En Route

En Route

de Joris-Karl Huysmans

Préface

Je n’aime ni les avant?propos, ni les préfaces et, autant que possible, je m’abstiens de faire devancer mes livres par d’inutiles phrases. Il me faut donc un motif sérieux, quelque chose comme un cas de légitime défense, pour me résoudre à dédicacer de ces quelques lignes cette nouvelle édition d’ en route. Ce motif le voici : depuis la mise en vente de ce volume, ma correspondance,déjà très développée par les discussions dont là?bas fut cause,s’est accrue de telle sorte que je me vois dans la nécessité ou de ne plus répondre aux lettres que je reçois, ou de renoncer à tout travail.

Ne pouvant me sacrifier cependant, pour satisfaire aux exigences de personnes inconnues dont la vie est sans doute moins occupée que la mienne, j’avais pris le parti de négliger les demandes de renseignements suscitées par la lecture d’ en route ; mais je n’ai pu persévérer dans cette délectable attitude, parce qu’elle menaçait de devenir odieuse, en certains cas.

Ils peuvent, en effet, se scinder en deux catégories, ces envois de lettres.

La première émane de simples curieux ; sous prétexte qu’ilss’intéressent à mon pauvre être, ceux?là veulent savoir un tas dechoses qui ne les regardent pas, prétendent s’immiscer dans monintérieur, se promener comme en un lieu public dans mon âme. Ici,pas de difficultés, je brûle ces épistoles et tout est dit. Mais iln’en est pas de même de la seconde catégorie de ces lettres.

Celle?là, de beaucoup la plus nombreuse, provient de genstourmentés par la grâce, se battant avec eux?mêmes, appelant etrepoussant, à la fois, une conversion ; elle procède souventaussi de dolentes mères réclamant pour la maladie ou pourl’inconduite de leurs enfants le secours de prières d’un cloître.Et tous me demandent de leur dire franchement si l’abbaye que j’aidécrite dans ce livre existe et me supplient, dans ce cas, de lesmettre en rapport avec elle ; tous me requièrent d’obtenir quele frère Siméon —en admettant que je ne l’aie pas inventé ou qu’ilsoit, ainsi que je l’ai raconté, un saint —leur vienne, par lavertu de ses puissantes oraisons, en aide.

C’est alors que, pour moi, la partie se gâte. N’ayant pas lecourage d’écarter de telles suppliques, je finis par écrire deuxbillets, l’un au signataire de la missive qui me parvint etl’autre, au couvent ; plus, quelquefois, si des points sont àpréciser, si des informations plus étendues sont nécessaires. Et,je le répète, ce rôle de truchement assidu entre des laïques et desmoines m’absorbe, m’empêche absolument de travailler.

Comment s’y prendre alors pour contenter les autres et ne pastrop se déplaire ? Je n’ai découvert que ce moyen, répondre enbloc, ici, une fois pour toutes, à ces braves gens.

En somme, les questions qui me sont le plus ordinairement poséesse résument en celles?ci :

—Nous avons vainement cherché, dans la nomenclature des Trappes,Notre?Dame?de?l’Atre ; elle ne se trouve sur aucun desannuaires monastiques ; l’avez?vous donc imaginée ? Puis: —le frère Siméon est?il un personnage fictif ou bien, si vousl’avez dessiné d’après nature, ne l’avez?vous pas exalté, canonisé,en quelque sorte, pour les besoins de votre livre ?Aujourd’hui que le bruit soulevé par en route s’est apaisé, jecrois pouvoir me départir de la réserve que j’avais toujoursobservée à propos de l’ascétère où vécut Durtal. Je le dis donc :la Trappe de Notre?Dame?de?l’Atre s’appelle, de son vrai nom, laTrappe de Notre?Dame?d’Igny, et elle est située près de Fismes,dans la Marne. Les descriptions que j’en rapportai sont exactes,les renseignements que je relate sur le genre de vie que l’on mènedans ce monastère sont authentiques ; les portraits des moinesque j’ai peints sont réels. Je me suis simplement borné, parconvenance, à changer les noms.

J’ajoute encore que l’historique de Notre?Dame?de?l’Atre, quifigure à la page 321 de cet ouvrage, s’applique de tous points àIgny. (p. 223, t. Ii présent ouvrage.) c’est elle, en effet, qui,après avoir été fondée en 1127 par saint Bernard, eut à sa tête devéritables saints, tels que les bienheureux Humbert, Guerric dontles reliques sont conservées dans une châsse sous le maître?autel,l’extraordinaire Monoculus que vénérait Louis VII.

Elle a langui, comme toutes ses soeurs, sous le régime de lacommende ; elle est morte pendant la Révolution, estressuscitée en 1875. Par les soins du cardinal?archevêque de Reims,une petite colonie de Cisterciens vint, à cet époque, deSainte?Marie?du?Désert, pour repeupler l’antique abbaye de saintBernard et renouer les liens de prières rompus par latourmente.

Quant au frère Siméon, j’ai pris de lui un portrait net et brut,sans enjolivements, une photographie sans retouches. Je ne l’ainullement exhaussé, nullement agrandi, ainsi qu’on semblel’insinuer, dans l’intérêt d’une cause. Je l’ai peint d’après laméthode naturaliste, tel qu’il est, ce bon saint ! Et je songeà ce doux, à ce pieux homme que je revis, il y a quelques joursencore. Il est maintenant si vieux, qu’il ne peut plus soigner sesporcs. On l’occupe à éplucher les légumes à la cuisine, mais lepère abbé l’autorise à aller rendre visite à ses anciensélèves ; et ils ne sont pas ingrats, ceux?là, car ils sedressent en de joyeuses clameurs lorsqu’il s’approche desbauges.

Lui, sourit de son sourire tranquille, grogne un instant aveceux, puis il retourne se terrer dans le mutisme bienfaisant ducloître ; mais quand ses supérieurs le délient, pour quelquesmoments, de la règle du silence, ce sont de brefs enseignements quecet élu nous donne.

Je cite celui?ci au hasard : un jour que le père abbé luirecommande de prier pour un malade, il répond : « Les prièresfaites par obéissance, ayant plus de vertu que les autres, je voussupplie, mon très révérend père, de m’indiquer celles que je doisdire. —eh bien, vous réciterez trois pater et trois ave, mon frère.»

Le vieux hoche la tête et comme l’abbé, un peu surpris,l’interroge, il avoue son scrupule. « Un seul pater et un seul ave,fait?il, bien proférés, avec ferveur, suffisent ; c’estmanquer de confiance que d’en dire plus. »

Et ce cénobite n’est pas du tout, ainsi que l’on serait tenté dele croire, une exception. Il y en a de pareils dans toutes lesTrappes et aussi dans d’autres ordres. J’en connais personnellementun autre qui me reporte, lorsqu’il m’est permis de l’aborder, autemps de saint François d’Assise. Celui?là vit, en extase, le chefceint comme d’une auréole, par un nimbe d’oiseaux.

Les hirondelles viennent nicher au?dessus de son grabat, dans laloge de frère?portier qu’il habite ; elles tournoient gaiementautour de lui et les toutes petites qui s’essaient à voler sereposent sur sa tête, sur ses bras, sur ses mains, tandis qu’ilcontinue de sourire, en priant.

Ces bêtes se rendent évidemment compte de cette sainteté qui lesaime et les protège, de cette candeur que, nous les hommes, nous neconcevons plus ; il est bien certain que, dans ce siècle destudieuse ignorance et d’idées basses, le frère Siméon et cefrère?portier paraissent invraisemblables ; pour ceux?ci, ilssont des idiots et pour ceux?là, des fous. La grandeur de cesconvers admirables, si vraiment humbles, si vraiment simples, leuréchappe ! Ils nous ramènent au moyen âge, et c’estheureux ; car il est indispensable que de telles âmesexistent, pour compenser les nôtres ; ils sont les oasisdivines d’ici?bas, les bonnes auberges où Dieu réside, alors qu’Ila vainement parcouru le désert des autres êtres.

N’en déplaise aux gens de lettres, ces personnages sont aussivéridiques que ceux qui se profilent dans mes précédentslivres ; ils vivent dans un monde que les écrivains profanesne connaissent pas, et voilà tout. Je n’ai donc rien exagérélorsque j’ai parlé dans ce volume de l’efficace de prières inouïdont disposent ces moines.

J’espère que mes correspondants seront satisfaits par la nettetéde ces réponses ; en tout cas, mon rôle d’intermédiaire peut,sans léser la charité, prendre fin, puisque maintenant le nom etl’adresse de ma Trappe sont connus.

Il ne me reste plus qu’à m’excuser auprès de dom Augustin, le t.R. P. Abbé de la Trappe de Notre?Dame?d’Igny, d’avoir ainsi enlevéle pseudonyme sous lequel je présentai, l’an dernier, au public,son monastère.

Je sais qu’il déteste le bruit, qu’il désire qu’on ne le mette,ni lui, ni les siens, en scène ; mais je sais aussi qu’ilm’aime bien et qu’il me pardonnera, en pensant que cetteindiscrétion peut être utile à beaucoup de pauvres âmes etm’assurer du même coup le moyen de travailler un peu à Paris, enpaix.

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