Voyages et Aventures du Capitaine Hatteras

Chapitre 17LA CATASTROPHE DE SIR JOHN FRANKLIN

Le Forward parvint à couper directement le détroit deJames Ross, mais ce ne fut pas sans peine ; il fallut employerla scie et les pétards ; l’équipage éprouva une fatigueextrême. La température était heureusement fort supportable, etsupérieure de trente degrés à celle que trouva James Ross àpareille époque. Le thermomètre marquait trente-quatre degrés (-2°centigrades).

Le samedi, on doubla le cap Félix, à l’extrémité nord de laterre du roi Guillaume, l’une des îles moyennes de ces mersboréales.

L’équipage éprouvait alors une impression forte etdouloureuse ; il jetait des regards curieux, mais tristes, surcette île dont il prolongeait la côte.

En effet, il se trouvait en présence de cette terre du roiGuillaume, théâtre du plus terrible drame des temps modernes !A quelques milles dans l’ouest s’étaient à jamais perdusl’Erebus et le Terror.

Les matelots du Forward connaissaient bien lestentatives faites pour retrouver l’amiral Franklin et le résultatobtenu, mais ils ignoraient les affligeants détails de cettecatastrophe. Or, tandis que le docteur suivait sur sa carte lamarche du navire, plusieurs d’entre eux, Bell, Bolton, Simpson,s’approchèrent de lui et se mêlèrent à sa conversation. Bientôtleurs camarades les suivirent, mus par une curiositéparticulière ; pendant ce temps, le brick filait avecune vitesse extrême, et les baies, les caps, les pointes de la côtepassaient devant le regard comme un panorama gigantesque.

Hatteras arpentait la dunette d’un pas rapide ; le docteur,établi sur le pont, se vit entouré de la plupart des hommes del’équipage ; il comprit l’intérêt de cette situation, et lapuissance d’un récit fait dans de pareilles circonstances ; ilreprit donc en ces termes la conversation commencée avec Johnson:

– Vous savez, mes amis, quels furent les débuts deFranklin ; il fut mousse comme Cook et Nelson ; aprèsavoir employé sa jeunesse à de grandes expéditions maritimes, ilrésolut en 1845 de s’élancer à la recherche du passage dunord-ouest ; il commandait l’Erebus et leTerror, deux navires éprouvés qui venaient de faire avec JamesRoss, en 1840, une campagne au pôle antarctique. L’Erebus,monté par Franklin, portait soixante-dix hommes d’équipage, tantofficiers que matelots, avec Fitz-James pour capitaine, Gore, LeVesconte, pour lieutenants, Des Voeux, Sargent, Couch, pour maîtresd’équipage, et Stanley pour chirurgien. Le Terror comptaitsoixante-huit hommes, capitaine Crozier, lieutenants, LittleHogdson et Irving, maîtres d’équipage, Horesby et Thomas,chirurgien, Peddie. Vous pouvez lire aux baies, aux caps, auxdétroits, aux pointes, aux canaux, aux îles de ces parages, le nomde la plupart de ces infortunés dont pas un n’a revu sonpays ! En tout cent trente-huit hommes ! Nous savons queles dernières lettres de Franklin sont adressées de l’île Disko etdatées du 12 juillet 1845. « J’espère, disait-il, appareiller cettenuit pour le détroit de Lancastre. » Que s’est-il passé depuis sondépart de la baie de Disko ? Les capitaines des baleiniers lePrince de Galles et l’Entreprise aperçurent unedernière fois les deux navires dans la baie Melville, et, depuis cejour, on n’entendit plus parler d’eux. Cependant nous pouvonssuivre Franklin dans sa marche vers l’ouest ; il s’engage parles détroits de Lancastre et de Barrow, arrive à l’île Beechey oùil passe l’hiver de 1845 à 1846.

– Mais comment a-t-on connu ces détails ? demanda Bell, lecharpentier.

– Par trois tombes qu’en 1850 l’expédition Austin découvrit surl’île. Dans ces tombes étaient inhumés trois des matelots deFranklin ; puis ensuite, à l’aide du document trouvé par lelieutenant Hobson du Fox, et qui porte la date du 25 avril1848. Nous savons donc qu’après leur hivernage, l’Erebuset le Terror remontèrent le détroit de Wellington jusqu’ausoixante-dix-septième parallèle ; mais au lieu de continuerleur route au nord, route qui n’était sans doute pas praticable,ils revinrent vers le sud…

– Et ce fut leur perte ! dit une voix grave. Le salut étaitau nord.

Chacun se retourna. Hatteras, accoudé sur la balustrade de ladunette, venait de lancer à son équipage cette terribleobservation.

– Sans doute, reprit le docteur, l’intention de Franklin étaitde rejoindre la côte américaine ; mais les tempêtesl’assaillirent sur cette route funeste, et le 12 septembre 1846,les deux navires furent saisis par les glaces, à quelques millesd’ici, au nord-ouest du cap Félix ; ils furent entraînésencore jusqu’au nord-nord-ouest de la pointe Victory ;là-même, fit le docteur en désignant un point de la mer. Or,ajouta-t-il, les navires ne furent abandonnés que le 22 avril 1848.Que s’est-il donc passé pendant ces dix-neuf mois ? qu’ont-ilsfait, ces malheureux ? Sans doute, ils ont exploré les terresenvironnantes, tenté tout pour leur salut, car l’amiral était unhomme énergique ! et, s’il n’a pas réussi…

– C’est que ses équipages l’ont trahi, dit Hatteras d’une voixsourde.

Les matelots n’osèrent pas lever les yeux ; ces parolespesaient sur eux.

– Bref, le fatal document nous l’apprend encore, sir JohnFranklin succombe à ses fatigues, le 11 juin 1847. Honneur à samémoire ! dit le docteur en se découvrant.

Ses auditeurs l’imitèrent en silence.

– Que devinrent ces malheureux privés de leur chef, pendant dixmois ? ils demeurèrent à bord de leurs navires, et ne sedécidèrent à les abandonner qu’en avril 1848 ; cent cinqhommes restaient encore sur cent trente-huit. Trente-trois étaientmorts ! Alors les capitaines Crozier et Fitz-James élèvent uncairn à la pointe Victory, et ils y déposent leur dernierdocument. Voyez, mes amis, nous passons devant cette pointe !Vous pouvez encore apercevoir les restes de ce cairn,placé pour ainsi dire au point extrême que John Ross atteignit en1831 ! Voici le cap Jane Franklin ! voici la pointeFranklin ! voici la pointe Le Vesconte ! voici la baie del’Erebus, où l’on trouva la chaloupe faite avec les débrisde l’un des navires, et posée sur un traîneau ! Là furentdécouverts des cuillers d’argent, des munitions en abondance, duchocolat, du thé, des livres de religion ! Car les cent cinqsurvivants, sous la conduite du capitaine Crozier, se mirent enroute pour Great-Fish-River ! Jusqu’où ont-ils puparvenir ? ont-ils réussi à gagner la baie d’Hudson ?quelques-uns survivent-ils ? que sont-ils devenus depuis cedernier départ ?…

– Ce qu’ils sont devenus, je vais vous l’apprendre dit JohnHatteras d’une voix forte. Oui, ils ont tâché d’arriver à la baied’Hudson, et se sont fractionnés en plusieurs troupes ! Oui,ils ont pris la route du sud ! Oui, en 1854, une lettre dudocteur Rae apprit qu’en 1850 les Esquimaux avaient rencontré surcette terre du roi Guillaume un détachement de quarante hommes,chassant le veau marin, voyageant sur la glace, traînant un bateau,maigris, hâves, exténués de fatigues et de douleurs. Et plus tard,ils découvraient trente cadavres sur le continent, et cinq sur uneîle voisine, les uns à demi enterrés, les autres abandonnés sanssépulture, ceux-ci sous un bateau renversé, ceux-là sous les débrisd’une tente, ici un officier, son télescope à l’épaule et son fusilchargé près de lui, plus loin des chaudières avec les restes d’unrepas horrible ! À ces nouvelles, l’Amirauté pria la Compagniede la baie d’Hudson d’envoyer ses agents les plus habiles sur lethéâtre de l’événement. Ils descendirent la rivière de Back jusqu’àson embouchure. Ils visitèrent les îles de Montréal, Maconochie,pointe Ogle. Mais rien ! Tous ces infortunés étaient morts demisère, morts de souffrance, morts de faim, en essayant deprolonger leur existence par les ressources épouvantables ducannibalisme ! Voilà ce qu’ils sont devenus le long de cetteroute du sud jonchée de leurs cadavres mutilés ! Ehbien ! voulez-vous encore marcher sur leurs traces ?

La voix vibrante, les gestes passionnés, la physionomie ardented’Hatteras, produisirent un effet indescriptible. L’équipage,surexcité par l’émotion en présence de ces terres funestes, s’écriatout d’une voix :

– Au nord ! au nord !

– Eh bien ! au nord ! le salut et la gloire sontlà ! au nord ! Le ciel se déclare pour nous ! levent change ! la passe est libre ! paré àvirer !

Les matelots se précipitèrent à leur poste de manœuvre ;les ice-streams se dégageaient peu à peu ; leForward évolua rapidement et se dirigea en forçant de vapeurvers le canal de Mac-Clintock.

Hatteras avait eu raison de compter sur une mer pluslibre ; il suivait en la remontant la route présumée deFranklin ; il longeait la côte orientale de la terre du Princede Galles, suffisamment déterminée alors, tandis que la riveopposée est encore inconnue. Évidemment la débâcle des glaces versle sud s’était faite par les pertuis de l’est, car ce détroitparaissait être entièrement dégagé ; aussi le Forwardfut-il en mesure de regagner le temps perdu ; il força devapeur, si bien que le 14 juin il dépassait la baie Osborne et lespoints extrêmes atteints dans les expéditions de 1851. Les glacesétaient encore nombreuses dans le détroit, mais la mer ne menaçaitplus de manquer à la quille du Forward.

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