Voyages et Aventures du Capitaine Hatteras

Chapitre 24PRÉPARATIFS D’HIVERNAGE

L’hémisphère austral est plus froid à parité de latitude quel’hémisphère boréal ; mais la température du Nouveau Continentest encore de quinze degrés au-dessous de celle des autres partiesdu monde ; et, en Amérique, ces contrées, connues sous le nomde pôle du froid, sont les plus redoutables.

La température moyenne pour toute l’année n’est que de deuxdegrés au-dessous de zéro (-19° centigrades). Les savants ontexpliqué cela de la façon suivante, et le docteur Clawbonnypartageait leur opinion à cet égard.

Suivant eux, les vents qui règnent avec la force la plusconstante dans les régions septentrionales de l’Amérique sont lesvents de sud-ouest ; ils viennent de l’océan Pacifique avecune température égale et supportable ; mais pour arriver auxmers arctiques, ils sont forcés de traverser l’immense territoireaméricain, couvert de neiges ; ils se refroidissent à soncontact et couvrent alors les régions hyperboréennes de leurglaciale âpreté.

Hatteras se trouvait au pôle du froid, au-delà des contréesentrevues par ses devanciers ; il s’attendait donc à un hiverterrible, sur un navire perdu au milieu des glaces, avec unéquipage à demi révolté. Il résolut de combattre ces dangers diversavec son énergie habituelle. Il regarda sa situation en face, et nebaissa pas les yeux.

Il commença par prendre, avec l’aide et l’expérience de Johnson,toutes les mesures nécessaires à son hivernage. D’après son calcul,le Forward avait été entraîné à deux cent cinquante millesde la dernière terre connue, c’est-à-dire leNouveau-Cornouailles ; il était étreint dans un champ deglace, comme dans un lit de granit, et nulle puissance humaine nepouvait l’en arracher.

Il n’existait plus une goutte d’eau libre dans ces vastes mersfrappées par l’hiver arctique. Les ice-fields sedéroulaient à perte de vue, mais sans offrir une surface unie. Loinde là. De nombreux ice-bergs hérissaient la plaine glacée,et le Forward se trouvait abrité par les plus hautsd’entre eux sur trois points du compas ; le vent du sud-estseul soufflait jusqu’à lui. Que l’on suppose des rochers au lieu deglaçons, de la verdure au lieu de neige, et la mer reprenant sonétat liquide, le brick eût été tranquillement à l’ancredans une jolie baie et à l’abri des coups de vent les plusredoutables. Mais quelle désolation sous cette latitude !quelle nature attristante ! quelle lamentablecontemplation !

Le navire, quelque immobile qu’il fût, dut être néanmoinsassujetti fortement au moyen de ses ancres ; il fallaitredouter les débâcles possibles ou les soulèvements sous-marins.Johnson, en apprenant cette situation du Forward au pôledu froid, observa plus sévèrement encore ses mesuresd’hivernage.

– Nous en verrons de rudes ! avait-il dit au docteur ;voilà bien la chance du capitaine ! aller se faire pincer aupoint le plus désagréable du globe ! Bah ! vous verrezque nous nous en tirerons.

Quant au docteur, au fond de sa pensée, il était tout simplementravi de la situation. Il ne l’eût pas changée pour une autre !Hiverner au pôle du froid ! quelle bonne fortune !

Les travaux de l’extérieur occupèrent d’abord l’équipage ;les voiles demeurèrent enverguées au lieu d’être serrées à fond decale, comme le firent les premiers hiverneurs ; elles furentuniquement repliées dans leur étui, et bientôt la glace leur fitune enveloppe imperméable ; on ne dépassa même pas les mâts deperroquet, et le nid de pie resta en place. C’était un observatoirenaturel ; les manœuvres courantes furent seules retirées.

Il devint nécessaire de couper le champ autour du navire, quisouffrait de sa pression. Les glaçons, accumulés sur ses flancs,pesaient d’un poids considérable ; il ne reposait pas sur saligne de flottaison habituelle. Travail long et pénible. Au bout dequelques jours, la carène fut délivrée de sa prison, et l’onprofita de cette circonstance pour l’examiner ; elle n’avaitpas souffert, grâce à la solidité de sa construction ;seulement son doublage de cuivre était presque entièrement arraché.Le navire, devenu libre, se releva de près de neuf pouces ; ons’occupa alors de tailler la glace en biseau suivant la forme de lacoque ; de cette façon, le champ se rejoignait sous la quilledu brick, et s’opposait lui-même à tout mouvement depression. Le docteur participait à ces travaux ; il maniaitadroitement le couteau à neige ; il excitait les matelots parsa bonne humeur. Il instruisait et s’instruisait. Il approuva fortcette disposition de la glace sous le navire.

– Voilà une bonne précaution, dit-il.

– Sans cela, monsieur Clawbonny, répondit Johnson, on n’yrésisterait pas. Maintenant, nous pouvons sans crainte élever unemuraille de neige jusqu’à la hauteur du plat-bord ; et, sinous voulons, nous lui donnerons dix pieds d’épaisseur, car lesmatériaux ne manquent pas.

– Excellente idée, reprit le docteur ; la neige est unmauvais conducteur de la chaleur ; elle réfléchit au lieud’absorber, et la température intérieure ne pourra pas s’échapperau dehors.

– Cela est vrai, répondit Johnson ; nous élevons unefortification contre le froid, mais aussi contre les animaux, s’illeur prend fantaisie de nous rendre visite ; le travailterminé, cela aura bonne tournure, vous verrez ; noustaillerons dans cette masse de neige deux escaliers, donnant accèsl’un à l’avant, l’autre à l’arrière du navire ; une fois lesmarches taillées au couteau, nous répandrons de l’eau dessus ;cette eau se convertira en une glace dure comme du roc, et nousaurons un escalier royal.

– Parfait, répondit le docteur, et, il faut l’avouer, il estheureux que le froid engendre la neige et la glace, c’est-à-dire dequoi se protéger contre lui. Sans cela, on serait fortembarrassé.

En effet, le navire était destiné à disparaître sous une coucheépaisse de glace, à laquelle il demandait la conservation de satempérature intérieure ; un toit fait d’épaisses toilesgoudronnées et recouvertes de neige fut construit au dessus du pontsur toute sa longueur ; la toile descendait assez bas pourrecouvrir les flancs du navire. Le pont, se trouvant à l’abri detoute impression du dehors, devint un véritable promenoir ; ilfut recouvert de deux pieds et demi de neige ; cette neige futfoulée et battue de manière à devenir très dure ; là ellefaisait encore obstacle au rayonnement de la chaleur interne ;on étendit au-dessus d’elle une couche de sable, qui devint,s’incrustant, un macadamisage de la plus grande dureté.

– Un peu plus, disait le docteur, et avec quelques arbres, je mecroirais à Hyde-Park, et même dans les jardins suspendus deBabylone.

On fit un trou à feu à une distance assez rapprochée dubrick ; c’était un espace circulaire creusé dans lechamp, un véritable puits, qui devait être maintenu toujourspraticable ; chaque matin, on brisait la glace formée àl’orifice ; il devait servir à se procurer de l’eau en casd’incendie, ou pour les bains fréquents ordonnés aux hommes del’équipage par mesure d’hygiène ; on avait même soin, afind’épargner le combustible, de puiser l’eau dans des couchesprofondes, où elle est moins froide ; on parvenait à cerésultat au moyen d’un appareil indiqué par un savantfrançais[49] ; cet appareil, descendu à unecertaine profondeur, donnait accès à l’eau environnante au moyend’un double fond mobile dans un cylindre.

Habituellement, on enlève, pendant les mois d’hiver, tous lesobjets qui encombrent le navire, afin de se réserver de plus largesespaces ; on dépose ces objets à terre dans des magasins. Maisce qui peut se pratiquer près d’une côte est impossible à un naviremouillé sur un champ de glace.

Tout fut disposé à l’intérieur pour combattre les deux grandsennemis de ces latitudes, le froid et l’humidité ; le premieramenait le second, plus redoutable encore ; on résiste aufroid, on succombe à l’humidité ; il s’agissait donc de laprévenir.

Le Forward, destiné à une navigation dans les mersarctiques, offrait l’aménagement le meilleur pour un hivernage : lagrande chambre de l’équipage était sagement disposée ; on yavait fait la guerre aux coins où l’humidité se réfugied’abord ; en effet, par certains abaissements de température,une couche de glace se forme sur les cloisons, dans les coinsparticulièrement, et, quand elle vient à se fondre, elle entretientune humidité constante. Circulaire, la salle de l’équipage eûtencore mieux convenu ; mais enfin, chauffée par un vastepoêle, et convenablement ventilée, elle devait être trèshabitable ; les murs étaient tapissés de peaux de daims, etnon d’étoffes de laine, car la laine arrête les vapeurs qui s’ycondensent, et imprègnent l’atmosphère d’un principe humide.

Les cloisons furent abattues dans la dunette, et les officierseurent une salle commune plus grande, plus aérée, et chauffée parun poêle. Cette salle, ainsi que celle de l’équipage, étaitprécédée d’une sorte d’antichambre, qui lui enlevait toutecommunication directe avec l’extérieur. De cette façon, la chaleurne pouvait se perdre, et l’on passait graduellement d’unetempérature à l’autre. On laissait dans les antichambres lesvêtements chargés de neige ; on se frottait les pieds à desscrapers[50]installés au dehors, de manière à n’introduire avec soi aucunélément malsain.

Des manches en toile servaient à l’introduction de l’air destinéau tirage des poêles ; d’autres manches permettaient à lavapeur d’eau de s’échapper. Au surplus, des condensateurs étaientétablis dans les deux salles, et recueillaient cette vapeur au lieude la laisser se résoudre en eau ; on les vidait deux fois parsemaine, et ils renfermaient quelquefois plusieurs boisseaux deglace. C’était autant de pris sur l’ennemi.

Le feu se réglait parfaitement et facilement, au moyen desmanches à air ; on reconnut qu’une petite quantité de charbonsuffisait à maintenir dans les salles une température de cinquantedegrés (+10° centigrades). Cependant Hatteras, après avoir faitjauger ses soutes, vit bien que même avec la plus grande parcimonieil n’avait pas pour deux mois de combustible.

Un séchoir fut installé pour les vêtements qui devaient êtresouvent lavés ; on ne pouvait les faire sécher à l’air, carils devenaient durs et cassants.

Les parties délicates de la machine furent aussi démontées avecsoin ; la chambre qui la renfermait fut hermétiquementclose.

La vie du bord devint l’objet de sérieuses méditations ;Hatteras la régla avec le plus grand soin, et le règlement futaffiché dans la salle commune. Les hommes se levaient à six heuresdu matin ; les hamacs étaient exposés à l’air trois fois parsemaine ; le plancher des deux chambres fut frotté chaquematin avec du sable chaud ; le thé brûlant figurait à chaquerepas, et la nourriture variait autant que possible suivant lesjours de la semaine ; elle se composait de pain, de farine, degras de bœuf et de raisins secs pour les puddings, desucre, de cacao, de thé, de riz, de jus de citron, de viandeconservée, de bœuf et de porc salé, de choux, et de légumes auvinaigre ; la cuisine était située en dehors des sallescommunes ; on se privait ainsi de sa chaleur ; mais lacuisson des aliments est une source constante d’évaporation etd’humidité.

La santé des hommes dépend beaucoup de leur genre denourriture ; sous ces latitudes élevées, on doit consommer leplus possible de matières animales. Le docteur avait présidé à larédaction du programme d’alimentation.

– Il faut prendre exemple sur les Esquimaux, disait-il ;ils ont reçu les leçons de la nature et sont nos maîtres encela ; si les Arabes, si les Africains peuvent se contenter dequelques dattes et d’une poignée de riz, ici il est important demanger, et beaucoup. Les Esquimaux absorbent jusqu’à dix et quinzelivres d’huile par jour. Si ce régime ne vous plaît pas, nousdevons recourir aux matières riches en sucre et en graisse. En unmot, il nous faut du carbone, faisons du carbone ! c’est biende mettre du charbon dans le poêle, mais n’oublions pas d’enbourrer ce précieux poêle que nous portons en nous !

Avec ce régime, une propreté sévère fut imposée àl’équipage ; chacun dut prendre tous les deux jours un bain decette eau à demi glacée, que procurait le trou à feu, excellentmoyen de conserver sa chaleur naturelle. Le docteur donnaitl’exemple ; il le fit d’abord comme une chose qui devait luiêtre fort désagréable ; mais ce prétexte lui échappa bientôt,car il finit par trouver un plaisir véritable à cette immersiontrès hygiénique.

Lorsque le travail, ou la chasse, ou les reconnaissancesentraînaient les gens de l’équipage au dehors par les grandsfroids, ils devaient prendre garde surtout à ne pas être frostbitten, c’est-à-dire gelés dans une partie quelconque ducorps ; si le cas arrivait, on se hâtait, à l’aide defrictions de neige, de rétablir la circulation du sang. D’ailleurs,les hommes, soigneusement vêtus de laine sur tout le corps,portaient des capotes en peau de daim et des pantalons de peaux dephoque qui sont parfaitement imperméables au vent.

Les divers aménagements du navire, l’installation du bord,prirent environ trois semaines, et l’on arriva au 10 octobre sansincident particulier.

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