscélébrées sous les auspices d’un si céleste contrat, plus tardbrisées, engendrant des haines presque éternelles, des répulsionsabsolues&|160;? Les sens peuvent, pour ainsi dire, s’appréhender etles idées être en désaccord : et peut-être certaines personnesvivent-elles plus par les idées que par le corps&|160;? Aucontraire, souvent les caractères s’accordent et les personnes sedéplaisent. Ces deux phénomènes si différents, qui rendraientraison de bien des malheurs, démontrent la sagesse des lois quilaissent aux parents la haute main sur le mariage de leursenfants&|160;; car une jeune fille est souvent la dupe de l’une deces deux hallucinations. Aussi ne te blâmé-je pas. Les sensationsque tu éprouves, ce mouvement de ta sensibilité qui se précipite deson centre encore inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, cebonheur avec lequel tu penses à Savinien, tout est naturel. Mais,mon enfant adoré, comme te l’a dit notre bon abbé Chaperon, laSociété demande le sacrifice de beaucoup de penchants naturels.Autres sont les destinées de l’homme, autres sont celles de lafemme. J’ai pu choisir Ursule Mirouët pour femme, et venir à elleen lui disant combien je l’aimais&|160;; tandis qu’une jeune fillement à ses vertus en sollicitant l’amour de celui qu’elle aime : lafemme n’a pas comme nous la faculté de poursuivre au grand jourl’accomplissement de ses vœux[Coquille du Furne : veux.]. Aussi lapudeur est-elle chez vous, et surtout chez toi, la barrièreinfranchissable qui garde les secrets de votre cœur. Ton hésitationà me confier tes premières émotions m’a dit assez que tusouffrirais les plus cruelles tortures plutôt que d’avouer àSavinien…

– Oh&|160;! oui, dit-elle.

– Mais, mon enfant, tu dois faire plus : tu dois réprimer lesmouvements de ton cœur, les oublier.

– Pourquoi&|160;?

– Parce que, mon petit ange, tu ne dois aimer que l’homme quisera ton mari&|160;; et quand même monsieur Savinien de Portenduèret’aimerait…

– Je n’y ai pas encore pensé.

– Ecoute-moi&|160;? Quand même il t’aimerait, quand sa mère medemanderait ta main pour lui, je ne consentirais à ce mariagequ’après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen. Sa conduitevient de le rendre suspect à toutes les familles, et de mettreentre les héritières et lui des barrières qui tomberontdifficilement.

Un sourire d’ange sécha les pleurs d’Ursule, qui dit : – Aquelque chose malheur est bon&|160;! Le docteur fut sans réponse àcette naïveté. – Qu’a-t-il fait, mon parrain&|160;?reprit-elle.

– En deux ans, mon petit ange, il a fait à Paris pour cent vingtmille francs de dettes&|160;! Il a eu la sottise de se laissercoffrer à Sainte-Pélagie, maladresse qui déconsidère à jamais unjeune homme par le temps qui court. Un dissipateur capable deplonger une pauvre mère dans la douleur et la misère fait, commeton pauvre père, mourir sa femme de désespoir&|160;!

– Croyez-vous qu’il puisse se corriger&|160;?demanda-t-elle.

– Si sa mère paye pour lui, il se sera mis sur la paille, et jene sais pas de pire correction pour un noble que d’être sansfortune.

Cette réponse rendit Ursule pensive : elle essaya ses larmes etdit à son parrain : – Si vous pouvez le sauver, sauvez-le, monparrain&|160;; ce service vous donnera le droit de le conseiller :vous lui ferez des remontrances…

– Et, dit le docteur en imitant le parler d’Ursule, il pourravenir ici, la vieille dame y viendra, nous les verrons, et…

– Je ne songe en ce moment qu’à lui-même, répondit Ursule enrougissant.

– Ne pense plus à lui, ma pauvre enfant&|160;; c’est unefolie&|160;! dit gravement le docteur. Jamais madame dePortenduère, une Kergarouët, n’eût-elle que trois cents livres paran pour vivre, ne consentirait au mariage du vicomte Savinien dePortenduère, petit-neveu du feu comte de Portenduère,lieutenant-général des armées navales du roi et fils du vicomte dePortenduère, capitaine de vaisseau, avec qui&|160;? avec UrsuleMirouët, fille d’un musicien de régiment, sans fortune, et dont lepère, hélas&|160;! voici le moment de te le dire, était le bâtardd’un organiste, de mon beau-père.

– O mon parrain&|160;! vous avez raison : nous ne sommes égauxque devant Dieu. Je ne songerai plus à lui que dans mes prières,dit-elle au milieu des sanglots que cette révélation excita.Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoinune pauvre fille comme moi&|160;? En prison, lui&|160;!

– Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nousviendra-t-il en aide.

Le silence régna pendant quelques instants. Quand Ursule, quin’osait regarder son parrain, leva les yeux sur lui, son cœur futprofondément remué lorsqu’elle vit des larmes roulant sur ses jouesflétries. Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceuxdes enfants sont naturels.

Qu’avez-vous&|160;? mon Dieu&|160;! dit-elle en se jetant à sespieds et lui baisant les mains. N’êtes-vous pas sûr demoi&|160;?

– Moi qui voudrais satisfaire à tous tes vœux, je suis obligé dete causer la première grande douleur de ta vie&|160;! Je souffreautant que toi. Je n’ai pleuré qu’à la mort de mes enfants et àcelle d’Ursule. Tiens, je ferai tout ce que tu voudras,s’écria-t-il.

A travers ses larmes, Ursule jeta sur son parrain un regard quifut comme un éclair. Elle sourit.

– Allons au salon, et sache te garder le secret à toi-même surtout ceci, ma petite, dit le docteur eu laissant sa filleule danssou cabinet.

Ce père se sentit si faible contre ce divin sourire qu’il allaitdire un mot d’espérance et tromper ainsi sa filleule.

En ce moment madame de Portenduère, seule avec le curé dans safroide petite salle au rez-de-chaussée, avait fini de confier sesdouleurs à ce bon prêtre, son seul ami. Elle tenait à la main deslettres que l’abbé Chaperon venait de lui rendre après les avoirlues, et qui avaient mis ses misères au comble. Assise dans sabergère d’un côté de la table carrée où se voyaient les restes dudessert, la vieille dame regardait le curé, qui de l’autre côté,ramassé dans son fauteuil, se caressait le menton par ce gestecommun aux valets de théâtre, aux mathématiciens, aux prêtres, etqui trahit quelque méditation sur un problème difficile àrésoudre.

Cette petite salle, éclairée par deux fenêtres sur la rue etgarnie de boiseries peintes en gris, était si humide que lespanneaux du bas offraient aux regards les fendillementsgéométriques du bois pourri quand il n’est plus maintenu que par lapeinture. Le carreau, rouge et frotté par l’unique servante de lavieille dame, exigeait devant chaque siège de petits ronds ensparteries sur l’un desquels l’abbé tenait ses pieds. Les rideaux,de vieux damas vert-clair à fleurs vertes, étaient tirés, et lespersiennes avaient été fermées. Deux bougies éclairaient la table,tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. Est-il besoin dedire qu’entre les deux fenêtres un beau pastel de Latour montraitle fameux amiral de Portenduère, le rival des Suffren, desKergarouët, des Guichen et des Simeuse. Sur la boiserie en face dela cheminée, on apercevait le vicomte de Portenduère et la mère dela vieille dame, une Kergarouët-Ploëgat. Savinien avait donc pourgrand-oncle le vice-amiral de Kergarouët, et pour cousin le comtede Portenduère, petit-fils de l’amiral, l’un et l’autre fortriches. Le vice-amiral de Kergarouët habitait Paris, et le comte dePortenduère le château de ce nom dans le Dauphiné. Son cousin lecomte représentait la branche aînée, et Savinien était le seulrejeton du cadet de Portenduère. Le comte, âgé de plus de quaranteans, marié à une femme riche, avait trois enfants. Sa fortune,accrue de plusieurs héritages, se montait, dit-on, à soixante millelivres de rentes. Député de l’Isère, il passait ses hivers à Parisoù il avait racheté l’hôtel de Portenduère avec les indemnités quelui valait la loi Villèle. Le vice-amiral de Kergarouët avaitrécemment épousé sa nièce, mademoiselle de Fontaine, uniquementpour lui assurer sa fortune. Les fautes du vicomte devaient donclui faire perdre deux puissantes protections. Jeune et joli garçon,si Savinien fût entré dans la marine, avec son nom et appuyé par unamiral, par un député, peut-être à vingt-trois ans eût-il été déjàlieutenant de vaisseau&|160;; mais sa mère, opposée à ce que sonfils unique se destinât à l’état militaire, l’avait fait élever àNemours par un vicaire de l’abbé Chaperon, et s’était flattée depouvoir conserver jusqu’à sa mort son fils près d’elle. Ellevoulait sagement le marier avec une demoiselle d’Aiglemont, richede douze mille livres de rentes, à la main de laquelle le nom dePortenduère et la ferme des Bordières permettaient de prétendre. Ceplan restreint, mais sage, et qui pouvait relever la famille à laseconde génération, eût été déjoué par les événements. Lesd’Aiglemont étaient alors ruinés, et une de leurs filles, l’aînée,Hélène, avait disparu sans que la famille expliquât ce mystère.L’ennui d’une vie sans air, sans issue et sans action, sans autrealiment que l’amour des fils pour leurs mères, fatigua tellementSavinien qu’il rompit ses chaînes, quelque douces qu’elles fussent,et jura de ne jamais vivre en province, en comprenant un peu tardque son avenir n’était pas rue des Bourgeois. A vingt-un[Formebalzacienne.] ans il avait donc quitté sa mère pour se fairereconnaître de ses parents et tenter la fortune à Paris. Ce devaitêtre un funeste contraste que celui de la vie de Nemours et de lavie de Paris pour un jeune homme de vingt-un[Forme balzacienne.]ans, libre, sans contradicteur, nécessairement affamé de plaisirset à qui le nom de Portenduère et sa parenté si riche ouvraient lessalons. Certain que sa mère gardait les économies de vingt annéesamassées dans quelque cachette, Savinien eut bientôt dépensé lessix mille francs qu’elle lui donna pour voir Paris. Cette somme nedéfraya pas ses six premiers mois, et il dut alors le double decette somme à son hôtel, à son tailleur, à son bottier, à sonloueur de voitures et de chevaux, à un bijoutier, à tous lesmarchands qui concourent au luxe des jeunes gens. A peine avait-ilréussi à se faire connaître, à peine savait-il parler, seprésenter, porter ses gilets et les choisir, commander ses habitset mettre sa cravate, qu’il se trouvait à la tête de trente millefrancs de dettes et n’en était encore qu’à chercher une tournuredélicate pour déclarer son amour à la sœur du marquis deRonquerolles, madame de Sérizy, femme élégante, mais dont lajeunesse avait brillé sous l’Empire.

– Comment vous en êtes-vous tirés, vous autres&|160;? dit unjour à la fin d’un déjeuner Savinien à quelques élégants aveclesquels il s’était lié comme se lient aujourd’hui des jeunes gensdont les prétentions en toute chose visent au même but et quiréclament une impossible égalité. Vous n’étiez pas plus riches quemoi, vous marchez sans soucis, vous vous maintenez, et moi j’aidéjà des dettes&|160;!

– Nous avons tous commencé par là, lui dirent en riantRastignac, Lucien de Rubempré, Maxime de Trailles, Emile Blondet,les dandies d’alors.

– Si de Marsay s’est trouvé riche au début de la vie, c’est unhasard&|160;! dit l’amphitryon, un parvenu nommé Finot qui tentaitde frayer avec ces jeunes gens. Et s’il n’eût pas été lui-même,ajouta-t-il en le saluant, sa fortune pouvait le ruiner.

– Le mot y est, dit Maxime de Trailles.

– Et l’idée aussi, répliqua Rastignac.

– Mon cher, dit gravement de Marsay à Savinien, les dettes sontla commandite de l’expérience. Une bonne éducation universitaireavec maîtres d’agréments et de désagréments, qui ne vous apprendrien, coûte soixante mille francs. Si l’éducation par le mondecoûte le double, elle vous apprend la vie, les affaires, lapolitique, les hommes et quelquefois les femmes.

Blondet acheva cette leçon par cette traduction d’un vers de LaFontaine :

Le monde vend très-cher ce qu’on pense qu’il donne&|160;!

Au lieu de réfléchir à ce que les plus habiles pilotes del’archipel parisien lui disaient de sensé, Savinien n’y vit que desplaisanteries.

– Prenez garde, mon cher, lui dit de Marsay, vous avez un beaunom, et si vous n’acquérez pas la fortune qu’exige votre nom, vouspourrez aller finir vos jours sous un habit de maréchal deslogis[Erreur du Furne : maréchal des-logis.] dans un régiment decavalerie.

Nous avons vu tomber de plus illustres têtes&|160;!

ajouta-t-il en déclamant ce vers de Corneille et prenant le brasde Savinien. – Il nous est venu, reprit-il, voici bientôt six ans,un jeune comte d’Esgrignon qui n’a pas vécu plus de deux ans dansle paradis du grand monde. Hélas&|160;! il a vécu ce que vivent lesfusées. Il s’est élevé jusqu’à la duchesse de Maufrigneuse, et ilest retombé dans sa ville natale, où il expie ses fautes entre unvieux père à catarrhes et une partie de whist à deux sous la fiche.Dites votre situation à madame de Sérizy tout naïvement, sanshonte, elle vous sera très-utile&|160;; tandis que si vous jouezavec elle la charade du premier amour, elle se posera en madone deRaphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grandsfrais dans le pays de Tendre&|160;!

Savinien, trop jeune encore, tout au pur honneur du gentilhomme,n’osa pas avouer sa position de fortune à madame de Sérizy. Madamede Portenduère, dans un moment où son fils ne savait où donner dela tête, envoya vingt mille francs, tout ce qu’elle possédait, surune lettre où Savinien, instruit par ses amis dans la balistiquedes ruses dirigées par les enfants contre les coffres-fortspaternels, parlait de billets à payer et du déshonneur de laisserprotester sa signature. Il atteignit, avec ce secours, à la fin dela première année. Pendant la seconde, attaché au char de madame deSérizy sérieusement éprise de lui, et qui d’ailleurs le formait, ilusa de la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis,un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l’adressa, dansun jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien etdûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirentl’escompte doux et facile. L’usure et le trompeur secours desrenouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environdix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfantdevint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude commetoutes les jeunes personnes qui attendent la mort d’un vieux mari,et qui font l’habile report de leur vertu sur un second mariage.Incapable de comprendre qu’une vertu raisonnée est invincible,Savinien faisait la cour à Emilie de Kergarouët en grande tenued’homme riche : il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elledevait se trouver.

– Mon petit, tu n’as pas assez de poudre pour faire sauter cerocher là, lui dit un soir en riant de Marsay.

Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, parcommisération, expliquer Emilie de Fontaine à cet enfant, il fallutles sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pouréclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite àun bijoutier, d’accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoirl’odieux de l’arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept millefrancs, Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l’insu de sesamis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par deMarsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinienet lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvantdénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers,avait indiqué l’appartement secret où Savinien logeait, et tout yavait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu’ilportait. Les trois jeunes gens, munis d’un excellent dîner, et touten buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s’informèrent dela situation de Savinien, en apparence afin d’organiser son avenir,mais sans doute pour le juger.

– Quand on s’appelle Savinien de Portenduère, s’était écriéRastignac, quand on a pour cousin un futur pair de France et pourgrand-oncle l’amiral Kergarouët, si l’on commet l’énorme faute dese laisser mettre à Sainte-Pélagie, il ne faut pas y rester, moncher&|160;!

– Pourquoi ne m’avoir rien dit&|160;? s’écria de Marsay. Vousaviez à vos ordres ma voiture de voyage, dix mille francs et deslettres pour l’Allemagne. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet etautres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Et d’abord quelâne vous a mené boire à cette source mortelle&|160;? demanda deMarsay.

– Des Lupeaulx.

Les trois jeunes gens se regardèrent en se communiquant ainsi lamême pensée, un soupçon, mais sans l’exprimer.

– Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demandade Marsay.

Lorsque Savinien eut dépeint sa mère et ses bonnets à coques, sapetite maison à trois croisées dans la rue des Bourgeois, sansautre jardin qu’une cour à puits et à hangar pour serrer lebois&|160;; qu’il leur eut chiffré la valeur de cette maison, bâtieen grès, crépie en mortier rougeâtre, et prisé la ferme desBordières, les trois dandies se regardèrent et dirent d’un airprofond le mot de l’abbé dans les Marrons du feu d’Alfredde Musset dont les Contes d’Espagne venaient de paraître : –Triste&|160;!

– Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, ditRastignac.

– Oui, mais après&|160;?… s’écria de Marsay.

– Si vous n’aviez été que mis dans le fiacre, dit Lucien, legouvernement du roi vous mettrait dans la diplomatie&|160;; maisSainte-Pélagie n’est pas l’antichambre d’une ambassade.

– Vous n’êtes pas assez fort pour la vie de Paris, ditRastignac.

– Voyons&|160;? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme unmaquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus, bienfendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirsmagnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre jouepâle, et une taille svelte&|160;; vous avez un pied qui annonce dela race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires etcependant solides. Vous êtes ce que j’appelle un brun élégant.Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu decouleurs, le nez d’une jolie forme&|160;; et vous avez de plus cequi plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pascompte les hommes eux-mêmes et qui tient à l’air, à la démarche, auson de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule depetites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachentun certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, moncher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez uneAnglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre devicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmantebelle-mère lady Dudley, qui n’a pas sa pareille pour embrocher deuxcœurs, vous la découvrirait dans quelques-uns des terrainsd’alluvion de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait pouvoir etsavoir reporter vos dettes à quatre-vingt-dix jours par une habilemanœuvre de haute banque. Pourquoi ne m’avoir rien dit&|160;? ABade, les usuriers vous auraient respecté, servi peut-être&|160;;mais après vous avoir mis en prison, ils vous méprisent. L’usurierest comme la Société, comme le Peuple, à genoux devant l’hommeassez fort pour se jouer de lui, et sans pitié pour les agneaux.Aux yeux d’un certain monde, Sainte-Pélagie est une diablesse quiroussit furieusement l’âme des jeunes gens. Voulez-vous mon avis,mon cher enfant&|160;? je vous dirai comme au petit d’Esgrignon :Payez vos dettes avec mesure en gardant de quoi vivre pendant troisans, et mariez-vous en province avec la première fille qui auratrente mille livres de rentes. En trois ans, vous aurez trouvéquelque sage héritière qui voudra se nommer madame de Portenduère.Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast : – A lafille d’argent&|160;!

Les jeunes gens ne quittèrent leur ex-ami qu’à l’heureofficielle des adieux, et sur le pas de la porte ils se dirent : –Il n’est pas fort&|160;! – Il est bien abattu&|160;! – serelèvera-t-il&|160;?

Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession généraleen vingt-deux pages. Après avoir pleuré pendant toute une journée,madame de Portenduère écrivit d’abord à son fils, en lui promettantde le tirer de prison&|160;; puis aux comtes de Portenduère et deKergarouët.

Les lettres que le curé venait de lire et que la pauvre mèretenait à la main, humides de ses larmes, étaient arrivées le matinmême et lui avaient brisé le cœur.

A MADAME DE PORTENDUERE.

Paris, septembre 1829.

 » Madame,

 » Vous ne pouvez pas douter de l’intérêt que l’amiral et moinous prenons à vos peines. Ce que vous mandez à monsieur deKergarouët m’afflige d’autant plus que ma maison était celle devotre fils : nous étions fiers de lui. Si Savinien avait eu plus deconfiance en l’amiral, nous l’eussions pris avec nous, il seraitdéjà placé convenablement&|160;; mais il ne nous a rien dit, lemalheureux enfant&|160;! L’amiral ne saurait payer cent millefrancs&|160;; il est endetté lui-même, et s’est obéré pour moi quine savais rien de sa position pécuniaire. Il est d’autant plusdésespéré que Savinien nous a, pour le moment, lié les mains en selaissant arrêter. Si mon beau neveu n’avait pas eu pour moi je nesais quelle sotte passion qui étouffait la voix du parent parl’orgueil de l’amoureux, nous l’eussions fait voyager en Allemagnependant que ses affaires se seraient accommodées ici. Monsieur deKergarouët aurait pu demander une place pour son petit neveu dansles bureaux de la marine&|160;; mais un emprisonnement pour dettesva sans doute paralyser les démarches de l’amiral. Payez les dettesde Savinien, qu’il serve dans la marine, il fera son chemin en vraiPortenduère, il a leur feu dans ses beaux yeux noirs, et nousl’aiderons tous.

Ne vous désespérez donc pas, madame&|160;; il vous reste desamis au nombre desquels je veux être comprise comme une des plussincères, et je vous envoie mes veux avec les respects de votre

 » Très-affectionnée servante,

 » Emilie de KERGAROUET.  »

A MADAME DE PORTENDUERE.

Portenduère, août 1829.

 » Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu’affligé desescapades de Savinien. Marié, père de deux fils et d’une fille, mafortune, déjà si médiocre relativement à ma position et à mesespérances, ne me permet pas de l’amoindrir d’une somme de centmille francs pour payer la rançon d’un Portenduère pris par lesLombards. Vendez votre ferme, payez ses dettes et venez àPortenduère, vous y trouverez l’accueil que nous vous devons, quandmême nos cœurs ne seraient pas entièrement à vous. Vous vivrezheureuse, et nous finirons par marier Savinien, que ma femme trouvecharmant. Cette frasque n’est rien, ne vous désolez pas, elle ne sesaura jamais dans notre province où nous connaissons plusieursfilles d’argent très-riches, et qui seront enchantées de nousappartenir.

Ma femme se joint à moi pour vous dire toute la joie que vousnous ferez, et vous prie d’agréer ses veux pour la réalisation dece projet et l’assurance de nos respects affectueux.

Luc-Savinien, comte de PORTENDUERE.  »

– Quelles lettres pour une Kergarouët&|160;! s’écria la vieilleBretonne en essuyant ses yeux.

– L’amiral ne sait pas que son neveu est en prison, dit enfinl’abbé Chaperon&|160;; la comtesse a seule lu votre lettre, etseule a répondu. Mais il faut prendre un parti, reprit-il après unepause, et voici ce que j’ai l’honneur de vous conseiller. Ne vendezpas votre ferme. Le bail est à fin, et voici vingt-quatre ans qu’ildure&|160;; dans quelques mois, vous pourrez porter son fermage àsix mille francs, et vous faire donner un pot-de-vin d’une valeurde deux années. Empruntez à un honnête homme, et non aux gens de laville qui font le commerce des hypothèques. Votre voisin est undigne homme, un homme de bonne compagnie, qui a vu le beau mondeavant la Révolution, et qui d’athée est devenu catholique. N’ayezpoint de répugnance à le venir voir ce soir, il sera très-sensibleà votre démarche&|160;; oubliez un moment que vous êtesKergarouët.

– Jamais&|160;! dit la vieille mère d’un son de voixstrident.

– Enfin soyez une Kergarouët aimable&|160;; venez quand il seraseul, il ne vous prêtera qu’à trois et demi, peut-être à trois pourcent, et vous rendra service avec délicatesse, vous en serezcontente&|160;; il ira délivrer lui-même Savinien, car il seraforcé de vendre des rentes, et vous le ramènera.

– Vous parlez donc de ce petit Minoret&|160;?

– Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l’abbé Chaperon ensouriant. Ma chère dame, ayez un peu de charité chrétienne, ne leblessez pas, il peut vous être utile de plus d’une manière.

– Et comment&|160;?

– Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeunefille.

– Oui, cette petite Ursule… Eh&|160;! bien, après&|160;?

Le pauvre curé n’osa poursuivre en entendant cet : Eh&|160;!bien, après&|160;? dont la sécheresse et l’âpreté tranchaientd’avance la proposition qu’il voulait faire.

– Je crois le docteur Minoret puissamment riche…

– Tant mieux pour lui.

– Vous avez déjà très-indirectement causé les malheurs actuelsde votre fils en ne lui donnant pas de carrière, prenez garde àl’avenir&|160;! dit sévèrement le curé. Dois-je annoncer votrevisite à votre voisin&|160;?

– Mais pourquoi, sachant que j’ai besoin de lui, ne viendrait-ilpas&|160;?

– Ah&|160;! madame, en allant chez lui, vous payerez trois pourcent&|160;; et, s’il vient chez vous, vous payerez cinq, dit lecuré qui trouva cette belle raison afin de décider la vieille dame.Et si vous étiez forcée de vendre votre ferme par Dionis lenotaire, par le greffier Massin, qui vous refuseraient des fonds enespérant profiter de votre désastre, vous perdriez la moitié de lavaleur des Bordières. Je n’ai pas la moindre influence sur desDionis, des Massin, des Levrault, les gens riches du pays quiconvoitent votre ferme et savent votre fils en prison.

– Ils le savent, ils le savent, s’écria-t-elle en levant lesbras. Oh&|160;! mon pauvre curé, vous avez laissé[Erreur du Furne :laissez.] refroidir votre café… Tiennette&|160;!Tiennette&|160;!

Tiennette, une vieille Bretonne à casaquin et à bonnet breton,âgée de soixante ans, entra lestement et prit, pour le fairechauffer, le café du curé.

– Soyez paisible, monsieur le recteur, dit-elle en voyant que lecuré voulait boire, je le mettrai dans le bain-marie, il nedeviendra point mauvais.

– Eh&|160;! bien, reprit le curé de sa voix insinuante, j’iraiprévenir monsieur le docteur de votre visite, et vous viendrez.

La vieille mère ne céda qu’après une heure de discussion,pendant laquelle le curé fut obligé de répéter dix fois sesarguments. Et encore l’altière Kergarouët ne fut-elle vaincue quepar ces derniers mots : – Savinien irait&|160;!

– Il vaut mieux alors que ce soit moi, dit-elle.

Neuf heures sonnaient quand la petite porte ménagée dans lagrande se fermait sur le curé, qui sonna vivement à la grille dudocteur. L’abbé Chaperon tomba de Tiennette en Bougival, car lavieille nourrice lui dit : – Vous venez bien tard, monsieur lecuré&|160;! comme l’autre lui avait dit : – Pourquoi quittez-voussitôt madame quand elle a du chagrin&|160;?

Le curé trouva nombreuse compagnie dans le salon vert et brun dudocteur, car Dionis était allé rassurer les héritiers en passantchez Massin pour leur répéter les paroles de leur oncle.

– Ursule, dit-il, a, je crois, un amour au cœur qui ne luidonnera que peine et soucis&|160;; elle paraît romanesque(l’excessive sensibilité s’appelle ainsi chez les notaires), etnous la verrons long-temps fille. Ainsi, pas de défiance : soyezaux petits soins avec elle, et soyez les serviteurs de votre oncle,car il est plus fin que cent Goupils, ajouta le notaire, sanssavoir que Goupil est la corruption du mot latin vulpes,renard.

Donc, mesdames Massin et Crémière, leurs maris, le maître deposte et Désiré formaient avec le médecin de Nemours et Bongrandune assemblée inaccoutumée et turbulente chez le docteur. L’abbéChaperon entendit en entrant les sons du piano. La pauvre Ursuleachevait la symphonie en la de Beethoven. Avec la rusepermise à l’innocence, l’enfant, que son parrain avait éclairée età qui les héritiers déplaisaient, choisit cette musique grandioseet qui doit être étudiée pour être comprise, afin de dégoûter cesfemmes de leur envie. Plus la musique est belle, moins lesignorants la goûtent. Aussi, quand la porte s’ouvrit et que l’abbéChaperon montra sa tête vénérable : – Ah&|160;! voilà monsieur lecuré, s’écrièrent les héritiers heureux de se lever tous et demettre un terme à leur supplice.

L’exclamation trouva un écho à la table de jeu où Bongrand, lemédecin de Nemours et le vieillard étaient victimes del’outrecuidance[Erreur du Furne : l’outrecuisance.] avec laquellele percepteur, pour plaire à son grand-oncle, avait proposé defaire le quatrième au whist. Ursule quitta le forté. Ledocteur se leva comme pour saluer le curé, mais bien pour arrêterla partie. Après de grands compliments adressés à leur oncle sur letalent de sa filleule, les héritiers tirèrent leur révérence.

– Bonsoir, mes amis, s’écria le docteur quand la grilleretentit.

– Ah&|160;! voilà ce qui coûte si cher, dit madame Crémière àmadame Massin quand elles furent à quelques pas.

– Dieu me garde de donner de l’argent pour que ma petite Alineme fasse des charivaris pareils dans la maison, répondit madameMassin.

– Elle dit que c’est de Bethovan, qui passe cependantpour un grand musicien, dit le receveur, il a de la réputation.

– Ma foi, ce ne sera pas à Nemours, reprit madame Crémière, etil est bien nommé Bête à vent.

– Je crois que notre oncle l’a fait exprès pour que nous n’yrevenions plus, dit Massin, car il a cligné des yeux en montrant levolume vert à sa petite mijaurée.

– Si c’est avec ce carillon-là qu’ils s’amusent, reprit lemaître de poste, ils font bien de rester entre eux.

– Il faut que monsieur le juge de paix aime bien à jouer pourentendre ces sonacles, dit madame Crémière.

– Je ne saurai jamais jouer devant des personnes qui necomprennent pas la musique, dit Ursule en venant s’asseoir auprèsde la table de jeu.

– Les sentiments chez les personnes richement organisées nepeuvent se développer que dans une sphère amie, dit le curé deNemours. De même que le prêtre ne saurait bénir en présence duMauvais Esprit, que le châtaignier meurt dans une terre grasse, unmusicien de génie éprouve une défaite intérieure quand il estentouré d’ignorants. Dans les arts, nous devons recevoir des âmesqui servent de milieu à notre âme autant de force que nous leur encommuniquons. Cet axiome qui régit les affections humaines a dictéles proverbes : – Il faut hurler avec les loups. – Qui se ressembles’assemble. Mais la souffrance que vous devez avoir éprouvéen’atteint que les natures tendres et délicates.

– Aussi, mes amis, dit le docteur, une chose qui ne ferait quede la peine à une femme pourrait-elle tuer ma petite Ursule.Ah&|160;! quand je ne serai plus, élevez entre cette chère fleur etle monde cette haie protectrice dont parlent les vers de Catulle :ut flos, etc.

– Ces dames ont été cependant bien flatteuses pour vous, Ursule,dit le juge de paix en souriant.

– Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin deNemours.

– J’ai toujours remarqué de la grossièreté dans les flatteriesde commande, répondit le vieux Minoret. Et pourquoi&|160;?

– Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l’abbé.

– Vous avez dîné chez madame de[Dans le Furne, oubli de laparticule.] Portenduère&|160;? dit alors Ursule qui interrogeal’abbé Chaperon en lui jetant un regard plein d’inquiètecuriosité.

– Oui&|160;; la pauvre dame est bien affligée, et il ne seraitpas impossible qu’elle vînt vous voir ce soir, monsieurMinoret.

– Si elle est dans le chagrin et qu’elle ait besoin de moi,j’irai chez elle, s’écria le docteur. Achevons le dernierrubber.

Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard.

– Son fils, dit le juge de paix, était un peu trop simple pourhabiter Paris sans un mentor. Quand j’ai su qu’on prenait ici, prèsdu notaire, des renseignements sur la ferme de la vieille dame,j’ai deviné qu’il escomptait la mort de sa mère.

– L’en croyez-vous capable&|160;? dit Ursule en lançant unregard terrible à monsieur Bongrand, qui se dit en lui-même :Hélas&|160;! oui, elle l’aime.

– Oui et non, dit le médecin de Nemours. Savinien a du bon, etla raison en est qu’il est en prison : les fripons n’y vontjamais.

– Mes amis, s’écria le vieux Minoret, en voici bien assez pource soir, il ne faut pas laisser pleurer une pauvre mère une minutede plus quand on peut sécher ses larmes.

Les quatre amis se levèrent et sortirent, Ursule les accompagnajusqu’à la grille, regarda son parrain et le curé frappant à laporte en face&|160;; et quand Tiennette les eut introduits, elles’assit sur une des bornes extérieures de la maison, ayant laBougival près d’elle.

– Madame la vicomtesse, dit le curé qui entra le premier dans lapetite salle, monsieur le docteur Minoret n’a point voulu que vousprissiez la peine de venir chez lui…

– Je suis trop de l’ancien temps, madame, reprit le docteur,pour ne pas savoir tout ce qu’un homme doit à une personne de votrequalité, et je suis trop heureux, d’après ce que m’a dit monsieurle curé, de pouvoir vous servir en quelque chose.

Madame de Portenduère, à qui la démarche convenue pesait tantque depuis le départ de l’abbé Chaperon elle voulait s’adresser aunotaire de Nemours, fut si surprise de la délicatesse de Minoret,qu’elle se leva pour répondre à son salut et lui montra unfauteuil.

– Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d’un air royal. Notre chercuré vous aura dit que le vicomte est en prison pour quelquesdettes de jeune homme, cent mille livres… Si vous pouviez les luiprêter, je vous donnerais une garantie sur ma ferme desBordières.

– Nous en parlerons, madame la vicomtesse, quand je vous aurairamené monsieur votre fils, si vous me permettez d’être votreintendant en cette circonstance.

– Très-bien, monsieur le docteur, répondit la vieille dame eninclinant la tête et regardant le curé d’un air qui voulait dire :Vous avez raison, il est homme de bonne compagnie.

– Mon ami le docteur, dit alors le curé, vous le voyez, madame,est plein de dévouement pour votre maison.

– Nous vous en aurons de la reconnaissance, monsieur, dit madamede Portenduère en faisant visiblement un effort&|160;; car à votreâge s’aventurer dans Paris à la piste des méfaits d’un étourdi…

– Madame, en soixante-cinq, j’eus l’honneur de voir l’illustreamiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes,et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionnersur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n’est pas impossibleque feu monsieur de Portenduère, votre mari, s’y soit trouvé. Lamarine française était alors glorieuse, elle tenait tête àl’Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie saquote-part de courage. Avec quelle impatience, enquatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp deSaint-Roch&|160;! J’ai failli partir comme médecin des armées duroi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l’amiral Kergarouët asoutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur laBelle-Poule.

– Ah&|160;! s’il savait son petit-neveu en prison&|160;!

– Monsieur le vicomte n’y sera plus dans deux jours, dit levieux Minoret en se levant.

Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui sela laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la saluaprofondément et sortit&|160;; mais il rentra pour dire au curé : –Voulez-vous, mon cher abbé, m’arrêter une place à la diligence pourdemain matin&|160;?

Le curé resta pendant une demi-heure environ à chanter leslouanges du docteur Minoret, qui avait voulu faire et avait fait laconquête de la vieille dame.

– Il est étonnant pour son âge, dit-elle&|160;; il parle d’allerà Paris et de faire les affaires de mon fils, comme s’il n’avaitque vingt-cinq ans. Il a vu la bonne compagnie.

– La meilleure, madame&|160;; et aujourd’hui plus d’un fils depair de France pauvre serait bien heureux d’épouser sa pupille avecun million. Ah&|160;! si cette idée passait par le cœur deSavinien, les temps sont si changés que ce n’est pas de votre côtéque seraient les plus grandes difficultés, après la conduite devotre fils.

L’étonnement profond où cette dernière phrase jeta la vieilledame permit au curé de l’achever.

– Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon.

– Vous y penserez, madame, et Dieu veuille que votre fils seconduise désormais de manière à conquérir l’estime de cevieillard&|160;!

– Si ce n’était pas vous, monsieur le curé, dit madame dePortenduère, si c’était un autre qui me parlât ainsi…

– Vous ne le verriez plus, dit en souriant l’abbé Chaperon.Espérons que votre cher fils vous apprendra ce qui se passe à Parisen fait d’alliances. Vous songerez au bonheur de Savinien, et aprèsavoir déjà compromis son avenir ne l’empêchez pas de se faire uneposition.

– Et c’est vous qui me dites cela&|160;?

– Si je ne vous le disais point, qui donc vous le dirait&|160;?s’écria le prêtre en se levant et faisant une prompte retraite.

Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans lacour. Le faible docteur avait été tant tourmenté par sa filleulequ’il venait de céder : elle voulait aller à Paris et lui donnaitmille prétextes. Il appela le curé, qui vint, et le pria de retenirtout le coupé pour lui le soir même si le bureau de la diligenceétait encore ouvert. Le lendemain, à six heures et demie du soir,le vieillard et la jeune fille arrivèrent à Paris, où, dans lasoirée même, le docteur alla consulter son notaire. Les événementspolitiques étaient menaçants. Le juge de paix de Nemours avait ditplusieurs fois la veille au docteur, pendant sa conversation, qu’ilfallait être fou pour conserver un sou de rente dans les fonds tantque la querelle élevée entre la Presse et la Cour ne serait pasvidée. Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectementdonné par le juge de paix. Le docteur profita donc de son voyagepour réaliser ses actions industrielles et ses rentes, qui toutesse trouvaient en hausse, et déposer ses capitaux à la Banque. Lenotaire engagea son vieux client à vendre aussi les fonds laisséspar monsieur de Jordy à Ursule, et qu’il avait fait valoir en bonpère de famille. Il promit de mettre en campagne un agentd’affaires excessivement rusé pour traiter avec les créanciers deSavinien&|160;; mais il fallait, pour réussir, que le jeune hommeeût le courage de rester quelques jours encore en prison.

– La précipitation dans ces sortes d’affaires coûte au moinsquinze pour cent, dit le notaire au docteur. Et d’abord vousn’aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours.

Quand Ursule apprit que Savinien serait encore au moins unesemaine en prison, elle pria son tuteur de la laisser l’yaccompagner une seule fois. Le vieux Minoret refusa. L’oncle et lanièce étaient logés dans un hôtel de la rueCroix-des-Petits-Champs, où le docteur avait pris tout unappartement convenable&|160;; et, connaissant la religion de sapupille, il lui fit promettre de n’en point sortir quand il seraitdehors pour ses affaires. Le bonhomme promenait Ursule dans Paris,lui faisait voir les passages, les boutiques, les boulevards&|160;;mais rien ne l’amusait ni ne l’intéressait.

– Que veux-tu&|160;? lui disait le vieillard.

– Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination.

Minoret prit alors un fiacre et la mena jusqu’à la rue de laClef, où la voiture stationna devant l’ignoble façade de cet anciencouvent transformé en prison. La vue de ces hautes muraillesgrisâtres dont toutes les fenêtres sont grillées, celle de ceguichet où l’on ne peut entrer qu’en se baissant (horribleleçon&|160;!), cette masse sombre dans un quartier plein de misèreset où elle se dresse entourée de rues désertes comme une misèresuprême : cet ensemble de choses tristes saisit Ursule et lui fitverser quelques larmes.

– Comment, dit-elle, emprisonne-t-on des jeunes gens pour del’argent&|160;? comment une dette donne-t-elle à un usurier unpouvoir que le roi lui-même n’a pas&|160;? Il est donclà&|160;! s’écria-t-elle. Et où, mon parrain&|160;? ajouta-t-elleen regardant de fenêtre en fenêtre.

– Ursule, dit le vieillard, tu me fais faire des folies. Cen’est pas l’oublier, cela.

– Mais, reprit-elle, s’il faut renoncer à lui, dois-je aussi nelui porter aucun intérêt&|160;? Je puis l’aimer et ne me marier àpersonne.

– Ah&|160;! s’écria le bonhomme, il y a tant de raison dans tadéraison que je me repens de t’avoir amenée.

Trois jours après, le vieillard avait les quittances en règle,les titres et toutes les pièces établissant la libération deSavinien. Cette liquidation, y compris les honoraires de l’hommed’affaires, s’était opérée pour une somme de quatre-vingt millefrancs. Il restait au docteur huit cent mille francs, que sonnotaire lui fit mettre en bons du trésor, afin de ne pas perdretrop d’intérêts. Il gardait vingt mille francs en billets de banquepour Savinien. Le docteur alla lui-même lever l’écrou le samedi àdeux heures, et le jeune vicomte, instruit déjà par une lettre desa mère, remercia son libérateur avec une sincère effusion decœur.

– Vous ne devez pas tarder à venir voir votre mère, lui dit levieux Minoret.

Savinien répondit avec une sorte de confusion qu’il avaitcontracté dans sa prison une dette d’honneur, et raconta la visitede ses amis.

– Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s’écria ledocteur en souriant. Votre mère m’emprunte cent mille francs, maisje n’en ai payé que quatre-vingt mille : voici le reste, ménagez-lebien, monsieur, et considérez ce que vous en garderez comme votreenjeu au tapis vert de la fortune.

Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait desréflexions sur l’époque actuelle. La concurrence en toute choseexige de grands travaux à qui veut une fortune. Les moyens illégauxdemandent plus de talent et de pratiques souterraines qu’unerecherche à ciel ouvert. Les succès dans le monde, loin de donnerune position, dévorent le temps et veulent énormément d’argent. Lenom de Portenduère, que sa mère lui disait tout-puissant, n’étaitrien à Paris. Son cousin le député, le comte de Portenduère,faisait petite figure au sein de la Chambre élective en présence dela Pairie, de la Cour, et n’avait pas trop de son crédit pourlui-même. L’amiral de Kergarouët n’existait que par sa femme. Ilavait vu des orateurs, des gens venus du milieu social inférieur àla noblesse ou de petits gentilshommes être des personnagesinfluents. Enfin l’argent était le pivot, l’unique moyen, mobiled’une Société que Louis XVIII avait voulu créer à l’instar de celled’Angleterre. De la rue de la Clef à la rueCroix-des-Petits-Champs, le gentilhomme développa le résumé de sesméditations, en harmonie d’ailleurs avec le conseil de de Marsay,au vieux médecin.

– Je dois, dit-il, me faire oublier pendant trois ou quatre ans,et chercher une carrière. Peut-être me ferais-je un nom par unlivre de haute politique ou de statistique morale, par quelquetraité sur une des grandes questions actuelles. Enfin, tout encherchant à me marier avec une jeune personne qui me donnel’éligibilité, je travaillerai dans l’ombre et le silence.

En étudiant avec soin la figure du jeune homme, le docteur yreconnut le sérieux de l’homme blessé qui veut une revanche. Ilapprouva beaucoup ce plan.

– Mon voisin, lui dit-il en terminant, si vous avez dépouillé lapeau de la vieille noblesse, qui n’est plus de miseaujourd’hui&|160;; après trois ou quatre ans de vie sage etappliquée, je me charge de vous trouver une jeune personnesupérieure, belle, aimable, pieuse, et riche de sept à huit centmille francs, qui vous rendra heureux et de laquelle vous serezfier, mais qui ne sera noble que par le cœur.

– Eh&|160;! docteur, s’écria le jeune homme, il n’y a plus denoblesse aujourd’hui, il n’y a plus qu’une aristocratie.

– Allez payer vos dettes d’honneur, et revenez ici&|160;; jevais retenir le coupé de la diligence, car ma pupille est avec moi,dit le vieillard.

Le soir, à six heures, les trois voyageurs partirent par laDucler de la rue Dauphine. Ursule, qui avait mis un voile, ne ditpas un mot. Après avoir envoyé, par un mouvement de galanteriesuperficielle, ce baiser qui fit chez Ursule autant de ravagesqu’en aurait fait un livre d’amour, Savinien avait entièrementoublié la pupille du docteur dans l’enfer de ses dettes à Paris, etd’ailleurs son amour sans espoir pour Emilie de Kergarouët ne luipermettait pas d’accorder un souvenir à quelques regards échangésavec une petite fille de Nemours&|160;; il ne la reconnut donc pasquand le vieillard la fit monter la première et se mit auprèsd’elle pour la séparer du jeune vicomte.

– J’aurai des comptes à vous rendre, dit le docteur au jeunehomme, je vous apporte toutes vos paperasses.

– J’ai failli ne pas partir, dit Savinien, car il m’a fallu mecommander des habits et du linge&|160;; les Philistins m’ont toutpris, et j’arrive en enfant prodigue.

Quelque intéressants que fussent les sujets de conversationentre le jeune homme et le vieillard, quelque spirituelles quefussent certaines réponses de Savinien, la jeune fille resta muettejusqu’au crépuscule, son voile vert baissé, ses mains croisées surson châle.

– Mademoiselle n’a pas l’air d’être enchantée de Paris&|160;?dit enfin Savinien piqué.

– Je reviens à Nemours avec plaisir, répondit-elle d’une voixémue en levant son voile.

Malgré l’obscurité, Savinien la reconnut alors à la grosseur deses nattes et à ses brillants yeux bleus.

– Et moi je quitte Paris sans regret pour venir m’enterrer àNemours, puisque j’y retrouve ma belle voisine, dit-il. J’espère,monsieur le docteur, que vous me recevrez chez vous&|160;; j’aimela musique, et je me souviens d’avoir entendu le piano demademoiselle Ursule.

– Je ne sais pas, monsieur, dit gravement le docteur, si madamevotre mère vous verrait avec plaisir chez un vieillard qui doitavoir pour cette chère enfant toute la sollicitude d’une mère.

Cette réponse mesurée fit beaucoup penser Savinien, qui sesouvint alors du baiser si légèrement envoyé. La nuit était venue,la chaleur était lourde, Savinien et le docteur s’endormirent lespremiers. Ursule, qui veilla long-temps en faisant des projets,succomba vers minuit. Elle avait ôté son petit chapeau de paillecommune tressée. Sa tête couverte d’un bonnet brodé se posa bientôtsur l’épaule de son parrain. Au petit jour, à Bouron, Saviniens’éveilla le premier. Il aperçut alors Ursule dans le désordre oùles cahots avaient mis sa tête : le bonnet s’était chiffonné,retroussé&|160;; les nattes déroulées tombaient de chaque côté dece visage animé par la chaleur de la voiture&|160;; mais dans cettesituation, horrible pour les femmes auxquelles la toilette estnécessaire, la jeunesse et la beauté triomphent. L’innocence atoujours un beau sommeil. Les lèvres entr’ouvertes laissaient voirde jolies dents, le châle défait permettait de remarquer, sansoffenser Ursule, sous les plis d’une robe de mousseline peinte,toutes les grâces du corsage. Enfin, la pureté de cette âme viergebrillait sur cette physionomie et se laissait voir d’autant mieuxqu’aucune autre expression ne la troublait. Le vieux Minoret, quis’éveilla, replaça la tête de sa fille dans le coin de la voiturepour qu’elle fût plus à son aise&|160;; elle se laissa faire sanss’en apercevoir, tant elle dormait profondément après toutes lesnuits employées à penser au malheur de Savinien.

– Pauvre petite&|160;! dit-il à son voisin, elle dort comme unenfant qu’elle est.

– Vous devez en être fier, reprit Savinien, car elle paraît êtreaussi bonne qu’elle est belle&|160;!

– Ah&|160;! c’est la joie de la maison. Elle serait ma fille, jene l’aimerais pas davantage. Elle aura seize ans le 5 févrierprochain. Dieu veuille que je vive assez pour la marier à un hommequi la rende heureuse. J’ai voulu la mener au spectacle à Paris oùelle venait pour la première fois&|160;; elle n’a pas voulu, lecuré de Nemours le lui avait défendu. – Mais, lui ai-je dit, quandtu seras mariée, si ton mari veut t’y conduire&|160;? – Je feraitout ce que désirera mon mari, m’a-t-elle répondu. S’il me demandequelque chose de mal et que je sois assez faible pour lui obéir, ilsera chargé de ces fautes-là devant Dieu&|160;; aussi puiserai-jela force de résister, dans son intérêt bien entendu.

En entrant à Nemours, à cinq heures du matin, Ursule s’éveillatoute honteuse de son désordre, et de rencontrer le regard pleind’admiration de Savinien. Pendant l’heure que la diligence mit àvenir de Bouron, où elle s’arrêta quelques minutes, le jeune hommes’était épris d’Ursule. Il avait étudié la candeur de cette âme, labeauté du corps, la blancheur du teint, la finesse des traits, lecharme de la voix qui avait prononcé la phrase si courte et siexpressive où la pauvre enfant disait tout en ne voulant rien dire.Enfin je ne sais quel pressentiment lui fit voir dans Ursule lafemme que le docteur lui avait dépeinte en l’encadrant d’or avecces mots magiques : sept à huit cent mille francs&|160;!

– Dans trois ou quatre ans, elle aura vingt ans, j’en auraivingt-sept&|160;; le bonhomme a parlé d’épreuves, de travail, debonne conduite&|160;! Quelque fin qu’il paraisse, il finira par medire son secret.

Les trois voisins se séparèrent en face de leurs maisons, etSavinien mit de la coquetterie dans ses adieux en lançant à Ursuleun regard plein de sollicitations. Madame de Portenduère laissa sonfils dormir jusqu’à midi. Malgré la fatigue du voyage, le docteuret Ursule allèrent à la grand’messe. La délivrance de Savinien etson retour en compagnie du docteur avaient expliqué le but de sonabsence aux politiques de la ville et aux héritiers réunis sur laplace en un conciliabule semblable à celui qu’ils y tenaient quinzejours auparavant. Au grand étonnement des groupes, à la sortie dela messe, madame de Portenduère arrêta le vieux Minoret, qui luioffrit le bras et la reconduisit. La vieille dame voulait le prierà dîner, ainsi que sa pupille, aujourd’hui même, en lui disant quemonsieur le curé serait l’autre convive.

– Il aura voulu montrer Paris à Ursule, ditMinoret-Levrault.

– Peste&|160;! le bonhomme ne fait pas un pas sans sa petitebonne, s’écria Crémière.

– Pour que la bonne femme Portenduère lui ait donné le bras, ildoit se passer des choses bien intimes entre eux, dit Massin.

– Et vous n’avez pas deviné que votre oncle a vendu ses renteset débloqué le petit Portenduère&|160;! s’écria Goupil. Il avaitrefusé mon patron, mais il n’a pas refusé sa patronne… Ah&|160;!vous êtes cuits. Le vicomte proposera de faire un contrat au lieud’une obligation, et le docteur fera reconnaître à son bijou defilleule par le mari tout ce qu’il sera nécessaire de donner pourconclure une pareille alliance.

– Ce ne serait pas une maladresse que de marier Ursule avecmonsieur Savinien, dit le boucher. La vieille dame donne à dîneraujourd’hui à monsieur Minoret, Tiennette est venue dès cinq heuresme retenir un filet de bœuf.

– Eh&|160;! bien, Dionis, il se fait de belle besogne&|160;?…dit Massin en courant au-devant du notaire qui venait sur laplace.

– Eh&|160;! bien, quoi&|160;? tout va bien, répliqua le notaire.Votre oncle a vendu ses rentes, et madame de Portenduère m’a priéde passer chez elle pour signer une obligation de cent mille francshypothéqués sur ses biens et prêtés par votre oncle.

– Oui&|160;; mais si les jeunes gens allaient semarier&|160;?

– C’est comme si vous me disiez que Goupil est mon successeur,répondit le notaire.

– Les deux choses ne sont pas impossibles, dit Goupil.

En revenant de la messe, la vieille dame fit dire par Tiennetteà son fils de passer chez elle.

Cette petite maison avait trois chambres au premier étage. Cellede madame de Portenduère et celle de feu son mari se trouvaient dumême côté, séparées par un grand cabinet de toilette qu’éclairaitun jour de souffrance, et réunies par une petite antichambre quidonnait sur l’escalier. La fenêtre de l’autre chambre, habitée detout temps par Savinien, était, comme celle de son père, sur larue. L’escalier se développait derrière de manière à laisser pourcette chambre un petit cabinet éclairé par un oeil-de-bœuf sur lacour. La chambre de madame de Portenduère, la plus triste de toutela maison, avait vue sur la cour&|160;; mais la veuve passait savie dans la salle au rez-de-chaussée, qui communiquait par unpassage avec la cuisine, bâtie au fond de la cour&|160;; en sorteque cette salle servait à la fois de salon et de salle à manger.Cette chambre de feu monsieur de Portenduère restait dans l’état oùelle fut au jour de sa mort : il n’y avait que le défunt de moins.Madame de Portenduère avait fait elle-même le lit, en mettantdessus l’habit de capitaine de vaisseau, l’épée, le cordon rouge,les ordres et le chapeau de son mari. La tabatière d’or danslaquelle le vicomte prisa pour la dernière fois se trouvait sur latable de nuit avec son livre de prières, avec sa montre et la tassedans laquelle il avait bu. Ses cheveux blancs, encadrés et disposésen une seule mèche roulée, étaient suspendus au-dessus du crucifixà bénitier placé dans l’alcôve. Enfin les babioles dont il seservait, ses journaux, ses meubles, son crachoir hollandais, salongue-vue de campagne accrochée à sa cheminée, rien n’y manquait.La veuve avait arrêté le vieux cartel à l’heure de la mort, qu’ilindiquait ainsi à jamais. On y sentait encore la poudre et le tabacdu défunt. Le foyer était comme il l’avait laissé. Entrer là,c’était le revoir en retrouvant toutes les choses qui parlaient deses habitudes. Sa grande canne à pomme d’or restait où il l’avaitposée, ainsi que ses gros gants de daim tout auprès. Sur la consolebrillait un vase d’or grossièrement sculpté, mais d’une valeur demille écus, offert par la Havane, que, lors de la guerre del’indépendance américaine, il avait préservée d’une attaque desAnglais en se battant contre des forces supérieures après avoirfait entrer à bon port le convoi qu’il protégeait. Pour lerécompenser, le roi d’Espagne l’avait fait chevalier de ses ordres.Porté pour ce fait dans la première promotion au grade de chefd’escadre, il eut le cordon rouge. Sûr alors de la premièrevacance, il épousa sa femme, riche de deux cent mille francs. Maisla Révolution empêcha la promotion, et monsieur de Portenduèreémigra.

– Où est ma mère&|160;? dit Savinien à Tiennette.

– Elle vous attend dans la chambre de votre père, répondit lavieille servante bretonne.

Savinien ne put retenir un tressaillement. Il connaissait larigidité des principes de sa mère son culte de l’honneur, saloyauté, sa foi dans la noblesse, et il prévit une scène. Aussialla-t-il comme à un assaut, le cœur agité, le visage presque pâle.Dans le demi-jour qui filtrait à travers les persiennes il aperçutsa mère vêtue de noir et qui avait arboré un air solennel enharmonie avec cette chambre mortuaire.

– Monsieur le vicomte, lui dit-elle en le voyant, se levant etlui saisissant la main pour l’amener devant le lit paternel, là aexpiré votre père, homme d’honneur, mort sans avoir un reproche àse faire. Son esprit est là. Certes, il a dû gémir là-haut enapercevant son fils souillé par un emprisonnement pour dettes. Sousl’ancienne monarchie, on vous eût épargné cette tache de boue ensollicitant une lettre de cachet et vous enfermant pour quelquesjours dans une prison d’Etat. Mais enfin vous voilà devant votrepère qui vous entend. Vous qui savez tout ce que vous avez faitavant d’aller dans cette ignoble prison, pouvez-vous me jurerdevant cette ombre et devant Dieu qui voit tout, que vous n’avezcommis aucune action déshonorante, que vos dettes ont été la suitede l’entraînement de la jeunesse, et qu’enfin l’honneur estsauf&|160;! Si votre irréprochable père était là vivant dans cefauteuil, s’il vous demandait compte de votre conduite, après vousavoir écouté vous embrasserait-il&|160;?

– Oui, ma mère, dit le jeune homme avec une gravité pleine derespect.

Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils sur son cœur enversant quelques larmes.

– Oublions donc tout, dit-elle, ce n’est que l’argent de moins,je prierai Dieu qu’il nous le fasse retrouver et, puisque tu estoujours digne de ton nom, embrasse-moi, car j’ai biensouffert&|160;!

– Je jure, ma chère mère, dit-il en étendant la main sur ce lit,de ne plus te donner le moindre chagrin de ce genre, et de toutfaire pour réparer mes premières fautes.

– Viens déjeuner, mon enfant, dit-elle en sortant de lachambre.

S’il faut appliquer les lois de la Scène au Récit, l’arrivée deSavinien, en introduisant à Nemours le seul personnage qui manquâtencore à ceux qui doivent être en présence dans ce petit drame,termine ici l’exposition.

Partie 2
La Succession Minoret

L’action commença par le jeu d’un ressort tellement usé dans lavieille comme dans la nouvelle littérature, que personne nepourrait croire à ses effets en 1829, s’il ne s’agissait pas d’unevieille Bretonne, d’une Kergarouët, d’une émigrée&|160;! Mais,hâtons-nous de le reconnaître&|160;; en 1829, la noblesse avaitreconquis dans les mœurs un peu du terrain perdu dans la politique.D’ailleurs, le sentiment qui gouverne les grands parents dès qu’ils’agit des convenances matrimoniales est un sentiment impérissable,lié très-étroitement à l’existence des sociétés civilisées et puisédans l’esprit de famille. Il règne à Genève comme à Vienne, comme àNemours où Zélie Levrault refusait naguère à son fils de consentirà son mariage avec la fille d’un bâtard. Néanmoins toute loisociale a ses exceptions. Savinien pensait donc à faire plierl’orgueil de sa mère devant la noblesse innée d’Ursule.L’engagement eut lieu sur-le-champ. Dès que Savinien fut attablé,sa mère lui parla des lettres horribles, selon elle, que lesKergarouët et les Portenduère lui avaient écrites.

– Il n’y a plus de Famille aujourd’hui, ma mère, lui réponditSavinien, il n’y a plus que des individus&|160;! Les nobles ne sontplus solidaires. Aujourd’hui on ne vous demande pas si vous êtes unPortenduère, si vous êtes brave, si vous êtes homme d’Etat, tout lemonde vous dit : Combien payez-vous de contributions&|160;?

– Et le roi&|160;? demanda la vieille dame.

– Le roi se trouve pris entre les deux Chambres comme un hommeentre sa femme légitime et sa maîtresse. Aussi dois-je me marieravec une fille riche, à quelque famille qu’elle appartienne, avecla fille d’un paysan si elle a un million de dot et si elle estsuffisamment bien élevée, c’est-à-dire si elle sort d’unpensionnat.

– Ceci est autre chose&|160;! fit la vieille dame.

Savinien fronça les sourcils en entendant cette parole. Ilconnaissait cette volonté granitique appelée l’entêtement bretonqui distinguait sa mère, et voulut savoir aussitôt son opinion surce point délicat.

– Ainsi, dit-il, si j’aimais une jeune personne, comme parexemple la pupille de notre voisin, la petite Ursule, vous vousopposeriez donc à mon mariage&|160;?

– Tant que je vivrai, dit-elle. Après ma mort, tu seras seulresponsable de l’honneur et du sang des Portenduère et desKergarouët.

– Ainsi vous me laisseriez mourir de faim et de désespoir pourune chimère qui ne devient aujourd’hui une réalité que par lelustre de la fortune.

– Tu servirais la France et tu te fierais à Dieu&|160;!

– Vous ajourneriez mon bonheur au lendemain de votremort&|160;?

– Ce serait horrible de ta part, voilà tout.

– Louis XIV a failli épouser la nièce de Mazarin, unparvenu.

– Mazarin lui-même s’y est opposé.

– Et la veuve de Scarron&|160;?

– C’était une d’Aubigné&|160;! D’ailleurs le mariage a étésecret. Mais je suis bien vieille, mon fils, dit-elle en hochant latête. Quand je ne serai plus, vous vous marierez à votrefantaisie.

Savinien aimait et respectait à la fois sa mère&|160;; il opposasur-le-champ, mais silencieusement, à l’entêtement de la vieilleKergarouët, un entêtement égal, et résolut de ne jamais avoird’autre femme qu’Ursule à qui cette opposition donna, comme ilarrive toujours en semblable occurrence, le mérite de la chosedéfendue.

Lorsque, après vêpres, le docteur Minoret et Ursule, mise enblanc et rose, entrèrent dans cette froide salle, l’enfant futsaisie d’un tremblement nerveux comme si elle se fût trouvée enprésence de la reine de France et qu’elle eût une grâce à luidemander. Depuis son explication avec le docteur, cette petitemaison avait pris les proportions d’un palais, et la vieille dametoute la valeur sociale qu’une duchesse devait avoir au Moyen Ageaux yeux de la fille d’un vilain. Jamais Ursule ne mesura plusdésespérément qu’en ce moment la distance qui séparait un vicomtede Portenduère de la fille d’un capitaine de musique, ancienchanteur aux Italiens, fils naturel d’un organiste, et dontl’existence tenait aux bontés d’un médecin.

– Qu’avez-vous, mon enfant&|160;? lui dit la vieille dame en lafaisant asseoir près d’elle.

– Madame, je suis confuse de l’honneur que vous daignez mefaire…

– Hé&|160;! ma petite, répliqua madame de Portenduère de son tonle plus aigre, je sais combien votre tuteur vous aime et veux luiêtre agréable, car il m’a ramené l’enfant prodigue.

– Mais, ma chère mère, dit Savinien atteint au cœur en voyant lavive rougeur d’Ursule et la contraction horrible par laquelle elleréprima ses larmes, quand même vous n’auriez aucune obligation àmonsieur le chevalier Minoret, il me semble que nous pourrionstoujours être heureux du plaisir que mademoiselle veut bien nousdonner en acceptant votre invitation. Et le jeune gentilhomme serrala main du docteur d’une façon significative en ajoutant : – Vousportez, monsieur, l’ordre de Saint-Michel, le plus vieil ordre deFrance et qui confère toujours la noblesse.

L’excessive beauté d’Ursule, à qui son amour presque sans espoiravait prêté depuis quelques jours cette profondeur que les grandspeintres ont imprimée à ceux de leurs portraits où l’âme estfortement mise en relief, avait soudain frappé madame dePortenduère en lui faisant soupçonner un calcul d’ambitieux sous lagénérosité du docteur. Aussi la phrase à laquelle répondait alorsSavinien fut-elle dite avec une intention qui blessa le vieillarden ce qu’il avait de plus cher&|160;; mais il ne put réprimer unsourire en s’entendant nommer chevalier par Savinien, et reconnutdans cette exagération l’audace des amoureux qui ne reculent devantaucun ridicule.

– L’ordre de Saint-Michel, qui jadis fit commettre tant defolies pour être obtenu, est tombé, monsieur le vicomte, réponditl’ancien médecin du roi, comme sont tombés tant depriviléges&|160;! Il ne se donne plus aujourd’hui qu’à desmédecins, à de pauvres artistes. Aussi les rois ont-ils bien faitde le réunir à celui de Saint-Lazare qui, je crois, était un pauvrediable rappelé à la vie par un miracle&|160;! Sous ce rapport,l’ordre de Saint-Michel et Saint-Lazare serait, pour nous, unsymbole.

Après cette réponse à la fois empreinte de moquerie et dedignité, le silence régna sans que personne le voulût rompre, et ilétait devenu gênant quand on frappa.

– Voici notre cher curé, dit la vieille dame qui se levalaissant Ursule seule et allant au-devant de l’abbé Chaperon,honneur qu’elle n’avait fait ni à Ursule ni au docteur.

Le vieillard sourit en regardant tour à tour sa pupille etSavinien. Se plaindre des manières de madame de Portenduère ou s’enoffenser était un écueil sur lequel un homme d’un petit espritaurait touché&|160;; mais Minoret avait trop d’acquis pour ne pasl’éviter : il se mit à causer avec le vicomte du danger que couraitalors Charles X, après avoir confié la direction des affaires auprince de Polignac. Lorsqu’il y eut assez de temps écoulé pourqu’en parlant d’affaires le docteur n’eût point l’air de se venger,il présenta, presque en plaisantant, à la vieille dame les dossiersde poursuites et les mémoires acquittés qui appuyaient un comptefait par son notaire.

– Mon fils l’a reconnu&|160;? dit-elle en jetant à Savinien unregard auquel il répondit en inclinant la tête. Eh&|160;! bien,c’est l’affaire de Dionis, ajouta-t-elle en repoussant les papierset traitant cette affaire avec le dédain qu’à ses yeux méritaitl’argent.

Rabaisser la richesse, c’était, dans les idées de madame dePortenduère, élever la Noblesse et ôter toute son importance à laBourgeoisie. Quelques instants après, Goupil vint de la part de sonpatron demander les comptes entre Savinien et monsieur Minoret.

– Et pourquoi&|160;? dit la vieille dame.

– Pour en faire la base de l’obligation, il n’y a pas délivranced’espèces, répondit le premier clerc en jetant autour de lui desregards effrontés.

Ursule et Savinien, qui pour la première fois échangèrent uncoup d’oeil avec cet horrible personnage, éprouvèrent la sensationque cause un crapaud, mais aggravée par un sinistre pressentiment.Tous deux ils eurent cette indéfinissable et confuse vision del’avenir sans nom dans la langue, mais qui serait explicable parune action de l’être intérieur dont avait parlé le swedenborgisteau docteur Minoret. La certitude que ce venimeux Goupil leur seraitfatal fit trembler Ursule, mais elle se remit de son trouble ensentant un indicible plaisir à voir Savinien partageant sonémotion.

– Il n’est pas beau, le clerc de monsieur Dionis&|160;! ditSavinien quand Goupil eut fermé la porte.

– Et qu’est-ce que cela fait que ces gens-là soient beaux oulaids&|160;? dit madame de Portenduère.

– Je ne lui en veux pas de sa laideur, reprit le curé, mais desa méchanceté qui passe les bornes&|160;; il y met de lascélératesse.

Malgré son désir d’être aimable, le docteur devint digne etfroid. Les deux amoureux furent gênés. Sans la bonhomie de l’abbéChaperon, dont la gaieté douce anima le dîner, la situation dudocteur et de sa pupille eût été presque intolérable. Au dessert,en voyant pâlir[Coquille du Furne : palir.] Ursule, il lui dit : –Si tu ne te trouves pas bien, mon enfant, tu n’as que la rue àtraverser.

– Qu’avez-vous, mon cœur&|160;? dit la vieille dame à la jeunefille.

– Hélas&|160;! madame, reprit sévèrement le docteur, son âme afroid, habituée comme elle l’est à ne rencontrer que dessourires.

– Une bien mauvaise éducation, monsieur le docteur, dit madamede Portenduère. N’est-ce pas, monsieur le curé&|160;?

– Oui, madame, répondit Minoret en jetant un regard au curé quise trouva sans parole. J’ai rendu, je le vois, la vie impossible àcette nature angélique si elle devait aller dans le monde&|160;;mais je ne mourrai pas sans l’avoir mise à l’abri de la froideur,de l’indifférence ou de la haine.

– Mon parrain&|160;?… je vous en prie&|160;!… assez. Je nesouffre pas ici, dit-elle en affrontant le regard de madame dePortenduère plutôt que de donner trop de signification à sesparoles en regardant Savinien.

– Je ne sais pas, madame, dit alors Savinien à sa mère, simademoiselle Ursule souffre, mais je sais que vous me mettez ausupplice.

En entendant ce mot arraché par les façons de sa mère à cegénéreux jeune homme, Ursule pâlit et pria madame de Portenduère del’excuser&|160;; elle se leva, prit le bras de son tuteur, salua,sortit, revint chez elle, entra précipitamment dans le salon de sonparrain où elle s’assit près de son piano, mit sa tête dans sesmains et fondit en larmes.

– Pourquoi ne laisses-tu pas la conduite de tes sentiments à mavieille expérience, cruelle enfant&|160;?… s’écria le docteur audésespoir. Les nobles ne se croient jamais obligés par nous autresbourgeois. En les servant nous faisons notre devoir, voilà tout.D’ailleurs la vieille dame a vu que Savinien te regardait avecplaisir, elle a peur qu’il ne t’aime.

– Enfin, il est sauvé&|160;? dit-elle. Mais essayer d’humilierun homme comme vous&|160;?…

– Attends-moi, ma petite.

Quand le docteur revint chez madame de Portenduère, il y trouvaDionis accompagné de messieurs Bongrand et Levrault le maire,témoins exigés par la loi pour la validité des actes passés dansles communes où il n’existe qu’un notaire. Minoret prit à partmonsieur Dionis et lui dit un mot à l’oreille, après lequel lenotaire fit la lecture de l’obligation : madame de Portenduère ydonnait une hypothèque sur tous ses biens jusqu’au remboursementdes cent mille francs prêtés par le docteur au vicomte, et lesintérêts y étaient stipulés à cinq pour cent. A la lecture de cetteclause, le curé regarda Minoret, qui répondit à l’abbé par un légercoup de tête approbatif. Le pauvre prêtre alla dire à l’oreille desa pénitente quelques mots auxquels elle répondit à mi-voix : – Jene veux rien devoir à ces gens-là.

– Ma mère, monsieur, me laisse le beau rôle, dit Savinien audocteur&|160;; elle vous rendra tout l’argent et me charge de lareconnaissance.

– Mais il vous faudra trouver onze mille francs la premièreannée, à cause des frais du contrat, reprit le curé.

– Monsieur, dit Minoret à Dionis, comme monsieur et madame dePortenduère sont hors d’état de payer l’enregistrement, joignez lesfrais de l’acte au capital, je vous les payerai.

Dionis fit des renvois, et le capital fut alors fixé à cent septmille francs. Quant tout fut signé, Minoret prétexta de sa fatiguepour se retirer en même temps que le notaire et les témoins.

– Madame, dit le curé qui resta seul avec le vicomte, pourquoichoquer cet excellent monsieur Minoret qui vous a sauvé cependantau moins vingt-cinq mille francs à Paris, et qui a eu ladélicatesse d’en laisser vingt mille à votre fils pour ses dettesd’honneur&|160;?…

– Votre Minoret est un sournois, dit-elle en prenant une pincéede tabac, il sait bien ce qu’il fait.

– Ma mère croit qu’il veut m’obliger à épouser sa pupille enenglobant notre ferme, comme si l’on pouvait forcer un Portenduère,fils d’une Kergarouët, à se marier contre son gré.

Une heure après, Savinien se présenta chez le docteur où leshéritiers se trouvaient, amenés par la curiosité. L’apparition dujeune vicomte produisit une sensation d’autant plus vive que, chezchacun des assistants, elle excita des émotions différentes.Mesdemoiselles Crémière et Massin chuchotèrent en regardant Ursulequi rougissait. Les mères dirent à Désiré que Goupil pouvait bienavoir raison à l’égard de ce mariage. Les yeux de toutes lespersonnes présentes se tournèrent alors sur le docteur qui ne seleva point pour recevoir le gentilhomme et se contenta de le saluerpar une inclination de tête sans quitter le cornet, car il faisaitune partie de trictrac avec monsieur Bongrand. L’air froid dudocteur surprit tout le monde.

– Ursule, mon enfant, dit-il, fais-nous un peu de musique.

En voyant la jeune fille, heureuse d’avoir une contenance,sauter sur l’instrument et remuer les volumes reliés en vert, leshéritiers acceptèrent avec des démonstrations de plaisir lesupplice et le silence qui allaient leur être infligés, tant ilstenaient à savoir ce qui se tramait entre leur oncle et lesPortenduère.

Il arrive souvent qu’un morceau pauvre en lui-même, mais exécutépar une jeune fille sous l’empire d’un sentiment profond, fasseplus d’impression qu’une grande ouverture pompeusement dite par unorchestre habile. Il existe en toute musique, outre la pensée ducompositeur, l’âme de l’exécutant, qui, par un privilège acquisseulement à cet art, peut donner du sens et de la poésie à desphrases sans grande valeur. Chopin prouve aujourd’hui pour l’ingratpiano la vérité de ce fait déjà démontré par Paganini pour leviolon. Ce beau génie est moins un musicien qu’une âme qui se rendsensible et qui se communiquerait par toute espèce de musique, mêmepar de simples accords. Par sa sublime et périlleuse organisation,Ursule appartenait à cette école de génies si rares&|160;; mais levieux Schmucke, le maître qui venait chaque samedi et qui pendantle séjour d’Ursule à Paris la vit tous les jours, avait porté letalent de son élève à toute sa perfection. Le Songe de Rousseau,morceau choisi par Ursule, une des compositions de la jeunessed’Hérold, ne manque pas d’ailleurs d’une certaine profondeur quipeut se développer à l’exécution&|160;; elle y jeta les sentimentsqui l’agitaient et justifia bien le titre de Caprice que porte cefragment. Par un jeu à la fois suave et rêveur, son âme parlait àl’âme du jeune homme et l’enveloppait comme d’un nuage par desidées presque visibles Assis au bout du piano, le coude appuyé surle couvercle et la tête dans sa main gauche, Savinien admiraitUrsule dont les yeux arrêtés sur la boiserie semblaient interrogerun monde mystérieux. On serait devenu profondément amoureux àmoins. Les sentiments vrais ont leur magnétisme, et Ursule voulaiten quelque sorte montrer son âme, comme une coquette se pare pourplaire. Savinien pénétra donc dans ce délicieux royaume, entraînépar ce cœur qui, pour s’interpréter lui-même, empruntait lapuissance du seul art qui parle à la pensée par la pensée même,sans le secours de la parole, des couleurs ou de la forme. Lacandeur a sur l’homme le même pouvoir que l’enfance, elle en a lesattraits et les irrésistibles séductions&|160;; or, jamais Ursulene fut plus candide qu’en ce moment où elle naissait à une nouvellevie. Le curé vint arracher le gentilhomme à son rêve, en luidemandant de faire le quatrième au whist. Ursule continua de jouer,les héritiers partirent, à l’exception de Désiré qui cherchait àconnaître les intentions de son grand-oncle, du vicomte etd’Ursule.

– Vous avez autant de talent que d’âme, mademoiselle, ditSavinien quand la jeune fille ferma son piano pour venir s’asseoirà côté de son parrain. Quel est donc votre maître&|160;?

– Un Allemand logé précisément auprès de la rue Dauphine, sur lequai Conti, dit le docteur. S’il n’avait pas donné tous les joursune leçon à Ursule pendant notre séjour à Paris, il serait venu cematin.

– C’est non-seulement un grand musicien, dit Ursule, mais unhomme adorable de naïveté.

– Ces leçons-là doivent coûter cher, s’écria Désiré.

Un sourire d’ironie fut échangé par les joueurs. Quand la partiese termina, le docteur, soucieux jusqu’alors, prit en regardantSavinien l’air d’un homme peiné d’avoir à remplir uneobligation.

– Monsieur, lui dit-il, je vous sais beaucoup de gré dusentiment qui vous a porté à me faire si promptement visite&|160;;mais madame votre mère me suppose des arrière-pensées très-peunobles, et je lui donnerais le droit de les croire vraies si je nevous priais pas de ne plus venir me voir, malgré l’honneur que meferaient vos visites et le plaisir que j’aurais à cultiver votresociété. Mon honneur et mon repos exigent que nous cessions touterelation de voisinage. Dites à madame votre mère que si je ne vaispoint la prier de nous faire l’honneur, à ma pupille et à moi,d’accepter à dîner dimanche prochain, c’est à cause de la certitudeoù je suis qu’elle serait indisposée ce jour-là.

Le vieillard tendit la main au jeune vicomte, qui la lui serrarespectueusement, en lui disant : – Vous avez raison,monsieur&|160;! Et il se retira non sans faire à Ursule un salutqui révélait plus de mélancolie que de désappointement.

Désiré sortit en même temps que le gentilhomme&|160;; mais illui fut impossible d’échanger un mot, car Savinien se précipitachez lui.

Le désaccord des Portenduère et du docteur Minoret défraya,pendant deux jours, la conversation des héritiers qui rendirenthommage au génie de Dionis, et regardèrent alors leur successioncomme sauvée. Ainsi, dans un siècle où les rangs se nivellent, oùla manie de l’égalité met de plain-pied tous les individus etmenace tout, jusqu’à la subordination militaire, dernierretranchement du pouvoir en France&|160;; où par conséquent lespassions n’ont plus d’autres obstacles à vaincre que lesantipathies personnelles ou le défaut d’équilibre entre lesfortunes, l’obstination d’une vieille Bretonne et la dignité dudocteur Minoret élevaient entre ces deux amants des barrièresdestinées, comme autrefois, moins à détruire qu’à fortifierl’amour. Pour un homme passionné, toute femme vaut ce qu’elle luicoûte&|160;; or, Savinien apercevait une lutte, des efforts, desincertitudes qui lui rendaient déjà cette jeune fille chère : ilvoulait la conquérir. Peut-être nos sentiments obéissent-ils auxlois de la nature sur la durée de ses créations : à longue vie,longue enfance&|160;!

Le lendemain matin, en se levant, Ursule et Savinien eurent unemême pensée. Cette entente ferait naître l’amour si elle n’en étaitpas déjà la plus délicieuse preuve. Lorsque la jeune fille écartalégèrement ses rideaux afin de donner à ses yeux l’espacestrictement nécessaire pour voir chez Savinien, elle aperçut lafigure de son amant au-dessus de l’espagnolette en face. Quand onsonge aux immenses services que rendent les fenêtres aux amoureux,il semble assez naturel d’en faire l’objet d’une contribution.Après avoir ainsi protesté contre la dureté de son parrain, Ursulelaissa retomber les rideaux, et ouvrit ses fenêtres pour fermer sespersiennes à travers lesquelles elle pourrait désormais voir sansêtre vue. Elle monta bien sept ou huit fois pendant la journée à sachambre, et trouva toujours le jeune vicomte écrivant, déchirantdes papiers et recommençant à écrire, à elle sans doute&|160;!

Le lendemain matin, au réveil d’Ursule, la Bougival lui monta lalettre suivante.

A MADEMOISELLE URSULE.

 » Mademoiselle,

 » Je ne me fais point illusion sur la défiance que doit inspirerun jeune homme qui s’est mis dans la position d’où je ne suis sortique par l’intervention de votre tuteur : il me faut donnerdésormais plus de garanties que tout autre&|160;; aussi,mademoiselle, est-ce avec une profonde humilité que je me mets àvos pieds pour vous avouer mon amour. Cette déclaration n’est pasdictée par une passion&|160;; elle vient d’une certitude quiembrasse la vie entière. Une folle passion pour ma jeune tante,madame de Kergarouët, m’a jeté en prison, ne trouverez-vous pas unemarque de sincère amour dans la complète disparition de messouvenirs, et de cette image effacée de mon cœur par lavôtre&|160;? Dès que je vous ai vue endormie et si gracieuse dansvotre sommeil d’enfant à Bouron, vous avez occupé mon âme en reinequi prend possession de son empire. Je ne veux pas d’autre femmeque vous. Vous avez toutes les distinctions que je souhaite danscelle qui doit porter mon nom. L’éducation que vous avez reçue etla dignité de votre cœur vous mettent à la hauteur des situationsles plus élevées. Mais je doute trop de moi-même pour essayer devous bien peindre à vous-même, je ne puis que vous aimer. Aprèsvous avoir entendue hier, je me suis souvenu de ces phrases quisemblent écrites pour vous :

 » Faite pour attirer les cœurs et charmer les yeux, à la foisdouce et indulgente, spirituelle et raisonnable, polie comme sielle avait passé sa vie dans les cours, simple comme le solitairequi n’a jamais connu le monde, le feu de son âme est tempéré dansses yeux par une divine modestie.  »

J’ai senti le prix de cette belle âme qui se révèle en vous dansles plus petites choses. Voilà ce qui me donne la hardiesse de vousdemander, si vous n’aimez encore personne, de me laisser vousprouver par mes soins et par ma conduite que je suis digne de vous.Il s’agit de ma vie, vous ne pouvez douter que toutes mes forces nesoient employées non-seulement à vous plaire, mais encore à méritervotre estime, qui peut tenir lieu de celle de toute la terre. Aveccet espoir, Ursule, et si vous me permettez de vous nommer dans moncœur comme une adorée, Nemours sera pour moi le paradis, et lesplus difficiles entreprises ne m’offriront que des jouissances quivous seront rapportées comme on rapporte tout à Dieu. Dites-moidonc que je puis me dire

Votre SAVINIEN.  »

Ursule baisa cette lettre&|160;; puis, après l’avoir relue ettenue avec des mouvements insensés, elle s’habilla pour aller lamontrer à son parrain.

– Mon Dieu&|160;! j’ai failli sortir sans faire mes prières,dit-elle en rentrant pour s’agenouiller à son prie-Dieu.

Quelques instants après, elle descendit au jardin et y trouvason tuteur à qui elle fit lire la lettre de Savinien. Tous deux ilss’assirent sur le banc, sons le massif de plantes grimpantes, enface du pavillon chinois : Ursule attendait un mot du vieillard, etle vieillard réfléchissait beaucoup trop long-temps pour une filleimpatiente. Enfin, de leur entretien secret il résulta la lettresuivante, que le docteur avait sans doute en partie dictée.

 » Monsieur,

 » Je ne puis être que fort honorée de la lettre par laquellevous m’offrez votre main&|160;; mais, à mon âge, et d’après leslois de mon éducation, j’ai dû la communiquer à mon tuteur, qui esttoute ma famille, et que j’aime à la fois comme un père et comme unami. Voici donc les cruelles objections qu’il m’a faites et quidoivent me servir de réponse.

Je suis, monsieur le vicomte, une pauvre fille dont la fortune àvenir dépend entièrement non-seulement des bons vouloirs de monparrain, mais encore des mesures chanceuses qu’il prendra pouréluder les mauvais vouloirs de ses héritiers à mon égard. Quoiquefille légitime de Joseph Mirouët, capitaine de musique au 45erégiment d’infanterie&|160;; comme il est le beau-frère naturel demon tuteur, on pourrait, quoique sans raison, faire un procès à unejeune fille qui resterait sans défense. Vous voyez, monsieur, quemon peu de fortune n’est pas mon plus grand malheur. J’ai bien desraisons d’être humble. C’est pour vous et non pour moi que je voussoumets de pareilles observations qui sont souvent d’un poids légerpour des cœurs aimants et dévoués. Mais considérez aussi, monsieur,que si je ne vous les soumettais pas, je serais soupçonnée devouloir faire passer votre tendresse par-dessus des obstacles quele monde et surtout votre mère trouveraient invincibles. J’auraiseize ans dans quatre mois. Peut-être reconnaîtrez-vous que noussommes l’un et l’autre trop jeunes et trop inexpérimentés pourcombattre les misères d’une vie commencée sans autre fortune que ceque je tiens de la bonté de feu monsieur de Jordy. Mon tuteurdésire d’ailleurs ne pas me marier avant que j’aie atteint vingtans. Qui sait ce que le sort vous réserve durant ces quatre années,les plus belles de votre vie&|160;? ne la brisez donc pas pour unepauvre fille.

Après vous avoir exposé, monsieur, les raisons de mon chertuteur qui, loin de s’opposer à mon bonheur, veut y contribuer detoutes ses forces et souhaite voir sa protection, bientôt débile,remplacée par une tendresse égale à la sienne&|160;; il me reste àvous dire combien je suis touchée et de votre offre et descompliments affectueux qui l’accompagnent. La prudence qui dictecette réponse est d’un vieillard à qui la vie est bienconnue&|160;; mais la reconnaissance que je vous exprime est d’unejeune fille à qui nul autre sentiment n’est entré dans l’âme.

Ainsi, monsieur, je puis me dire, en toute vérité,

Votre servante,

URSULE MIROUET.  »

Savinien ne répondit pas. Faisait-il des tentatives auprès de samère&|160;? Cette lettre avait-elle éteint son amour&|160;? Millequestions semblables, toutes insolubles, tourmentaient horriblementUrsule et par ricochet le docteur qui souffrait des moindresagitations de sa chère enfant. Ursule montait souvent à sa chambreet regardait chez Savinien qu’elle voyait pensif, assis devant satable et tournant souvent les yeux sur ses fenêtres à elle. A lafin de la semaine, pas plus tôt, elle reçut la lettre suivante deSavinien dont le retard s’expliquait par un surcroît d’amour.

A MADEMOISELLE URSULE MIROUET.

 » Chère Ursule, je suis un peu Breton&|160;; et, une fois monparti pris, rien ne m’en fait changer. Votre tuteur, que Dieuconserve encore long-temps, a raison&|160;; mais ai-je donc tort devous aimer&|160;? Aussi voudrais-je seulement savoir de vous sivous m’aimez. Dites-le-moi, ne fût-ce que par un signe, et c’estalors que ces quatre années deviendront les plus belles de mavie&|160;!

Un de mes amis a remis à mon grand-oncle, le vice-amiral deKergarouët, une lettre où je lui demande sa protection pour entrerdans la marine. Ce bon vieillard, ému par mes malheurs, m’a réponduque la bonne volonté du roi serait contre-carrée par les règlementsdans le cas où je voudrais un grade. Néanmoins, après trois moisd’études à Toulon, le ministre me fera partir comme maître detimonerie&|160;; puis, après une croisière contre les Algériens,avec lesquels nous sommes en guerre, je puis subir un examen etdevenir aspirant. Enfin, si je me distingue dans l’expédition quise prépare contre Alger, je serai certainement enseigne&|160;; maisdans combien de temps&|160;?… Personne ne peut le dire. Seulementon rendra les ordonnances aussi élastiques qu’il sera possible pourréintégrer le nom de Portenduère à la marine. Je ne dois vousobtenir que de votre parrain, je le vois&|160;; et votre respectpour lui vous rend plus chère à mon cœur. Avant de répondre, jevais donc avoir une entrevue avec lui : de sa réponse dépendra toutmon avenir. Quoi qu’il advienne, sachez que, riche ou pauvre, filled’un capitaine de musique ou fille d’un roi, vous êtes pour moicelle que la voix de mon cœur a désignée. Chère Ursule, nous sommesdans un temps où les préjugés, qui jadis nous eussent séparés,n’ont pas assez de force pour empêcher notre mariage. A vous donctous les sentiments de mon cœur, et à votre oncle des garanties quilui répondent de votre félicité&|160;! Il ne sait pas que je vousai dans quelques instants plus aimée qu’il ne vous aime depuisquinze ans. A ce soir.  »

– Tenez, mon parrain, dit Ursule en lui tendant cette lettre parun mouvement d’orgueil.

– Ah&|160;! mon enfant, s’écria le docteur après avoir lu lalettre, je suis plus content que toi. Le gentilhomme a par cetterésolution réparé toutes ses fautes.

Après le dîner Savinien se présenta chez le docteur, qui sepromenait alors avec Ursule le long de la balustrade de la terrassesur la rivière. Le vicomte avait reçu ses habits de Paris, etl’amoureux n’avait pas manqué de rehausser ses avantages naturelspar une mise aussi soignée, aussi élégante que s’il se fût agi deplaire à la belle et fière comtesse de Kergarouët. En le voyantvenir du perron vers eux, la pauvre petite serra le bras de sononcle absolument comme si elle se retenait pour ne pas tomber dansun précipice, et le docteur entendit de profondes et sourdespalpitations qui lui donnèrent le frisson.

– Laisse-nous, mon enfant, dit-il à sa pupille qui s’assit surles marches du pavillon chinois après avoir laissé prendre sa mainpar Savinien, qui y déposa un baiser respectueux.

– Monsieur, donnerez-vous cette chère personne à un capitaine devaisseau&|160;? dit le jeune vicomte à voix basse au docteur.

– Non, dit Minoret en souriant&|160;; nous pourrions attendretrop long-temps&|160;; mais… à un lieutenant de vaisseau.

Des larmes de joie humectèrent les yeux du jeune homme, quiserra très-affectueusement la main du vieillard.

– Je vais donc partir, répondit-il, aller étudier et tâcherd’apprendre en six mois ce que les élèves de l’école de marine ontappris en six ans.

– Partir&|160;? dit Ursule en s’élançant du perron vers eux.

– Oui, mademoiselle, pour vous mériter. Ainsi, plus j’y mettraid’empressement, plus d’affection je vous témoignerai.

– Nous sommes aujourd’hui le 3 octobre, dit-elle en le regardantavec une tendresse infinie, partez après le 19.

– Oui, dit le vieillard, nous fêterons la Saint-Savinien.

– Adieu donc, s’écria le jeune homme. Je dois aller passer cettesemaine à Paris, y faire les démarches nécessaires, mes préparatifset mes acquisitions de livres, d’instruments de mathématiques, meconcilier la faveur du ministre et obtenir les meilleuresconditions possibles.

Ursule et son parrain reconduisirent Savinien jusqu’à la grille.Après l’avoir vu rentrant chez sa mère, ils le virent sortiraccompagné de Tiennette, qui portait une petite malle.

– Pourquoi, si vous êtes riche, le forcez-vous à servir dans lamarine&|160;? dit Ursule à son parrain.

– Je crois que ce sera bientôt moi qui aurai fait ses dettes,dit le docteur en souriant. Je ne le force point&|160;; maisl’uniforme, mon cher cœur, et la croix de la Légion-d’Honneurgagnée dans un combat effaceront bien des taches. En six ans ilpeut arriver à commander un bâtiment, et voilà tout ce que je luidemande.

– Mais il peut périr, dit-elle en montrant au docteur un visagepâle.

– Les amoureux ont, comme les ivrognes, un dieu pour eux,répondit le docteur en plaisantant.

A l’insu de son parrain, la pauvre petite, aidée par laBougival, coupa pendant la nuit une quantité suffisante de seslongs et beaux cheveux blonds pour faire une chaîne&|160;; puis lesurlendemain elle séduisit son maître de musique, le vieuxSchmucke, qui lui promit de veiller à ce que les cheveux ne fussentpas changés et que la chaîne fût achevée pour le dimanche suivant.A son retour, Savinien apprit au docteur et à sa pupille qu’ilavait signé son engagement. Il devait être rendu le 25 à Brest.Invité par le docteur à dîner pour le 18, il passa ces deuxjournées presque entières chez le docteur&|160;; et, malgré lesplus sages recommandations, les deux amoureux ne purent s’empêcherde trahir leur bonne intelligence aux yeux du curé, du juge depaix, du médecin de Nemours et de la Bougival.

– Enfants, leur dit le vieillard, vous jouez votre bonheur en nevous gardant pas le secret à vous-mêmes.

Enfin, le jour de sa fête, après la messe, pendant laquelle il yeut quelques regards échangés, Savinien, épié par Ursule, traversala rue et vint dans ce petit jardin où tous deux se trouvèrentpresque seuls. Par indulgence, le bonhomme lisait ses journaux dansle pavillon chinois.

– Chère Ursule, dit Savinien, voulez-vous me faire une fête plusgrande que ne pourrait me la faire ma mère en me donnant uneseconde fois la vie&|160;?…

– Je sais ce que vous voulez me demander, dit Ursule enl’interrompant. Tenez, voici ma réponse, ajouta-t-elle en prenantdans la poche de son tablier la chaîne faite de ses cheveux et lalui présentant dans un tremblement nerveux qui accusait une joieillimitée. Portez ceci, dit-elle, pour l’amour de moi. Puisse monprésent écarter de vous tous les périls en vous rappelant que mavie est attachée à la vôtre&|160;!

– Ah&|160;! la petite masque, elle lui donne une chaîne de sescheveux, se disait le docteur. Comment s’y est-elle prise&|160;?Couper dans ses belles tresses blondes&|160;!… mais elle luidonnerait donc mon sang.

– Ne trouverez-vous pas bien mauvais de vous demander, avant departir, une promesse formelle de n’avoir jamais d’autre mari quemoi&|160;? dit Savinien en baisant cette chaîne et regardant Ursulesans pouvoir retenir une larme.

– Si je ne vous l’ai pas trop dit déjà, moi qui suis venuecontempler les murs de Sainte-Pélagie quand vous y étiez,répondit-elle en rougissant&|160;; je vous le répète, Savinien : jen’aimerai jamais que vous et ne serai jamais qu’à vous.

En voyant Ursule à demi cachée dans le massif, le jeune homme netint pas contre le plaisir de la serrer sur son cœur et del’embrasser au front&|160;; mais elle jeta comme un cri faible, selaissa tomber sur le banc, et, lorsque Savinien se mit auprèsd’elle en lui demandant pardon, il vit le docteur debout devanteux.

– Mon ami, dit-il, Ursule est une véritable sensitive qu’uneparole amère tuerait. Pour elle, vous devrez modérer l’éclat del’amour. Ah&|160;! si vous l’eussiez aimée depuis seize ans, vousvous seriez contenté de sa parole, ajouta-t-il pour se venger dumot par lequel Savinien avait terminé sa dernière lettre.

Deux jours après, Savinien partit. Malgré les lettres qu’ilécrivit régulièrement à Ursule, elle fut en proie à une maladiesans cause sensible. Semblable à ces beaux fruits attaqués par unver, une pensée lui rongeait le cœur. Elle perdit l’appétit et sesbelles couleurs. Quand son parrain lui demanda la première fois cequ’elle éprouvait : – Je voudrais voir la mer, dit-elle.

– Il est difficile de te mener en décembre voir un port de mer,lui répondit le vieillard.

– Irais-je donc&|160;? dit-elle.

De grands vents s’élevaient-ils, Ursule éprouvait des commotionsen croyant, malgré les savantes distinctions de son parrain, ducuré, du juge de paix entre les vents de mer et ceux de terre, queSavinien se trouvait aux prises avec un ouragan. Le juge de paix larendit heureuse pour quelques jours avec une gravure quireprésentait un aspirant en costume. Elle lisait les journaux enimaginant qu’ils donneraient des nouvelles de la croisière pourlaquelle Savinien était parti. Elle dévora les romans maritimes deCooper, et voulut apprendre les termes de marine. Ces preuves de lafixité de la pensée, souvent jouées par les autres femmes, furentsi naturelles chez Ursule qu’elle vit en rêve chacune des lettresde Savinien, et ne manqua jamais à les annoncer le matin même enracontant le songe avant-coureur.

– Maintenant, dit-elle au docteur, la quatrième fois que ce faiteut lieu sans que le curé et le médecin en fussent surpris, je suistranquille : à quelque distance que Savinien soit, s’il est blessé,je le sentirai dans le même instant.

Le vieux médecin resta plongé dans une profonde méditation quele juge de paix et le curé jugèrent douloureuse, à voirl’expression de son visage.

– Qu’avez-vous&|160;? lui demandèrent-ils quand Ursule les eutlaissés seuls.

– Vivra-t-elle&|160;? répondit le vieux médecin. Une si délicateet si tendre fleur résistera-t-elle à des peines de cœur&|160;?

Néanmoins la petite rêveuse, comme la surnomma le curé,travaillait avec ardeur&|160;; elle comprenait l’importance d’unegrande instruction pour une femme du monde, et tout le tempsqu’elle ne donnait pas au chant, à l’étude de l’Harmonie et de laComposition, elle le passait à lire les livres que lui choisissaitl’abbé Chaperon dans la riche bibliothèque de son parrain. Tout enmenant cette vie occupée, elle souffrait, mais sans se plaindre.Parfois elle restait des heures entières à regarder la fenêtre deSavinien. Le dimanche, à la sortie de la messe, elle suivait madamede Portenduère en la contemplant avec tendresse, car, malgré sesduretés, elle aimait en elle la mère de Savinien. Sa piétéredoublait, elle allait à la messe tous les matins, car elle crutfermement que ses rêves étaient une faveur de Dieu. Effrayé desravages produits par cette nostalgie de l’amour, le jour de lanaissance d’Ursule son parrain lui promit de la conduire à Toulonvoir le départ de l’expédition d’Alger sans que Savinien, qui enfaisait partie, en fût instruit. Le juge de paix et le curégardèrent le secret au docteur sur le but de ce voyage, qui parutêtre entrepris pour la santé d’Ursule, et qui intrigua beaucoup leshéritiers Minoret. Après avoir revu Savinien en uniformed’aspirant, après avoir monté sur le beau vaisseau de l’amiral, àqui le ministre avait recommandé le jeune Portenduère, Ursule, à laprière de son ami, alla respirer l’air de Nice, et parcourut lacôte de la Méditerranée jusqu’à Gênes, où elle apprit l’arrivée dela flotte devant Alger et les heureuses nouvelles du débarquement.Le docteur aurait voulu continuer ce voyage à travers l’Italie,autant pour distraire Ursule que pour achever en quelque sorte sonéducation en agrandissant ses idées par la comparaison des mœurs,des pays, et par les enchantements de la terre où vivent leschefs-d’œuvre de l’art, et où tant de civilisations ont laisséleurs traces brillantes&|160;; mais la nouvelle de la résistanceopposée par le trône aux électeurs de la fameuse Chambre de 1830ramena le docteur en France, où il ramena sa pupille dans un étatde santé florissante et riche d’un charmant petit modèle duvaisseau sur lequel servait Savinien.

Les Elections de 1830 donnèrent de la consistance aux héritiersqui, par les soins de Désiré Minoret et de Goupil, formèrent àNemours un comité dont les efforts firent nommer à Fontainebleau lecandidat libéral. Massin exerçait une énorme influence sur lesélecteurs de la campagne. Cinq des fermiers du maître de posteétaient électeurs. Dionis représentait plus de onze voix. En seréunissant chez le notaire, Crémière, Massin, le maître de poste etleurs adhérents finirent par prendre l’habitude de s’y voir. Auretour du docteur, le salon de Dionis était donc devenu le camp deshéritiers. Le juge de paix et le maire qui se lièrent alors pourrésister aux libéraux de Nemours, battus par l’Opposition malgréles efforts des châteaux situés aux environs, furent étroitementunis par leur défaite. Lorsque Bongrand et l’abbé Chaperonapprirent au docteur le résultat de cet antagonisme qui dessina,pour la première fois, deux partis dans Nemours, et donna del’importance aux héritiers Minoret, Charles X partait deRambouillet pour Cherbourg. Désiré Minoret, qui partageait lesopinions du Barreau de Paris, avait fait venir de Nemours quinze deses amis commandés par Goupil, et à qui le maître de poste donnades chevaux pour courir à Paris, où ils arrivèrent chez Désiré dansla nuit du 28. Goupil et Désiré coopérèrent avec cette troupe à laprise de l’Hôtel-de-Ville. Désiré Minoret fut décoré de laLégion-d’Honneur, et nommé substitut du procureur du roi àFontainebleau. Goupil eut la croix de Juillet. Dionis fut élu mairede Nemours en remplacement du sieur Levrault, et le conseilmunicipal se composa de Minoret-Levrault, adjoint&|160;; de Massin,de Crémière et de tous les adhérents du salon de Dionis. Bongrandne garda sa place que par l’influence de son fils, fait procureurdu roi à Melun, et dont le mariage avec mademoiselle Levrault parutalors probable. En voyant le trois pour cent à quarante-cinq, ledocteur partit en poste pour Paris, et plaça cinq cent quarantemille francs en inscriptions au porteur. Le reste de sa fortune,qui allait environ à deux cent soixante-dix mille francs, luidonna, mis à son nom dans le même fonds, ostensiblement quinzemille francs de rente. Il employa de la même manière le capitallégué par le vieux professeur à Ursule, ainsi que les huit millefrancs produits en neuf ans par les intérêts, ce qui fit à sapupille quatorze cents francs de rente, au moyen d’une petite sommequ’il ajouta pour arrondir ce léger revenu. D’après les conseils deson maître, la vieille Bougival eut trois cent cinquante francs derente en plaçant ainsi cinq mille et quelques cents francsd’économies. Ces sages opérations, méditées entre le docteur et lejuge de paix, furent accomplies dans le plus profond secret à lafaveur des troubles politiques. Quand le calme fut à peu prèsrétabli, le docteur acheta une petite maison contiguë à la sienne,et l’abattit ainsi que le mur de sa cour pour faire construire à laplace une remise et une écurie. Employer le capital de mille francsde rente à se donner des communs parut une folie à tous leshéritiers Minoret. Cette prétendue folie fut le commencement d’uneère nouvelle dans la vie du docteur qui, par un moment où leschevaux et les voitures se donnaient presque, ramena de Paris troissuperbes chevaux et une calèche.

Quand, au commencement de novembre 1830, le vieillard vint pourla première fois par un temps pluvieux en calèche à la messe, etdescendit pour donner la main à Ursule, tous les habitantsaccoururent sur la place, autant pour voir la voiture du docteur etquestionner son cocher que pour gloser sur la pupille à l’excessiveambition de laquelle Massin, Crémière, le maître de poste et leursfemmes attribuaient les folies de leur oncle.

– La calèche&|160;! hé, Massin&|160;? cria Goupil. Votresuccession va bon train, hein&|160;?

– Tu dois avoir demandé de bons gages, Cabirolle&|160;? dit lemaître de poste au fils d’un de ses conducteurs qui restait auprèsdes chevaux, car il faut espérer que tu n’useras pas beaucoup defers chez un homme de quatre-vingt-quatre ans. Combien les chevauxont-ils coûté&|160;?

– Quatre mille francs. La calèche, quoique de hasard, a étépayée deux mille francs&|160;; mais elle est belle, les roues sontà patente.

– Comment dites-vous, Cabirolle&|160;? demanda madameCrémière.

– Il dit à ma tante, répondit Goupil, c’est une idée desAnglais, qui ont inventé ces roues-là. Tenez&|160;! voyez-vous,l’on ne voit rien du tout, c’est emboîté, c’est joli, l’onn’accroche pas, il n’y a plus ce vilain bout de fer carré quidépassait l’essieu.

– A quoi rime ma tante&|160;? dit alors innocemment madameCrémière.

– Comment&|160;! dit Goupil, ca ne vous tente doncpas&|160;?

– Ah&|160;! je comprends, dit-elle.

– Eh&|160;! bien, non, vous êtes une honnête femme, dit Goupil,il ne faut pas vous tromper, le vrai mot c’est à patte entre, parceque la fiche est cachée.

– Oui, madame, dit Cabirolle qui fut la dupe de l’explication deGoupil, tant le clerc la donna sérieusement.

– C’est une belle voiture, tout de même, s’écria Crémière, et ilfaut être riche pour prendre un pareil genre.

– Elle va bien, la petite, dit Goupil. Mais elle a raison, ellevous apprend à jouir de la vie. Pourquoi n’avez-vous pas de beauxchevaux et des calèches, vous, papa Minoret&|160;? Vouslaisserez-vous humilier&|160;? A votre place, moi&|160;! j’auraisune voiture de prince.

– Voyons, Cabirolle, dit Massin, est-ce la petite qui lancenotre oncle dans ces luxes-là&|160;?

– Je ne sais pas, répondit Cabirolle, mais elle est quasiment lamaîtresse au logis. Il vient maintenant maître sur maître de Paris.Elle va, dit-on, étudier la peinture.

– Je saisirai cette occasion pour faire tirer mon portrait, ditmadame Crémière.

En province, on dit encore tirer au lieu de faire unportrait.

– Le vieil Allemand n’est cependant pas renvoyé, dit madameMassin.

– Il y est encore aujourd’hui, répondit Cabirolle.

– Abondance de chiens ne nuit pas, dit madame Crémière qui fitrire tout le monde.

– Maintenant, s’écria Goupil, vous ne devez plus compter sur lasuccession. Ursule a bientôt dix-sept ans, elle est plus jolie quejamais&|160;; les voyages forment la jeunesse, et la petitefarceuse tient votre oncle par le bon bout. Il y a cinq à sixpaquets pour elle aux voitures par semaine, et les couturières, lesmodistes viennent lui essayer ici ses robes et ses affaires. Aussima patronne est-elle furieuse. Attendez Ursule à la sortie etregardez son petit châle de cou, un vrai cachemire de six centsfrancs.

La foudre serait tombée au milieu du groupe des héritiers, ellen’aurait pas produit plus d’effet que les derniers mots de Goupil,qui se frottait les mains.

Le vieux salon vert du docteur fut renouvelé par un tapissier deParis. Jugé sur le luxe qu’il déployait, le vieillard était tantôtaccusé d’avoir celé sa fortune et de posséder soixante mille livresde rentes, tantôt de dépenser ses capitaux pour plaire à Ursule. Onfaisait de lui tour à tour un richard et un libertin. Ce mot : –C’est un vieux fou&|160;! résuma l’opinion du pays. Cette faussedirection des jugements de la petite ville eut pour avantage detromper les héritiers, qui ne soupçonnèrent point l’amour deSavinien pour Ursule, véritable cause des dépenses du docteur,enchanté d’habituer sa pupille à son rôle de vicomtesse, et qui,riche de plus de cinquante mille francs de rente, se donnait leplaisir de parer son idole.

Au mois de février 1832, le jour où Ursule avait dix-sept ans,le matin même en se levant, elle vit Savinien en costume d’enseigneà sa fenêtre.

– Comment n’en ai je rien su&|160;? se dit-elle.

Depuis la prise d’Alger, où Savinien se distingua par un traitde courage qui lui valut la croix, la corvette sur laquelle ilservait étant restée pendant plusieurs mois à la mer il lui avaitété tout à fait impossible d’écrire au docteur, et il ne voulaitpas quitter le service sans l’avoir consulté. Jaloux de conserver àla marine un nom illustre, le nouveau gouvernement avait profité duremue-ménage de Juillet pour donner le grade d’enseigne à Savinien.Après avoir obtenu un congé de quinze jours, le nouvel enseignearrivait de Toulon par la malle-poste pour la fête d’Ursule et pourprendre en même temps l’avis du docteur.

– Il est arrivé, cria la filleule en se précipitant dans lachambre de son parrain.

– Très-bien&|160;! répondit-il. Je devine le motif qui lui faitquitter le service, et il peut maintenant rester à Nemours.

– Ah&|160;! voilà ma fête : elle est toute dans ce mot, dit-elleen embrassant le docteur.

Sur un signe qu’elle alla faire au gentilhomme, Savinien vintaussitôt&|160;; elle voulait l’admirer, car il lui semblait changéen mieux. En effet, le service militaire imprime aux gestes, à ladémarche, à l’air des hommes une décision mêlée de gravité, je nesais quelle rectitude qui permet au plus superficiel observateur dereconnaître un militaire sous l’habit bourgeois : rien ne démontremieux que l’homme est fait pour commander. Ursule en aima mieuxencore Savinien, et ressentit une joie d’enfant à se promener dansle petit jardin en lui donnant le bras et lui faisant raconter lapart qu’il avait eue, en sa qualité d’aspirant, à la prise d’Alger.Evidemment Savinien avait pris Alger. Elle voyait, disait-elle,tout en rouge, quand elle regardait la décoration de Savinien. Ledocteur, qui, de sa chambre, les surveillait en s’habillant, vintles retrouver. Sans s’ouvrir entièrement au vicomte, il lui ditalors qu’au cas où madame de Portenduère consentirait à son mariageavec Ursule, la fortune de sa filleule rendait superflu letraitement des grades qu’il pouvait acquérir.

– Hélas&|160;! dit Savinien, il faudra bien du temps pourvaincre l’opposition de ma mère. Avant mon départ, placée entrel’alternative de me voir rester près d’elle si elle consentait àmon mariage avec Ursule, ou de ne plus me revoir que de loin enloin et de me savoir exposé aux dangers de ma carrière, elle m’alaissé partir…

– Mais, Savinien, nous serons ensemble, dit Ursule en luiprenant la main et la lui secouant avec une espèced’impatience.

Se voir et ne plus se quitter, c’était pour elle toutl’amour&|160;; elle ne voyait rien au delà&|160;; et son joligeste, la mutinerie de son accent exprimèrent tant d’innocence, queSavinien et le docteur en furent attendris. La démission futenvoyée, et la fête d’Ursule reçut de la présence de son fiancé leplus bel éclat. Quelques mois après, vers le mois de mai, la vieintérieure reprit chez le docteur Minoret le calme d’autrefois,mais avec un habitué de plus. Les assiduités du jeune vicomtefurent d’autant plus promptement interprétées comme celles d’unfutur, que, soit à la messe, soit à la promenade, ses manières etcelles d’Ursule, quoique réservées, trahissaient l’entente de leurscœurs. Dionis fit observer aux héritiers que le bonhomme nedemandait point ses intérêts à madame de Portenduère, et que lavieille dame lui devait déjà trois années.

– Elle sera forcée de céder, de consentir à la mésalliance deson fils, dit le notaire. Si ce malheur arrive, il est probablequ’une grande partie de la fortune de votre oncle servira, selonBasile, d’argument irrésistible.

L’irritation des héritiers, en devinant que leur oncle leurpréférait trop Ursule pour ne pas assurer son bonheur à leursdépens, devint alors aussi sourde que profonde. Réunis tous lessoirs chez Dionis depuis la révolution de Juillet, ils ymaudissaient les deux amants, et la soirée ne s’y terminait guèresans qu’ils eussent cherché, mais vainement, les moyens decontre-carrer le vieillard. Zélie, qui sans doute avait profitécomme le docteur de la baisse des rentes pour placeravantageusement ses énormes capitaux, était la plus acharnée aprèsl’orpheline et les Portenduère. Un soir où Goupil, qui se gardaitcependant de s’ennuyer dans ces soirées, était venu pour se tenirau courant des affaires de la ville qui se discutaient là, Zélieeut une recrudescence de haine : elle avait vu le matin le docteur,Ursule et Savinien revenant en calèche d’une promenade auxenvirons, dans une intimité qui disait tout.

– Je donnerais bien trente mille francs pour que Dieu rappelât àlui notre oncle avant que le mariage de ce Portenduère et de lamijaurée se fasse, dit-elle.

Goupil reconduisit monsieur et maman Minoret jusqu’au milieu deleur grande cour, et leur dit en regardant autour de lui poursavoir s’ils étaient bien seuls : – Voulez-vous me donner lesmoyens d’acheter l’étude de Dionis, et je ferai rompre le mariagede monsieur Portenduère et d’Ursule&|160;?

– Comment&|160;? demanda le colosse.

– Me croyez-vous assez niais pour vous dire mon projet&|160;?répondit le maître clerc.

– Eh&|160;! bien, mon garçon, brouille-les, et nous verrons, ditZélie.

– Je ne m’embarque point dans de pareils tracas sur un : nousverrons&|160;! Le jeune homme est un crâne qui pourrait me tuer, etje dois être ferré à glace, être de sa force à l’épée et aupistolet. Etablissez-moi, je vous tiendrai parole.

– Empêche ce mariage et je t’établirai, répondit le maître deposte.

– Voici neuf mois que vous regardez à me prêter quinzemalheureux mille francs pour acheter l’Etude de Lecœur l’huissier,et vous voulez que je me fie à cette parole&|160;! Allez, vousperdrez la succession de votre oncle, et ce sera bien fait.

– S’il ne s’agissait que de quinze mille francs et de l’Etude deLecœur, je ne dis pas, répondit Zélie&|160;; mais vous cautionnerpour cinquante mille écus&|160;!

– Mais je payerai, dit Goupil en lançant à Zélie un regardfascinateur qui rencontra le regard impérieux de la maîtresse deposte. Ce fut comme du venin sur de l’acier.

– Nous attendrons, dit Zélie.

– Ayez donc le génie du mal&|160;! pensa Goupil. Si jamais jeles tiens, ceux-là, se dit-il en sortant, je les presserai commedes citrons.

En cultivant la société du docteur, du juge de paix et du curé,Savinien leur prouva l’excellence de son caractère. L’amour de cejeune homme pour Ursule, si dégagé de tout intérêt, si persistant,intéressa si vivement les trois amis, qu’ils ne séparaient plus cesdeux enfants dans leurs pensées. Bientôt la monotonie de cette viepatriarcale et la certitude que les amants avaient de leur avenirfinirent par donner à leur affection une apparence de fraternité.Souvent le docteur laissait Ursule et Savinien seuls. Il avait bienjugé ce charmant jeune homme qui baisait la main d’Ursule enarrivant et ne la lui eût pas demandée seul avec elle, tant ilétait pénétré de respect pour l’innocence, pour la candeur de cetteenfant dont l’excessive sensibilité, souvent éprouvée, lui avaitappris qu’une expression dure, un air froid ou des alternatives dedouceur et de brusquerie pouvaient la tuer. Les grandes hardiessesdes deux amants se commettaient en présence des vieillards, lesoir. Deux années, pleines de joies secrètes, se passèrent ainsi,sans autre événement que les tentatives inutiles du jeune hommepour obtenir le consentement de sa mère à son mariage avec Ursule.Il parlait quelquefois des matinées entières, sa mère l’écoutaitsans répondre à ses raisons et à ses prières, autrement que par unsilence de Bretonne ou par des refus. A dix-neuf ans, Ursuleélégante, excellente musicienne et bien élevée n’avait plus rien àacquérir : elle était parfaite. Aussi obtint-elle une renommée debeauté, de grâce et d’instruction qui s’étendit au loin. Un jour,le docteur eut à refuser la marquise d’Aiglemont qui pensait àUrsule pour son fils aîné. Six mois plus tard, malgré le profondsecret gardé par Ursule, par le docteur et par madame d’Aiglemont,Savinien fut instruit par hasard de cette circonstance. Touché detant de délicatesse, il argua de ce procédé pour vaincrel’obstination de sa mère qui lui répondit : – Si les d’Aiglemontveulent se mésallier, est-ce une raison pour nous&|160;?

Au mois de décembre 1834, le pieux et bon vieillard déclinavisiblement. En le voyant sortir de l’église, la figure jaune etgrippée, les yeux pâles, toute la ville parla de la mort prochainedu bonhomme, alors âgé de quatre-vingt-huit ans. – Vous saurez cequi en est, disait-on aux héritiers. En effet, le décès duvieillard avait l’attrait d’un problème. Mais le docteur ne sesavait pas malade, il avait des illusions, et ni la pauvre Ursule,ni Savinien, ni le juge de paix, ni le curé ne voulaient pardélicatesse l’éclairer sur sa position&|160;; le médecin deNemours, qui le venait voir tous les soirs, n’osait lui rienprescrire. Le vieux Minoret ne sentait aucune douleur, ils’éteignait doucement. Chez lui l’intelligence demeurait ferme,nette et puissante. Chez les vieillards ainsi constitués, l’âmedomine le corps et lui donne la force de mourir debout. Le curé,pour ne pas avancer le terme fatal, dispensa son paroissien devenir entendre la messe à l’église, et lui permit de lire lesoffices chez lui&|160;; car le docteur accomplissait minutieusementses devoirs de religion : plus il alla vers la tombe, plus il aimaDieu. Les clartés éternelles lui expliquaient de plus en plus lesdifficultés de tout genre. Au commencement de la nouvelle année,Ursule obtint de lui qu’il vendît ses chevaux, sa voiture, et qu’ilcongédiât Cabirolle. Le juge de paix, dont les inquiétudes surl’avenir d’Ursule étaient loin de se calmer par lesdemi-confidences du vieillard, entama la question délicate del’héritage, en démontrant un soir à son vieil ami la nécessitéd’émanciper Ursule. La pupille serait alors habile à recevoir uncompte de tutelle et à posséder&|160;; ce qui permettrait del’avantager. Malgré cette ouverture, le vieillard, qui cependantavait déjà consulté le juge de paix, ne lui confia point le secretde ses dispositions envers Ursule&|160;; mais il adopta le parti del’émancipation. Plus le juge de paix mettait d’insistance à vouloirconnaître les moyens choisis par son vieil ami pour enrichirUrsule, plus le docteur devenait défiant. Enfin Minoret craignitpositivement de confier au juge de paix ses trente-six mille francsde rente au porteur.

– Pourquoi, lui dit Bongrand, mettre contre vous lehasard&|160;?

– Entre deux hasards, répondit le docteur, on évite le pluschanceux.

Bongrand mena l’affaire de l’émancipation assez rondement pourqu’elle fût terminée le jour où mademoiselle Mirouët eût ses vingtans. Cet anniversaire devait être la dernière fête du vieux docteurqui, pris sans doute d’un pressentiment de sa fin prochaine,célébra somptueusement cette journée en donnant un petit bal auquelil invita les jeunes personnes et les jeunes gens des quatrefamilles Dionis, Crémière, Minoret et Massin. Savinien, Bongrand,le curé, ses deux vicaires, le médecin de Nemours et mesdames ZélieMinoret, Massin et Crémière, ainsi que Schmucke furent les convivesdu grand dîner qui précéda le bal.

– Je sens que je m’en vais, dit le vieillard au notaire à la finde la soirée. Je vous prie donc de venir demain pour rédiger lecompte de tutelle que je dois rendre à Ursule, afin de ne pas encompliquer ma succession. Dieu merci&|160;! je n’ai pas fait tortd’une obole à mes héritiers, et n’ai disposé que de mes revenus.Messieurs Crémière, Massin et Minoret, mon neveu, sont membres duconseil de famille institué pour Ursule&|160;; ils assisteront àcette reddition de comptes.

Ces paroles entendues par Massin et colportées dans le bal yrépandirent la joie parmi les trois familles, qui depuis quatre ansvivaient en de continuelles alternatives, se croyant tantôt riches,tantôt déshéritées.

– C’est une langue qui s’éteint, dit madame Crémière.

Quand, vers deux heures du matin, il ne resta plus dans le salonque Savinien, Bongrand et le curé Chaperon, le vieux docteur dit enleur montrant Ursule, charmante en habit de bal, qui venait de direadieu aux jeunes demoiselles Crémière et Massin : – C’est à vous,mes amis, que je la confie&|160;! Dans quelques jours je ne seraiplus là pour la protéger&|160;; mettez-vous tous entre elle et lemonde, jusqu’à ce qu’elle soit mariée… J’ai peur pour elle.

Ces paroles firent une impression pénible. Le compte, renduquelques jours après en conseil de famille, établissait le docteurMinoret reliquataire de dix mille six cents francs, tant pour lesarrérages de l’inscription de quatorze cents francs de rente dontl’acquisition[Erreur du Furne : l’aquisition.] était expliquée parl’emploi du legs du capitaine de Jordy que pour un petit capital decinq mille francs provenant des dons faits, depuis quinze ans, parle docteur à sa pupille, à leurs jours de fête ou anniversaires denaissance respectifs.

Cette authentique reddition de compte avait été recommandée parle juge de paix qui redoutait les effets de la mort du docteurMinoret, et qui, malheureusement, avait raison. Le lendemain del’acceptation du compte de tutelle qui rendait Ursule riche de dixmille six cents francs et de quatorze cents francs de rente, levieillard fut pris d’une faiblesse qui le contraignit à garder lelit. Malgré la discrétion qui enveloppait la maison du docteur, lebruit de sa mort se répandit en ville où les héritiers coururentpar les rues comme les grains d’un chapelet dont le fil est rompu.Massin, qui vint savoir les nouvelles, apprit d’Ursule elle-mêmeque le bonhomme était au lit. Malheureusement le médecin de Nemoursavait déclaré que le moment où Minoret s’aliterait serait celui desa mort. Dès lors, malgré le froid, les héritiers stationnèrentdans les rues, sur la place ou sur le pas de leurs portes, occupésà causer de cet événement attendu depuis si long-temps, et à épierle moment où le curé porterait au vieux docteur les sacrements dansl’appareil en usage dans les villes de province. Aussi, quand, deuxjours après, l’abbé Chaperon, accompagné de son vicaire et desenfants de chœur, précédé du sacristain portant la croix, traversala Grand’rue, les héritiers se joignirent-ils à lui pour occuper lamaison, empêcher toute soustraction et jeter leurs mains avides surles trésors présumés. Lorsque le docteur aperçut, à travers leclergé, ses héritiers agenouillés qui, loin de prier, l’observaientpar des regards aussi vifs que les lueurs des cierges, il ne putretenir un malicieux sourire. Le curé se retourna, les vit et ditalors assez lentement les prières. Le maître de poste, le premier,quitta sa gênante posture, sa femme le suivit&|160;; Massincraignit que Zélie et son mari ne missent la main sur quelquebagatelle, il les rejoignit au salon, et bientôt tous les héritierss’y trouvèrent réunis.

– Il est trop honnête homme pour voler l’extrême-onction, ditCrémière, ainsi nous voilà bien tranquilles.

– Oui, nous allons avoir chacun environ vingt mille francs derente, répondit madame Massin.

– J’ai dans l’idée, dit Zélie, que depuis trois ans il neplaçait plus, il aimait à thésauriser…

– Le trésor est sans doute dans sa cave&|160;? disait Massin àCrémière.

– Pourvu que nous trouvions quelque chose, ditMinoret-Levrault.

– Mais après ses déclarations au bal, s’écria madame Massin, iln’y a plus de doute.

– En tout cas, dit Crémière, comment ferons-nous&|160;?partagerons-nous&|160;? liciterons-nous&|160;? oudistribuerons-nous par lots&|160;? car enfin nous sommes tousmajeurs.

Une discussion, qui s’envenima promptement, s’éleva sur lamanière de procéder. Au bout d’une demi-heure, un bruit de voixconfus, sur lequel se détachait l’organe criard de Zélie,retentissait dans la cour et jusque dans la rue.

– Il doit être mort, dirent alors les curieux attroupés dans larue.

Ce tapage parvint aux oreilles du docteur qui entendit ces mots: – Mais la maison, la maison vaut trente mille francs&|160;! Je laprends, moi, pour trente mille francs&|160;! criés ou plutôtbeuglés par Crémière.

– Eh&|160;! bien, nous la payerons ce qu’elle vaudra, réponditaigrement Zélie.

– Monsieur le curé, dit le vieillard à l’abbé Chaperon quidemeura auprès de son ami après l’avoir administré, faites que jedemeure en paix. Mes héritiers, comme ceux du cardinal Ximénès,sont capables de piller ma maison avant ma mort, et je n’ai pas desinge pour me rétablir. Allez leur signifier que je ne veuxpersonne chez moi.

Le curé, le médecin descendirent, répétèrent l’ordre dumoribond, et, dans un accès d’indignation, y ajoutèrent de vivesparoles pleines de blâme.

– Madame Bougival, dit le médecin, fermez la grille et nelaissez entrer personne&|160;; il semble qu’on ne puisse pas mourirtranquille. Vous préparerez un cataplasme de farine de moutarde,afin d’appliquer des sinapismes aux pieds de monsieur.

– Votre oncle n’est pas mort, et il peut vivre encore longtemps,disait l’abbé Chaperon en congédiant les héritiers venus avec leursenfants. Il réclame le plus profond silence et ne veut que sapupille auprès de lui. Quelle différence entre la conduite de cettejeune fille et la vôtre&|160;!

– Vieux cafard&|160;! s’écria Crémière. Je vais fairesentinelle. Il est bien possible qu’il se machine quelque chosecontre nos intérêts.

Le maître de poste avait déjà disparu dans le jardin avecl’intention de veiller son oncle en compagnie d’Ursule et de sefaire admettre dans la maison comme un aide. Il revint à pas deloup sans que ses bottes fissent le moindre bruit, car il y avaitdes tapis dans le corridor et sur les marches de l’escalier. Il putalors arriver jusqu’à la porte de la chambre de son oncle sans êtreentendu. Le curé, le médecin étaient partis, la Bougival préparaitle sinapisme.

– Sommes-nous bien seuls&|160;? dit le vieillard à sapupille.

Ursule se haussa sur la pointe des pieds pour voir dans lacour.

– Oui, dit-elle&|160;; monsieur le curé a tiré la grillelui-même en s’en allant.

– Mon enfant aimé, dit le mourant, mes heures, mes minutes mêmessont comptées. Je n’ai pas été médecin pour rien : le sinapisme dudocteur ne me fera pas aller jusqu’à ce soir. Ne pleure pas,Ursule, dit-il en se voyant interrompu par les pleurs de safilleule&|160;; mais écoute-moi bien : il s’agit d’épouserSavinien. Aussitôt que la Bougival sera montée avec le sinapisme,descends au pavillon chinois, en voici la clef&|160;; soulève lemarbre du buffet de Boulle, et dessous tu trouveras une lettrecachette à ton adresse : prends-la, reviens me la montrer, car jene mourrai tranquille qu’en te la voyant entre les mains. Quand jeserai mort, tu ne le diras pas sur-le-champ&|160;; tu feras venirmonsieur de Portenduère, vous lirez la lettre ensemble, et tu mejures en son nom et au tien d’exécuter mes dernières volontés.Quand il m’aura obéi, vous annoncerez ma mort, et la comédie deshéritiers commencera. Dieu veuille que ces monstres ne temaltraitent pas&|160;!

– Oui, mon parrain.

Le maître de poste n’écouta point le reste de la scène&|160;; ildétala sur la pointe des pieds, en se souvenant que la serrure ducabinet se trouvait du côté de la bibliothèque. Il avait assistédans le temps au débat de l’architecte et du serrurier, quiprétendait que, si l’on s’introduisait dans la maison par lafenêtre donnant sur la rivière, il fallait par prudence mettre laserrure du côté de la bibliothèque, le cabinet devant être unepièce de plaisance pour l’été. Ebloui par l’intérêt et les oreillespleines de sang, Minoret dévissa la serrure an moyen d’un couteauavec la prestesse des voleurs. Il entra dans le cabinet, y prit lepaquet de papiers sans s’amuser à le décacheter, revissa laserrure, remit les choses en état, et alla s’asseoir dans la salleà manger en attendant que la Bougival montât le sinapisme pourquitter la maison. Il opéra sa fuite avec d’autant plus de facilitéque la pauvre Ursule trouva plus urgent de voir appliquer lesinapisme que d’obéir aux recommandations de son parrain.

– La lettre&|160;! la lettre&|160;! cria d’une voix mourante levieillard, obéis-moi, voici la clef. Je veux te voir la lettre à lamain.

Ces paroles furent jetées avec des regards si égarés que laBougival dit à Ursule : – Mais faites donc ce que veut votreparrain, ou vous allez causer sa mort.

Elle le baisa sur le front, prit la clef et descendit&|160;;mais, bientôt rappelée par les cris perçants de la Bougival, elleaccourut. Le vieillard l’embrassa par un regard, lui vit les mainsvides, se dressa sur son séant, voulut parler, et mourut en faisantun horrible dernier soupir, les yeux hagards de terreur&|160;! Lapauvre petite, qui voyait la mort pour la première fois, tomba surses genoux et fondit en larmes. La Bougival ferma les yeux duvieillard et le disposa dans son lit. Quand, selon son expression,elle eut paré le mort, la vieille nourrice courut prévenir monsieurSavinien&|160;; mais les héritiers, qui se tenaient au bout de larue entourés de curieux et absolument comme des corbeaux quiattendent qu’un cheval soit enterré pour venir gratter la terre etla fouiller de leurs pattes et du bec, accoururent avec la céléritéde ces oiseaux de proie.

Pendant ces événements, le maître de poste était allé chez luipour savoir ce que contenait le mystérieux paquet. Voici ce qu’iltrouva.

A MA CHERE URSULE MIROUET, FILLE DE MON BEAU-FRERE NATUREL,JOSEPH MIROUET, ET DE DINAH GROLLMAN.

Nemours, 15 janvier 1830.

 » Mon petit ange, mon affection paternelle, que tu as si bienjustifiée, a eu pour principe non seulement le serment que j’aifait à ton pauvre père de le remplacer, mais encore ta ressemblanceavec Ursule Mirouët, ma femme, de qui tu m’as sans cesse rappeléles grâces, l’esprit, la candeur et le charme. Ta qualité de filledu fils naturel de mon beau-père pourrait rendre des dispositionstestamentaires faites en ta faveur sujettes à contestation…  »

– Le vieux gueux&|160;! cria le maître de poste.

 » Ton adoption aurait été l’objet d’un procès. Enfin, j’aitoujours reculé devant l’idée de t’épouser pour te transmettre mafortune&|160;; car j’aurais pu vivre long-temps et dérangerl’avenir de ton bonheur qui n’est retardé que par la vie de madamede Portenduère. Ces difficultés mûrement pesées, et voulant telaisser la fortune nécessaire à une belle existence…  »

– Le scélérat, il a pensé à tout&|160;!  » Sans nuire en rien àmes héritiers…  »

– Le jésuite&|160;! comme s’il ne nous devait pas toute safortune&|160;!

 » Je t’ai destiné le fruit des économies que j’ai faites pendantdix-huit années et que j’ai constamment fait valoir, par les soinsde mon notaire, en vue de te rendre aussi heureuse qu’on peutl’être par la richesse. Sans argent, ton éducation et tes idéesélevées feraient ton malheur. D’ailleurs, tu dois une belle dot aucharmant jeune homme qui t’aime. Tu trouveras donc dans le milieudu troisième volume des Pandectes, in-folio, reliées en maroquinrouge, et qui est le dernier volume du premier rang, au-dessus dela tablette de la bibliothèque, dans le dernier corps, du côté dusalon, trois inscriptions de rentes en trois pour cent, au porteur,de chacune douze mille francs…  »

– Quelle profondeur de scélératesse&|160;! s’écria le maître deposte. Ah&|160;! Dieu ne permettra pas que je sois ainsifrustré.

 » Prends-les aussitôt, ainsi que le peu d’arrérages économisésau moment de ma mort, et qui seront dans le volume précédent.Songe, mon enfant adoré, que tu dois obéir aveuglément à une penséequi a fait le bonheur de toute ma vie, et qui m’obligerait àdemander le secours de Dieu, si tu me désobéissais. Mais, enprévision d’un scrupule de ta chère conscience, que je saisingénieuse à se tourmenter, tu trouveras ci-joint un testament enbonne forme de ces inscriptions au profit de monsieur Savinien dePortenduère. Ainsi, soit que tu les possèdes toi-même, soitqu’elles te viennent de celui que tu aimes, elles seront talégitime propriété.

 » Ton parrain,

 » DENIS MINORET.  »

A cette lettre était jointe, sur un carré de papier timbré, lapièce suivante :

 » CECI EST MON TESTAMENT.

Moi, Denis Minoret, docteur en médecine, domicilié à Nemours,sain d’esprit et de corps, ainsi que la date de ce testament ledémontre, lègue mon âme à Dieu, le priant de me pardonner meslongues erreurs en faveur de mon sincère repentir. Puis, ayantreconnu en monsieur le vicomte Savinien de Portenduère unevéritable affection pour moi, je lui lègue trente-six mille francsde rente perpétuelle trois pour cent, à prendre dans ma succession,par préférence à tous mes héritiers.

Fait et écrit en entier de ma main, à Nemours, le onze janviermil huit cent trente et un.

 » DENIS MINORET.  »

Sans hésiter, le maître de poste, qui pour être bien seuls’était enfermé dans la chambre de sa femme, y chercha le briquetphosphorique et reçut deux avis du ciel par l’extinction de deuxallumettes qui successivement ne voulurent pas s’allumer. Latroisième prit feu. Il brûla dans la cheminée et la lettre et letestament. Par une précaution superflue, il enterra les vestiges dupapier et de la cire dans les cendres. Puis, affriolé par l’idée deposséder trente-six mille francs de rente à l’insu de sa femme, ilrevint au pas de course chez son oncle, aiguillonné par la seuleidée, idée simple et nette, qui pouvait traverser sa lourde tête.En voyant la maison de son oncle envahie par les trois famillesenfin maîtresses de la place, il trembla de ne pouvoir accomplir unprojet sur lequel il ne se donnait pas le temps de réfléchir en nepensant qu’aux obstacles.

– Que faites-vous donc là&|160;? dit-il à Massin et à Crémière.Croyez-vous que nous allons laisser la maison et les valeurs aupillage&|160;? Nous sommes trois héritiers, nous ne pouvons pascamper là&|160;! Vous, Crémière, courez donc chez Dionis etdites-lui de venir constater le décès. Je ne puis pas, quoiqueadjoint, dresser l’acte mortuaire de mon oncle… Vous, Massin, allezprier le père Bongrand d’apposer les scellés. Et vous, tenez donccompagnie à Ursule, mesdames, dit-il à sa femme, à mesdames Massinet Crémière. Ainsi rien ne se perdra. Surtout fermez la grille, quepersonne ne sorte&|160;!

Les femmes, qui sentirent la justesse de cette observation,coururent dans la chambre d’Ursule et trouvèrent cette noblecréature, déjà si cruellement soupçonnée, agenouillée et priantDieu, le visage couvert de larmes. Minoret, devinant queles[Coquille du Furne : le.] trois héritières ne resteraient paslong-temps avec Ursule, et craignant la défiance de sescohéritiers, alla dans la bibliothèque, y vit le volume, l’ouvrit,prit les trois inscriptions, et trouva dans l’autre une trentainede billets de banque. En dépit de sa nature brutale, le colossecrut entendre un carillon à chacune de ses oreilles, le sang luisifflait aux tempes en accomplissant ce vol. Malgré la rigueur dela saison, il eut sa chemise mouillée dans le dos. Enfin ses jambesflageolaient au point qu’il tomba sur un fauteuil du salon commes’il eût reçu quelque coup de massue à la tête.

– Ah&|160;! comme une succession délie la langue au grandMinoret, avait dit Massin en courant par la ville. L’avez-vousentendu&|160;? disait-il à Crémière. Allez ici&|160;! allezlà&|160;! Comme il connaît la manœuvre.

– Oui, pour une grosse bête, il avait un certain air…

– Tenez, dit Massin alarmé, sa femme y est, ils sont trop dedeux&|160;! Faites les commissions, j’y retourne.

Au moment où le maître de poste s’asseyait, il aperçut donc à lagrille la figure allumée du greffier qui revenait avec une céléritéde fouine à la maison mortuaire.

– Hé&|160;! bien, qu’y a-t-il&|160;? demanda le maître de posteen allant ouvrir à son cohéritier.

– Rien, je reviens pour les scellés, lui répondit Massin en luilançant un regard de chat sauvage.

– Je voudrais qu’ils fussent déjà posés, et nous pourrions tousrevenir chacun chez nous, répondit Minoret.

– Ma foi, nous mettrons un gardien des scellés, répondit legreffier. La Bougival est capable de tout dans l’intérêt de lamijaurée. Nous y placerons Goupil.

– Lui&|160;! dit le maître de poste, il prendrait la grenouilleet nous n’y verrions que du feu.

– Voyons, reprit Massin. Ce soir on veillera le mort, et nousaurons fini d’apposer les scellés dans une heure&|160;; ainsi nosfemmes les garderont elles-mêmes. Nous aurons demain, à midi,l’enterrement. L’on ne peut procéder à l’inventaire que dans huitjours.

– Mais, dit le colosse en souriant, faisons déguerpir cettemijaurée, et nous commettrons le tambour de la mairie à la gardedes scellés et de la maison.

– Bien&|160;! s’écria le greffier. Chargez-vous de cetteexpédition, vous êtes le chef des Minoret.

– Mesdames, mesdames, dit Minoret, veuillez rester toutes ausalon&|160;; il ne s’agit pas d’aller dîner, mais de procéder àl’apposition des scellés pour la conservation de tous lesintérêts.

Puis il prit sa femme à part pour lui communiquer les idées deMassin relativement à Ursule. Aussitôt les femmes, dont le cœurétait rempli de vengeance et qui souhaitaient prendre une revanchesur la mijaurée, accueillirent avec enthousiasme le projet de lachasser. Bongrand parut et fut indigné de la proposition que Zélieet madame Massin lui firent, en qualité d’ami du défunt, de prierUrsule de quitter la maison.

– Allez vous-mêmes la chasser de chez son père, de chez sonparrain, de chez son oncle, de chez son bienfaiteur, de chez sontuteur&|160;! Allez-y, vous qui ne devez cette succession qu’à lanoblesse de son âme, prenez-la par les épaules et jetez-la dans larue, à la face de toute la ville&|160;! Vous la croyez capable devous voler&|160;? Eh&|160;! bien, constituez un gardien desscellés, vous serez dans votre droit. Sachez d’abord que jen’apposerai pas les scellés sur sa chambre&|160;; elle y est chezelle, tout ce qui s’y trouve est sa propriété&|160;; je vaisl’instruire de ses droits, et lui dire d’y rassembler tout ce quilui appartient… Oh&|160;! en votre présence, ajouta-t-il enentendant un grognement d’héritiers.

– Hein&|160;? dit le percepteur au maître de poste et aux femmesstupéfaites de la colérique allocution de Bongrand.

– En voilà un de magistrat&|160;! s’écria le maître deposte.

Assise sur une petite causeuse, à demi évanouie, la têterenversée, ses nattes défaites, Ursule laissait échapper un sanglotde temps en temps. Ses yeux étaient troubles, elle avait lespaupières enflées, enfin elle se trouvait en proie à uneprostration morale et physique qui eût attendri les êtres les plusféroces, excepté des héritiers.

– Ah&|160;! monsieur Bongrand, après ma fête la mort et ledeuil, dit-elle avec cette poésie naturelle aux belles âmes. Voussavez, vous, ce qu’il était : en vingt ans, pas une paroled’impatience avec moi&|160;! J’ai cru qu’il vivrait cent ans&|160;!Il a été ma mère, cria-t-elle, et une bonne mère.

Ce peu d’idées exprimées attira deux torrents de larmesentrecoupées de sanglots, puis elle retomba comme une masse.

– Mon enfant, reprit le juge de paix en entendant les héritiersdans l’escalier, vous avez toute la vie pour le pleurer, et vousn’avez qu’un instant pour vos affaires : réunissez dans votrechambre tout ce qui dans la maison est à vous. Les héritiers meforcent à mettre les scellés…

– Ah&|160;! ses héritiers peuvent bien tout prendre, s’écriaUrsule en se dressant dans un accès d’indignation sauvage. J’ai làtout ce qu’il y a de précieux, dit-elle en se frappant lapoitrine.

– Et quoi&|160;? demanda le maître de poste qui de même queMassin montra sa terrible face.

– Le souvenir de ses vertus, de sa vie, de toutes ses paroles,une image de son âme céleste, dit-elle les yeux et le visageétincelants en levant une main par un superbe mouvement.

– Et vous y avez aussi une clef&|160;! s’écria Massin en secoulant comme un chat et allant saisir une clef qui tomba chasséedes plis du corsage par le mouvement d’Ursule.

– C’est, dit-elle en rougissant, la clef de son cabinet, il m’yenvoyait au moment d’expirer.

Après avoir échangé d’affreux sourires, les deux héritiersregardèrent le juge de paix en exprimant un flétrissant soupçon.Ursule, qui surprit et devina ce regard calculé chez le maître deposte, involontaire chez Massin, se dressa sur ses pieds, devintpâle comme si son sang la quittait&|160;; ses yeux lancèrent cettefoudre qui peut-être ne jaillit qu’aux dépens de la vie, et, d’unevoix étranglée : – Ah&|160;! monsieur Bongrand, dit-elle, tout cequi est dans cette chambre me vient des bontés de mon parrain, onpeut tout me prendre, je n’ai sur moi que mes vêtements, je vaissortir et n’y rentrerai plus.

Elle alla dans la chambre de son tuteur d’où nulle supplicationne put l’arracher, car les héritiers eurent un peu honte de leurconduite. Elle dit à la Bougival de lui retenir deux chambres àl’auberge de la Vieille-Poste, jusqu’à ce qu’elle eût trouvéquelque logement en ville où elles pussent vivre toutes les deux.Elle rentra chez elle pour y chercher son livre de prières, etresta presque toute la nuit avec le curé, le vicaire et Savinien, àprier et à pleurer. Le gentilhomme vint après le coucher de samère, et s’agenouilla sans mot dire auprès d’Ursule, qui lui jetale plus triste sourire en le remerciant d’être fidèlement venuprendre une part de ses douleurs.

– Mon enfant, dit monsieur Bongrand en apportant à Ursule unpaquet volumineux, une des héritières de votre oncle a pris dansvotre commode tout ce qui vous était nécessaire, car on ne lèverales scellés que dans quelques jours, et vous recouvrerez alors cequi vous appartient. Dans votre intérêt, j’ai mis les scellés àvotre chambre.

– Merci, monsieur, répondit-elle en allant à lui et lui serrantla main. Voyez-le donc encore une fois : ne dirait-on pas qu’ildort&|160;?

Le vieillard offrait en ce moment cette fleur de beautépassagère qui se pose sur la figure des morts expirés sansdouleurs, il semblait rayonner.

– Ne vous a-t-il rien remis en secret avant de mourir&|160;? ditle juge de paix à l’oreille d’Ursule.

– Rien, dit-elle&|160;; il m’a seulement parlé d’une lettre…

– Bon&|160;! elle se trouvera, reprit Bongrand. Il est alorstrès-heureux pour vous qu’ils aient voulu les scellés.

Au petit jour, Ursule fit ses adieux à cette maison où sonheureuse enfance s’était écoulée, surtout à cette modeste chambreoù son amour avait commencé, et qui lui était si chère, qu’aumilieu de son noir chagrin elle eut des larmes de regret pour cettepaisible et douce demeure. Après avoir une dernière fois contemplétour à tour ses fenêtres et Savinien, elle sortit pour se rendre àl’auberge, accompagnée de la Bougival qui portait son paquet, dujuge de paix qui lui donnait le bras, et de Savinien, son douxprotecteur. Ainsi, malgré les plus sages précautions, le défiantjurisconsulte se trouvait avoir raison : il allait voir Ursule sansfortune et aux prises avec les héritiers.

Le lendemain soir, toute la ville était aux obsèques du docteurMinoret. Quand on y apprit la conduite des héritiers envers safille d’adoption, l’immense majorité la trouva naturelle etnécessaire : il s’agissait d’une succession, le bonhomme étaitcachotier, Ursule pouvait se croire des droits, les héritiersdéfendaient leur bien, et d’ailleurs elle les avait assez humiliéspendant la vie de leur oncle qui les recevait comme des chiens dansun jeu de quilles. Désiré Minoret, qui ne faisait pas merveilledans sa place, disaient les envieux du maître de poste, arriva pourle service. Hors d’état d’assister au convoi, Ursule était au liten proie à une fièvre nerveuse autant causée par l’insulte que leshéritiers lui avaient faite que par sa profonde affliction.

– Voyez donc cet hypocrite qui pleure&|160;! disaientquelques-uns des héritiers en se montrant Savinien vivement affligéde la mort du docteur.

– La question est de savoir s’il a raison de pleurer, réponditGoupil. Ne vous pressez pas de rire, les scellés ne sont paslevés.

– Bah&|160;! dit Minoret qui savait à quoi s’en tenir, vous nousavez toujours effrayés pour rien.

Au moment où le convoi partit de l’église pour se rendre aucimetière, Goupil eut un amer déboire : il voulut prendre le brasde Désiré&|160;; mais en le lui refusant, le substitut renia soncamarade en présence de tout Nemours.

– Ne nous fâchons point, je ne pourrais plus me venger, pensa lemaître-clerc dont le cœur sec se gonfla comme une éponge dans sapoitrine.

Avant de lever les scellés et de procéder à l’inventaire, ilfallut le temps au procureur du roi, tuteur légal des orphelins, decommettre Bongrand pour le représenter. La succession Minoret, delaquelle on parla pendant dix jours, s’ouvrit alors, et futconstatée avec la rigueur des formalités judiciaires. Dionis ytrouvait son compte, Goupil aimait assez à faire le mal&|160;; etcomme l’affaire était bonne, les vacations se multiplièrent. Ondéjeunait presque toujours après la première vacation. Notaire,clerc, héritiers et témoins buvaient les vins les plus précieux dela cave.

En province, et surtout dans les petites villes, où chacunpossède sa maison, il est assez difficile de se loger. Aussi, quandon y achète un établissement quelconque, la maison fait-ellepresque toujours partie de la vente. Le juge de paix, à qui leprocureur du roi recommanda les intérêts de l’orpheline, ne vitd’autre moyen, pour la retirer de l’auberge, que de lui faireacquérir dans la Grand’rue, à l’encoignure du pont sur le Loing,une petite maison à porte bâtarde ouvrant sur un corridor, etn’ayant au rez-de-chaussée qu’une salle à deux croisées sur la rue,et derrière laquelle il y avait une cuisine dont la porte-fenêtredonnait sur une cour intérieure d’environ trente pieds carrés. Unpetit escalier éclairé sur la rivière par des jours de souffrancemenait au premier étage, composé de trois chambres, et au-dessusduquel se trouvaient deux mansardes. Le juge de paix prit à laBougival deux mille francs d’économies pour payer la premièreportion du prix de cette maison, qui valait six mille francs, et ilobtint des termes pour le surplus. Pour pouvoir placer les livresqu’Ursule voulait racheter, Bongrand fit détruire la cloisonintérieure de deux pièces au premier étage, après avoir observé quela profondeur de la maison répondait à la longueur du corps debibliothèque. Savinien et le juge de paix pressèrent si bien lesouvriers qui nettoyaient cette maisonnette, la peignaient et ymettaient tout à neuf, que vers la fin du mois de mars, l’orphelineput quitter son auberge, et retrouva dans cette laide maison unechambre pareille à celle d’où les héritiers l’avaient chassée, carelle fut meublée de ses meubles repris par le juge de paix à lalevée des scellés. La Bougival, logée au-dessus, pouvait descendreà l’appel d’une sonnette placée au chevet du lit de sa jeunemaîtresse. La pièce destinée à la bibliothèque, la salle durez-de-chaussée et la cuisine encore vides, mises en couleurseulement, tendues de papier frais et repeintes, attendaient lesacquisitions que la filleule ferait à la vente du mobilier de sonparrain. Quoique le caractère d’Ursule leur fût connu, le juge depaix et le curé craignirent pour elle ce passage si subit à une viedénuée des recherches et du luxe auxquels le défunt docteur avaitvoulu l’habituer. Quant à Savinien, il en pleurait. Aussi avait-ildonné secrètement aux ouvriers et au tapissier plus d’une soulteafin qu’Ursule ne trouvât aucune différence, à l’intérieur dumoins, entre l’ancienne et la nouvelle chambre. Mais la jeunefille, qui puisait tout son bonheur dans les yeux de Savinien,montra la plus douce résignation. En cette circonstance, ellecharma ses deux vieux amis et leur prouva, pour la millième fois,que les peines du cœur pouvaient seules la faire souffrir. Ladouleur que lui causait la perte de son parrain était trop profondepour qu’elle sentît l’amertume de ce changement de fortune, quicependant apportait de nouveaux obstacles à son mariage. Latristesse de Savinien, en la voyant si réduite, lui fit tant demal, qu’elle fut obligée de lui dire à l’oreille en sortant de lamesse, le matin de son entrée dans sa nouvelle maison : – L’amourne va pas sans la patience, nous attendrons&|160;!

Dès que l’intitulé de l’inventaire fut dressé, Massin, conseillépar Goupil, qui se tourna vers lui par haine secrète contre Minoreten espérant mieux du calcul de cet usurier que de la prudence deZélie, fit mettre en demeure madame et monsieur de Portenduère,dont le remboursement était échu. La vieille dame fut étourdie parune sommation de payer cent vingt-neuf mille cinq cent dix-septfrancs cinquante-cinq centimes aux héritiers dans les vingt-quatreheures, et les intérêts à compter du jour de la demande, à peine desaisie immobilière. Emprunter pour payer était une choseimpossible. Savinien alla consulter un avoué à Fontainebleau.

– Vous avez affaire à de mauvaises gens qui ne transigerontpoint, ils veulent poursuivre à outrance pour avoir la ferme desBordières, lui dit l’avoué. Le mieux serait de laisser convertir lavente en vente volontaire, afin d’éviter les frais.

Cette triste nouvelle abattit la vieille Bretonne, à qui sonfils fit observer doucement que si elle avait voulu consentir à sonmariage du vivant de Minoret, le docteur aurait donné ses biens aumari d’Ursule. Aujourd’hui leur maison serait dans l’opulence aulieu d’être dans la misère. Quoique dite sans reproche, cetteargumentation tua la vieille dame tout autant que l’idée d’uneprochaine et violente dépossession. En apprenant ce désastre,Ursule, à peine remise de la fièvre et du coup que les héritierslui avaient porté, resta stupide d’accablement. Aimer et se trouverimpuissante à secourir celui qu’on aime est une des pluseffroyables souffrances qui puissent ravager l’âme des femmesnobles et délicates.

– Je voulais acheter la maison de mon oncle, j’achèterai cellede votre mère, lui dit-elle.

– Est-ce possible&|160;? dit Savinien. Vous êtes mineure et nepouvez vendre votre inscription de rente sans des formalitésauxquelles le procureur du roi ne se prêterait point. Nousn’essaierons d’ailleurs pas de résister. Toute la ville voit avecplaisir la déconfiture d’une maison noble. Ces bourgeois sont commedes chiens à la curée. Il me reste heureusement dix mille francsavec lesquels je pourrai faire vivre ma mère jusqu’à la fin de cesdéplorables affaires. Enfin, l’inventaire de votre parrain n’estpas encore terminé, monsieur Bongrand espère encore trouver quelquechose pour vous. Il est aussi étonné que moi de vous savoir sansaucune fortune. Le docteur s’est si souvent expliqué, soit aveclui, soit avec moi, sur le bel avenir qu’il vous avait arrangé, quenous ne comprenons rien à ce dénoûment.

– Bah&|160;! dit-elle, pourvu que je puisse acheter labibliothèque et les meubles de mon parrain pour éviter qu’ils ne sedispersent ou n’aillent en des mains étrangères, je suis contentede mon sort.

– Mais qui sait le prix que mettront ces infâmes héritiers à ceque vous voudrez avoir&|160;?

On ne parlait, de Montargis à Fontainebleau, que des héritiersMinoret et du million qu’ils cherchaient&|160;; mais les plusminutieuses recherches, faites dans la maison depuis la levée desscellés, n’amenaient aucune découverte. Les cent vingt-neuf millefrancs de la créance Portenduère, les quinze mille francs de rentedans le trois pour cent, alors à soixante-seize, et qui donnaientun capital de trois cent quatre-vingt mille francs, la maisonestimée quarante mille francs et son riche mobilier produisaient untotal d’environ six cent mille francs qui semblaient à tout lemonde une assez jolie fiche de consolation. Minoret eut alorsquelques inquiétudes mordantes. La Bougival et Savinien, quipersistaient à croire, aussi bien que le juge de paix, àl’existence de quelque testament, arrivaient à la fin de chaquevacation et venaient demander à Bongrand le résultat desperquisitions. L’ami du vieillard s’écriait quelquefois au momentoù les gens d’affaires et les héritiers sortaient : – Je n’ycomprends rien&|160;! Comme, pour beaucoup de gens superficiels,deux cent mille francs constituaient à chaque héritier une bellefortune de province, personne ne s’avisa de rechercher comment ledocteur avait pu mener son train de maison avec quinze mille francsseulement, puisqu’il laissait intacts les intérêts de la créancePortenduère. Bongrand, Savinien et le curé se posaient seuls cettequestion dans l’intérêt d’Ursule, et firent, en l’exprimant, plusd’une fois pâlir le maître de poste.

– Ils ont pourtant bien tout fouillé, eux pour trouver del’argent, moi pour trouver un testament qui devait être en faveurde monsieur de[Dans Furne, oubli de la particule.] Portenduère, ditle juge de paix le jour où l’inventaire fut clos. On a éparpilléles cendres, soulevé les marbres, tâté les pantoufles, percé lesbois de lit, vidé les matelas, piqué les couvertures, lescouvre-pieds, retourné son édredon, visité les papiers pièce àpièce, les tiroirs, bouleversé le sol de la cave, et je lespoussais à ces dévastations&|160;!

– Que pensez-vous&|160;? disait le curé.

– Le testament a été supprimé par un héritier.

– Et les valeurs&|160;?

– Courez donc après&|160;! Devinez donc quelque chose à laconduite de gens aussi sournois, aussi rusés, aussi avares que lesMassin, que les Crémière&|160;? Voyez donc clair dans une fortunecomme celle de Minoret qui touche deux cent mille francs de lasuccession, qui va, dit-on, vendre son brevet, sa maison et sesintérêts dans les messageries, trois cent cinquante millefrancs&|160;?… Quelles sommes&|160;! sans compter les économies deses trente et quelques mille livres de rente en fonds de terre.Pauvre docteur&|160;!

– Le testament aura peut-être été caché dans la bibliothèque,dit Savinien.

– Aussi, ne détourné-je pas la petite de l’acheter&|160;! Sanscela, ne serait-ce pas une folie que de lui laisser mettre son seulargent comptant à des livres qu’elle n’ouvrira jamais&|160;?

La ville entière croyait la filleule du docteur nantie descapitaux introuvables&|160;; mais quand on sut positivement que sesquatorze cents francs de rente et ses reprises constituaient toutesa fortune, la maison du docteur et son mobilier excitèrent alorsune curiosité générale. Les uns pensèrent qu’il se trouverait dessommes en billets de banque cachés dans les meubles&|160;; lesautres, que le vieillard en avait fourré dans ses livres. Aussi lavente offrit-elle le spectacle des étranges précautions prises parles héritiers. Dionis, faisant les fonctions d’huissier priseur,déclarait à chaque objet crié que les héritiers n’entendaientvendre que le meuble et non ce qu’il pourrait contenir devaleurs&|160;; puis, avant de le livrer, tous ils le soumettaient àdes investigations crochues, le faisaient sonner et sonder&|160;;enfin, ils le suivaient des mêmes regards qu’un père jette à sonfils unique en le voyant partir pour les Indes.

– Ah&|160;! mademoiselle, dit la Bougival consternée en revenantde la première vacation, je n’irai plus. Et monsieur Bongrand araison, vous ne pourriez pas soutenir un pareil spectacle. Tout estpar places. On va et on vient partout comme dans la rue, les plusbeaux meubles servent à tout, ils montent dessus, et c’est unfouillis où une poule ne retrouverait pas ses poussins&|160;! On secroirait à un incendie. Les affaires sont dans la cour, lesarmoires sont ouvertes, rien dedans&|160;! Oh&|160;! le pauvre cherhomme, il a bien fait de mourir, sa vente l’aurait tué.

Bongrand, qui rachetait pour Ursule les meubles affectionnés parle défunt et de nature à parer la petite maison, ne parut point àla vente de la bibliothèque. Plus fin que les héritiers, dontl’avidité pouvait lui faire payer les livres trop cher, il avaitdonné commission à un fripier-bouquiniste de Melun, venu exprès àNemours, et qui déjà s’était fait adjuger plusieurs lots. Par suitede la défiance des héritiers, la bibliothèque se vendit ouvrage parouvrage. Trois mille volumes furent examinés, fouillés un à un,tenus par les deux côtés de la couverture relevée et agités pour enfaire sortir des papiers qui pouvaient y être cachés&|160;; enfinleurs couvertures furent interrogées, et les gardes examinées. Letotal des adjudications s’éleva, pour Ursule, à six mille cinqcents francs environ, la moitié de ses répétitions contre lasuccession. Le corps de la bibliothèque ne fut livré qu’après avoirété soigneusement examiné par un ébéniste célèbre pour les secrets,mandé de Paris. Lorsque le juge de paix donna l’ordre detransporter le corps de bibliothèque et les livres chezmademoiselle Mirouët, il y eut chez les héritiers des craintesvagues, qui plus tard furent dissipées quand on la vit tout aussipauvre qu’auparavant. Minoret acheta la maison de son oncle, queses cohéritiers poussèrent jusqu’à cinquante mille francs, enimaginant que le maître de poste espérait trouver un trésor dansles murs. Aussi le cahier des charges contenait-il des réserves àce sujet. Quinze jours après la liquidation de la succession,Minoret, qui vendit son relais et ses établissements au fils d’unriche fermier, s’installa dans la maison de son oncle, où ildépensa des sommes considérables en ameublements et enrestaurations. Ainsi Minoret se condamnait lui-même à vivre àquelques pas d’Ursule.

– J’espère, avait-il dit chez Dionis le jour où la mise endemeure fut signifiée à Savinien et à sa mère, que nous seronsdébarrassés de ces nobliaux-là&|160;! Nous chasserons les autresaprès.

– La vieille aux quatorze quartiers, lui répondit Goupil, nevoudra pas être témoin de son désastre&|160;; elle ira mourir enBretagne, où elle trouvera sans doute une femme pour son fils.

– Je ne le crois pas, répondit le notaire qui le matin avaitrédigé le contrat de l’acquisition faite par Bongrand. Ursule vientd’acheter la maison de la veuve Ricard.

– Cette maudite pécore ne sait quoi s’inventer pour nousennuyer, s’écria très-imprudemment le maître de poste.

– Et qu’est-ce que cela vous fait qu’elle demeure àNemours&|160;? demanda Goupil surpris par le mouvement decontrariété qui échappait au colosse imbécile.

– Vous ne savez pas, répondit Minoret en devenant rouge comme uncoquelicot, que mon fils a la bêtise d’être amoureux d’elle. Aussidonnerais-je bien cent écus pour qu’Ursule quittât Nemours.

Sur ce premier mouvement, chacun comprend combien Ursule, pauvreet résignée, allait gêner le riche Minoret. Les tracas d’unesuccession à liquider, la vente de ses établissements et lescourses nécessitées par des affaires insolites, ses débats avec safemme à propos des plus légers détails et de l’acquisition de lamaison du docteur, où Zélie voulut vivre bourgeoisement dansl’intérêt de son fils&|160;; cet hourvari qui contrastait avec latranquillité de sa vie ordinaire, empêcha le grand Minoret desonger à sa victime. Mais quelques jours après son installation ruedes Bourgeois, vers le milieu du mois de mai, au retour d’unepromenade, il entendit la voix du piano, vit la Bougival assise àla fenêtre comme un dragon gardant un trésor, et entendit soudainen lui-même une voix importune.

Expliquer pourquoi, chez un homme de la trempe de l’ancienmaître de poste, la vue d’Ursule, qui ne soupçonnait même pas levol commis à son préjudice, devint aussitôt insupportable&|160;;comment le spectacle de cette grandeur dans l’infortune lui inspirale désir de renvoyer de la ville cette jeune fille&|160;; etcomment ce désir prit les caractères de la haine et de la passion,ce serait peut-être faire tout un traité de morale. Peut-être ne secroyait-il pas le légitime possesseur des trente-six mille livresde rente, tant que celle à qui elles appartenaient serait à deuxpas de lui&|160;? Peut-être croyait-il vaguement à un hasard quiferait découvrir son vol, tant que ceux qu’il avait dépouillésseraient là. Peut-être, chez cette nature en quelque sorteprimitive, presque grossière, et qui jusqu’alors n’avait rien faitque de légal, la présence d’Ursule éveillait-elle desremords&|160;? Peut-être ces remords le poignaient-ils d’autantplus qu’il avait plus de bien légitimement acquis&|160;? Ilattribua sans doute ces mouvements de sa conscience à la seuleprésence d’Ursule, en imaginant que, la jeune fille disparue, cestroubles gênants disparaîtraient aussi. Enfin peut-être le crimea-t-il sa doctrine de perfection&|160;? Un commencement de mal veutsa fin, une première blessure appelle le coup qui tue. Peut-être levol conduit-il fatalement à l’assassinat&|160;? Minoret avaitcommis la spoliation sans la moindre réflexion, tant les faitss’étaient succédé rapidement : la réflexion vint après. Or, si vousavez bien saisi la physionomie et l’encolure de cet homme, vouscomprendrez le prodigieux effet qu’y devait produire une pensée. Leremords est plus qu’une pensée, il provient d’un sentiment qui nese cache pas plus que l’amour, et qui a sa tyrannie. Mais de mêmeque Minoret n’avait pas fait la moindre réflexion en s’emparant dela fortune destinée à Ursule, de même il voulut machinalement lachasser de Nemours quand il se sentit blessé par le spectacle decette innocence trompée. En sa qualité d’imbécile, il ne songeapoint aux conséquences, il alla de péril en péril, poussé par soninstinct cupide, comme un animal fauve qui ne prévoit aucune rusedu chasseur, et qui compte sur sa vélocité, sur sa force. Bientôtles riches bourgeois qui se réunissaient chez le notaire Dionisremarquèrent un changement dans les manières, dans l’attitude decet homme jadis sans soucis.

– Je ne sais pas ce qu’a Minoret, il est tout chose&|160;!disait sa femme à laquelle il avait résolu de cacher son hardi coupde main.

Tout le monde expliqua l’ennui de Minoret, car la pensée surcette figure ressemblait à de l’ennui, par la cessation absolue detoute occupation, par le passage subit de la vie active à la viebourgeoise. Pendant que Minoret songeait à briser la vie d’Ursule,la Bougival ne passait pas une journée sans faire à sa fille delait quelque allusion à la fortune qu’elle aurait dû avoir, ou sanscomparer son misérable sort à celui que feu monsieur lui réservaitet dont il lui avait parlé, à elle, la Bougival.

– Enfin, disait-elle, ce n’est pas par intérêt ce que j’en dis,mais est-ce que feu monsieur, bon comme il était, ne m’aurait paslaissé quelque petite chose…

– Ne suis-je pas là, répondit Ursule en descendant à la Bougivalde lui dire un mot à ce sujet.

Elle ne voulut pas salir par des pensées d’intérêt lesaffectueux, tristes et doux souvenirs qui accompagnaient la noblefigure du vieux docteur dont une esquisse au crayon noir et blanc,faite par son maître de dessin, ornait sa petite salle. Pour saneuve et belle imagination, l’aspect de ce croquis lui suffisaitpour toujours revoir son parrain à qui elle pensait sans cesse,surtout entourée des objets qu’il affectionnait : sa grande bergèreà la duchesse, les meubles de son cabinet et son trictrac, ainsique le piano donné par lui. Les deux vieux amis qui lui restaient,l’abbé Chaperon et monsieur Bongrand, les seules personnes qu’ellevoulût recevoir, étaient, au milieu de ces choses presque animéespar ses regrets, comme deux vivants souvenirs de sa vie passée àlaquelle elle rattacha son présent par l’amour que son parrainavait béni. Bientôt la mélancolie de ses pensées insensiblementadoucie teignit en quelque sorte ses heures, et relia toutes ceschoses par une indéfinissable harmonie : ce fut une exquisepropreté, la plus exacte symétrie dans la disposition des meubles,quelques fleurs données chaque jour par Savinien, des riensélégants, une paix que les habitudes de la jeune fillecommuniquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable. Aprèsle déjeuner et après la messe, elle continuait à étudier et àchanter&|160;; puis elle brodait, assise à sa fenêtre sur la rue. Aquatre heures, Savinien, au retour d’une promenade qu’il faisaitpar tous les temps, trouvait la fenêtre entr’ouverte, et s’asseyaitsur le bord extérieur de la fenêtre pour causer une demi-heure avecelle. Le soir, le curé, le juge de paix la venaient voir, mais ellene voulut jamais que Savinien les accompagnât. Enfin elle n’acceptapoint la proposition de madame de Portenduère que son fils avaitamenée à prendre Ursule chez elle. La jeune personne et la Bougivalvécurent d’ailleurs avec la plus sordide économie : elles nedépensaient pas, tout compris, plus de soixante francs par mois. Lavieille nourrice était infatigable : elle savonnait et repassait,elle ne faisait la cuisine que deux fois par semaine, elle gardaitles viandes cuites, que la maîtresse et la servante mangeaientfroides&|160;; car Ursule voulait économiser sept cents francs paran pour payer le reste du prix de sa maison. Cette sévérité deconduite, cette modestie, et sa résignation à une vie pauvre etdénuée après avoir joui d’une existence de luxe où ses moindrescaprices étaient adorés, eut du succès auprès de quelquespersonnes. Ursule gagna d’être respectée et de n’encourir aucunpropos. Une fois satisfaits, les héritiers lui rendirent d’ailleursjustice. Savinien admirait cette force de caractère chez une sijeune fille. De temps en temps, au sortir de la messe, madame dePortenduère adressa quelques paroles bienveillantes à Ursule, ellel’invita deux fois à dîner et la vint chercher elle-même. Si cen’était pas encore le bonheur, du moins ce fut la tranquillité.

Mais un succès où le juge de paix montra sa vieille scienced’avoué fit éclater la persécution encore sourde et à l’état de vœuque Minoret méditait contre Ursule. Dès que toutes les affaires dela succession furent finies, le juge de paix, supplié par Ursule,prit en main la cause des Portenduère et lui promit de les tirerd’embarras&|160;; mais en allant chez la vieille dame dont larésistance au bonheur d’Ursule le rendait furieux, il ne lui laissapoint ignorer qu’il se vouait à ses intérêts uniquement pour plaireà mademoiselle Mirouët. Il choisit l’un de ses anciens clercs pouravoué des Portenduère à Fontainebleau, et dirigea lui-même lademande en nullité de la procédure. Il voulait profiter del’intervalle qui s’écoulerait entre l’annulation de la poursuite etla nouvelle instance de Massin, pour renouveler le bail de la fermeà six mille francs, tirer des fermiers un pot-de-vin et le payementanticipé de la dernière année. Dès lors la partie de whist seréorganisa chez madame de Portenduère, entre lui, le curé, Savinienet Ursule, que Bongrand et l’abbé Chaperon allaient prendre etramenaient tous les soirs. En juin, Bongrand fit prononcer lanullité de la procédure suivie par Massin contre les Portenduère.Aussitôt il signa le nouveau bail, obtint trente-deux mille francsdu fermier, et un fermage de six mille francs pour dix-huitans&|160;; puis le soir, avant que ces opérations nes’ébruitassent, il alla chez Zélie, qu’il savait assez embarrasséede placer ses fonds, et lui proposa l’acquisition des Bordièrespour deux cent vingt mille francs.

– Je ferais immédiatement affaire, dit Minoret, si je savais queles Portenduère allassent vivre ailleurs qu’à Nemours.

– Mais, répondit le juge de paix, pourquoi&|160;?

– Nous voulons nous passer de nobles à Nemours.

– Je crois avoir entendu dire à la vieille dame que, si sesaffaires s’arrangeaient, elle ne pourrait plus guère vivre qu’enBretagne avec ce qui lui resterait. Elle parle de vendre samaison.

– Eh&|160;! bien, vendez-la-moi, dit Minoret.

– Mais tu parles comme si tu étais le maître, dit Zélie. Queveux-tu faire de deux maisons&|160;?

– Si je ne termine pas ce soir avec vous pour les Bordières,reprit le juge de paix, notre bail sera connu, nous serons saisisde nouveau dans trois jours, et je manquerais cette liquidation,qui me tient au cœur. Aussi vais-je de ce pas à Melun, où desfermiers que j’y connais m’achèteront les Bordières les yeuxfermés. Vous perdrez ainsi l’occasion de placer en terre à troispour cent dans les terroirs du Rouvre.

– Eh&|160;! bien, pourquoi venez-vous nous trouver&|160;? ditZélie.

– Parce que vous avez l’argent, tandis que mes anciens clientsauront besoin de quelques jours pour me cracher cent vingt-neufmille francs. Je ne veux pas de difficultés.

– Qu’ elle quitte Nemours, et je vous les donne&|160;! ditencore Minoret.

– Vous comprenez que je ne puis pas engager la volonté desPortenduère, répondit Bongrand&|160;; mais je suis certain qu’ilsne resteront pas à Nemours.

Sur cette assurance, Minoret, à qui d’ailleurs Zélie poussa lecoude, promit les fonds pour solder la dette des Portenduère enversla succession du docteur. Le contrat de vente fut alors passé chezDionis, et l’heureux juge de paix y fit accepter les conditions dunouveau bail à Minoret qui s’aperçut un peu tard, ainsi que Zélie,de la perte de la dernière année payée à l’avance. Vers la fin dejuin, Bongrand apporta le quitus de sa fortune à madame dePortenduère, cent vingt-neuf mille francs, en l’engageant à lesplacer sur l’Etat qui lui donnerait six mille francs de rente dansle cinq pour cent en y joignant les dix mille francs de Savinien.Ainsi, loin de perdre sur ses revenus, la vieille dame gagnait deuxmille francs de rente à sa liquidation. La famille de Portenduèredemeura donc à Nemours. Minoret crut avoir été joué, comme si lejuge de paix avait dû savoir que la présence d’Ursule lui étaitinsupportable, et il en conçut un vif ressentiment qui accrut sahaine contre sa victime. Alors commença le drame secret, maisterrible en ses effets, de la lutte de deux sentiments, celui quipoussait Minoret à chasser Ursule de Nemours, et celui qui donnaità Ursule la force de supporter des persécutions dont la cause futpendant un certain temps impénétrable : situation étrange etbizarre, vers laquelle tous les événements antérieurs avaientmarché, qu’ils avaient préparée et à laquelle ils servent depréface.

Madame Minoret, à qui son mari fit cadeau d’une argenterie etd’un service de table complet d’environ vingt mille francs, donnaitun superbe dîner tous les dimanches, le jour où son fils lesubstitut amenait quelques amis de Fontainebleau. Pour ces dînerssomptueux, Zélie faisait venir quelques raretés de Paris, enobligeant ainsi le notaire Dionis à imiter son faste. Goupil, queles Minoret s’efforçaient de bannir de leur société comme unepersonne tarée qui tachait leur splendeur, ne fut invité que versla fin du mois de juillet, un mois après l’inauguration de la viebourgeoise menée par les anciens maîtres de poste. Le maître-clerc,déjà sensible à cet oubli calculé, fut obligé de dire vous à Désiréqui, depuis l’exercice de ses fonctions, avait pris un air grave etrogue jusque dans sa famille.

– Vous ne vous souvenez donc plus d’Esther, pour aimer ainsimademoiselle Mirouët&|160;? dit Goupil au substitut.

– D’abord Esther est morte, monsieur. Puis je n’ai jamais penséà Ursule, répondit le magistrat.

– Eh&|160;! bien, que me disiez-vous donc, papa Minoret&|160;?s’écria très-insolemment Goupil.

Minoret, pris en flagrant délit de mensonge par un homme siredoutable, eût perdu contenance sans le projet pour lequel ilavait invité Goupil à dîner, en se souvenant de la propositionjadis faite par le maître-clerc d’empêcher le mariage d’Ursule etdu jeune Portenduère. Pour toute réponse, il emmena brusquement leclerc au fond de son jardin.

– Vous avez bientôt vingt-huit ans, mon cher, lui dit-il, et jene vous vois pas encore sur le chemin de la fortune. Je vous veuxdu bien, car enfin vous avez été le camarade de mon fils.Ecoutez-moi&|160;? Si vous décidez la petite Mirouët, quid’ailleurs possède quarante mille francs, à devenir votre femme,aussi vrai que je m’appelle Minoret je vous donnerai les moyensd’acheter une charge de notaire à Orléans.

– Non, dit Goupil, je ne serais pas assez en vue&|160;; mais àMontargis…

– Non, reprit Minoret, mais à Sens…

– Va pour Sens&|160;! reprit le hideux premier clerc. Il y a unarchevêque, je ne hais pas un pays de dévotion : avec un peud’hypocrisie on y fait mieux son chemin. D’ailleurs la petite estdévote, elle y réussira.

– Il est bien entendu, reprit Minoret, que je ne donne les centmille francs qu’au mariage de notre parente, à qui je veux faire unsort par considération pour défunt mon oncle.

– Et pourquoi pas un peu pour moi&|160;? dit malicieusementGoupil en soupçonnant quelque secret dans la conduite de Minoret.N’est-ce pas à mes renseignements que vous devez d’avoir pu réunirvingt-quatre mille francs de rente d’un seul tenant, sans enclaves,autour du château du Rouvre&|160;? Avec vos prairies et votremoulin qui sont de l’autre côté du Loing, vous y ajouteriez seizemille francs&|160;! Voyons, gros père, voulez-vous jouer avec moifranc jeu&|160;?

– Oui.

– Eh&|160;! bien, afin de vous faire sentir mes crocs, jemijotais pour Massin l’acquisition du Rouvre, ses parcs, sesjardins, ses réserves et son bois.

– Avise-toi de cela&|160;? dit Zélie en intervenant.

– Eh&|160;! bien, dit Goupil en lui lançant un regard de vipère,si je veux, demain Massin aura tout cela pour deux cent millefrancs.

– Laisse-nous, ma femme, dit alors le colosse en prenant Zéliepar le bras et la renvoyant, je m’entends avec lui… Nous avons eutant d’affaires, reprit Minoret en revenant à Goupil, que nousn’avons pu penser à vous, mais je compte bien sur votre amitié pournous avoir le Rouvre.

– Un ancien marquisat, dit malicieusement Goupil, et quivaudrait bientôt entre vos mains cinquante mille livres de rente,plus de deux millions au prix où sont les biens.

– Et notre substitut épouserait alors la fille d’un maréchal deFrance, ou l’héritière d’une vieille famille qui le pousserait dansla magistrature à Paris, dit le maître de poste en ouvrant sa largetabatière et offrant une prise à Goupil.

– Eh&|160;! bien, jouons-nous franc jeu&|160;? s’écria Goupil ense secouant les doigts.

Minoret serra les mains de Goupil en lui répondant : – Paroled’honneur&|160;!

Comme tous les gens rusés, le maître-clerc crut, heureusementpour Minoret, que son mariage avec Ursule était un prétexte pour seraccommoder avec lui depuis qu’il leur opposait Massin.

– Ce n’est pas lui, se dit-il, qui a trouvé cette bourde, jereconnais ma Zélie, elle lui a dicté son rôle. Bah&|160;! lâchonsMassin. Avant trois ans je serai, moi, le député de Sens,pensa-t-il. En apercevant alors Bongrand qui allait faire son whisten face, il se précipita dans la rue.

– Vous vous intéressez beaucoup à Ursule Mirouët, mon chermonsieur Bongrand, lui dit-il&|160;; vous ne pouvez pas êtreindifférent à son avenir. Voici le programme : elle épouserait unnotaire dont l’Etude serait dans un chef-lieu d’arrondissement. Cenotaire, qui sera nécessairement député dans trois ans, luireconnaîtrait cent mille francs de dot.

– Elle a mieux, dit sèchement Bongrand. Madame de Portenduèredepuis ses malheurs ne va guère bien&|160;; hier encore elle étaithorriblement changée, le chagrin la tue&|160;; il reste à Saviniensix mille francs de rente, Ursule a quarante mille francs, je leurferai valoir leurs capitaux à la Massin, mais honnêtement, et dansdix ans ils auront une petite fortune.

– Savinien ferait une sottise, il peut épouser quand il voudramademoiselle du Rouvre, une fille unique à qui son oncle et satante veulent laisser deux héritages superbes.

– Quand l’amour nous tient, adieu la prudence, a dit LaFontaine. Mais qui est-ce, votre notaire&|160;? car après tout…reprit Bongrand par curiosité.

– Moi, répondit Goupil qui fit tressaillir le juge de paix.

– Vous&|160;?… répondit Bongrand sans cacher son dégoût.

– Ah&|160;! bien, votre serviteur, monsieur, répliqua Goupil enlançant un regard plein de fiel, de haine et de défi.

– Voulez-vous être la femme d’un notaire qui vous reconnaîtraitcent mille francs de dot&|160;? s’écria Bongrand en entrant dans lapetite salle et s’adressant à Ursule qui se trouvait assise auprèsde madame de Portenduère.

Ursule et Savinien tressaillirent par un même mouvement, et seregardèrent : elle en souriant, lui sans oser se montrerinquiet.

– Je ne suis pas maîtresse de mes actions, répondit Ursule entendant la main à Savinien sans que la vieille mère pût voir cegeste.

– Aussi ai-je refusé sans seulement vous consulter.

– Et pourquoi, dit madame de Portenduère, il me semble, mapetite, que c’est un bel état que celui de notaire&|160;?

– J’aime mieux ma douce misère, répondit-elle, car, relativementà ce que je devais attendre de la vie, c’est pour moi l’opulence.Ma vieille nourrice m’épargne d’ailleurs bien des soucis, et jen’irai pas troquer le présent, qui me plaît, contre un avenirinconnu.

Le lendemain, la poste versa dans deux cœurs le poison de deuxlettres anonymes : une à madame de Portenduère et l’autre à Ursule.Voici celle que reçut la vieille dame :

 » Vous aimez votre fils, vous voulez l’établir comme l’exige lenom qu’il porte, et vous favorisez son caprice pour une petiteambitieuse sans fortune, en recevant chez vous une Ursule, la filled’un musicien de régiment&|160;; tandis que vous pourriez le marieravec mademoiselle du Rouvre, dont les deux oncles, messieurs lemarquis de Ronquerolles et le chevalier du Rouvre, riches chacun detrente mille livres de rente, pour ne pas laisser leur fortune à cevieux fou de monsieur du Rouvre qui mange tout, sont dansl’intention d’en avantager leur nièce au contrat. Madame de Sérizy,tante de Clémentine du Rouvre, qui vient de perdre son fils uniquedans la campagne d’Alger, adoptera sans doute aussi sa nièce.Quelqu’un qui vous veut du bien croit savoir que Savinien seraitaccepté.  »

Voici la lettre faite pour Ursule :

 » Chère Ursule, il est dans Nemours un jeune homme qui vousidolâtre, il ne peut pas vous voir travaillant à votre fenêtre sansdes émotions qui lui prouvent que son amour est pour la vie. Cejeune homme est doué d’une volonté de fer et d’une persévérance querien ne décourage : accueillez donc favorablement son amour, car iln’a que des intentions pures et vous demande humblement votre main,dans le désir de vous rendre heureuse. Sa fortune, quoique déjàconvenable, n’est rien comparée à celle qu’il vous fera quand vousserez sa femme. Vous serez un jour reçue à la cour comme la femmed’un ministre et l’une des premières du pays. Comme il vous voittous les jours, sans que vous puissiez le voir, mettez sur votrefenêtre un des pots d’oeillets de la Bougival, vous lui aurez ditainsi qu’il peut se présenter.  »

Ursule brûla cette lettre sans en parler à Savinien. Deux joursaprès, elle reçut une autre lettre ainsi conçue :

 » Vous avez eu tort, chère Ursule, de ne pas répondre à celuiqui vous aime plus que sa vie. Vous croyez épouser Savinien, vousvous trompez étrangement. Ce mariage n’aura pas lieu. Madame dePortenduère, qui ne vous recevra plus chez elle, va ce matin auRouvre, à pied, malgré l’état de souffrance où elle est, y demanderpour Savinien la main de mademoiselle du Rouvre. Savinien finirapar céder. Que peut-il objecter&|160;? les oncles de la demoiselleassurent par le contrat leurs fortunes à leur nièce. Cette fortuneconsiste en soixante mille livres de rente.  »

Cette lettre ravagea le cœur d’Ursule en lui faisant connaîtreles tortures de la jalousie, une souffrance jusqu’alors inconnuequi, dans cette organisation si riche, si facile à la douleur,couvrit de deuil le présent, l’avenir et même le passé. Depuis lemoment où elle eut ce fatal papier, elle resta dans la bergère dudocteur, le regard arrêté sur l’espace, et perdue dans un rêvedouloureux. En un instant elle sentit le froid de la mort substituéaux ardeurs d’une belle vie. Hélas&|160;! ce fut pis : ce fut enréalité l’atroce réveil des morts apprenant qu’il n’y a pas deDieu, le chef-d’œuvre de cet étrange génie appelé Jean-Paul. Quatrefois la Bougival essaya de faire déjeuner Ursule, elle lui vitprendre et quitter son pain sans pouvoir le porter à ses lèvres.Quand elle voulait hasarder une remontrance, Ursule lui répondaitpar un geste de main et par un terrible mot : – Chut&|160;! aussidespotiquement dit que jusqu’alors sa parole avait été douce. LaBougival, qui surveillait sa maîtresse à travers le vitrage de laporte de communication, l’aperçut alternativement rouge comme si lafièvre la dévorait, et violette comme si le frisson succédait à lafièvre. Cet état s’empira sur les quatre heures, alors que, demoment en moment, Ursule se leva pour regarder si Savinien venait,et que Savinien ne vint pas. La jalousie et le doute ôtent àl’amour toute sa pudeur. Ursule, qui jusqu’alors ne se serait paspermis un geste où l’on pût deviner sa passion, mit son chapeau,son petit châle, et s’élança dans son corridor pour aller au-devantde Savinien, mais un reste de pudeur la fit rentrer dans sa petitesalle. Elle y pleura. Quand le curé se présenta le soir, la pauvrenourrice l’arrêta sur le seuil de la porte.

– Ah&|160;! monsieur le curé, je ne sais pas ce qu’amademoiselle&|160;; elle…

– Je le sais, répondit tristement le prêtre en fermant ainsi labouche à la nourrice effrayée.

L’abbé Chaperon apprit alors à Ursule ce qu’elle n’avait pas oséfaire vérifier : madame de Portenduère était allée dîner auRouvre.

– Et Savinien&|160;?

– Aussi.

Ursule eut un petit tressaillement nerveux qui fit frissonnerl’abbé Chaperon comme s’il avait reçu la décharge d’une bouteillede Leyde, et il éprouva de plus une durable commotion au cœur.

– Ainsi nous n’irons pas ce soir chez elle, dit le curé&|160;;mais, mon enfant, il sera sage à vous de n’y plus retourner. Lavieille dame vous recevrait de manière à blesser votre fierté. Nousqui l’avions amenée à entendre parler de votre mariage, nousignorons d’où souffle le vent par lequel elle a été changée en unmoment.

– Je m’attends à tout, et rien ne peut plus m’étonner, ditUrsule d’un ton pénétré. Dans ces sortes d’extrémités on éprouveune grande consolation à savoir que l’on n’a pas offensé Dieu.

– Soumettez-vous, ma chère fille, sans jamais sonder les voiesde la Providence, dit le curé.

– Je ne voudrais pas soupçonner injustement le caractère demonsieur de Portenduère…

– Pourquoi ne dites-vous plus Savinien&|160;? demanda le curéqui remarqua quelque légère aigreur dans l’accent d’Ursule.

– De mon cher Savinien, reprit-elle en pleurant. Oui, mon bonami, reprit-elle en sanglotant, une voix me crie encore qu’il estaussi noble de cœur que de race. Il ne m’a pas seulement avouéqu’il m’aimait uniquement, il me l’a prouvé par des délicatessesinfinies et en contenant avec héroïsme son ardente passion.Dernièrement, lorsqu’il a pris la main que je lui tendais, quandmonsieur Bongrand me proposait ce notaire pour mari, je vous jureque je la lui donnais pour la première fois. S’il a débuté par uneplaisanterie en m’envoyant un baiser à travers la rue, depuis,cette affection n’est jamais sortie, vous le savez, des limites lesplus étroites&|160;; mais je puis vous le dire, à vous qui lisezdans mon âme, excepté dans ce coin dont la vue était réservée auxanges, eh&|160;! bien, ce sentiment est chez moi le principe debien des mérites : il m’a fait accepter mes misères, il m’apeut-être adouci l’amertume de la perte irréparable dont le deuilest plus dans mes vêtements que dans mon âme&|160;! Oh&|160;! j’aieu tort. Oui, l’amour était chez moi plus fort que mareconnaissance envers mon parrain, et Dieu l’a vengé. Quevoulez-vous&|160;! je respectais en moi la femme de Savinien&|160;;j’étais trop fière, et peut-être est-ce cet orgueil que Dieu punit.Dieu seul, comme vous me l’avez dit, doit être le principe et lafin de nos actions.

Le curé fut attendri en voyant les larmes qui roulaient sur cevisage déjà pâli. Plus la sécurité de la pauvre fille avait étégrande, plus bas elle tombait.

– Mais, dit-elle en continuant, revenue à ma conditiond’orpheline, je saurai en reprendre les sentiments. Après tout,puis-je être une pierre au cou de celui que j’aime&|160;? Quefait-il ici&|160;? Qui suis-je pour prétendre à lui&|160;? Nel’aimé-je pas d’ailleurs d’une amitié si divine qu’elle va jusqu’àl’entier sacrifice de mon bonheur, de mes espérances&|160;?… Etvous savez que je me suis souvent reproché d’asseoir mon amour surun tombeau, de le savoir ajourné au lendemain de la mort de cettevieille dame. Si Savinien est riche et heureux par une autre, j’aiprécisément assez pour payer ma dot au couvent où j’entreraipromptement. Il ne doit pas plus y avoir dans le cœur d’une femmedeux amours qu’il n’y a deux maîtres dans le ciel. La viereligieuse aura des attraits pour moi.

– Il ne pouvait pas laisser aller sa mère seule au Rouvre, ditdoucement le bon prêtre.

– N’en parlons plus, mon bon monsieur Chaperon, je lui écriraice soir pour lui donner sa liberté. Je suis enchantée d’avoir àfermer les fenêtres de cette salle.

Et elle mit le vieillard au fait des lettres anonymes en luidisant qu’elle ne voulait pas autoriser les poursuites de son amantinconnu.

– Eh&|160;! c’est une lettre anonyme adressée à madame dePortenduère qui l’a fait aller au Rouvre, s’écria le curé. Vousêtes sans doute persécutée par de méchantes gens.

– Et pourquoi&|160;? Ni Savinien ni moi, nous n’avons fait demal à personne, et nous ne blessons plus aucun intérêt ici.

– Enfin, ma petite, nous profiterons de cette bourrasque, quidisperse notre société, pour ranger la bibliothèque de notre pauvreami. Les livres restent en tas, Bongrand et moi nous les mettronsen ordre, car nous pensons à y faire des recherches. Placez votreconfiance en Dieu&|160;; mais songez aussi que vous avez dans lebon juge de paix et en moi deux amis dévoués.

– C’est beaucoup, dit-elle en reconduisant le curé jusque sur leseuil de son allée en tendant le cou comme un oiseau qui regardehors de son nid, espérant encore apercevoir Savinien.

En ce moment Minoret et Goupil, au retour de quelque promenadedans les prairies, s’arrêtèrent en passant, et l’héritier dudocteur dit à Ursule : – Qu’avez-vous, ma cousine&|160;? car noussommes toujours cousins, n’est-ce pas&|160;? vous paraissezchangée.

Goupil jetait à Ursule des regards si ardents qu’elle en futeffrayée : elle rentra sans répondre.

– Elle est farouche, dit Minoret et au curé.

– Mademoiselle Mirouët a raison de ne pas causer sur le pas desa porte avec des hommes&|160;; elle est trop jeune…

– Oh&|160;! fit Goupil, vous devez savoir qu’elle ne manque pasd’amoureux.

Le curé s’était hâté de saluer, et se dirigeait à pas précipitésvers la rue des Bourgeois.

– Eh&|160;! bien, dit le premier clerc à Minoret, çachauffe&|160;! Elle est déjà pâle comme une morte&|160;; mais avantquinze jours elle aura quitté la ville. Vous verrez.

– Il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi, s’écriaMinoret effrayé de l’atroce sourire qui donnait au visage de Goupill’expression diabolique prêtée par Eugène Delacroix auMéphistophélès de Goethe.

– Je le crois bien, répondit Goupil, Si elle ne m’épouse pas, jela ferai crever de chagrin.

– Fais-le, petit, et je te donne les fonds pour être notaire àParis. Tu pourras alors épouser une femme riche…

– Pauvre fille&|160;! Que vous a-t-elle donc fait&|160;? demandale clerc surpris.

– Elle m’embête&|160;! dit grossièrement Minoret.

– Attendez à lundi, et vous verrez alors comment je la scierai,reprit Goupil en étudiant la physionomie de l’ancien maître deposte.

Le lendemain la vieille Bougival alla chez Savinien et dit enlui tendant une lettre : – Je ne sais pas ce que vous écrit lachère enfant&|160;; mais elle est ce matin comme une morte.

Qui par cette lettre n’imaginerait pas les souffrances quiavaient assailli Ursule pendant la nuit&|160;?

A MONSIEUR DE PORTENDUERE.

 » Mon cher Savinien, votre mère veut vous marier à mademoiselledu Rouvre, m’a-t-on dit, et peut-être a-t-elle raison. Vous voustrouvez entre une vie presque misérable et une vie opulente, entrela fiancée de votre cœur et une femme selon le monde, entre obéir àvotre mère et à votre choix, car je crois encore que vous m’avezchoisie. Savinien, si vous avez une détermination à prendre, jeveux qu’elle soit prise en toute liberté : je vous rends la paroleque vous vous étiez donnée à vous-même et non à moi dans un momentqui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et qui fut, comme tous lesjours qui se sont succédé depuis, d’une pureté, d’une douceurangéliques. Ce souvenir suffit à toute ma vie. Si vous persistezdans votre serment, désormais une noire et terrible idéetroublerait mes félicités. Au milieu de nos privations, acceptéessi gaiement aujourd’hui, vous pourriez penser plus tard que, sivous eussiez observé les lois du monde, il en eût été bienautrement pour vous. Si vous étiez homme à exprimer cette pensée,elle serait pour moi l’arrêt d’une mort douloureuse&|160;; et, sivous ne la disiez pas, je soupçonnerais les moindres nuages quicouvriraient votre front. Cher Savinien, je vous ai toujourspréféré à tout sur cette terre. Je le pouvais, puisque mon parrain,quoique jaloux, me disait :  » Aime-le, ma fille&|160;! vous serezbien certainement l’un à l’autre un jour.  » Quand je suis allée àParis, je vous aimais sans espoir, et ce sentiment me contentait.Je ne sais si je puis y revenir, mais je le tenterai. Quesommes-nous d’ailleurs en ce moment&|160;? un frère et une sœur.Restons ainsi. Epousez cette heureuse fille, qui aura la joie derendre à votre nom le lustre qu’il doit avoir, et que, selon votremère, je diminuerais. Vous n’entendrez jamais parler de moi. Lemonde vous approuvera. Moi, je ne vous blâmerai jamais, et je vousaimerai toujours. Adieu donc.  »

– Attendez&|160;! s’écria le gentilhomme.

Il fit signe à la Bougival de s’asseoir, et il griffonna ce peude mots :

 » Ma chère Ursule, votre lettre me brise le cœur en ce que vousvous êtes fait inutilement beaucoup de mal, et que pour la premièrefois nos cœurs ont cessé de s’entendre. Si vous n’êtes pas mafemme, c’est que je ne puis encore me marier sans le consentementde ma mère. Enfin, huit mille livres de rente dans un joli cottage,sur les bords du Loing, n’est-ce pas une fortune&|160;? Nous avonscalculé qu’avec la Bougival nous économiserions cinq mille francspar an&|160;! Vous m’avez permis un soir, dans le jardin de votreoncle, de vous regarder comme ma fiancée, et vous ne pouvez briserà vous seule des liens qui nous sont communs. Ai-je donc besoin devous dire qu’hier j’ai nettement déclaré à monsieur du Rouvre que,si j’étais libre, je ne voudrais pas recevoir ma fortune d’unejeune personne qui me serait inconnue&|160;! Ma mère ne veut plusvous voir, je perds le bonheur de nos soirées, mais ne meretranchez pas le court moment pendant lequel je vous parle à votrefenêtre… A ce soir. Rien ne peut nous séparer.  »

– Allez, ma vieille. Elle ne doit pas être inquiète un moment detrop…

Le soir, à quatre heures, au retour de la promenade qu’ilfaisait tous les jours exprès pour passer devant la maisond’Ursule, Savinien trouva sa maîtresse un peu pâlie par desbouleversements si subits.

– Il me semble que jusqu’à présent je n’ai pas su ce que c’étaitque le plaisir de vous voir, lui dit-elle.

– Vous m’avez dit, répondit Savinien en souriant, car je mesouviens de toutes vos paroles :  » L’amour ne va pas sans lapatience, j’attendrai&|160;!  » Vous avez donc, chère enfant, séparél’amour de la foi&|160;?… Ah&|160;! voici qui termine nosquerelles. Vous prétendiez me mieux aimer que je ne vous aime.Ai-je jamais douté de vous&|160;? lui demanda-t-il en luiprésentant un bouquet composé de fleurs des champs dontl’arrangement exprimait ses pensées.

– Vous n’avez aucune raison pour douter de moi, répondit-elle.Et d’ailleurs, vous ne savez pas tout, ajouta-t-elle d’une voixtroublée.

Elle avait fait refuser à la poste toutes ses lettres. Mais,sans qu’elle eût pu deviner par quel sortilége[Graphie du Dict.Acad. Fr. 1835.] la chose avait eu lieu, quelques instants après lasortie de Savinien qu’elle avait regardé tournant de la rue desBourgeois dans la Grand’rue, elle avait trouvé sur sa bergère unpapier où était écrit :  » Tremblez&|160;! l’amant dédaignédeviendra pire qu’un tigre.  » Malgré les supplications de Savinien,elle ne voulut pas, par prudence, lui confier le terrible secret desa peur. Le plaisir ineffable de revoir Savinien après l’avoir cruperdu pouvait seul lui faire oublier le froid mortel qui venait dela saisir. Pour tout le monde, attendre un malheur indéfiniconstitue un horrible supplice. La souffrance prend alors lesproportions de l’inconnu, qui certes est l’infini de l’âme. Mais,pour Ursule, ce fut la plus grande douleur. Elle éprouvait enelle-même d’affreux sursauts au moindre bruit, elle se défiait dusilence, elle soupçonnait ses murailles de complicité. Enfin sonheureux sommeil fut troublé. Goupil, sans rien savoir de cetteconstitution délicate comme celle d’une fleur, avait trouvé, parl’instinct du méchant, le poison qui devait la flétrir, la tuer.Cependant la journée du lendemain se passa sans surprise. Ursulejoua du piano fort tard, elle se coucha presque rassurée etaccablée de sommeil. A minuit environ, elle fut réveillée par unconcert composé d’une clarinette, d’un hautbois, d’une flûte, d’uncornet à piston, d’un trombone, d’un basson, d’un flageolet et d’untriangle. Tous les voisins étaient aux fenêtres. La pauvre enfant,déjà saisie en voyant du monde dans la rue, reçut un coup terribleau cœur en entendant une voix d’homme enrouée, ignoble, qui cria : » Pour la belle Ursule Mirouët, de la part de son amant.  » Lelendemain, dimanche, toute la ville fut en rumeur, et, à l’entréecomme à la sortie d’Ursule à l’église, elle vit sur la place desgroupes nombreux occupés d’elle et manifestant une horriblecuriosité. La sérénade mettait toutes les langues en mouvement, carchacun se perdait en conjectures. Ursule revint chez elle plusmorte que vive et ne sortit plus, le curé lui avait conseillé dedire ses vêpres chez elle. En rentrant elle vit dans le corridorcarrelé en briques qui menait de la rue à la cour une lettreglissée sous la porte&|160;; elle la ramassa, la lut poussée par ledésir d’y trouver une explication. Les êtres les moins sensiblespeuvent deviner ce qu’elle dut éprouver en lisant ces terribleslignes :

 » Résignez-vous à devenir ma femme, riche et adorée. Je vousveux. Si je ne vous ai vivante, je vous aurai morte. Attribuez àvos refus les malheurs qui n’atteindront pas que vous.

Celui qui vous aime et à qui vous serez un jour.  »

Chose étrange&|160;! au moment où la douce et tendre victime decette machination était abattue comme une fleur coupée,mesdemoiselles Massin, Dionis et Crémière enviaient son sort.

– Elle est bien heureuse, disaient-elles. On s’occupe d’elle, onflatte ses goûts, on se la dispute&|160;! La sérénade était, à cequ’il paraît, charmante&|160;! Il y avait un cornet àpiston&|160;!

– Qu’est-ce qu’un piston&|160;?

– Un nouvel instrument de musique&|160;! tiens, grand comme ca,disait Angéline Crémière à Paméla Massin.

Dès le matin, Savinien était allé jusqu’à Fontainebleau tâcherde savoir qui avait demandé des musiciens du régiment engarnison&|160;; mais comme il y avait deux hommes pour chaqueinstrument, il fut impossible de connaître ceux qui étaient allés àNemours. Le colonel fit défendre aux musiciens de jouer chez desparticuliers sans sa permission. Le gentilhomme eut une entrevueavec le procureur du roi, tuteur d’Ursule, et lui expliqua lagravité de ces sortes de scènes sur une jeune fille si délicate etsi frêle, en le priant de rechercher l’auteur de cette sérénade parles moyens dont dispose le Parquet. Trois jours après, au milieu dela nuit, trois violons, une flûte, une guitare et un hautboisdonnèrent une seconde sérénade. Cette fois les musiciens sesauvèrent du côté de Montargis, où se trouvait alors une troupe decomédiens. Une voix stridente et liquoreuse avait crié entre deuxmorceaux :  » A la fille du capitaine de musique Mirouët&|160;! « Tout Nemours apprit ainsi la profession du père d’Ursule, ce secretsi soigneusement gardé par le vieux docteur Minoret.

Savinien n’alla point cette fois à Montargis&|160;; il reçutdans la journée une lettre anonyme venue de Paris, où il lut cettehorrible prophétie :

 » Tu n’épouseras pas Ursule. Si tu veux qu’elle vive, hâte-toide la céder à celui qui l’aime plus que tu ne l’aimes&|160;; car ils’est fait musicien et artiste pour lui plaire, et préfère la voirmorte à la savoir ta femme.  »

Le médecin de Nemours venait alors trois fois par jour chezUrsule, que ces poursuites occultes avaient mise en danger de mort.En se sentant plongée par une main infernale dans un bourbier,cette suave jeune fille gardait une attitude de martyre : ellerestait dans un profond silence, levait les yeux au ciel et nepleurait plus, elle attendait les coups en priant avec ferveur eten implorant celui qui lui donnerait la mort.

– Je suis heureuse de ne pas pouvoir descendre dans la salle,disait-elle à messieurs Bongrand et Chaperon, qui la quittaient lemoins possible&|160;; il y viendrait, et je me sens indigne derecevoir les regards par lesquels il a coutume de me bénir&|160;!Croyez-vous qu’il me soupçonne&|160;?

– Mais si Savinien ne trouve pas l’auteur de ces infamies, ilcompte aller requérir l’intervention de la police de Paris, ditBongrand.

– Les inconnus doivent me savoir frappée à mort,répondit-elle&|160;; ils vont se tenir tranquilles.

Le curé, Bongrand et Savinien se perdaient en conjectures et ensuppositions. Savinien, Tiennette, la Bougival et deux personnesdévouées au curé se firent espions et se tinrent sur leurs gardespendant une semaine&|160;; mais aucune indiscrétion ne pouvaittrahir Goupil, qui machinait tout à lui seul. Le juge de paix, lepremier, pensa que l’auteur du mal était effrayé de son ouvrage.Ursule arrivait à la pâleur, à la faiblesse des jeunes Anglaises enconsomption. Chacun se relâcha de ses soins. Il n’y eut plus desérénades ni de lettres. Savinien attribua l’abandon de ces moyensodieux aux recherches secrètes du Parquet, auquel il avait envoyéles lettres reçues par Ursule, celle reçue par sa mère et lasienne. Cet armistice ne fut pas de longue durée. Quand le médecineut arrêté la fièvre nerveuse d’Ursule, au moment où elle avaitrepris courage, un matin, vers la mi-juillet, on trouva une échellede corde attachée à sa fenêtre. Le postillon, qui pendant la nuit,avait conduit la Malle, déclara qu’un petit homme était en train dedescendre au moment où il passait&|160;; et, malgré son désir des’arrêter, ses chevaux, lancés à la descente du pont, au coinduquel se trouvait la maison d’Ursule, l’avaient emporté bien audelà de Nemours. Une opinion partie du salon Dionis attribuait cesmanœuvres au marquis du Rouvre, alors excessivement gêné, sur quiMassin avait des lettres de change, et qui, par un prompt mariagede sa fille avec Savinien, devait, disait-on, soustraire le châteaudu Rouvre à ses créanciers. Madame de Portenduère voyait aussi avecplaisir, disait-on, tout ce qui pouvait afficher, déconsidérer etdéshonorer Ursule&|160;; mais en présence de cette jeune mort lavieille dame se trouvait quasi vaincue. Le curé Chaperon fut sivivement affecté de cette dernière méchanceté, qu’il en tombamalade assez sérieusement pour rester chez lui durant quelquesjours. La pauvre Ursule, à qui cette odieuse attaque avait causéune rechute, reçut par la poste une lettre du curé, qu’on ne refusapoint en reconnaissant l’écriture.

 » Mon enfant, quittez Nemours, et déjouez ainsi la malice de vosennemis inconnus. Peut-être cherche-t-on à mettre en danger la viede Savinien. Je vous en dirai davantage quand je pourrai vous allervoir.  »

Ce billet était signé : Votre dévoué CHAPERON.

Lorsque Savinien, qui devint comme fou, alla voir le curé, lepauvre prêtre relut la lettre, tant il fut épouvanté de laperfection avec laquelle son écriture et sa signature étaientimitées&|160;; car il n’avait rien écrit&|160;; et s’il avaitécrit, il ne se serait point servi de la poste pour envoyer salettre chez Ursule. L’état mortel où cette dernière atrocité mitUrsule, obligea Savinien à recourir de nouveau au procureur du roien lui portant la fausse lettre du curé.

– Il se commet un assassinat par des moyens que la loi n’a pointprévus, et sur une orpheline que le Code vous donne pour pupille,dit le gentilhomme au magistrat.

– Si vous trouvez des moyens de répression, lui répondit leprocureur du roi, je les adopterai&|160;; mais je n’en connaispas&|160;! L’infâme anonyme a donné le meilleur avis. Il fautenvoyer ici mademoiselle Mirouët chez les dames de l’Adoration duSaint-Sacrement. En attendant, le commissaire de police deFontainebleau, sur ma demande, vous autorisera à porter des armespour votre défense. Je suis allé moi-même au Rouvre, et monsieur duRouvre a été justement indigné des soupçons qui planaient sur lui.Minoret, le père de mon substitut, est en marché pour son château.Mademoiselle du Rouvre épouse un riche comte polonais. Enfin,monsieur du Rouvre quittait la campagne, le jour où je m’y suistransporté, pour éviter les effets d’une contrainte par corps.

Désiré, que son chef questionna, n’osa lui dire sa pensée : ilreconnaissait Goupil&|160;! Goupil était seul capable de conduireune œuvre qui côtoyait le Code pénal sans tomber dans le précipiced’aucun article. L’impunité, le secret, le succès accrurentl’audace de Goupil. Le terrible clerc faisait poursuivre parMassin, devenu sa dupe, le marquis du Rouvre, afin de forcer legentilhomme à vendre les restes de sa terre à Minoret. Après avoirentamé des négociations avec un notaire de Sens, il résolut detenter un dernier coup pour avoir Ursule. Il voulait imiterquelques jeunes gens de Paris qui ont dû leur femme et leur fortuneà un enlèvement. Les services rendus à Minoret, à Massin et àCrémière, la protection de Dionis, maire de Nemours, luipermettaient d’assoupir l’affaire. Il se décida sur-le-champ àlever le masque, en croyant Ursule incapable de lui résister dansl’état de faiblesse où il l’avait mise. Néanmoins, avant de risquerle dernier coup de son ignoble partie, il jugea nécessaire d’avoirune explication au Rouvre, où il accompagna Minoret, qui s’yrendait pour la première fois depuis la signature du contrat.Minoret venait de recevoir une lettre confidentielle où son filslui demandait des renseignements sur ce qui se passait à proposd’Ursule, avant de l’aller chercher lui-même avec le procureur duroi pour la mettre dans un couvent à l’abri de quelque nouvelleinfamie. Le substitut engageait son père, au cas où cettepersécution serait l’ouvrage d’un de leurs amis, à lui donner desages conseils. Si la justice ne pouvait pas toujours tout punir,elle finirait par tout savoir et en garder bonne note. Minoretavait atteint un grand but. Désormais propriétaire incommutable duchâteau du Rouvre, un des plus beaux du Gâtinais, il réunissaitpour quarante et quelques mille francs de revenus en beaux etriches domaines autour du parc. Le colosse pouvait se moquer deGoupil. Enfin, il comptait vivre à la campagne, où le souvenird’Ursule ne l’importunerait plus.

– Mon petit, dit-il à Goupil en se promenant sur la terrasse,laisse ma cousine en repos&|160;!

– Bah&|160;?… dit le clerc ne pouvant rien deviner dans cetteconduite bizarre, car la bêtise a aussi sa profondeur.

– Oh&|160;! je ne suis pas ingrat, tu m’as fait avoir pour deuxcent quatre-vingt mille francs ce beau château en briques et enpierre de taille qui ne se bâtirait pas aujourd’hui pour deux centmille écus, la ferme du château, les réserves, le parc, lesjardins, et les bois… Eh&|160;! bien,… Oui, ma foi&|160;! je tedonne dix pour cent, vingt mille francs, avec lesquels tu peuxacheter une étude d’huissier à Nemours. Je te garantis ton mariageavec une des petites Crémière, avec l’aînée.

– Celle qui parle piston&|160;? s’écria Goupil.

– Mais ma cousine lui donne trente mille francs, reprit Minoret.Vois-tu, mon petit, tu es né pour être huissier, comme moi j’étaisfait pour être maître de poste, et il faut toujours suivre savocation.

– Eh&|160;! bien, reprit Goupil tombé du haut de ses espérances,voici des timbres, signez-moi vingt mille francs d’acceptations,afin que je puisse traiter argent sur table.

Minoret avait dix-huit mille francs à recevoir pour le semestredes inscriptions que sa femme ne connaissait pas&|160;; il crut sedébarrasser ainsi de Goupil, et signa. Le premier clerc, en voyantl’imbécile et colossal Machiavel de la rue des Bourgeois dans unaccès de fièvre seigneuriale, lui jeta pour adieux un : – Aurevoir&|160;! et un regard qui eussent fait trembler tout autrequ’un niais parvenu, regardant du haut d’une terrasse les jardinset les magnifiques toits d’un château bâti dans le style à la modesous Louis XIII.

– Tu ne m’attends pas&|160;? cria-t-il en voyant Goupil s’enallant à pied.

– Vous me retrouverez sur votre chemin, papa&|160;! lui réponditle futur huissier altéré de vengeance et qui voulut savoir le motde l’énigme offerte à son esprit par les étranges zigzags de laconduite du gros Minoret.

Depuis le jour où la plus infâme calomnie avait souillé sa vie,Ursule, en proie à l’une de ces maladies inexplicables dont lesiége[Orthographe du Dict. Acad. Fr. 1835.] est dans l’âme,marchait rapidement à la mort. D’une pâleur mortelle, disant à derares intervalles des paroles faibles et lentes, jetant des regardsd’une douceur tiède, tout en elle, même son front, trahissait unepensée dévorante. Elle la croyait tombée, cette idéale couronne defleurs chastes que, de tout temps, les peuples ont voulu voir surla tête des vierges. Elle écoutait, dans le vide et dans lesilence, les propos déshonorants, les commentaires malicieux, lesrires de la petite ville. Cette charge était trop pesante pourelle, et son innocence avait trop de délicatesse pour survivre àune pareille meurtrissure. Elle ne se plaignait plus, elle gardaitun douloureux sourire sur les lèvres, et ses yeux se levaientsouvent vers le ciel comme pour appeler de l’injustice des hommesau Souverain des anges. Quand Goupil entra dans Nemours, Ursuleavait été descendue de sa chambre au rez-de-chaussée sur les brasde la Bougival et du médecin de Nemours. Il s’agissait d’unévénement immense. Après avoir appris que cette jeune fille semourait comme une hermine, encore qu’elle fût moins atteinte dansson honneur que ne le fut Clarisse Harlowe, madame de Portenduèreallait venir la voir et la consoler. Le spectacle de son fils, quipendant toute la nuit précédente avait parlé de se tuer, fit plierla vieille Bretonne. Madame de Portenduère trouva d’ailleurs de sadignité de rendre le courage à une jeune fille si pure, et vit danssa visite un contre-poids à tout le mal fait par la petite ville.Son opinion, sans doute plus puissante que celle de la foule,consacrerait le pouvoir de la noblesse. Cette démarche annoncée parl’abbé Chaperon avait opéré chez Ursule une révolution et rendit del’espoir au médecin désespéré, qui parlait de demander uneconsultation aux plus illustres docteurs de Paris. On avait misUrsule sur la bergère de son tuteur, et tel était le caractère desa beauté, que, dans son deuil et dans sa souffrance, elle parutplus belle qu’en aucun moment de sa vie heureuse. Quand Savinien,donnant le bras à sa mère, se montra, la jeune malade reprit debelles couleurs.

– Ne vous levez pas, mon enfant, dit la vieille dame d’une voiximpérative&|160;; quelque malade et faible que je sois moi-même,j’ai voulu vous venir voir pour vous dire ma pensée sur ce qui sepasse : je vous estime comme la plus pure, la plus sainte et laplus charmante fille du Gâtinais, et vous trouve digne de faire lebonheur d’un gentilhomme.

D’abord Ursule ne put répondre, elle prit les mains desséchéesde la mère de Savinien et les baisa en y laissant des pleurs.

– Ah&|160;! madame, répondit-elle d’une voix affaiblie, jen’aurais jamais eu la hardiesse de penser à m’élever au-dessus dema condition si je n’y avais été encouragée par des promesses, etmon seul titre était une affection sans bornes&|160;; mais on atrouvé les moyens de me séparer à jamais de celui que j’aime : onm’a rendue indigne de lui… Jamais, dit-elle avec un éclat dans lavoix qui frappa douloureusement les spectateurs, jamais je neconsentirai à donner à qui que ce soit une main avilie, uneréputation flétrie. J’aimais trop… je puis le dire en l’état où jesuis : j’aime une créature presque autant que Dieu. Aussi Dieu…

– Allons, allons, ma petite, ne calomniez pas Dieu&|160;!Allons, ma fille, dit la vieille dame en faisant un effort, ne vousexagérez pas la portée d’une infâme plaisanterie à laquellepersonne ne croit. Moi, je vous le promets, vous vivrez et vousserez heureuse.

– Tu seras heureuse&|160;! dit Savinien en se mettant à genouxdevant Ursule et lui baisant les mains, ma mère t’a nommée mafille.

– Assez, dit le médecin qui vint prendre le pouls de sa malade,ne la tuez pas de plaisir.

En ce moment, Goupil, qui trouva la porte de l’alléeentr’ouverte, poussa celle du petit salon et montra son horribleface animée par les pensées de vengeance qui avaient fleuri dansson cœur pendant le chemin.

– Monsieur de Portenduère, dit-il d’une voix qui ressemblait ausifflement d’une vipère forcée dans son trou.

– Que voulez-vous&|160;? répondit Savinien en se relevant.

– J’ai deux mots à vous dire.

Savinien sortit dans l’allée, et Goupil l’amena dans la petitecour.

– Jurez-moi par la vie d’Ursule que vous aimez, et par votrehonneur de gentilhomme auquel vous tenez, de faire qu’il soit entrenous comme si je ne vous avais rien dit de ce que je vais vousdire, et je vais vous éclairer sur la cause des persécutionsdirigées contre mademoiselle Mirouët.

– Pourrais-je les faire cesser&|160;?

– Oui.

– Pourrais-je me venger&|160;?

– Sur l’auteur, oui&|160;; mais sur l’instrument, non.

– Pourquoi&|160;?

– Mais… l’instrument, c’est moi…

Savinien pâlit.

– Je viens d’entrevoir Ursule… reprit le clerc.

– Ursule&|160;? dit le gentilhomme en regardant Goupil.

– Mademoiselle Mirouët, reprit Goupil que l’accent de Savinienrendit respectueux, et je voudrais racheter de tout mon sang ce quia été fait. Je me repens… Quand vous me tueriez en duel ouautrement, à quoi vous servirait mon sang&|160;? Leboiriez-vous&|160;? il vous empoisonnerait en ce moment.

La froide raison de cet homme et la curiosité domptèrent lesbouillonnements du sang de Savinien, il le regardait fixement d’unair qui fit baisser les yeux à ce bossu manqué.

– Qui donc t’a mis en œuvre&|160;? dit le jeune homme.

– Jurez-vous&|160;?

– Tu veux qu’il ne te soit rien fait&|160;?

– Je veux que vous et mademoiselle Mirouët vous mepardonniez.

– Elle te pardonnera&|160;; mais moi, jamais&|160;!

– Enfin vous oublierez&|160;?

Quelle terrible puissance a le raisonnement appuyé surl’intérêt&|160;? Deux hommes dont l’un voulait déchirer l’autreétaient là dans une petite cour, à deux doigts l’un de l’autre,obligés de se parler, réunis par un même sentiment&|160;!

– Je te pardonnerai, mais je n’oublierai pas.

– Rien de fait, dit froidement Goupil.

Savinien perdit patience, il appliqua sur cette face un souffletqui retentit dans la cour, qui faillit renverser Goupil, et aprèslequel il chancela lui-même.

– Je n’ai que ce que je mérite, dit Goupil&|160;; j’ai fait unebêtise. Je vous croyais plus noble que vous ne l’êtes. Vous avezabusé d’un avantage que je vous donnais… Vous êtes en ma puissance,maintenant&|160;! dit-il en lançant un regard haineux àSavinien.

– Vous êtes un assassin, dit le gentilhomme.

– Pas plus que le couteau n’est le meurtrier, répliquaGoupil.

– Je vous demande pardon, fit Savinien.

– Vous êtes-vous assez vengé&|160;? dit Goupil avec une féroceironie. En resterez-vous là&|160;?

– Pardon et oubli réciproque, reprit Savinien.

– Votre main&|160;? dit le clerc en tendant la sienne augentilhomme.

– La voici, répondit Savinien en dévorant cette honte par amourpour Ursule. Mais, parlez, qui vous poussait&|160;?

Goupil regardait pour ainsi dire les deux plateaux où pesaient,d’un côté le soufflet de Savinien, de l’autre sa haine contreMinoret. Il resta deux secondes indécis, mais enfin une voix luicria : – Tu seras notaire&|160;! Et il répondit : – Pardon etoubli&|160;? Oui, de part et d’autre, monsieur, en serrant la maindu gentilhomme.

– Qui donc persécute Ursule&|160;? fit Savinien.

– Minoret&|160;! Il aurait voulu la voir enterrée…Pourquoi&|160;? je ne le sais pas&|160;; mais nous en chercheronsla raison. Ne me mêlez point à tout ceci, je ne pourrais plus rienpour vous si l’on se défiait de moi. Au lieu d’attaquer Ursule, jela défendrai&|160;; au lieu de servir Minoret, je tâcherai dedéjouer ses plans. Je ne vis que pour le ruiner, pour le détruire.Et je le foulerai aux pieds, je danserai sur son cadavre, je meferai de ses os un jeu de dominos&|160;! Demain, sur toutes lesmurailles de Nemours, de Fontainebleau, du Rouvre on lira au crayonrouge : Minoret est un voleur. Oh&|160;! je le ferai, nom denom&|160;! éclater comme un mortier. Maintenant, nous sommes alliéspar une indiscrétion&|160;; eh&|160;! bien, si vous le voulez, jevais me mettre à genoux devant mademoiselle Mirouët, lui déclarerque je maudis la passion insensée qui me poussait à la tuer, je lasupplierai de me pardonner. Ça lui fera du bien&|160;! Le juge depaix et le curé sont là, ces deux témoins suffisent&|160;; maismonsieur Bongrand s’engagera sur l’honneur à ne pas me nuire dansma carrière. J’ai maintenant une carrière.

– Attendez un moment, répondit Savinien tout étourdi par cetterévélation : – Ursule, mon enfant, dit-il en entrant au salon,l’auteur de tous vos maux a horreur de son ouvrage, se repent etveut vous demander pardon en présence de ces messieurs, à lacondition que tout sera oublié.

– Comment, Goupil&|160;? dirent à la lois le curé, le juge depaix et le médecin.

– Gardez-lui le secret, fit Ursule en levant un doigt à seslèvres.

Goupil entendit cette parole, vit le mouvement d’Ursule et sesentit ému.

– Mademoiselle, dit-il d’un ton pénétré, je voudrais maintenantque tout Nemours pût m’entendre vous avouant qu’une fatale passiona égaré ma tête et m’a suggéré des crimes punissables par le blâmedes honnêtes gens. Ce que je dis là, je le répéterai partout endéplorant le mal produit par de mauvaises plaisanteries, mais quivous auront servi peut-être à hâter votre bonheur, dit-il avec unpeu de malice en se relevant, puisque je vois ici madame dePortenduère…

– C’est très-bien, Goupil, dit le curé&|160;; mademoiselle vousa pardonné&|160;; mais vous ne devez jamais oublier que vous avezfailli devenir un assassin.

– Monsieur Bongrand, reprit Goupil en s’adressant au juge depaix, je vais traiter ce soir avec Lecœur de son Etude, j’espèreque cette réparation ne me nuira pas dans votre esprit, et que vousappuierez ma demande auprès du Parquet et du Ministère.

Le juge de paix fit une pensive inclination de tête, et Goupilsortit pour aller traiter de la meilleure des deux Etudesd’huissier à Nemours. Chacun resta chez Ursule, et s’appliquapendant cette soirée à faire renaître le calme et la tranquillitédans son âme où la satisfaction que le clerc lui avait donnéeopérait déjà des changements.

– Tout Nemours saura cela, disait Bongrand.

– Vous voyez, mon enfant, que Dieu ne vous en voulait point,disait le curé.

Minoret revint assez tard du Rouvre, et dîna tard. Vers neufheures, à la tombée du jour, il était dans son pavillon chinois,digérant son dîner auprès de sa femme avec laquelle il faisait desprojets pour l’avenir de Désiré. Désiré s’était bien rangé depuisqu’il appartenait à la magistrature&|160;; il travaillait, il yavait chance de le voir succéder au procureur du roi deFontainebleau qui, disait-on, passait à Melun. Il fallait luichercher une femme, une fille pauvre appartenant à une vieille etnoble famille&|160;; il pourrait alors arriver à la magistrature deParis. Peut-être pourraient-ils le faire élire député deFontainebleau, où Zélie était d’avis d’aller s’établir l’hiveraprès avoir habité le Rouvre pendant la belle saison. Ens’applaudissant intérieurement d’avoir tout arrangé pour le mieux,Minoret ne pensait plus à Ursule au moment même où le drame, siniaisement ouvert par lui, se nouait d’une façon terrible.

– Monsieur de Portenduère est là qui veut vous parler, vint direCabirolle.

– Faites entrer, répondit Zélie.

Les ombres du crépuscule empêchèrent madame Minoret d’apercevoirla pâleur subite de son mari, qui frissonna en entendant les bottesde Savinien craquant sur le parquet de la galerie où jadis était labibliothèque du docteur. Un vague pressentiment de malheur couraitdans les veines du spoliateur. Savinien parut, resta debout, gardason chapeau sur la tête, sa canne à la main, ses mains croisées surla poitrine, immobile devant les deux époux.

– Je viens savoir, monsieur et madame Minoret, les raisons quevous avez eues pour tourmenter d’une manière infâme une jeune fillequi est, au su de toute la ville de Nemours, ma futureépouse&|160;? pourquoi vous avez essayé de flétrir sonhonneur&|160;? pourquoi vous vouliez sa mort, et pourquoi vousl’avez livrée aux insultes d’un Goupil&|160;?… Répondez.

– Etes-vous drôle, monsieur Savinien, dit Zélie, de venir nousdemander les raisons d’une chose qui nous sembleinexplicable&|160;! Je me soucie d’Ursule comme de l’an quarante.Depuis la mort de l’oncle Minoret, je n’y ai jamais plus pensé qu’àma première chemise&|160;! Je n’ai pas soufflé mot d’elle à Goupil,encore un singulier drôle à qui je ne confierais pas les intérêtsde mon chien. Eh&|160;! bien, répondras-tu, Minoret&|160;? Vas-tute laisser manquer par monsieur, et accuser d’infamies qui sontau-dessous de toi&|160;? Comme si un homme qui a quarante-huitmille livres de rente en fonds de terre autour d’un château digned’un prince, descendait à de pareilles sottises&|160;! Lève-toidonc, que tu es là comme une chiffe&|160;!

– Je ne sais pas ce que monsieur veut dire, répondit enfinMinoret de sa petite voix dont le tremblement fut d’autant plusfacile à remarquer qu’elle était claire. Quelle raison aurais-je depersécuter cette petite&|160;? J’ai dit peut-être à Goupil combienj’étais contrarié de la voir à Nemours&|160;; mon fils Désiré s’enamourachait, et je ne la lui voulais point pour femme, voilà.

– Goupil m’a tout avoué, monsieur Minoret.

Il y eut un moment de silence, mais terrible, pendant lequel lestrois personnages s’examinèrent. Zélie avait vu, dans la grossefigure de son colosse, un mouvement nerveux.

– Quoique vous ne soyez que des insectes, je veux tirer de vousune vengeance éclatante, et je saurai la prendre, reprit legentilhomme. Ce n’est pas à vous, homme de soixante-sept ans, queje demanderai raison des insultes faites à mademoiselle Mirouët,mais à votre fils. La première fois que monsieur Minoret filsmettra les pieds à Nemours, nous nous rencontrerons, il faudra bienqu’il se batte avec moi, et il se battra&|160;! ou il sera si biendéshonoré qu’il ne se présentera jamais nulle part&|160;; s’il nevient pas à Nemours, j’irai à Fontainebleau, moi&|160;! J’auraisatisfaction. Il ne sera pas dit que vous aurez lâchement essayé dedéshonorer une pauvre jeune fille sans défense.

– Mais les calomnies d’un Goupil… ne… sont… dit Minoret.

– Voulez-vous, s’écria Savinien en l’interrompant, que je vousmette face à face avec lui&|160;? Croyez-moi, n’ébruitez pasl’affaire&|160;! elle est entre vous, Goupil et moi&|160;;laissez-la comme elle est, et Dieu la décidera dans le duel que jeferai l’honneur de proposer à votre fils.

– Mais cela ne se passera pas comme ça&|160;! s’écria Zélie.Ah&|160;! Vous croyez que je laisserai Désiré se battre avec vous,avec un ancien marin qui fait métier de tirer l’épée et lepistolet&|160;! Si vous avez à vous plaindre de Minoret, voilàMinoret, prenez Minoret, battez-vous avec Minoret&|160;! Mais mongarçon qui, de votre aveu, est innocent de tout cela, en porteraitla peine&|160;?… Vous auriez auparavant un chien de ma chienne dansles jambes, mon petit monsieur&|160;! Allons, Minoret, tu restes làtout hébété comme un grand serin&|160;? Tu es chez toi et tulaisses monsieur son chapeau sur la tête devant ta femme&|160;!Vous allez, mon petit monsieur, commencer par détaler. Charbonnierest maître chez lui. Je ne sais pas ce que vous voulez avec vosbibus; mais tournez-moi les talons&|160;; et si vous touchez àDésiré, vous aurez affaire à moi, vous et votre pécored’Ursule.

Et elle sonna vivement en appelant ses gens.

– Songez bien à ce que je vous ai dit&|160;! répéta Savinien,qui, sans se soucier de la tirade de Zélie, sortit en laissantcette épée de Damoclès suspendue au-dessus du couple.

– Ah&|160;! çà, Minoret, dit Zélie à son mari, m’expliqueras-tuce que cela signifie&|160;? Un jeune homme ne vient pas sans motifdans une maison bourgeoise faire ce bacchanal sterling et demanderle sang d’un fils de famille.

– C’est quelque tour de ce vilain singe de Goupil à qui j’avaispromis de l’aider à se faire notaire s’il me procurait à bon comptele Rouvre. Je lui ai donné dix pour cent, vingt mille francs enlettres de change, et il n’est sans doute pas content.

– Oui, mais quelle raison aurait-il eue auparavant de machinerdes sérénades et des infamies contre Ursule&|160;?

– Il la voulait pour femme.

– Une fille sans le sou, lui&|160;? la chatte&|160;! Tiens,Minoret, tu me lâches des bêtises&|160;! et tu es trop bêtenaturellement pour les faire prendre, mon fils. Il y a là-dessousquelque chose, et tu me le diras.

– Il n’y a rien.

– Il n’y a rien&|160;? Et moi je te dis que tu mens, et nousallons voir&|160;!

– Veux-tu me laisser tranquille&|160;?

– Je ferai jaser ce venin à deux pattes de Goupil, tu n’en seraspas le bon marchand&|160;!

– Comme tu voudras.

– Je sais bien que cela sera comme je voudrai&|160;! Et ce queje veux surtout, c’est qu’on ne touche pas à Désiré. S’il luiarrivait malheur, vois-tu, je ferais un coup qui m’enverrait surl’échafaud. Désiré&|160;!… Mais… Et tu ne te remues pas plus queça&|160;!

Une querelle ainsi commencée entre Minoret et sa femme ne devaitpas se terminer sans de longs déchirements intérieurs. Ainsi le sotspoliateur apercevait sa lutte avec lui-même et avec Ursule,agrandie par sa faute et compliquée d’un nouveau, d’un terribleadversaire. Le lendemain, quand il sortit pour aller trouverGoupil, en pensant l’apaiser à force d’argent, il lut sur lesmurailles : Minoret est un voleur&|160;! Tous ceux qu’il rencontrale plaignirent en lui demandant à lui-même quel était l’auteur decette publication anonyme, et chacun lui pardonna les entortillagesde ses réponses en songeant à sa nullité. Les sots recueillent plusd’avantages de leur faiblesse que les gens d’esprit n’en obtiennentde leur force. On regarde sans l’aider un grand homme luttantcontre le sort, et l’on commandite un épicier qui ferafaillite&|160;; car on se croit supérieur en protégeant unimbécile, et l’on est fâché de n’être que l’égal d’un homme degénie. Un homme d’esprit eût été perdu s’il avait balbutié, commeMinoret, d’absurdes réponses d’un air effaré. Zélie et sesdomestiques effacèrent l’inscription vengeresse partout où elle setrouvait&|160;; mais elle resta sur la conscience de Minoret.Quoique Goupil eût échangé la veille sa parole avec l’huissier, ilse refusa très-impudemment à réaliser son traité.

– Mon cher Lecœur, j’ai pu, voyez-vous, acheter la charge demonsieur Dionis et suis en position de vous faire vendre àd’autres&|160;! Rengaînez votre traité, ce n’est que deux carrés depapier timbrés de perdus, voici soixante-dix centimes.

Lecœur craignait trop Goupil pour se plaindre. Tout Nemoursapprit aussitôt que Minoret avait donné sa garantie à Dionis pourfaciliter à Goupil l’acquisition de sa charge. Le futur notaireécrivit à Savinien une lettre pour démentir ses aveux relativementà Minoret, en disant au jeune noble que sa nouvelle position, quela législation adoptée par la Cour suprême et son respect pour lajustice lui défendaient de se battre. Il prévenait d’ailleurs legentilhomme de se bien comporter avec lui désormais, car il savaitadmirablement tirer la savate; et, à sa première agression, il sepromettait de lui casser la jambe. Les murs de Nemours ne parlèrentplus. Mais la querelle entre Minoret et sa femme subsistait, etSavinien gardait un farouche silence. Le mariage de mademoiselleMassin l’aînée avec le futur notaire était, dix jours après cesévénements, à l’état de rumeur publique. Mademoiselle Massin avaitquatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle, Goupil avait sesdifformités et sa Charge, cette union parut donc et probable etconvenable. Deux inconnus cachés saisirent Goupil dans la rue, àminuit, au moment où il sortait de chez Massin, lui donnèrent descoups de bâton et disparurent. Goupil garda le plus profond silencesur cette scène de nuit, et démentit une vieille femme qui croyaitl’avoir reconnu en regardant par sa croisée. Ces grands petitsévénements furent étudiés par le juge de paix, qui reconnut àGoupil un pouvoir mystérieux sur Minoret et se promit d’en devinerla cause.

Quoique l’opinion publique de la petite ville eût reconnu laparfaite innocence d’Ursule, Ursule se rétablissait lentement. Danscet état de prostration corporelle qui laissait l’âme et l’espritlibres, elle devint le théâtre de phénomènes dont les effets furentd’ailleurs terribles et de nature à occuper la science, si lascience avait été mise dans une pareille confidence. Dix joursaprès la visite de madame de Portenduère, Ursule subit un rêve quiprésenta les caractères d’une vision surnaturelle autant par lesfaits moraux que par les circonstances pour ainsi dire physiques.Feu Minoret, son parrain, lui apparut et lui fit signe de veniravec lui&|160;; elle s’habilla, le suivit au milieu des ténèbresjusque dans la maison de la rue des Bourgeois où elle retrouva lesmoindres choses comme elles étaient le jour de la mort de sonparrain. Le vieillard portait les vêtements qu’il avait sur lui laveille de sa mort, sa figure était pâle, ses mouvements nerendaient aucun son&|160;; néanmoins Ursule entendit parfaitementsa voix, quoique faible et comme répétée par un écho lointain. Ledocteur amena sa pupille jusque dans le cabinet du pavillon chinoisoù il lui fit soulever le marbre du petit meuble de Boulle, commeelle l’avait soulevé le jour de sa mort&|160;; mais au lieu de n’yrien trouver, elle vit la lettre que son parrain lui recommandaitd’aller y prendre&|160;; elle la décacheta, la lut ainsi que letestament en faveur de Savinien. – Les caractères de l’écriture,dit-elle au curé, brillaient comme s’ils eussent été tracés avecles rayons du soleil, ils me brûlaient les yeux. Quand elle regardason oncle pour le remercier, elle aperçut sur ses lèvres décoloréesun sourire bienveillant. Puis, de sa voix faible et néanmoinsclaire, le spectre lui montra Minoret écoutant la confidence dansle corridor, allant dévisser la serrure et prenant le paquet depapiers. Puis, de sa main droite, il saisit sa pupille et lacontraignit à marcher du pas des morts afin de suivre Minoretjusqu’à la Poste. Ursule traversa la ville, entra à la Poste, dansl’ancienne chambre de Zélie, où le spectre lui fit voir lespoliateur décachetant les lettres, les lisant et les brûlant. – Iln’a pu, dit Ursule, allumer que la troisième allumette pour brûlerles papiers, et il en a enterré les vestiges dans les cendres.Après, mon parrain m’a ramenée à notre maison et j’ai vu monsieurMinoret-Levrault se glissant dans la bibliothèque, où il a pris,dans le troisième volume des Pandectes, les trois inscriptions dechacune douze mille livres de rentes, ainsi que l’argent desarrérages en billets de banque. – Il est, m’a dit alors monparrain, l’auteur des tourments qui t’ont mise à la porte dutombeau&|160;; mais Dieu veut que tu sois heureuse. Tu ne mourraspoint encore, tu épouseras Savinien&|160;! Si tu m’aimes, si tuaimes Savinien, tu redemanderas ta fortune à mon neveu. Jure-lemoi&|160;? En resplendissant comme le Sauveur pendant satransfiguration, le spectre de Minoret avait alors causé, dansl’état d’oppression où se trouvait Ursule, une telle violence à sonâme, qu’elle promit tout ce que voulait son oncle pour faire cesserle cauchemar. Elle s’était réveillée debout, au milieu de sachambre, la face devant le portrait de son parrain qu’elle y avaitmis depuis sa maladie. Elle se recoucha, se rendormit après unevive agitation et se souvint à son réveil de cette singulièrevision&|160;; mais elle n’osa pas en parler. Son jugement exquis etsa délicatesse s’offensèrent de la révélation d’un rêve dont la finet la cause étaient ses intérêts pécuniaires, elle l’attribuanaturellement à la causerie par laquelle la Bougival l’avaitendormie, et où il était question des libéralités de son parrainpour elle et des certitudes que conservait sa nourrice à cet égard.Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui rendirentexcessivement redoutable. La seconde fois, la main glacée de sonparrain se posa sur son épaule, et lui causa la plus cruelledouleur, une sensation indéfinissable. – Il faut obéir auxmorts&|160;! disait-il d’une voix sépulcrale. Et des larmes,dit-elle, tombaient de ses yeux blancs et vides. La troisième fois,le mort la prit par ses longues nattes et lui fit voir Minoretcausant avec Goupil et lui promettant de l’argent s’il emmenaitUrsule à Sens. Ursule prit alors le parti d’avouer ces trois rêvesà l’abbé Chaperon.

– Monsieur le curé, lui dit-elle un soir, croyez-vous que lesmorts puissent apparaître&|160;?

– Mon enfant, l’histoire sacrée, l’histoire profane, l’histoiremoderne offrent plusieurs témoignages à ce sujet&|160;; maisl’Eglise n’en a jamais fait un article de foi&|160;; et, quant à laScience, en France elle s’en moque.

– Que croyez-vous&|160;?

– La puissance de Dieu, mon enfant, est infinie.

– Mon parrain vous a-t-il parlé de ces sortes dechoses&|160;?

– Oui, souvent. Il avait entièrement changé d’avis sur cesmatières. Sa conversion date du jour, il me l’a dit vingt fois, oùdans Paris une femme vous a entendue à Nemours priant pour lui, eta vu le point rouge que vous aviez mis devant le jour deSaint-Savinien à votre almanach.

Ursule jeta un cri perçant qui fit frémir le prêtre : elle sesouvenait de la scène où, de retour à Nemours, son parrain avait ludans son âme et s’était emparé de son almanach.

– Si cela est, dit-elle, mes visions sont possibles. Mon parrainm’est apparu comme Jésus à ses disciples. Il est dans une enveloppede lumière jaune, il parle&|160;! Je voulais vous prier de dire unemesse pour le repos de son âme et implorer le secours de Dieu afinde faire cesser ces apparitions qui me brisent.

Elle raconta dans les plus grands détails ses trois rêves eninsistant sur la profonde vérité des faits, sur la liberté de sesmouvements, sur le somnambulisme d’un être intérieur, qui,dit-elle, se déplaçait sous la conduite du spectre de son oncleavec une excessive facilité. Ce qui surprit étrangement le prêtre,à qui la véracité d’Ursule était connue, fut la description exactede la chambre autrefois occupée par Zélie Minoret à sonétablissement de la Poste, où jamais Ursule n’avait pénétré, delaquelle enfin elle n’avait jamais entendu parler.

– Par quels moyens ces étranges apparitions peuvent-elles doncavoir lieu&|160;? dit Ursule. Que pensait mon parrain&|160;?

– Votre parrain, mon enfant, procédait par hypothèses. Il avaitreconnu la possibilité de l’existence d’un monde spirituel, d’unmonde des idées. Si les idées sont une création propre à l’homme,si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur soit propre&|160;;elles doivent avoir des formes insaisissables à nos sensextérieurs, mais perceptibles à nos sens intérieurs quand ils sontdans certaines conditions. Ainsi les idées de votre parrain peuventvous envelopper, et peut-être les avez-vous revêtues de sonapparence. Puis, si Minoret a commis ces actions, elles serésolvent en idées&|160;; car toute action est le résultat deplusieurs idées. Or, si les idées se meuvent dans le mondespirituel, votre esprit a pu les apercevoir en y pénétrant. Cesphénomènes ne sont pas plus étranges que ceux de la mémoire, etceux de la mémoire sont aussi surprenants et inexplicables que ceuxdu parfum des plantes, qui sont peut-être les idées de laplante.

– Mon Dieu&|160;! combien vous agrandissez le monde. Maisentendre parler un mort, le voir marchant, agissant, est-ce doncpossible&|160;?…

– En Suède, Swedenborg, répondit l’abbé Chaperon, a prouvéjusqu’à l’évidence qu’il communiquait avec les morts. Maisd’ailleurs venez dans la bibliothèque, et vous lirez dans la vie dufameux duc de Montmorency, décapité à Toulouse, et qui certesn’était pas homme à forger des sornettes, une aventure presquesemblable à la vôtre, et qui cent ans auparavant était arrivée àCardan.

Ursule et le curé montèrent au premier étage, et le bonhomme luichercha une petite édition in-12, imprimée à Paris en 1666, del’histoire de Henri de Montmorency, écrite par un ecclésiastiquecontemporain, et qui avait connu le prince.

– Lisez, dit le curé en lui donnant le volume aux pages 175 et176. Votre parrain a souvent relu ce passage, et, tenez, il s’ytrouve encore de son tabac.

– Et il n’est plus, lui&|160;! dit Ursule en prenant le livrepour lire ce passage :

 » Le siége de Privas fut remarquable par la perte de quelquespersonnes de commandement : deux maréchaux de camp y moururent, àsavoir, le marquis d’ Uxelles, d’une blessure qu’il reçut auxapproches, et le marquis de Portes, d’une mousquetade à la tête. Lejour qu’il fut tué il devait être fait maréchal de France. Environle moment de la mort du marquis, le duc de Montmorency, qui dormaitdans sa tente, fut éveillé par une voix semblable à celle dumarquis qui lui disait adieu. L’amour qu’il avait pour une personnequi lui était si proche fit qu’il attribua l’illusion de ce songe àla force de son imagination&|160;; et le travail de la nuit, qu’ilavait passée, selon sa coutume, à la tranchée, fut cause qu’il serendormit sans aucune crainte. Mais la même voix l’interrompitencore un coup, et le fantôme qu’il n’avait vu qu’en dormant lecontraignit de s’éveiller de nouveau et d’ouïr distinctement lesmêmes mots qu’il avait prononcés avant de disparaître. Le duc seressouvint alors qu’un jour qu’ils entendaient discourir lephilosophe Pitart sur la séparation de l’âme d’avec le corps, ilss’étaient promis de se dire adieu l’un à l’autre si le premier quiviendrait à mourir en avait la permission. Sur quoi, ne pouvants’empêcher de craindre la vérité de cet avertissement, il envoyapromptement un de ses domestiques au quartier du marquis, qui étaitéloigné du sien. Mais, avant que son homme fût de retour, on vintle quérir[Dans le Furne : querir. Graphie du Dict. Acad. Fr. 1835.]de la part du roi, qui lui fit dire par des personnes propres à leconsoler l’infortune qu’il avait appréhendée.

Je laisse à disputer aux docteurs sur la raison de cetévénement, que j’ai ouï plusieurs fois réciter au duc deMontmorency, et dont j’ai cru que la merveille et la vérité étaientdignes d’être rapportées.  »

– Mais alors, dit Ursule, que dois-je faire&|160;?

– Mon enfant, reprit le curé, il s’agit de choses si graves etqui vous sont si profitables que vous devez garder un silenceabsolu. Maintenant que vous m’avez confié les secrets de cetteapparition, peut-être n’aura-t-elle plus lieu. D’ailleurs vous êtesassez forte pour aller à l’église&|160;; eh&|160;! bien, demainvous y viendrez remercier Dieu et le prier de donner le repos àvotre parrain. Soyez d’ailleurs certaine que vous avez mis votresecret en des mains prudentes.

– Si vous saviez en quelles terreurs je m’endors&|160;! quelsregards me lance mon parrain&|160;! La dernière fois ils’accrochait à ma robe pour me voir plus long-temps. Je me suisréveillée le visage tout en pleurs.

– Soyez en paix, il ne reviendra plus, lui dit le curé.

Sans perdre un instant, l’abbé Chaperon alla chez Minoret et lepria de lui accorder un moment d’audience dans le pavillon chinoisen exigeant qu’ils fussent seuls.

– Personne ne peut-il nous écouter&|160;? dit l’abbé Chaperon àMinoret.

– Personne, répondit Minoret.

– Monsieur, mon caractère doit vous être connu, dit le bonhommeen attachant sur la figure de Minoret un regard doux mais attentif,j’ai à vous parler de choses graves, extraordinaires, qui neconcernent que vous, et sur lesquelles vous pouvez compter que jegarderai le plus profond secret&|160;; mais il m’est impossible dene pas vous en instruire. Dans le temps que vivait votre oncle, ily avait là, dit le prêtre en montrant la place du meuble, un petitbuffet de Boulle à dessus de marbre (Minoret devint blême), et,sous ce marbre, votre oncle avait mis une lettre pour sapupille…

Le curé raconta, sans omettre la moindre circonstance, la propreconduite de Minoret à Minoret L’ancien maître de poste, enentendant le détail des deux allumettes qui s’étaient éteintes sanss’allumer, sentit ses cheveux frétillant dans leur cuirchevelu.

– Qui donc a pu forger de semblables sornettes&|160;? dit-il aucuré d’une voix étranglée quand le récit fut terminé.

– Le mort lui-même&|160;!

Cette réponse causa un léger frémissement à Minoret, qui voyaitaussi le docteur en rêve.

– Dieu, monsieur le curé, est bien bon de faire des miraclespour moi, reprit Minoret à qui son danger inspira la seuleplaisanterie qu’il fît dans tonte sa vie.

– Tout ce que Dieu fait est naturel, répondit le prêtre.

– Votre fantasmagorie ne m’effraie point, dit le colosse enretrouvant un peu de sang-froid.

– Je ne viens pas vous effrayer, mon cher monsieur, car jamaisje ne parlerai de ceci à qui que ce soit au monde, dit le curé.Vous seul savez la vérité. C’est une affaire entre vous etDieu.

– Voyons, monsieur le curé, me croyez-vous capable d’un sihorrible abus de confiance&|160;?

– Je ne crois qu’aux crimes que l’on me confesse et desquels onse repent, dit le prêtre d’un ton apostolique.

– Un crime&|160;?… s’écria Minoret.

– Un crime affreux dans ses conséquences.

– En quoi&|160;?

– En ce qu’il échappe à la justice humaine. Les crimes qui nesont pas expiés ici-bas le seront dans l’autre vie. Dieu vengelui-même l’innocence.

– Vous croyez que Dieu s’occupe de ces misères&|160;?

– S’il ne voyait pas les mondes dans tous leurs détails et d’unseul regard, comme vous faites tenir tout un paysage dans votreoeil, il ne serait pas Dieu.

– Monsieur le curé, vous me donnez votre parole que vous n’avezeu ces détails que de mon oncle&|160;?

– Votre oncle est apparu trois fois à Ursule pour les luirépéter. Fatiguée de ses rêves, elle m’a confié ces révélationssous le secret, et les trouve si dénuées de raison qu’elle n’enparlera jamais. Aussi pouvez-vous être tranquille à ce sujet.

– Mais je suis tranquille de toute manière, monsieurChaperon.

– Je le souhaite, dit le vieux prêtre. Quand même je taxeraisd’absurdité ces avertissements donnés en rêve, je trouverais encorenécessaire de vous les communiquer, à cause de la singularité desdétails. Vous êtes un honnête homme, et vous avez trop légalementgagné votre belle fortune pour vouloir y ajouter quelque chose parle vol. D’ailleurs, vous êtes un homme presque primitif, vousseriez trop tourmenté par les remords. Nous avons en nous unsentiment du juste, chez l’homme le plus civilisé comme chez leplus sauvage, qui ne nous permet pas de jouir en paix du bien malacquis selon les lois de la société dans laquelle nous vivons, carles Sociétés bien constituées sont modelées sur l’ordre même imposépar Dieu aux mondes. Les Sociétés sont en ceci d’origine divine.L’homme ne trouve pas d’idées, il n’invente pas de formes, il imiteles rapports éternels qui l’enveloppent de toutes parts. Aussi,voyez ce qui arrive&|160;? Aucun criminel, allant à l’échafaud etpouvant emporter le secret de ses crimes, ne se laisse trancher latête sans faire des aveux auxquels il est poussé par unemystérieuse puissance. Ainsi, mon cher monsieur Minoret, si vousêtes tranquille, je m’en vais heureux.

Minoret devint si stupide qu’il ne reconduisit pas le curé.Quand il se crut seul, il entra dans une colère d’homme sanguin :il lui échappait les plus étranges blasphèmes, et il donnait lesnoms les plus odieux à Ursule.

– Eh&|160;! bien, que t’a-t-elle donc fait&|160;? lui dit safemme venue sur la pointe des pieds après avoir reconduit lecuré.

Pour la première et unique fois de sa vie, Minoret, enivré parla colère et poussé à bout par les questions réitérées de sa femme,la battit si bien qu’il fut obligé, quand elle tomba meurtrie, dela prendre dans ses bras, et, tout honteux, de la coucher lui-même.Il fit une petite maladie : le médecin fut obligé de le saignerdeux fois. Quand il fut sur pied, chacun, dans un temps donné,remarqua des changements chez lui. Minoret se promenait seul, etsouvent il allait par les rues comme un homme inquiet. Ilparaissait distrait en écoutant, lui qui n’avait jamais eu deuxidées dans la tête. Enfin, un soir, il aborda dans la Grand’rue lejuge de paix, qui, sans doute, venait chercher Ursule pour laconduire chez madame de Portenduère où la partie de whist avaitrecommencé.

– Monsieur Bongrand, j’ai quelque chose d’assez important à direà ma cousine, fit-il en prenant le juge par le bras, et je suisassez aise que vous y soyez, vous pourrez lui servir deconseil.

Ils trouvèrent Ursule en train d’étudier, elle se leva d’un airimposant et froid en voyant Minoret.

– Mon enfant, monsieur Minoret veut vous parler d’affaires, ditle juge de paix. Par parenthèse, n’oubliez pas de me donner votreinscription de rente&|160;; je vais à Paris, je toucherai votresemestre et celui de la Bougival.

– Ma cousine, dit Minoret, notre oncle vous avait accoutumée àplus d’aisance que vous n’en avez.

– On peut se trouver très-heureux avec peu d’argent,dit-elle.

– Je croyais que l’argent faciliterait votre bonheur, repritMinoret, et je venais vous en offrir, par respect pour la mémoirede mon oncle.

– Vous aviez une manière naturelle de la respecter, ditsévèrement Ursule. Vous pouviez laisser sa maison telle qu’elleétait et me la vendre, car vous ne l’avez mise à si haut prix quedans l’espoir d’y trouver des trésors…

– Enfin, dit Minoret évidemment oppressé, si vous aviez douzemille livres de rente, vous seriez en position de vous marier plusavantageusement.

– Je ne les ai pas.

– Mais si je vous les donnais, à la condition d’acheter uneterre en Bretagne, dans le pays de madame de Portenduère quiconsentirait alors à votre mariage avec son fils&|160;?…

– Monsieur Minoret, dit Ursule, je n’ai point de droits à unesomme si considérable, et je ne saurais l’accepter de vous. Noussommes très-peu parents et encore moins amis. J’ai trop subi déjàles malheurs de la calomnie pour vouloir donner lieu à lamédisance. Qu’ai je fait pour mériter cet argent&|160;? Sur quoivous fonderiez-vous pour me faire un tel présent&|160;? Cesquestions, que j’ai le droit de vous adresser, chacun y répondraità sa manière, on y verrait une réparation de quelque dommage, et jene veux point en avoir reçu. Votre oncle ne m’a point élevée dansdes sentiments ignobles. On ne doit accepter que de ses amis : jene saurais avoir d’affection pour vous, et je serais nécessairementingrate, je ne veux pas m’exposer à manquer de reconnaissance.

– Vous refusez&|160;? s’écria le colosse à qui jamais l’idée neserait venue en tête qu’on pouvait refuser une fortune.

– Je refuse, répéta Ursule.

– Mais à quel titre offririez-vous une pareille fortune àmademoiselle&|160;? demanda l’ancien avoué qui regarda fixementMinoret. Vous avez une idée, avez-vous une idée&|160;?

– Eh&|160;! bien, l’idée de la renvoyer de Nemours afin que monfils me laisse tranquille, il est amoureux d’elle et veutl’épouser.

– Eh&|160;! bien, nous verrons cela, répondit le juge de paix enraffermissant ses lunettes, laissez-nous le temps de réfléchir.

Il reconduisit Minoret jusque chez lui, tout en approuvant lessollicitudes que lui inspirait l’avenir de Désiré, blâmant un peula précipitation d’Ursule et promettant de lui faire entendreraison. Aussitôt que Minoret fut rentré, Bongrand alla chez lemaître de poste, lui emprunta son cabriolet et son cheval, courutjusqu’à Fontainebleau, demanda le substitut et apprit qu’il devaitêtre chez le sous-préfet en soirée. Le juge de paix ravi s’yprésenta. Désiré faisait une partie de whist avec la femme duprocureur du roi, la femme du sous-préfet et le colonel du régimenten garnison.

– Je viens vous apprendre une heureuse nouvelle, dit monsieurBongrand à Désiré : vous aimez votre cousine Ursule Mirouët, etvotre père ne s’oppose plus à votre mariage.

– J’aime Ursule Mirouët&|160;? s’écria Désiré en riant. Oùprenez-vous Ursule Mirouët&|160;? Je me souviens d’avoir vuquelquefois chez feu Minoret, mon archi-grand-oncle, cette petitefille, qui certes est d’une grande beauté&|160;; mais elle estd’une dévotion outrée&|160;; et si j’ai, comme tout le monde, rendujustice à ses charmes, je n’ai jamais eu la tête troublée pourcette blonde un peu fadasse, dit-il en souriant à la sous-préfète(la sous-préfète était une brune piquante, selon la vieilleexpression du dernier siècle). D’où venez-vous, mon cher monsieurBongrand&|160;? Tout le monde sait que mon père est seigneursuzerain de quarante-huit mille livres de rente en terres groupéesautour de son château du Rouvre et tout le monde me connaîtquarante huit mille raisons perpétuelles et foncières pour ne pasaimer la pupille du Parquet. Si j’épousais une fille de rien, cesdames me prendraient pour un grand sot.

– Vous n’avez jamais tourmenté votre père au sujetd’Ursule&|160;?

– Jamais.

– Vous l’entendez, monsieur le procureur du roi&|160;? dit lejuge de paix à ce magistrat qui les avait écoutés et qu’il emmenadans une embrasure, où ils restèrent environ un quart d’heure àcauser.

Une heure après, le juge de paix, de retour à Nemours chezUrsule, envoyait la Bougival chercher Minoret qui vintaussitôt.

– Mademoiselle… dit Bongrand à Minoret en le voyant entrer.

– Accepte&|160;? dit Minoret en interrompant.

– Non pas encore, répondit le juge en touchant à ses lunettes,elle a eu des scrupules sur l’état de votre fils&|160;; car elle aété bien maltraitée à propos d’une passion semblable, et connaît leprix de la tranquillité. Pouvez-vous lui jurer que votre fils estfou d’amour, et que vous n’avez pas d’autre intention que celle depréserver notre chère Ursule de quelques nouvellesgoupilleries&|160;?

– Oh&|160;! je le jure, fit Minoret.

– Halte là, papa Minoret&|160;! dit le juge de paix en sortantune de ses mains du gousset de son pantalon pour frapper surl’épaule de Minoret qui tressaillit. Ne faites pas si légèrement unfaux serment.

– Un faux serment&|160;?

– Il est entre vous et votre fils qui vient de jurer àFontainebleau, chez le sous-préfet, en présence de quatre personneset du procureur du roi, que jamais il n’avait songé à sa cousineUrsule Mirouët. Vous avez donc d’autres raisons pour lui offrir unsi énorme capital&|160;? J’ai vu que vous aviez avancé des faitshasardés, je suis allé moi-même à Fontainebleau.

Minoret resta tout ébahi de sa propre sottise.

– Mais il n’y a pas de mal, monsieur Bongrand, à offrir à uneparente de rendre possible un mariage qui paraît devoir faire sonbonheur, et de chercher des prétextes pour vaincre sa modestie.

Minoret, à qui son danger venait de conseiller une excusepresque admissible, s’essuya le front où se voyaient de grossesgouttes de sueur.

– Vous connaissez les motifs de mon refus, lui répondit Ursule,je vous prie de ne plus revenir ici. Sans que monsieur dePortenduère m’ait confié ses raisons, il a pour vous des sentimentsde mépris, de haine même qui me défendent de vous recevoir. Monbonheur est toute ma fortune, je ne rougis pas de l’avouer&|160;;je ne veux donc point le compromettre, car monsieur de Portenduèren’attend plus que l’époque de ma majorité pour m’épouser.

– Le proverbe Monnaie fait tout est bien menteur, dit le gros etgrand Minoret en regardant le juge de paix dont les yeuxobservateurs le gênaient beaucoup.

Il se leva, sortit, mais dehors il trouva l’atmosphère aussilourde que dans la petite salle.

– Il faut pourtant que cela finisse, se dit-il en revenant chezlui.

– Votre inscription, ma petite, dit le juge de paix assez étonnéde la tranquillité d’Ursule après un événement si bizarre.

En apportant son inscription et celle de la Bougival, Ursuletrouva le juge de paix qui se promenait à grands pas.

– Vous n’avez aucune idée sur le but de la démarche de ce grosbutor&|160;? dit-il.

– Aucune que je puisse dire, répondit-elle.

Monsieur Bongrand la regarda d’un air surpris.

– Nous avons alors la même idée, répondit-il. Tenez, gardez lesnuméros de ces deux inscriptions en cas que je les perde : il fauttoujours avoir ce soin-là.

Bongrand écrivit alors lui-même sur une carte le numéro del’inscription d’Ursule et celui de la nourrice.

– Adieu, mon enfant&|160;; je serai deux jours absent, maisj’arriverai le troisième pour mon audience.

Cette nuit même, Ursule eut une apparition qui se fit d’unefaçon étrange. Il lui sembla que son lit était dans le cimetière deNemours, et que la fosse de son oncle se trouvait au bas de sonlit. La pierre blanche où elle lut l’inscription tumulaire luicausa le plus violent éblouissement en s’ouvrant comme lacouverture oblongue d’un album. Elle jeta des cris perçants, maisle spectre du docteur se dressa lentement. Elle vit d’abord la têtejaune et les cheveux blancs qui brillaient environnés par uneespèce d’auréole. Sous le front nu les yeux étaient comme deuxrayons, et il se levait, comme attiré par une force supérieure.Ursule tremblait horriblement dans son enveloppe corporelle, sachair était comme un vêtement brûlant, et il y avait, dit-elle plustard, comme une autre elle-même qui s’agitait au dedans. – Grâce,dit-elle, mon parrain&|160;! – Grâce&|160;! il n’est plus temps,dit-il d’une voix de mort selon l’inexplicable expression de lapauvre fille en racontant ce nouveau rêve au curé Chaperon. Il aété averti, il n’a pas tenu compte des avis. Les jours de son filssont comptés. S’il n’a pas tout avoué, tout restitué dans quelquetemps, il pleurera son fils, qui va mourir d’une mort horrible etviolente. Qu’il le sache&|160;! Le spectre montra une rangée dechiffres qui scintillèrent sur la muraille comme s’ils eussent étéécrits avec du feu, et dit : – Voilà son arrêt&|160;! Quand sononcle se recoucha dans sa tombe, Ursule entendit le bruit de lapierre qui retombait, puis dans le lointain un bruit étrange dechevaux et de cris d’homme.

Le lendemain, Ursule se trouva sans force. Elle ne put se lever,tant ce rêve l’avait accablée. Elle pria sa nourrice d’alleraussitôt chez l’abbé Chaperon et de le ramener. Le bonhomme vintaprès avoir dit sa messe&|160;; mais il ne fut point surpris durécit d’Ursule : il tenait la spoliation pour vraie, et necherchait plus à s’expliquer la vie anormale de sa chère petiterêveuse. Il quitta promptement Ursule et courut chez Minoret.

– Mon Dieu, monsieur le curé, dit Zélie au prêtre, le caractèrede mon mari s’est aigri, je ne sais ce qu’il a. Jusqu’à présentc’était un enfant&|160;; mais depuis deux mois il n’est plusreconnaissable. Pour s’être emporté jusqu’à me frapper, moi quisuis si douce&|160;! il faut que cet homme-là soit changé du toutau tout. Vous le trouverez dans les roches, il y passe savie&|160;! A quoi faire&|160;?

Malgré la chaleur, on était alors en septembre 1836, le prêtrepassa le canal et prit par un sentier en apercevant Minoret assisau bas d’une des roches.

– Vous êtes bien tourmenté, monsieur Minoret, dit le prêtre ense montrant au coupable. Vous m’appartenez, car vous souffrez.Malheureusement, je viens sans doute augmenter vos appréhensions.Ursule a eu cette nuit un rêve terrible. Votre oncle a soulevé lapierre de sa tombe pour prophétiser des malheurs dans votrefamille. Je ne viens certes pas vous faire peur, mais vous devezsavoir si ce qu’il a dit…

– En vérité, monsieur le curé, je ne puis être tranquille nullepart, pas même sur ces roches… Je ne veux rien savoir de ce qui sepasse dans l’autre monde.

– Je me retire, monsieur, je n’ai pas fait ce chemin par lachaleur pour mon plaisir, dit le prêtre en s’essuyant le front.

– Eh&|160;! bien, qu’a-t-il dit, le bonhomme&|160;? demandaMinoret.

– Vous êtes menacé de perdre votre fils. S’il a raconté deschoses que vous seul saviez, c’est à faire frémir pour les chosesque nous ne savons pas. Restituez, mon cher monsieur,restituez&|160;? Ne vous damnez pas pour un peu d’or.

– Mais restituer quoi&|160;?

– La fortune que le docteur destinait à Ursule. Vous avez prisces trois inscriptions, je le sais maintenant. Vous avez commencépar persécuter la pauvre fille, et vous finissez par lui offrir unefortune&|160;; vous tombez dans le mensonge, vous vous entortillezdans ses dédales et vous y faites des faux pas à tout moment. Vousêtes maladroit, vous avez été mal servi par votre complice Goupilqui se rit de vous. Dépêchez-vous, car vous êtes observé par desgens spirituels et perspicaces, par les amis d’Ursule.Restituez&|160;? et si vous ne sauvez pas votre fils, qui peut-êtren’est pas menacé, vous sauverez votre âme, vous sauverez votrehonneur. Est-ce dans une société constituée comme la nôtre, est-cedans une petite ville où vous avez tous les yeux les uns sur lesautres, et où tout se devine quand tout ne se sait pas, que vouspourrez celer une fortune mal acquise&|160;? Allons, mon cherenfant, un homme innocent ne me laisserait pas parler silong-temps.

– Allez au diable&|160;! s’écria Minoret, je ne sais pas ce quevous avez tous après moi. J’aime mieux ces pierres, elles melaissent tranquille.

– Adieu, vous avez été prévenu par moi, mon cher monsieur, sansque, ni la pauvre enfant ni moi, nous ayons dit un seul mot à quique ce soit au monde. Mais prenez garde&|160;?… il est un homme quia les yeux sur vous. Dieu vous prenne en pitié&|160;!

Le curé s’éloigna, puis à quelques pas il se retourna pourregarder encore Minoret. Minoret se tenait la tête entre les mains,car sa tête le gênait. Minoret était un peu fou. D’abord, il avaitgardé les trois inscriptions, il ne savait qu’en faire, il n’osaitaller les toucher lui-même, il avait peur qu’on ne leremarquât&|160;; il ne voulait pas les vendre, et cherchait unmoyen de les transférer. Il faisait, lui&|160;! des romansd’affaires dont le dénoûment était toujours la transmission desmaudites inscriptions. Dans cette horrible situation, il pensanéanmoins à tout avouer à sa femme afin d’avoir un conseil. Zélie,qui avait si bien mené sa barque, saurait le retirer de ce pasdifficile. Les rentes trois pour cent étaient alors à quatre-vingtsfrancs, il s’agissait, avec les arrérages, d’une restitution deprès d’un million&|160;! Rendre un million, sans qu’il y ait contrenous aucune preuve qui dise qu’on l’a pris&|160;?… ceci n’était pasune petite affaire. Aussi Minoret demeura-t-il pendant le mois deseptembre et une partie de celui d’octobre en proie à ses remords,à ses irrésolutions. Au grand étonnement de toute la ville, ilmaigrit.

Une circonstance affreuse hâta la confidence que Minoret voulaitfaire à Zélie : l’épée de Damoclès se remua sur leurs têtes. Versle milieu du mois d’octobre, monsieur et madame Minoret reçurent deleur fils Désiré la lettre suivante :

 » Ma chère mère, si je ne suis pas venu vous voir depuis lesvacances, c’est que d’abord j’étais de service en l’absence demonsieur le procureur du roi, puis je savais que monsieur dePortenduère attendait mon séjour à Nemours pour m’y chercherquerelle. Lassé peut-être de voir une vengeance qu’il veut tirer denotre famille toujours remise, le vicomte est venu à Fontainebleau,où il avait donné rendez-vous à l’un de ses amis de Paris, aprèss’être assuré du concours du vicomte de Soulanges, chef d’escadrondes hussards que nous avons en garnison. Il s’est présentétrès-poliment chez moi, accompagné de ces deux messieurs, et m’adit que mon père était indubitablement l’auteur des persécutionsinfâmes exercées sur Ursule Mirouët, sa future&|160;; il m’en adonné les preuves en m’expliquant les aveux de Goupil devanttémoins, et la conduite de mon père, qui d’abord s’était refusé àexécuter les promesses faites à Goupil pour le récompenser de sesperfides inventions, et qui, après lui avoir fourni les fonds pourtraiter de la charge d’huissier à Nemours, avait par peur offert sagarantie à monsieur Dionis pour le prix de son Etude, et enfinétabli Goupil. Le vicomte, ne pouvant se battre avec un homme desoixante-sept ans, et voulant absolument venger les injures faitesà Ursule, me demanda formellement une réparation. Son parti, priset médité dans le silence, était inébranlable. Si je refusais leduel, il avait résolu de me rencontrer dans un salon en face despersonnes à l’estime desquelles je tenais le plus, à m’y insultersi gravement que je devrais alors me battre, ou que ma carrièreserait finie. En France, un lâche est unanimement repoussé.D’ailleurs ses motifs pour exiger une réparation seraient expliquéspar des hommes honorables. Il s’est dit fâché d’en venir à depareilles extrémités. Selon ses témoins, le plus sage à moi seraitde régler une rencontre comme des gens d’honneur en avaientl’habitude, afin que la querelle n’eût pas Ursule Mirouët pourmotif. Enfin, pour éviter tout scandale en France, nous pouvionsfaire avec nos témoins un voyage sur la frontière la plusrapprochée. Les choses s’arrangeraient ainsi pour le mieux. Sonnom, a-t-il dit, valait dix fois ma fortune, et son bonheur à venirlui faisait risquer plus que je ne risquais dans ce combat, quiserait mortel. Il m’a engagé à choisir mes témoins et à fairedécider ces questions. Mes témoins choisis se sont réunis aux sienshier, et ils ont à l’unanimité décidé que je devais une réparation.Dans huit jours donc, je partirai pour Genève avec deux de mesamis. Monsieur de Portenduère, monsieur de Soulanges et monsieur deTrailles y vont de leur côté. Nous nous battrons au pistolet&|160;;toutes les conditions du duel sont arrêtées : nous tirerons chacuntrois fois&|160;; et après, quoi qu’il arrive, tout sera fini. Pourne pas ébruiter une si sale affaire, car je suis dansl’impossibilité de justifier la conduite de mon père, je vous écrisau dernier moment. Je ne veux pas vous aller voir à cause desviolences auxquelles vous pourriez vous abandonner et qui neseraient point convenables. Pour faire mon chemin dans le monde, jedois en suivre les lois&|160;; et là où le fils d’un vicomte a dixraisons pour se battre, il y en a cent pour le fils d’un maître deposte. Je passerai de nuit à Nemours, et vous y ferai mes adieux. »

Cette lettre lue, il y eut entre Zélie et Minoret une scène quise termina par les aveux du vol, de toutes les circonstances quis’y rattachaient et des étranges scènes auxquelles il donnait lieupartout, même dans le monde des rêves. Le million fascina Zélietout autant qu’il avait fasciné Minoret.

– Tiens-toi tranquille ici, dit Zélie à son mari sans lui fairela moindre remontrance sur ses sottises, je me charge de tout. Nousgarderons l’argent, et Désiré ne se battra pas.

Madame Minoret mit son châle et son chapeau, courut avec lalettre de son fils chez Ursule, et la trouva seule, car il étaitenviron midi. Malgré son assurance, Zélie Minoret fut saisie par leregard froid que l’orpheline jeta&|160;; mais elle se gourmandapour ainsi dire de sa couardise et prit un ton dégagé.

– Tenez, mademoiselle Mirouët, faites-moi le plaisir de lire lalettre que voici, et dites-moi ce que vous en pensez&|160;?cria-t-elle en tendant à Ursule la lettre du substitut.

Ursule éprouva mille sentiments contraires à la lecture de cettelettre, qui lui apprenait combien elle était aimée, quel soinSavinien avait de l’honneur de celle qu’il prenait pourfemme&|160;; mais elle avait à la fois trop de religion et trop decharité pour vouloir être la cause de la mort ou des souffrances deson plus cruel ennemi.

– Je vous promets, madame, d’empêcher ce duel, et vous pouvezêtre tranquille&|160;; mais je vous prie de me laisser cettelettre.

– Voyons, mon petit ange, ne pouvons-nous pas faire mieux&|160;?Ecoutez-moi bien. Nous avons réuni quarante-huit mille livres derente autour du Rouvre, un vrai château royal&|160;; de plus, nouspouvons donner à Désiré vingt-quatre mille livres de rente sur leGrand-Livre, en tout soixante-douze mille francs par an. Vousconviendrez qu’il n’y a pas beaucoup de partis qui puissent lutteravec lui. Vous êtes une petite ambitieuse, et vous avez raison, ditZélie en apercevant le geste de dénégation vive que fit Ursule. Jeviens vous demander votre main pour Désiré&|160;; vous porterez lenom de votre parrain, ce sera l’honorer. Désiré, comme vous l’avezpu voir, est un joli garçon&|160;; il est très-bien vu àFontainebleau, le voilà bientôt procureur du roi. Vous êtes uneenjôleuse, vous le ferez venir à Paris. A Paris, nous vousdonnerons un bel hôtel, vous brillerez, vous y jouerez un rôle, caravec soixante-douze mille francs de rente et les appointementsd’une place, vous et Désiré vous serez de la plus haute société.Consultez vos amis, et vous verrez ce qu’ils vous diront.

– Je n’ai besoin que de consulter mon cœur, madame.

– Ta, ta, ta&|160;! vous allez me parler de ce petit casse-cœurde Savinien&|160;? Parbleu&|160;! vous achèterez bien cher son nom,ses petites moustaches relevées comme deux crocs, et ses cheveuxnoirs. Encore un joli cadet&|160;! Vous irez loin avec un ménage,avec sept mille francs de rente, et un homme qui a fait cent millefrancs de dettes en deux ans à Paris. D’abord, vous ne savez pas çaencore, tous les hommes se ressemblent, mon enfant&|160;! et, sansme flatter, mon Désiré vaut le fils d’un roi.

– Vous oubliez, madame, le danger que court monsieur votre filsen ce moment, et qui ne peut être détourné que par le désir qu’amonsieur de Portenduère de m’être agréable. Ce danger serait sansremède s’il apprenait que vous me faites des propositionsdéshonorantes… Sachez, madame, que je me trouverai plus heureusedans la médiocre fortune à laquelle vous faites allusion que dansl’opulence par laquelle vous voulez m’éblouir. Par des raisonsinconnues encore, car tout se saura, madame, monsieur Minoret a misau jour, en me persécutant odieusement, l’affection qui m’unit àmonsieur de Portenduère et qui peut s’avouer, car sa mère la bénirasans doute : je dois donc vous dire que cette affection, permise etlégitime, est toute ma vie. Aucune destinée, quelque brillante,quelque élevée qu’elle puisse être, ne me fera changer. J’aime sansretour ni changement possibles. Ce serait donc un crime dont jeserais punie que d’épouser un homme à qui j’apporterais une âmetoute à Savinien. Maintenant, madame, puisque vous m’y forcez, jevous dirai plus : je n’aimerais point monsieur de Portenduère, jene saurais encore me résoudre à porter les peines et les joies dela vie dans la compagnie de monsieur votre fils. Si monsieurSavinien a fait des dettes, vous avez souvent payé celles demonsieur Désiré. Nos caractères n’ont ni ces similitudes, ni cesdifférences qui permettent de vivre ensemble sans amertume cachée.Peut-être n’aurais-je pas avec lui la tolérance que les femmesdoivent à un époux, je lui serais donc bientôt à charge. Cessez depenser à une alliance de laquelle je suis indigne et à laquelle jepuis me refuser sans vous causer le moindre chagrin, car vous nemanquerez pas, avec de tels avantages, de trouver des jeunes fillesplus belles que moi, d’une condition supérieure à la mienne et plusriches.

– Vous me jurez, ma petite, dit Zélie, d’empêcher que ces deuxjeunes gens ne fassent leur voyage et se battent&|160;?

– Ce sera, je le prévois, le plus grand sacrifice que monsieurde Portenduère puisse me faire&|160;; mais ma couronne de mariée nedoit pas être prise par des mains ensanglantées.

– Eh&|160;! bien, je vous remercie, ma cousine, et je souhaiteque vous soyez heureuse.

– Et moi, madame, dit Ursule, je souhaite que vous puissiezréaliser le bel avenir de votre fils.

Cette réponse atteignit au cœur la mère du substitut, à lamémoire de qui les prédictions du dernier songe d’Ursulerevinrent&|160;; elle resta debout, ses petits yeux attachés sur lafigure d’Ursule, si blanche, si pure et si belle dans sa robe dedemi-deuil, car Ursule s’était levée pour faire partir sa prétenduecousine.

– Vous croyez donc aux rêves&|160;? lui dit-elle.

– J’en souffre trop pour n’y pas croire.

– Mais alors… dit Zélie.

– Adieu, madame, fit Ursule qui salua madame Minoret enentendant les pas du curé.

L’abbé Chaperon fut surpris de trouver madame Minoret chezUrsule. L’inquiétude peinte sur le visage mince et grimé del’ancienne régente de la Poste engagea naturellement le prêtre àobserver tour à tour les deux femmes.

– Croyez-vous aux revenants&|160;? dit Zélie au curé.

– Croyez-vous aux revenus&|160;? répondit le prêtre ensouriant.

– C’est des finauds, tout ce monde-là, pensa Zélie, ils veulentnous subtiliser. Ce vieux prêtre, ce vieux juge de paix et ce petitdrôle de Savinien s’entendent. Il n’y a pas plus de rêves que jen’ai de cheveux dans le creux de la main.

Elle partit après deux révérences sèches et courtes.

– Je sais pourquoi Savinien allait à Fontainebleau, dit Ursule àl’abbé Chaperon en le mettant au fait du duel et le priantd’employer son ascendant à l’empêcher.

– Et madame Minoret vous a offert la main de son fils&|160;? ditle vieux prêtre.

– Oui.

– Minoret a probablement avoué son crime à sa femme, ajouta lecuré.

Le juge de paix, qui vint en ce moment, apprit la démarche etl’offre que venait de faire Zélie dont la haine contre Ursule luiétait connue, et il regarda le curé comme pour lui dire : –Sortons, je veux vous parler d’Ursule sans qu’elle nousentende.

– Savinien saura que vous avez refusé quatre-vingt mille francsde rente et le coq de Nemours&|160;! dit-il.

– Est-ce donc un sacrifice&|160;? répondit-elle. Y a-t-il dessacrifices quand on aime véritablement&|160;? Enfin ai-je un méritequelconque à refuser le fils d’un homme que nous méprisons&|160;?Que d’autres se fassent des vertus de leurs répugnances, ce ne doitpas être la morale d’une fille élevée par des Jordy, des abbéChaperon, et par notre cher docteur&|160;! dit-elle en regardant leportrait.

Bongrand prit la main d’Ursule et la baisa.

– Savez-vous, dit le juge de paix au curé quand ils furent dansla rue, ce que venait faire madame Minoret&|160;?

– Quoi&|160;? répondit le prêtre en regardant le juge d’un airfin qui paraissait purement curieux.

– Elle voulait faire une affaire d’une restitution.

– Vous croyez donc&|160;?… reprit l’abbé Chaperon.

– Je ne crois pas, j’ai la certitude, et, tenez,voyez&|160;?

Le juge de paix montra Minoret qui venait à eux en retournantchez lui, car en sortant de chez Ursule les deux vieux amisremontèrent la Grand’rue de Nemours.

– Obligé de plaider en cour d’assises, j’ai naturellement étudiébien des remords, mais je n’ai rien vu de pareil à celui-ci&|160;!Qui donc a pu donner cette flaccidité, cette pâleur à des jouesdont la peau tendue comme celle d’un tambour crevait de la bonnegrosse santé des gens sans soucis&|160;? Qui a cerné de noir cesyeux et amorti leur vivacité campagnarde&|160;? Avez-vous jamaiscru qu’il y aurait des plis sur ce front, et que ce colossepourrait jamais être agité dans sa cervelle&|160;? Il sent enfinson cœur&|160;! Je me connais en remords, comme vous vousconnaissez en repentirs, mon cher curé : ceux que j’ai jusqu’àprésent observés attendaient leur peine ou allaient la subir pours’acquitter avec le monde, ils étaient résignés ou respiraient lavengeance&|160;; mais voici le remords sans l’expiation, le remordstout pur, avide de sa proie et la déchirant.

– Vous ne savez pas encore, dit le juge de paix en arrêtantMinoret, que mademoiselle Mirouët vient de refuser la main de votrefils&|160;?

– Mais, dit le curé, soyez tranquille, elle empêchera son duelavec monsieur de Portenduère.

– Ah&|160;! ma femme a réussi, dit Minoret, j’en suis bien aise,car je ne vivais pas.

– Vous êtes en effet si changé que vous ne vous ressemblez plus,dit le juge.

Minoret regardait alternativement Bongrand et le curé poursavoir si le prêtre avait commis une indiscrétion&|160;; maisl’abbé Chaperon conservait une immobilité de visage, un calmetriste qui rassura le coupable.

– Et c’est d’autant plus étonnant, disait toujours le juge depaix, que vous ne devriez éprouver que contentement. Enfin, vousêtes le seigneur du Rouvre, vous y avez réuni les Bordières, toutesvos fermes, vos moulins, vos prés… Vous avez cent mille livres derente avec vos placements sur le Grand-Livre.

– Je n’ai rien sur le Grand-Livre, dit précipitammentMinoret.

– Bah&|160;! fit le juge de paix. Tenez, il en est de cela commede l’amour de votre fils pour Ursule, qui tantôt en fait fi, tantôtla demande en mariage. Après avoir essayé de faire mourir Ursule dechagrin, vous la voulez pour belle-fille&|160;! Mon cher monsieur,vous avez quelque chose dans votre sac…

Minoret essaya de répondre, il chercha des paroles, et ne puttrouver que : – Vous êtes drôle, monsieur le juge de paix. Adieu,messieurs.

Et il entra d’un pas lent dans la rue des Bourgeois.

– Il a volé la fortune de notre pauvre Ursule&|160;! mais oùpêcher des preuves&|160;?

– Dieu veuille… dit le curé.

– Dieu a mis en nous un sentiment qui parle déjà dans cet homme,reprit le juge de paix&|160;; mais nous appelons cela desprésomptions, et la justice humaine exige quelque chose deplus.

L’abbé Chaperon garda le silence du prêtre. Comme il arrive enpareille circonstance, il pensait beaucoup plus souvent qu’il ne levoulait à la spoliation presque avouée par Minoret, et au bonheurde Savinien évidemment retardé par le peu de fortuned’Ursule&|160;; car la vieille dame reconnaissait en secret avecson confesseur, combien elle avait eu tort en ne consentant pas aumariage de son fils pendant la vie du docteur. Le lendemain, endescendant de l’autel, après sa messe, il fut frappé par une penséequi prit en lui-même la force d’un éclat de voix&|160;; il fitsigne à Ursule de l’attendre, et alla chez elle sans avoirdéjeuné.

– Mon enfant, lui dit le curé, je veux voir les deux volumes oùvotre parrain des rêves prétend avoir mis ses inscriptions et sesbillets.

Ursule et le curé montèrent à la bibliothèque et y prirent letroisième volume des Pandectes. En l’ouvrant, le vieillardremarqua, non sans étonnement, la marque faite par des papiers surles feuillets qui, offrant moins de résistance que la couverture,gardaient encore l’empreinte des inscriptions. Puis dans l’autrevolume, il reconnut l’espèce de bâillement produit par le longséjour d’un paquet et sa trace au milieu des deux pagesin-folio.

– Montez donc, monsieur Bongrand&|160;? cria la Bougival au jugede paix qui passait.

Bongrand arriva précisément au moment où le curé mettait seslunettes pour lire trois numéros écrits de la main du défuntMinoret sur la garde en papier vélin coloré, collée intérieurementpar le relieur sur la couverture, et qu’Ursule venaitd’apercevoir.

– Qu’est-ce que cela signifie&|160;? Notre cher docteur étaitbien trop bibliophile pour gâter la garde d’une couverture, disaitl’abbé Chaperon&|160;; voici trois numéros inscrits entre unpremier numéro précédé d’un M, et un autre numéro précédé d’unU.

– Que dites-vous&|160;? répondit Bongrand, laissez-moi voircela. Mon Dieu&|160;! s’écria le juge de paix, ceci n’ouvrirait-ilpas les yeux à un athée en lui démontrant ta Providence&|160;? Lajustice humaine est, je crois, le développement d’une pensée divinequi plane sur les mondes&|160;! Il saisit Ursule et l’embrassa surle front. – Oh&|160;! mon enfant, vous serez heureuse, riche, etpar moi&|160;!

– Qu’avez-vous&|160;? dit le curé.

– Mon cher monsieur, s’écria la Bougival en prenant le juge parsa redingote bleue, oh&|160;! laissez-moi vous embrasser pour ceque vous venez de dire.

– Expliquez-vous, pour ne pas nous donner une fausse joie, ditle curé.

– Si pour devenir riche je dois causer de la peine à quelqu’un,dit Ursule en entrevoyant un procès criminel, je…

– Et songez, dit le juge de paix en interrompant Ursule, à lajoie que vous ferez à notre cher Savinien.

– Mais vous êtes fou&|160;! dit le curé.

– Non, mon cher curé, dit le juge de paix, écoutez : Lesinscriptions au Grand-Livre ont autant de séries qu’il y a delettres dans l’alphabet, et chaque numéro porte la lettre de sasérie&|160;; mais les inscriptions de rente au porteur ne peuventpoint avoir de lettres, puisqu’elles ne sont au nom de personne :ainsi ce que vous voyez prouve que le jour où le bonhomme a placéses fonds sur l’Etat, il a pris note du numéro de son inscriptionde quinze mille livres de rente qui porte la lettre M (Minoret),des numéros sans lettres de trois inscriptions au porteur et decelle d’Ursule Mirouët dont le numéro est 23 534, et qui suit,comme vous le voyez, immédiatement celui de l’inscription de quinzemille francs. Cette coïncidence prouve que ces numéros sont ceux decinq inscriptions acquises le même jour, et notées par le bonhommeen cas de perte. Je lui avais conseillé de mettre la fortuned’Ursule en inscriptions au porteur, et il a dû employer ses fonds,ceux qu’il destinait à Ursule et ceux qui appartenaient à sapupille le même jour. Je vais chez Dionis consulter l’inventaire :et si le numéro de l’inscription qu’il a laissée en son nom est 23533, lettre M, nous serons sûrs qu’il a placé, par le ministère dumême agent de change, le même jour : primo, ses fonds en une seuleinscription&|160;; secundo, ses économies en trois inscriptions auporteur, numérotées sans lettre de série&|160;; tertio, les fondsde sa pupille, le livre des transferts en offrira des preuvesirrécusables. Ah&|160;! Minoret le sournois, je vous pince. Motus,mes enfants&|160;!

Le juge de paix laissa le curé, la Bougival et Ursule en proie àune profonde admiration des voies par lesquelles Dieu conduisaitl’innocence à son triomphe.

– Le doigt de Dieu est dans ceci, s’écria l’abbé Chaperon.

– Lui fera-t-on du mal&|160;? dit Ursule.

– Ah&|160;! mademoiselle, s’écria la Bougival, je donnerais unecorde pour le pendre.

Le juge de paix était déjà chez Goupil, successeur désigné deDionis, et entrait dans l’Etude d’un air assez indifférent.

– J’ai, dit-il à Goupil, un petit renseignement à prendre sur lasuccession Minoret.

– Qu’est-ce&|160;? lui répondit Goupil.

– Le bonhomme a-t-il laissé une ou plusieurs inscriptions derentes trois pour cent&|160;?

– Il a laissé quinze mille livres de rente trois pour cent, ditGoupil, en une seule inscription, je l’ai décrite moi-même.

– Consultez donc l’inventaire, dit le juge.

Goupil prit un carton, y fouilla, ramena la minute, chercha,trouva et lut : Item, une inscription… Tenez, lisez&|160;?… sous lenuméro 23 533, lettre M.

– Faites-moi le plaisir de me délivrer un extrait de cet articlede l’inventaire d’ici à une heure, je l’attends.

– A quoi cela peut-il vous servir&|160;? demanda Goupil.

– Voulez-vous être notaire&|160;? répondit le juge de paix enregardant avec sévérité le successeur désigné de Dionis.

– Je le crois bien&|160;! s’écria Goupil, j’ai avalé assez decouleuvres pour arriver à me faire appeler Maître. Je vous prie decroire, monsieur le juge de paix, que le misérable premier clercappelé Goupil n’a rien de commun avec Maître Jean-Sébastien-MarieGoupil, notaire à Nemours, époux de mademoiselle Massin. Ces deuxêtres ne se connaissent pas, ils ne se ressemblent même plus&|160;!Ne me voyez-vous point&|160;?

Monsieur Bongrand fit alors attention au costume de Goupil quiportait une cravate blanche, une chemise étincelante de blancheurornée de boutons en rubis, un gilet de velours rouge, un pantalonet un habit en beau drap noir faits à Paris. Il était chaussé dejolies bottes. Ses cheveux, rabattus et peignés avec soin,sentaient bon. Enfin il semblait avoir été métamorphosé.

– Le fait est que vous êtes un autre homme, dit Bongrand.

– Au moral comme au physique&|160;? monsieur. La sagesse vientavec l’ Etude; et d’ailleurs la fortune est la source de lapropreté…

– Au moral comme au physique, dit le juge en raffermissant seslunettes.

– Eh&|160;! monsieur, un homme de cent mille écus de renteest-il jamais un démocrate&|160;? Prenez-moi donc pour un honnêtehomme qui se connaît en délicatesse, et disposé à aimer sa femme,ajouta-t-il en voyant entrer madame Goupil. Je suis si changé,dit-il, que je trouve beaucoup d’esprit à ma cousine Crémière, jela forme&|160;; aussi sa fille ne parle-t-elle plus de pistons.Enfin hier, tenez&|160;! elle a dit du chien de monsieur Savinienqu’il était superbe aux arrêts, eh&|160;! bien, je ne répétai pointce mot, quelque joli qu’il soit, et je lui ai expliqué sur-le-champla différence qui existe entre être à l’arrêt, en arrêt et auxarrêts. Ainsi, vous le voyez, je suis un tout autre homme, etj’empêcherais un client de faire une saleté.

– Hâtez-vous donc, dit alors Bongrand. Faites que j’aie celadans une heure, et le notaire Goupil aura réparé quelques-uns desméfaits du premier clerc.

Après avoir prié le médecin de Nemours de lui prêter son chevalet son cabriolet, le juge de paix alla prendre les deux volumesaccusateurs, l’inscription d’Ursule, et, muni de l’extrait del’inventaire, il courut à Fontainebleau chez le procureur du roi.Bongrand démontra facilement la soustraction des troisinscriptions, faite par un héritier quelconque, et, subséquemment,la culpabilité de Minoret.

– Sa conduite s’explique, dit le procureur du roi.

Aussitôt, par mesure de prudence, le magistrat minuta pour leTrésor une opposition au transfert des trois inscriptions, chargeale juge de paix d’aller rechercher la quotité de rente des troisinscriptions, et de savoir si elles avaient été vendues. Pendantque le juge de paix opérait à Paris, le procureur du roi écrivitpoliment à madame Minoret de passer au Parquet. Zélie, inquiète duduel de son fils, s’habilla, fit mettre les chevaux à sa voiture,et vint in fiocchi à Fontainebleau. Le plan du procureur du roiétait simple et formidable. En séparant la femme du mari, ilallait, par suite de la terreur que cause la Justice, apprendre lavérité. Zélie trouva le magistrat dans son cabinet, et futentièrement foudroyée par ces paroles dites sans façon.

– Madame, je ne vous crois pas complice d’une soustraction faitedans la succession Minoret, et sur la trace de laquelle la Justiceest en ce moment&|160;; mais vous pouvez éviter la Cour d’Assises àvotre mari par l’aveu complet de ce que vous en savez. Le châtimentqu’encourra votre mari n’est pas d’ailleurs la seule chose àredouter, il faut éviter la destitution de votre fils et ne pas luicasser le cou. Dans quelques instants, il ne serait plus temps, lagendarmerie est en selle et le mandat de dépôt va partir pourNemours.

Zélie se trouva mal. Quand elle eut repris ses sens, elle avouatout. Après lui avoir démontré qu’elle était complice, le magistratlui dit que, pour ne perdre ni son fils ni son mari, il allaitprocéder avec prudence.

– Vous avez eu affaire à l’homme et non au magistrat, dit-il. Iln’y a ni plainte adressée par la victime ni publicité donnée auvol&|160;; mais votre mari a commis d’horribles crimes, madame, quiressortissent à un tribunal moins commode que je ne le suis. Dansl’état où se trouve cette affaire, vous serez obligée d’êtreprisonnière… Oh&|160;! chez moi, et sur parole, fit-il en voyantZélie près de s’évanouir. Songez que mon devoir rigoureux serait derequérir un mandat de dépôt et de faire commencer uneinstruction&|160;; mais j’agis en ce moment comme tuteur demademoiselle Ursule Mirouët, et ses intérêts bien entendus exigentune transaction.

– Ah&|160;! dit Zélie.

– Ecrivez à votre mari ces mots… Et il dicta la lettre suivanteà Zélie, qu’il fit asseoir à son bureau.

 » Mone amit, geu suit arraité, et geai tou di. Remais lezhaincequeripsiont que nautre honcque avet léssées à monsieur dePortenduère an verretu du tescetamand queue tu a brulai, carremonsieur le praucureure du roa vien de phaire haupozition oTraitsaur.  »

– Vous lui éviterez ainsi des dénégations qui le perdraient, ditle magistrat en souriant de l’orthographe. Nous allons voir àopérer convenablement la restitution. Ma femme vous rendra votreséjour chez moi le moins désagréable possible, et je vous engage àne point dire un mot, et à ne point paraître affligée.

Une fois la mère de son substitut confessée et claquemurée, lemagistrat fit venir Désiré, lui raconta de point en point le volcommis par son père occultement au préjudice d’Ursule, patemment aupréjudice de ses cohéritiers, et lui montra la lettre écrite parZélie. Désiré demanda le premier à se rendre à Nemours pour fairefaire la restitution par son père.

– Tout est grave, dit le magistrat. Le testament ayant étédétruit, si la chose s’ébruite, les héritiers Massin et Crémière,vos parents, peuvent intervenir. J’ai maintenant des preuvessuffisantes contre votre père. Je vous rends votre mère, que cettepetite cérémonie a suffisamment édifiée sur ses devoirs. Vis-à-visd’elle, j’aurai l’air d’avoir cédé à vos supplications en ladélivrant. Allez à Nemours avec elle et menez à bien toutes cesdifficultés. Ne craignez rien de personne. Monsieur Bongrand aimetrop mademoiselle Mirouët pour jamais commettre d’indiscrétion.

Zélie et Désiré partirent aussitôt pour Nemours. Trois heuresaprès le départ de son substitut, le procureur du roi reçut par unexprès la lettre suivante, dont l’orthographe a été rétablie, afinde ne pas faire rire d’un homme atteint par le malheur.

A MONSIEUR LE PROCUREUR DU ROI PRES LE TRIBUNAL DEFONTAINEBLEAU.

 » Monsieur,

 » Dieu n’a pas été aussi indulgent que vous l’êtes pour nous, etnous sommes atteints par un malheur irréparable. En arrivant aupont de Nemours, un trait s’est décroché. Ma femme était sansdomestique derrière la voiture, les chevaux sentaient l’écurie, monfils craignant leur impatience n’a pas voulu que le cocherdescendît et a mis pied à terre pour accrocher le trait. Au momentoù il se retournait pour monter auprès de sa mère, les chevaux sesont emportés, Désiré ne s’est pas serré contre le parapet assez àtemps, le marchepied lui a coupé les jambes, il est tombé, la rouede derrière lui a passé sur le corps. L’exprès qui court à Parischercher les premiers chirurgiens vous fera parvenir cette lettreque mon fils, au milieu de ses douleurs, m’a dit de vous écrire,afin de vous faire savoir notre entière soumission à vos décisionspour l’affaire qui l’amenait dans sa famille.

Je vous serai, jusqu’à mon dernier soupir, reconnaissant de lamanière dont vous procédez et je justifierai votre confiance..

 » François MINORET.  »

Ce cruel événement bouleversait la ville de Nemours. La fouleémue à la grille de la maison Minoret apprit à Savinien que savengeance avait été prise en main par un plus puissant que lui. Legentilhomme alla promptement chez Ursule, où le curé de même que lajeune fille éprouvait plus de terreur que de surprise. Lelendemain, après les premiers pansements, quand les médecins et leschirurgiens de Paris eurent donné leur avis, qui fut unanime sur lanécessité de couper les deux jambes, Minoret vint, abattu, pâle,défait, accompagné du curé, chez Ursule, où se trouvaient Bongrandet Savinien.

– Mademoiselle, lui dit-il, je suis bien coupable enversvous&|160;; mais si tous mes torts ne sont pas complétementréparables, il en est que je puis expier. Ma femme et moi, nousavons fait vœu de vous donner en toute propriété notre terre duRouvre dans le cas où nous conserverions notre fils, comme danscelui où nous aurions le malheur affreux de le perdre.

Cet homme fondit en larmes à la fin de cette phrase.

– Je puis vous affirmer, ma chère Ursule, dit le curé, que vouspouvez et que vous devez accepter une partie de cette donation.

– Nous pardonnez-vous&|160;? dit humblement le colosse en semettant à genoux devant cette jeune fille étonnée. Dans quelquesheures l’opération va se faire par le premier chirurgien del’Hôtel-Dieu, mais je ne me fie point à la science humaine, jecrois à la toute puissance de Dieu&|160;! Si vous nous pardonniez,si vous alliez demander à Dieu de nous conserver notre fils, ilaura la force de supporter ce supplice, et, j’en suis certain, nousaurons le bonheur de le conserver.

– Allons tous à l’église&|160;! dit Ursule en se levant.

Une fois debout, elle jeta un cri perçant, retomba sur sonfauteuil et s’évanouit. Quand elle eut repris ses sens, elleaperçut ses amis, moins Minoret qui s’était précipité dehors pouraller chercher un médecin, tous, les yeux arrêtés sur elle,inquiets, attendant un mot. Ce mot répandit un effroi dans tous lescœurs.

– J’ai vu mon parrain à la porte, dit-elle, et il m’a fait signequ’il n’y avait aucun espoir.

Le lendemain de l’opération, Désiré mourut en effet, emporté parla fièvre et par la révulsion dans les humeurs qui succède à cesopérations. Madame Minoret, dont le cœur n’avait d’autre sentimentque la maternité, devint folle après l’enterrement de son fils, etfut conduite par son mari chez le docteur Blanche où elle est morteen 1841.

Trois mois après ces événements, en janvier 1837, Ursule épousaSavinien du consentement de madame de Portenduère. Minoretintervint au contrat pour donner à mademoiselle Mirouët sa terre duRouvre et vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre, enne gardant de sa fortune que la maison de son oncle et six millefrancs de rente. Il est devenu l’homme le plus charitable, le pluspieux de Nemours&|160;; il est marguillier de la paroisse et laprovidence des malheureux.

– Les pauvres ont remplacé mon enfant, dit-il.

Si vous avez remarqué sur le bord des chemins, dans les pays oùl’on étête le chêne, quelque vieil arbre blanchi et comme foudroyé,poussant encore des jets, les flancs ouverts et implorant la hache,vous aurez une idée du vieux maître de poste, en cheveux blancs,cassé, maigre, dans qui les anciens du pays ne retrouvent rien del’imbécile heureux que vous avez vu attendant son fils aucommencement de cette histoire&|160;; il ne prend plus son tabac dela même manière, il porte quelque chose de plus que son corps.Enfin, on sent en toute chose que le doigt de Dieu s’est appesantisur cette figure pour en faire un exemple terrible. Après avoirtant haï la pupille de son oncle, ce vieillard a, comme le docteurMinoret, si bien concentré ses affections sur Ursule, qu’il s’estconstitué le régisseur de ses biens à Nemours.

Monsieur et madame de Portenduère passent cinq mois de l’année àParis, où ils ont acheté dans le faubourg Saint-Germain un petithôtel. Après avoir donné sa maison de Nemours aux Sœurs de Charitépour y tenir une école gratuite, madame de Portenduère la mère estallée habiter le Rouvre, dont la concierge en chef est la Bougival.Le père de Cabirolle, l’ancien conducteur de la Ducler, homme desoixante ans, a épousé la Bougival qui possède douze cents francsde rente outre les amples revenus de sa place. Cabirolle fils estle cocher de monsieur de Portenduère.

Quand, en voyant passer aux Champs-Elysées une de ces charmantespetites voitures basses appelées escargots, doublée de soie gris delin ornée d’agréments bleus, vous y admirerez une jolie femmeblonde, la figure enveloppée comme d’un feuillage par des milliersde boucles, montrant des yeux semblables à des pervencheslumineuses et pleins d’amour, légèrement appuyée sur un beau jeunehomme&|160;; si vous étiez mordu par un désir envieux, pensez quece beau couple, aimé de Dieu, a d’avance payé sa quote-part auxmalheurs de la vie. Ces deux amants mariés seront vraisemblablementle vicomte de Portenduère et sa femme. Il n’y a pas deux ménagessemblables dans Paris.

– C’est le plus joli bonheur que j’aie jamais vu, disait d’euxdernièrement madame la comtesse de l’Estorade.

Bénissez donc ces heureux enfants au lieu de les jalouser, etcherchez une Ursule Mirouët, une jeune fille élevée par troisvieillards et par la meilleure des mères, par l’Adversité.

Goupil, qui rend service à tout le monde et que l’on regarde àjuste titre comme l’homme le plus spirituel de Nemours, a l’estimede sa petite ville&|160;; mais il est puni dans ses enfants, quisont horribles, rachitiques, hydrocéphales. Dionis, sonprédécesseur, fleurit à la Chambre des Députés dont il est un desplus beaux ornements, à la grande satisfaction du roi des Françaisqui voit madame Dionis à tous ses bals. Madame Dionis raconte àtoute la ville de Nemours les particularités de ses réceptions auxTuileries et les grandeurs de la cour du roi des Français&|160;;elle trône à Nemours, au moyen du trône qui certes devient alorspopulaire.

Bongrand est juge d’instruction au tribunal deFontainebleau&|160;; son fils, qui a épousé mademoiselle Levrault,est un très-honnête procureur-général.

Madame Crémière dit toujours les plus jolies choses du monde.Elle ajoute un g à tambour g, soi-disant parce que sa plume crache.La veille du mariage de sa fille, elle lui a dit en terminant sesinstructions  » qu’ une femme devait être la chenille ouvrière de samaison, et y porter en toute chose des yeux de sphinx.  » Goupilfait d’ailleurs un recueil des coqs-à-l’âne de sa cousine, unCrémiérana.

– Nous avons eu la douleur de perdre le bon abbé Chaperon, a ditcet hiver madame la vicomtesse de Portenduère qui l’avait soignépendant sa maladie. Tout le canton était à son convoi. Nemours a dubonheur, car le successeur de ce saint homme est le vénérable curéde Saint-Lange.

Paris, juin-juillet 1841.

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