Joseph Balsamo – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

 Joseph Balsamo

Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Introduction

I. Le Mont-Tonnerre

Sur la rive gauche du Rhin, à quelques lieues de la ville impériale
de Worms, vers l’endroit où prend sa source la petite rivière de Selz, commencent
les premiers chaînons de plusieurs montagnes dont les croupes hérissées
paraissent s’enfuir vers le nord, comme un troupeau de buffles effrayés qui
disparaîtrait dans la brume.

Ces montagnes qui, dès leur talus, dominent déjà un pays à
peu près désert, et qui semblent former un cortège à la plus haute d’entre elles,
portent chacune un nom expressif qui désigne une forme ou rappelle une
tradition : l’une est la Chaise du Roi, l’autre la Pierre des Eglantiers,
celle-ci le Roc des Faucons, celle-là la Crête du Serpent.

La plus élevée de toutes, celle qui s’élance le plus haut
vers le ciel, ceignant son front granitique d’une couronne de ruines, est le
Mont-Tonnerre.

Quand le soir épaissit l’ombre des chênes, quand les derniers
rayons du soleil viennent dorer en mourant les hauts pitons de cette famille de
géants, on dirait alors que le silence descend peu à peu de ces sublimes degrés
du ciel jusqu’à la plaine, et qu’un bras invisible et puissant développe de
leurs flancs, pour l’étendre sur le monde fatigué par les bruits et les travaux
de la journée, ce long voile bleuâtre au fond duquel scintillent les étoiles.
Alors tout passe insensiblement de la veille au sommeil. Tout s’endort sur la
terre et dans l’air.

Seule au milieu de ce silence, la petite rivière dont nous
avons déjà parlé, le Selzbach, comme on l’appelle dans le pays,poursuit son
cours mystérieux sous les sapins de la rive ; et quoique ni jour ni nuit
ne l’arrêtent, car il faut qu’elle se jette dans le Rhin qui est son éternité à
elle, quoique rien ne l’arrête, disons-nous, le sable de son lit est si frais,
ses roseaux sont si flexibles, ses roches si bien ouatées de mousses et de
saxifrages, que pas un de ses flots ne bruit de Morsheim, où elle commence,
jusqu’à Freiwenheim, où elle finit.

Un peu au-dessus de sa source, entre Albishein et Kircheim-Poland,
une route sinueuse creusée entre deux parois abruptes et sillonnée de profondes
ornières conduit à Danenfels. Au delà de Danenfels la route devient un sentier,
puis le sentier lui-même diminue, s’efface, se perd, et l’œil cherche en vain
autre chose sur le sol que la pente immense du Mont-Tonnerre, dont le
mystérieux sommet, visité si souvent par le feu du Seigneur, qui lui a donné
son nom, se dérobe derrière une ceinture d’arbres verts, comme derrière un mur
impénétrable. En effet, une fois arrivé sous ces arbres touffus comme les
chênes de l’antique Dodone, le voyageur peut continuer son chemin sans être
aperçu de la plaine, même en plein jour, et son cheval fût-il plus ruisselant
de grelots qu’une mule espagnole, on n’entendra point le bruit de ses grelots ;
fût-il caparaçonné de velours et d’or comme un cheval d’empereur,pas un rayon
d’or ou de pourpre ne percera le feuillage, tant l’épaisseur de la forêt
étouffe le bruit, tant l’obscurité de son ombre éteint les couleurs.

Aujourd’hui encore que les montagnes les plus élevées sont
devenues de simples observatoires, aujourd’hui encore que les légendes les plus
poétiquement terribles n’éveillent qu’un sourire de doute sur les lèvres du
voyageur, aujourd’hui encore cette solitude effraie et rend si vénérable cette
partie de la contrée, que quelques maisons de chétive apparence,sentinelles
perdues des villages voisins, ont seules apparu, à distance de cette ceinture
magique, pour témoigner de la présence de l’homme dans ce pays.

Ceux qui habitent ces maisons égarées dans la solitude sont
des meuniers qui laissent gaiement la rivière broyer leur blé dont ils vont
porter la farine à Rockenhausen et à Alzey, ou des bergers qui, en menant
paître leurs troupeaux dans la montagne, tressaillent parfois, eux et leurs
chiens, au bruit de quelque sapin séculaire qui tombe de vieillesse dans les
profondeurs inconnues de la forêt.

Car les souvenirs du pays sont lugubres, nous l’avons déjà
dit, et le sentier qui se perd au delà de Danenfels, au milieu des bruyères de
la montagne, n’a pas toujours, disent les plus braves, conduit d’honnêtes
chrétiens au port de leur salut.

Peut-être même quelqu’un d’entre ses habitants d’aujourd’hui
a-t-il entendu raconter autrefois à son père ou à son aïeul ce que nous allons
essayer de raconter nous-mêmes aujourd’hui.

Le 6 mai 1770, à l’heure où les eaux du grand fleuve se teignent
d’un reflet blanc irisé de rose, c’est-à-dire au moment où, pour tout le Rhingau,
le soleil descend derrière l’aiguille de la cathédrale de Strasbourg, qui la
coupe en deux hémisphères de feu, un homme qui venait de Mayence,après avoir
traversé Alzey et Kircheim-Poland, apparut au delà du village de Danenfels,
suivit le sentier, tant que le sentier fut visible, puis, lorsque toute trace
de chemin fut effacée, descendant de son cheval et le prenant parla bride, il
alla sans hésitation l’attacher au premier sapin de la redoutable forêt.

L’animal hennit avec inquiétude, et la forêt sembla tressaillir
à ce bruit inaccoutumé.

– Bien ! bien ! murmura le voyageur ;
calme-toi, mon bon Djérid. Voici douze lieues faites, et toi, du moins, tu es
arrivé au terme de ta course.

Et le voyageur essaya de percer avec le regard la profondeur
du feuillage ; mais déjà les ombres étaient si opaques, qu’on ne
distinguait que des masses noires se découpant sur d’autres masses d’un noir
plus épais.

Cet examen infructueux achevé, le voyageur se retourna vers
l’animal, dont le nom arabe indiquait à la fois l’origine et la vélocité, et,
prenant à deux mains le bas de sa tête, il approcha de sa bouche ses naseaux fumants.

– Adieu, mon brave cheval, dit-il, si je ne te retrouve pas,
adieu.

Et ces mots furent accompagnés d’un regard rapide que le
voyageur promena autour de lui, comme s’il eût redouté ou désiré d’être
entendu.

Le cheval secoua sa crinière soyeuse, frappa du pied la
terre et hennit de ce hennissement qu’il devait, dans le désert,faire entendre
à l’approche du lion.

Le voyageur, cette fois, se contenta de secouer la tête de
haut en bas avec un sourire, comme s’il eût voulu dire :

– Tu ne te trompes pas, Djérid, le danger est bien ici.

Mais alors, décidé sans doute d’avance à ne pas combattre ce
danger, l’aventureux inconnu tira de ses arçons deux beaux pistolets aux canons
ciselés et à la crosse de vermeil, puis avec le tire-bourre de leur baguette,
il les déchargea l’un après l’autre, en extirpant la bourre et la balle, puis
enfin il sema la poudre sur le gazon.

Cette opération terminée, il remit les pistolets dans les fontes.

Ce n’est pas tout.

Le voyageur portait à sa ceinture une épée à poignée d’acier ;
il déboucla le ceinturon, le roula autour de l’épée, passa le tout sous la
selle, l’assujettit avec l’étrier, de façon à ce que la pointe de l’épée
correspondît à l’aine du cheval et la poignée à l’épaule.

Enfin, ces formalités étranges accomplies, le voyageur secoua
ses bottes poudreuses, ôta ses gants, fouilla dans ses poches, et y ayant trouvé
une paire de petits ciseaux et un canif à manche d’écaille, il les jeta l’un
après l’autre par-dessus son épaule, sans même regarder où ils allaient tomber.

Cela fait, après avoir passé une dernière fois la main sur
la croupe de Djérid, après avoir respiré, comme pour donner à sa poitrine tout
le degré de dilatation qu’elle pouvait acquérir, le voyageur chercha inutilement
un sentier quelconque, et n’en voyant point, il entra au hasard dans la forêt.

C’est le moment, nous le croyons, de donner à nos lecteurs
une idée exacte du voyageur que nous venons de faire apparaître à leurs yeux,
et qui est destiné à jouer un rôle important dans le cours de notre histoire.

Celui qui après être descendu de cheval venait de s’aventurer
si hardiment dans la forêt, paraissait être un homme de trente à trente-deux
ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, mais si admirablement pris, qu’on
sentait circuler tout à la fois la force et l’adresse dans ses membres souples
et nerveux. Il était vêtu d’une espèce de redingote de voyage de velours noir à
boutonnières d’or ; les deux bouts d’une veste brodée apparaissaient
au-dessous des derniers boutons de cette redingote, et une culotte de peau
collante dessinait des jambes qui eussent pu servir de modèle à un statuaire,
et dont l’on devinait la forme élégante à travers des bottes de cuir verni.

Quant à son visage, qui avait toute la mobilité des types
méridionaux, c’était un singulier mélange de force et de finesse : son
regard, qui pouvait exprimer tous les sentiments, semblait,lorsqu’il s’arrêtait
sur quelqu’un, plonger dans celui sur lequel il s’arrêtait deux rayons de
lumière destinés à éclairer jusqu’à son âme. Ses joues brunes avaient été, cela
se voyait tout d’abord, hâlées par les rayons d’un soleil plus brûlant que le
notre. Enfin, une bouche grande, mais belle de forme, s’ouvrait pour laisser
voir un double rang de dents magnifiques que la haleur du teint faisait
paraître plus blanches encore. Le pied était long, mais fin ;la main
était petite, mais nerveuse.

À peine celui dont nous venons de tracer le portrait eut-il
fait dix pas au milieu des noirs sapins, qu’il entendit de rapides piétinements
vers l’endroit où il avait laissé son cheval. Son premier mouvement, mouvement
sur l’intention duquel il n’y avait point à se tromper, fut de retourner sur
ses pas ; mais il se retint. Cependant, ne pouvant résister au désir de
savoir ce qu’était devenu Djérid, il se haussa sur la pointe des pieds, dardant
son regard par une éclaircie ; entraîné par une main invisible qui avait
dénoué sa bride, Djérid avait déjà disparu.

Le front de l’inconnu se plissa légèrement, et quelque chose
comme un sourire crispa ses joues pleines et ses lèvres ciselées à fines
arêtes.

Puis il continua son chemin vers le centre de la forêt.

Pendant quelques pas encore, le crépuscule extérieur pénétrant
à travers les arbres guida sa marche ; mais bientôt ce faible reflet
venant à lui manquer, il se trouva dans une nuit tellement épaisse que, cessant
de voir où il mettait le pied et craignant sans doute de s’égarer,il s’arrêta.

– Je suis bien venu jusqu’à Danenfels, dit-il tout haut, car
de Mayence à Danenfels il y a une route ; j’ai bien été de Danenfels à la
Bruyère-Noire, parce que de Danenfels à la Bruyère-Noire il y a un
sentier ; je suis bien venu de la Bruyère-Noire ici, quoiqu’il n’y eût ni
route ni sentier, car j’apercevais la forêt ; mais ici, je suis forcé de m’arrêter :
je n’y vois plus.

À peine ces mots étaient-ils prononcés dans un dialecte
moitié français, moitié sicilien, qu’une lumière jaillit subitement à cinquante
pas à peu près du voyageur.

– Merci, dit-il ; maintenant que cette lumière marche,
je la suivrai.

Aussitôt la lumière marcha sans oscillation, sans secousse,
avançant d’un mouvement égal, comme glissent sur nos théâtres ces flammes fantastiques
dont la marche est réglée par le machiniste et le metteur en scène.

Le voyageur fit encore cent pas à peu près, puis il crut entendre
comme un souffle à son oreille.

Il tressaillit.

– Ne te retourne pas, dit une voix à droite, ou tu es
mort !

– Bien, répondit sans sourciller l’impassible voyageur.

– Ne parle pas, dit une voix à gauche, ou tu es mort !

Le voyageur s’inclina sans parler.

– Mais si tu as peur, articula une troisième voix qui, pareille
à celle du père d’ Hamlet, semblait sortir des entrailles de la terre, si tu as
peur, reprends le chemin de la plaine, cela signifiera que tu renonces, et on
te laissera retourner d’où tu viens.

Le voyageur se contenta de faire un geste de la main, et
continua sa route.

La nuit était si sombre et la forêt si épaisse, que, malgré
la lueur qui le guidait, le voyageur n’avançait qu’en trébuchant.Durant une
heure à peu près, la flamme marcha, et le voyageur la suivit sans faire
entendre un murmure, sans donner un signe de crainte.

Tout à coup elle disparut.

Le voyageur était hors de la forêt. Il leva les yeux ;
à travers le sombre azur du ciel scintillaient quelques étoiles.

Il continua de marcher en avant dans la direction où avait
disparu la lumière, mais bientôt il vit surgir devant lui une ruine, spectre d’un
vieux château.

En même temps son pied heurta des décombres.

Aussitôt un objet glacé se colla sur ses tempes et mura ses
yeux. Dès lors il ne vit plus même les ténèbres.

Un bandeau de linge mouillé emprisonnait sa tête. C’était
chose convenue sans doute, c’était au moins chose à laquelle il s’attendait,
car il ne fit aucun effort pour enlever ce bandeau. Seulement il étendit
silencieusement la main comme fait un aveugle qui réclame un guide.

Ce geste fut compris, car à l’instant même une main froide,
aride, osseuse, se cramponna aux doigts du voyageur.

Il reconnut que c’était la main décharnée d’un
squelette ; mais si cette main eût été douée du sentiment,elle eût, de
son côté, reconnu que la sienne ne tremblait pas.

Alors le voyageur se sentit rapidement entraîné pendant l’espace
de cent toises.

Soudain la main quitta la sienne, le bandeau s’envola de son
front, et l’inconnu s’arrêta : il était arrivé au sommet du Mont-Tonnerre.

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