Voyages et Aventures du Capitaine Hatteras

Chapitre 9UNE NOUVELLE LETTRE

Le cercle polaire était enfin franchi ; le Forwardpassait le 30 avril, à midi, par le travers d’Holsteinborg ;des montagnes pittoresques s’élevèrent dans l’horizon de l’est. Lamer paraissait pour ainsi dire libre de glaces, ou plutôt cesglaces pouvaient être facilement évitées. Le vent sauta dans lesud-est, et le brick, sous sa misaine, sa brigantine, seshuniers et ses perroquets, remonta la mer de Baffin.

Cette journée fut particulièrement calme, et l’équipage putprendre un peu de repos ; de nombreux oiseaux nageaient etvoltigeaient autour du navire ; le docteur remarqua, entreautres, des Alca torda, presque semblables à la sarcelle, avec lecou, les ailes et le dos noirs et la poitrine blanche ; ilsplongeaient avec vivacité, et leur immersion se prolongeait souventau-delà de quarante secondes.

Cette journée n’eût été marquée par aucun incident nouveau, sile fait suivant, quelque extraordinaire qu’il paraisse, ne se fûtpas produit à bord.

Le matin, à six heures, en rentrant dans sa cabine après sonquart, Richard Shandon trouva sur sa table une lettre avec cettesuscription :

« Au commandant Richard Shandon, à bord du Forward.

« Mer de Baffin. »

Shandon ne put en croire ses yeux ; mais avant de prendreconnaissance de cette étrange correspondance, il fit appeler ledocteur, James Wall, le maître d’équipage, et il leur montra cettelettre.

– Cela devient particulier, fit Johnson.

– C’est charmant ! pensa le docteur.

– Enfin, s’écria Shandon, nous connaîtrons donc ce secret…

D’une main rapide, il déchira l’enveloppe, et lut ce qui suit:

« Commandant,

« Le capitaine du Forward est content du sang-froid, del’habileté et du courage que vos hommes, vos officiers et vous,vous avez montré dans les dernières circonstances ; il vousprie d’en témoigner sa reconnaissance à l’équipage.

« Veuillez vous diriger droit au nord vers la baie Melville, etde là vous tenterez de pénétrer dans le détroit de Smith.

« Le capitaine du Forward,

« K.-Z.

« Ce lundi, 30 avril, par le travers du cap Walsingham. »

– Et c’est tout ? s’écria le docteur.

– C’est tout, répondit Shandon.

La lettre lui tomba des mains.

– Eh bien, dit Wall, ce capitaine chimérique ne parle même plusde venir à bord ; j’en conclus qu’il n’y viendra jamais.

– Mais cette lettre, fit Johnson, comment est-ellearrivée ? »

Shandon se taisait.

– Monsieur Wall a raison, répondit le docteur, qui, ayantramassé la lettre, la retournait dans tous les sens ; lecapitaine ne viendra pas à bord, par une excellente raison…

– Et laquelle ? demanda vivement Shandon.

– C’est qu’il y est déjà, répondit simplement le docteur.

– Déjà ! s’écria Shandon ; que voulez-vousdire ?

– Comment expliquer sans cela l’arrivée de cettelettre ?

Johnson hochait la tête en signe d’approbation.

– Ce n’est pas possible ! fit Shandon avec énergie, jeconnais tous les hommes de l’équipage ; il faudrait doncsupposer qu’il se trouvât parmi eux depuis le départ dunavire ? Ce n’est pas possible, vous dis-je ! Depuis plusde deux ans, il n’en est pas un que je n’aie vu cent fois àLiverpool ; votre supposition, docteur, estinadmissible !

– Alors, qu’admettez-vous, Shandon ?

– Tout, excepté cela. J’admets que ce capitaine, ou un homme àlui, que sais-je ? a pu profiter de l’obscurité, dubrouillard, de tout ce que vous voudrez, pour se glisser àbord ; nous ne sommes pas éloignés de la terre ; il y ades kaïaks d’Esquimaux qui passent inaperçus entre lesglaçons ; on peut donc être venu jusqu’au navire, avoir remiscette lettre… le brouillard a été assez intense pour favoriser ceplan…

– Et pour empêcher de voir le brick, répondit ledocteur ; si nous n’avons pas vu, nous, un intrus se glisser àbord, comment, lui, aurait-il pu découvrir le Forward aumilieu du brouillard ?

– C’est évident, fit Johnson.

– J’en reviens donc à mon hypothèse, dit le docteur. Qu’enpensez-vous, Shandon ?

– Tout ce que vous voudrez, répondit Shandon avec feu, exceptéla supposition que cet homme soit à mon bord.

– Peut-être, ajouta Wall, se trouve-t-il dans l’équipage unhomme à lui, qui a reçu ses instructions.

– Peut-être, fit le docteur.

– Mais qui ? demanda Shandon. Je connais tous mes hommes,vous dis-je, et depuis longtemps.

– En tout cas, reprit Johnson, si ce capitaine se présente,homme ou diable, on le recevra ; mais il y a un autreenseignement, ou plutôt un autre renseignement à tirer de cettelettre.

– Et lequel ? demanda Shandon.

– C’est que nous devons nous diriger non seulement vers la baieMelville, mais encore dans le détroit de Smith.

– Vous avez raison, répondit le docteur.

– Le détroit de Smith, répliqua machinalement RichardShandon.

– Il est donc évident, reprit Johnson, que la destination duForward n’est pas de rechercher le passage du nord-ouest,puisque nous laisserons sur notre gauche la seule entrée qui yconduise, c’est-à-dire le détroit de Lancastre. Voilà qui nousprésage une navigation difficile dans des mers inconnues.

– Oui, le détroit de Smith, répondit Shandon ; c’est laroute que l’Américain Kane a suivie en 1853, et au prix de quelsdangers ! Longtemps on l’a cru perdu sous ces latitudeseffrayantes ! Enfin, puisqu’il faut y aller, on ira !mais jusqu’où ? Est-ce au pôle ?

– Et pourquoi pas ? s’écria le docteur.

La supposition de cette tentative insensée fit hausser lesépaules au maître d’équipage.

– Enfin, reprit James Wall, pour en revenir au capitaine, s’ilexiste, je ne vois guère, sur la côte du Groënland, que lesétablissements de Disko ou d’Uppernawik où il puisse nousattendre ; dans quelques jours, nous saurons donc à quoi nousen tenir.

– Mais, demanda le docteur à Shandon, n’allez-vous pas faireconnaître cette lettre à l’équipage ?

– Avec la permission du commandant, répondit Johnson, je n’enferais rien.

– Et pourquoi cela ? demanda Shandon.

– Parce que tout cet extraordinaire, ce fantastique, est denature à décourager nos hommes ; ils sont déjà fort inquietssur le sort d’une expédition qui se présente ainsi. Or, si on lespousse dans le surnaturel, cela peut produire de fâcheux effets, etau moment critique nous ne pourrions plus compter sur eux. Qu’endites-vous, commandant ?

– Et vous, docteur, qu’en pensez-vous ? demandaShandon.

– Maître Johnson, répondit le docteur, me paraît sagementraisonner.

– Et vous, James ?

– Sauf meilleur avis, répondit Wall, je me range à l’opinion deces messieurs.

Shandon se prit à réfléchir pendant quelques instants ; ilrelut attentivement la lettre.

– Messieurs, dit-il, votre opinion est certainement fortbonne ; mais je ne puis l’adopter.

– Et pourquoi cela, Shandon ? demanda le docteur.

– Parce que les instructions de cette lettre sontformelles ; elles commandent de porter à la connaissance del’équipage les félicitations du capitaine ; or, jusqu’ici,j’ai toujours obéi aveuglément à ses ordres, de quelque façonqu’ils me fussent transmis, et je ne puis…

– Cependant…, reprit Johnson qui redoutait justement l’effet desemblables communications sur l’esprit des matelots.

– Mon brave Johnson, repartit Shandon, je comprends votreinsistance ; vos raisons sont excellentes, mais lisez : « Ilvous prie d’en témoigner sa reconnaissance à l’équipage. »

– Agissez donc en conséquence, reprit Johnson, qui étaitd’ailleurs un strict observateur de la discipline. Faut-ilrassembler l’équipage sur le pont ?

– Faites, répondit Shandon.

La nouvelle d’une communication du capitaine se répanditimmédiatement à bord. Les matelots arrivèrent sans retard à leurposte de revue, et le commandant lut à haute voix la lettremystérieuse.

Un morne silence accueillit cette lecture ; l’équipage sesépara en proie à mille suppositions ; Clifton eut de quoi selivrer à toutes les divagations de son imaginationsuperstitieuse ; la part qu’il attribua dans cet événement àCaptain-dog fut considérable, et il ne manqua plus de lesaluer, quand par hasard il le rencontrait sut son passage.

– Quand je vous disais, répétait-il aux matelots, que cet animalsavait écrire !

On ne répliqua rien à cette observation, et lui-même, Bell, lecharpentier, eût été fort empêché d’y répondre.

Cependant, il fut constant pour chacun qu’à défaut du capitaineson ombre ou son esprit veillait à bord ; les plus sages segardèrent désormais d’échanger entre eux leurs suppositions.

Le 1er mai, à midi, l’observation donna 68° pour la latitude, et56°32’ pour la longitude. La température s’était relevée, et lethermomètre marquait vingt-cinq degrés au-dessus de zéro (-4°centigrades)

Le docteur put s’amuser à suivre les ébats d’une ourse blancheet de ses deux oursons sur le bord d’un pack quiprolongeait la terre. Accompagné de Wall et de Simpson, il essayade lui donner la chasse dans le canot ; mais l’animal,d’humeur peu belliqueuse, entraîna rapidement sa progéniture aveclui, et le docteur dut renoncer à le poursuivre.

Le cap Chidley fut doublé pendant la nuit sous l’influence d’unvent favorable, et bientôt les hautes montagnes de Disko sedressèrent à l’horizon ; la baie de Godayhn, résidence dugouverneur général des établissements danois, fut laissée sur ladroite. Shandon ne jugea pas à propos de s’arrêter, et dépassabientôt les pirogues d’Esquimaux qui cherchaient à l’atteindre.

L’île Disko porte également le nom d’île de la Baleine ;c’est de ce point que le 12 juillet 1845 sir John Franklin écrivitpour la dernière fois à l’amirauté, et c’est à cette île aussi que,le 27 août 1859, le capitaine MacClintock toucha à son retour,rapportant les preuves trop certaines de la perte de cetteexpédition.

La coïncidence de ces deux faits devait être remarquée par ledocteur ; ce triste rapprochement était fécond en souvenirs,mais bientôt les hauteurs de Disko disparurent à ses yeux.

Il y avait alors de nombreux ice-bergs sur les côtes,de ceux que les plus forts dégels ne parviennent pas àdétacher ; cette suite continue de crêtes se prêtait auxformes étranges et inattendues.

Le lendemain, vers les trois heures, on releva au nord-estSanderson-Hope ; la terre fut laissée à une distance de quinzemilles sur tribord ; les montagnes paraissaient teintes d’unbistre rougeâtre. Pendant la soirée, plusieurs baleines de l’espècedes finners, qui ont des nageoires sur le dos, vinrent sejouer au milieu des trains de glace, rejetant l’air et l’eau parleurs évents.

Ce fut pendant la nuit du 3 au 4 mai que le docteur put voirpour la première fois le soleil raser le bord de l’horizon sans yplonger son disque lumineux ; depuis le 31 janvier, ses orbess’allongeaient chaque jour, et il régnait maintenant une clartécontinuelle.

Pour des spectateurs inhabitués, cette persistance du jour estsans cesse un sujet d’étonnement, et même de fatigue ; on nesaurait croire à quel point l’obscurité de la nuit est nécessaire àla santé des yeux ; le docteur éprouvait une douleur véritablepour se faire à cette lumière continue, rendue plus mordante encorepar la réflexion des rayons sur les plaines de glace.

Le 5 mai, le Forward dépassa le soixante-deuxièmeparallèle. Deux mois plus tard, il eût rencontré de nombreuxbaleiniers se livrant à la pêche sous ces latitudes élevées ;mais le détroit n’était pas encore assez libre pour permettre à cesbâtiments de pénétrer dans la mer de Baffin.

Le lendemain, le brick, après avoir dépassé l’île desFemmes, arriva en vue d’Uppernawik, l’établissement le plusseptentrional que possède le Danemark sur ces côtes.

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