La Vendetta

La Vendetta

d’ Honoré de Balzac

DÉDIÉ À PUTTINATI,

SCULPTEUR MILANAIS.

En 1800, vers la fin du mois d’octobre, un étranger, suivi d’une femme et d’une petite fille, arriva devant les Tuileries à Paris,et se tint assez long-temps auprès des décombres d’une maison récemment démolie, à l’endroit où s’élève aujourd’hui l’aile commencée qui devait unir le château de Catherine de Médicis au Louvre des Valois. Il resta là, debout, les bras croisés, la tête inclinée et la relevait parfois pour regarder alternativement le palais consulaire, et sa femme assise auprès de lui sur une pierre.Quoique l’inconnue parût ne s’occuper que de la petite fille âgée de neuf à dix ans dont les longs cheveux noirs étaient comme un amusement entre ses mains, elle ne perdait aucun des regards que lui adressait son compagnon. Un même sentiment, autre que l’amour,unissait ces deux êtres, et animait d’une même inquiétude leurs mouvements et leurs pensées. La misère est peut-être le plus puissant de tous les liens. Cette petite fille semblait être le dernier fruit de leur union. L’étranger avait une de ces têtes abondantes en cheveux, larges et graves, qui se sont souvent offertes au pinceau des Carraches. Ces cheveux si noirs étaient mélangés d’une grande quantité de cheveux blancs. Quoique nobles et fiers, ses traits avaient un ton de dureté qui les gâtait. Malgré sa force et sa taille droite, il paraissait avoir plus de soixante ans. Ses vêtements délabrés annonçaient qu’il venait d’un pays étranger. Quoique la figure jadis belle et alors flétrie de la femme trahît une tristesse profonde, quand son mari la regardait elle s’efforçait de sourire en affectant une contenance calme. La petite fille restait debout, malgré la fatigue dont les marques frappaient son jeune visage hâlé par le soleil. Elle avait une tournure italienne, de grands yeux noirs sous des sourcils bienarqués, une noblesse native, une grâce vraie. Plus d’un passant sesentait ému au seul aspect de ce groupe dont les personnages nefaisaient aucun effort pour cacher un désespoir aussi profond quel’expression en était simple&|160;; mais la source de cettefugitive obligeance qui distingue les Parisiens se tarissaitpromptement. Aussitôt que l’inconnu se croyait l’objet del’attention de quelque oisif, il le regardait d’un air si farouche,que le flâneur le plus intrépide hâtait le pas comme s’il eûtmarché sur un serpent. Après être demeuré long-temps indécis, toutà coup le grand étranger passa la main sur son front, il en chassa,pour ainsi dire, les pensées qui l’avaient sillonné de rides, etprit sans doute un parti désespéré. Après avoir jeté un regardperçant sur sa femme et sur sa fille, il tira de sa veste un longpoignard, le tendit à sa compagne, et lui dit en italien&|160;: –Je vais voir si les Bonaparte se souviennent de nous. Et il marchad’un pas lent et assuré vers l’entrée du palais, où il futnaturellement arrêté par un soldat de la garde consulaire aveclequel il ne put long-temps discuter. En s’apercevant del’obstination de l’inconnu, la sentinelle lui présenta sabaïonnette en manière d’ultimatum. Le hasard voulut quel’on vînt en ce moment relever le soldat de sa faction, et lecaporal indiqua fort obligeamment à l’étranger l’endroit où setenait le commandant du poste.

–&|160;Faites savoir à Bonaparte que Bartholoméo di Piombovoudrait lui parler, dit l’Italien au capitaine de service.

Cet officier eut beau représenter à Bartholoméo qu’on ne voyaitpas le premier consul sans lui avoir préalablement demandé parécrit une audience, l’étranger voulut absolument que le militaireallât prévenir Bonaparte. L’officier objecta les lois de laconsigne, et refusa formellement d’obtempérer à l’ordre de cesingulier solliciteur. Bartholoméo fronça le sourcil, jeta sur lecommandant un regard terrible, et sembla le rendre responsable desmalheurs que ce refus pouvait occasionner&|160;; puis, il garda lesilence, se croisa fortement les bras sur la poitrine, et alla seplacer sous le portique qui sert de communication entre la cour etle jardin des Tuileries. Les gens qui veulent fortement une chosesont presque toujours bien servis par le hasard. Au moment oùBartholoméo di Piombo s’asseyait sur une des bornes qui sont auprèsde l’entrée des Tuileries, il arriva une voiture d’où descenditLucien Bonaparte, alors ministre de l’intérieur.

–&|160;Ah&|160;! Loucian, il est bien heureux pour moi de terencontrer, s’écria l’étranger.

Ces mots, prononcés en patois corse, arrêtèrent Lucien au momentoù il s’élançait sous la voûte, il regarda son compatriote et lereconnut. Au premier mot que Bartholoméo lui dit à l’oreille, ilemmena le Corse avec lui chez Bonaparte. Murat, Lannes, Rapp setrouvaient dans le cabinet du premier consul. En voyant entrerLucien, suivi d’un homme aussi singulier que l’était Piombo, laconversation cessa. Lucien prit Napoléon par la main et leconduisit dans l’embrasure de la croisée. Après avoir échangéquelques paroles avec son frère, le premier consul fit un geste demain auquel obéirent Murat et Lannes en s’en allant. Rapp feignitde n’avoir rien vu, afin de pouvoir rester. Bonaparte l’ayantinterpellé vivement, l’aide-de-camp sortit en rechignant. Lepremier consul, qui entendit le bruit des pas de Rapp dans le salonvoisin, sortit brusquement et le vit près du mur qui séparait lecabinet du salon.

–&|160;Tu ne veux donc pas me comprendre&|160;? dit le premierconsul. J’ai besoin d’être seul avec mon compatriote.

–&|160;Un Corse, répondit l’aide-de-camp. Je me défie trop deces gens-là pour ne pas…

Le premier consul ne put s’empêcher de sourire, et poussalégèrement son fidèle officier par les épaules.

–&|160;Eh bien, que viens-tu faire ici, mon pauvreBartholoméo&|160;? dit le premier consul à Piombo.

–&|160;Te demander asile et protection, si tu es un vrai Corse,répondit Bartholoméo d’un ton brusque.

–&|160;Quel malheur a pu te chasser du pays&|160;? Tu en étaisle plus riche, le plus…

–&|160;J’ai tué tous les Porta, répliqua le Corse d’un son devoix profond en fronçant les sourcils.

Le premier consul fit deux pas en arrière comme un hommesurpris.

–&|160;Vas-tu me trahir&|160;? s’écria Bartholoméo en jetant unregard sombre à Bonaparte. Sais-tu que nous sommes encore quatrePiombo en Corse&|160;?

Lucien prit le bras de son compatriote, et le secoua.

–&|160;Viens-tu donc ici pour menacer le sauveur de laFrance&|160;? lui dit-il vivement Bonaparte fit un signe à Lucien,qui se tut. Puis il regarda Piombo, et lui dit&|160;: – Pourquoidonc as-tu tué les Porta&|160;?

–&|160;Nous avions fait amitié, répondit-il, les Barbanti nousavaient réconciliés. Le lendemain du jour où nous trinquâmes pournoyer nos querelles, je les quittai parce que j’avais affaire àBastia. Ils restèrent chez moi, et mirent le feu à ma vigne deLongone. Ils ont tué mon fils Grégorio. Ma fille Ginevra et mafemme leur ont échappé&|160;; elles avaient communié le matin, laVierge les a protégées. Quand je revins, je ne trouvai plus mamaison, je la cherchais les pieds dans ses cendres. Tout à coup jeheurtai le corps de Grégorio, que je reconnus à la lueur de lalune. – Oh&|160;! les Porta ont fait le coup&|160;! me dis-je.J’allai sur-le-champ dans lesMâquis, j’y rassemblaiquelques hommes auxquels j’avais rendu service, entends-tu,Bonaparte&|160;? et nous marchâmes sur la vigne des Porta. Noussommes arrivés à cinq heures du matin, à sept ils étaient tousdevant Dieu. Giacomo prétend qu’Élisa Vanni a sauvé un enfant, lepetit Luigi&|160;; mais je l’avais attaché moi-même dans son litavant de mettre le feu à la maison. J’ai quitté l’île avec ma femmeet ma fille, sans avoir pu vérifier s’il était vrai que Luigi Portavécût encore.

Bonaparte regardait Bartholoméo avec curiosité, mais sansétonnement.

–&|160;Combien étaient-ils&|160;? demanda Lucien.

–&|160;Sept, répondit Piombo. Ils ont été vos persécuteurs dansles temps, leur dit-il. Ces mots ne réveillèrent aucune expressionde haine chez les deux frères. – Ah&|160;! vous n’êtes plus Corses,s’écria Bartholoméo avec une sorte de désespoir. Adieu. Autrefoisje vous ai protégés, ajouta-t-il d’un ton de reproche. Sans moi, tamère ne serait pas arrivée à Marseille, dit-il en s’adressant àBonaparte qui restait pensif le coude appuyé sur le manteau de lacheminée.

–&|160;En conscience, Piombo, répondit Napoléon, je ne puis paste prendre sous mon aile. Je suis devenu le chef d’une grandenation, je commande la république, et dois faire exécuter leslois.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! dit Bartholoméo.

–&|160;Mais je puis fermer les yeux, reprit Bonaparte. Lepréjugé de la&|160;Vendetta&|160;empêchera long-temps lerègne des lois en Corse, ajouta-t-il en se parlant à lui-même. Ilfaut cependant le détruire à tout prix.

Bonaparte resta un moment silencieux, et Lucien fit signe àPiombo de ne rien dire. Le Corse agitait déjà la tête de droite etde gauche d’un air improbateur.

–&|160;Demeure ici, reprit le consul en s’adressant àBartholoméo, nous n’en saurons rien. Je ferai acheter tespropriétés afin de te donner d’abord les moyens de vivre. Puis,dans quelque temps, plus tard, nous penserons à toi. Mais plusde&|160;Vendetta&|160;!&|160;Il n’y a pas de mâquis ici.Si tu y joues du poignard, il n’y aurait pas de grâce à espérer.Ici la loi protège tous les citoyens, et l’on ne se fait pasjustice soi-même.

–&|160;Il s’est fait le chef d’un singulier pays, réponditBartholoméo en prenant la main de Lucien et la serrant. Mais vousme reconnaissez dans le malheur, ce sera maintenant entre nous à lavie à la mort, et vous pouvez disposer de tous les Piombo.

À ces mots, le front du Corse se dérida, et il regarda autour delui avec satisfaction.

–&|160;Vous n’êtes pas mal ici, dit-il souriant, comme s’ilvoulait y loger. Et tu es habillé tout en rouge comme uncardinal.

–&|160;Il ne tiendra qu’à toi de parvenir et d’avoir un palais àParis, dit Bonaparte qui toisait son compatriote. Il m’arriveraplus d’une fois de regarder autour de moi pour chercher un amidévoué auquel je puisse me confier.

Un soupir de joie sortit de la vaste poitrine de Piombo quitendit la main au premier consul en lui disant&|160;: – Il y aencore du Corse en toi&|160;!

Bonaparte sourit. Il regarda silencieusement cet homme, qui luiapportait en quelque sorte l’air de sa patrie, de cette île oùnaguère il avait été sauvé si miraculeusement de la hainedu&|160;parti anglais, et qu’il ne devait plus revoir. Ilfit un signe à son frère, qui emmena Bartholoméo di Piombo. Luciens’enquit avec intérêt de la situation financière de l’ancienprotecteur de leur famille. Piombo amena le ministre de l’intérieurauprès d’une fenêtre, et lui montra sa femme et Ginevra, assisestoutes deux sur un tas de pierres.

–&|160;Nous sommes venus de Fontainebleau ici à pied, et nousn’avons pas une obole, lui dit-il.

Lucien donna sa bourse à son compatriote et lui recommanda devenir le trouver le lendemain afin d’aviser aux moyens d’assurer lesort de sa famille. La valeur de tous les biens que Piombopossédait en Corse ne pouvait guère le faire vivre honorablement àParis.

Quinze ans s’écoulèrent entre l’arrivée de la famille Piombo àParis et l’aventure suivante, qui, sans le récit de ces événements,eût été moins intelligible.

Servin, l’un de nos artistes les plus distingués, conçut lepremier l’idée d’ouvrir un atelier pour les jeunes personnes quiveulent prendre des leçons de peinture. Âgé d’une quarantained’années, de mœurs pures et entièrement livré à son art, il avaitépousé par inclination la fille d’un général sans fortune. Lesmères conduisirent d’abord elles-mêmes leurs filles chez leprofesseur&|160;; puis elles finirent par les y envoyer quand elleseurent bien connu ses principes et apprécié le soin qu’il mettait àmériter la confiance. Il était entré dans le plan du peintre den’accepter pour écolières que des demoiselles appartenant à desfamilles riches ou considérées afin de n’avoir pas de reproches àsubir sur la composition de son atelier&|160;; il se refusait mêmeà prendre les jeunes filles qui voulaient devenir artistes etauxquelles il aurait fallu donner certains enseignements sanslesquels il n’est pas de talent possible en peinture.Insensiblement sa prudence, la supériorité avec lesquelles ilinitiait ses élèves aux secrets de l’art, la certitude où les mèresétaient de savoir leurs filles en compagnie de jeunes personnesbien élevées et la sécurité qu’inspiraient le caractère, les mœurs,le mariage de l’artiste, lui valurent dans les salons uneexcellente renommée. Quand une jeune fille manifestait le désird’apprendre à peindre ou à dessiner, et que sa mère demandaitconseil&|160;: – Envoyez-la chez Servin&|160;! était la réponse dechacun. Servin devint donc pour la peinture féminine unespécialité, comme Herbault pour les chapeaux, Leroy pour les modeset Chevet pour les comestibles. Il était reconnu qu’une jeune femmequi avait pris des leçons chez Servin pouvait juger en dernierressort les tableaux du Musée, faire supérieurement un portrait,copier une toile et peindre son tableau de genre. Cet artistesuffisait ainsi à tous les besoins de l’aristocratie. Malgré lesrapports qu’il avait avec les meilleures maisons de Paris, il étaitindépendant, patriote, et conservait avec tout le monde ce tonléger, spirituel, parfois ironique, cette liberté de jugement quidistinguent les peintres. Il avait poussé le scrupule de sesprécautions jusque dans l’ordonnance du local où étudiaient sesécolières. L’entrée du grenier qui régnait au-dessus de sesappartements avait été murée. Pour parvenir à cette retraite, aussisacrée qu’un harem, il fallait monter par un escalier pratiqué dansl’intérieur de son logement. L’atelier, qui occupait tout le comblede la maison, offrait ces proportions énormes qui surprennenttoujours les curieux quand, arrivés à soixante pieds du sol, ilss’attendent à voir les artistes logés dans une gouttière. Cetteespèce de galerie était profusément éclairée par d’immenses châssisvitrés et garnis de ces grandes toiles vertes à l’aide desquellesles peintres disposent de la lumière. Une foule de caricatures, detêtes faites au trait, avec de la couleur ou la pointe d’uncouteau, sur les murailles peintes en gris foncé, prouvaient, saufla différence de l’expression, que les filles les plus distinguéesont dans l’esprit autant de folie que les hommes peuvent en avoir.Un petit poêle et ses grands tuyaux, qui décrivaient un effroyablezigzag avant d’atteindre les hautes régions du toit, étaientl’infaillible ornement de cet atelier. Une planche régnait autourdes murs et soutenait des modèles en plâtre qui gisaientconfusément placés, la plupart couverts d’une blonde poussière.Au-dessous de ce rayon, ça et là, une tête de Niobé pendue à unclou montrait sa pose de douleur, une Vénus souriait, une main seprésentait brusquement aux yeux comme celle d’un pauvre demandantl’aumône, puis quelque&|160;écorchés&|160;jaunis par lafumée avaient l’air de membres arrachés la veille à descercueils&|160;; enfin des tableaux, des dessins, des mannequins,des cadres sans toiles et des toiles sans cadres achevaient dedonner à cette pièce irrégulière la physionomie d’un atelier quedistingue un singulier mélange d’ornement et de nudité, de misèreet de richesse, de soin et d’incurie. Cet immense vaisseau, où toutparaît petit même l’homme, sent la coulisse d’opéra&|160;; il s’ytrouve de vieux linges, des armures dorées, des lambeaux d’étoffe,des machines&|160;; mais il y a je ne sais quoi de grand comme lapensée&|160;: le génie et la mort sont là&|160;; la Diane oul’Apollon auprès d’un crâne ou d’un squelette, le beau et ledésordre, la poésie et la réalité, de riches couleurs dans l’ombre,et souvent tout un drame immobile et silencieux. Quel symbole d’unetête d’artiste&|160;!

Au moment où commence cette histoire, le brillant soleil du moisde juillet illuminait l’atelier, et deux rayons le traversaientdans sa profondeur en y traçant de larges bandes d’or diaphanes oùbrillaient des grains de poussière. Une douzaine de chevaletsélevaient leurs flèches aiguës, semblables à des mâts de vaisseaudans un port. Plusieurs jeunes filles animaient cette scène par lavariété de leurs physionomies, de leurs attitudes, et par ladifférence de leurs toilettes. Les fortes ombres que jetaient lesserges vertes, placées suivant les besoins de chaque chevalet,produisaient une multitude de contrastes, de piquants effets declair-obscur. Ce groupe formait le plus beau de tous les tableauxde l’atelier. Une jeune fille blonde et mise simplement se tenaitloin de ses compagnes, travaillait avec courage en paraissantprévoir le malheur&|160;; nulle ne la regardait, ne lui adressaitla parole&|160;: elle était la plus jolie, la plus modeste et lamoins riche. Deux groupes principaux, séparés l’un de l’autre parune faible distance, indiquaient deux sociétés, deux esprits jusquedans cet atelier où les rangs et la fortune auraient dû s’oublier.Assises ou debout, ces jeunes filles, entourées de leurs boîtes àcouleurs, jouant avec leurs pinceaux ou les préparant, maniantleurs éclatantes palettes, peignant, parlant, riant, chantant,abandonnées à leur naturel, laissant voir leur caractère,composaient un spectacle inconnu aux hommes&|160;: celle-ci, fière,hautaine, capricieuse, aux cheveux noirs, aux belles mains, lançaitau hasard la flamme de ses regards&|160;; celle-là, insouciante etgaie, le sourire sur les lèvres, les cheveux châtains, les mainsblanches et délicates, vierge française, légère, sansarrière-pensée, vivant de sa vie actuelle&|160;; une autre,rêveuse, mélancolique, pâle, penchant la tête comme une fleur quitombe&|160;; sa voisine, au contraire, grande, indolente, auxhabitudes musulmanes, l’œil long, noir, humide&|160;; parlant peu,mais songeant et regardant à la dérobée la tête d’Antinoüs. Aumilieu d’elles, comme le&|160;jocoso&|160;d’une pièceespagnole, pleine d’esprit et de saillies épigrammatiques, unefille les espionnait toutes d’un seul coup d’œil, les faisait rireet levait sans cesse sa figure trop vive pour n’être pasjolie&|160;; elle commandait au premier groupe des écolières quicomprenait les filles de banquier, de notaire et denégociant&|160;; toutes riches, mais essuyant toutes les dédainsimperceptibles quoique poignants que leur prodiguaient les autresjeunes personnes appartenant à l’aristocratie. Celles-ci étaientgouvernées par la fille d’un huissier du cabinet du roi, petitecréature aussi sotte que vaine, et fière d’avoir pour père unhomme&|160;ayant une charge&|160;à la cour&|160;; ellevoulait toujours paraître avoir compris du premier coup lesobservations du maître, et semblait travailler par grâce&|160;;elle se servait d’un lorgnon, ne venait que très parée, tard, etsuppliait ses compagnes de parler bas. Dans ce second groupe, oneût remarqué des tailles délicieuses, des figuresdistinguées&|160;; mais les regards de ces jeunes filles offraientpeu de naïveté. Si leurs attitudes étaient élégantes et leursmouvements gracieux, les figures manquaient de franchise, et l’ondevinait facilement qu’elles appartenaient à un monde où lapolitesse façonne de bonne heure les caractères, où l’abus desjouissances sociales tue les sentiments et développe l’égoïsme.Lorsque cette réunion était complète, il se trouvait dans le nombrede ces jeunes filles des têtes enfantines, des vierges d’une puretéravissante, des visages dont la bouche légèrement entr’ouvertelaissait voir des dents vierges, et sur laquelle errait un sourirede vierge. L’atelier ne ressemblait pas alors à un sérail, mais àun groupe d’anges assis sur un nuage dans le ciel.

Il était environ midi, Servin n’avait pas encore paru, sesécolières savaient qu’il achevait un tableau pour l’exposition.Depuis quelques jours, la plupart du temps il restait à un atelierqu’il avait ailleurs. Tout à coup, mademoiselle Amélie Thirion,chef du parti aristocratique de cette petite assemblée, parlalong-temps à sa voisine, et il se fit un grand silence dans legroupe des patriciennes. Le parti de la banque, étonné, se tutégalement, et tâcha de deviner le sujet d’une semblable conférence.Le secret des jeunes&|160;ultrà&|160;fut bientôt connu.Amélie se leva, prit à quelques pas d’elle un chevalet qu’elle allaplacer à une assez grande distance du noble groupe, près d’unecloison grossière qui séparait l’atelier d’un cabinet obscur oùl’on jetait les plâtres brisés, les toiles condamnées par leprofesseur, et où se mettait la provision de bois en hiver.L’action d’Amélie devait être bien hardie, car elle excita unmurmure de surprise. La jeune élégante n’en tint compte, et achevad’opérer le déménagement de sa compagne absente en roulant vivementprès du chevalet la boîte à couleurs et le tabouret, enfin tout,jusqu’à un tableau de Prudhon que copiait l’élève en retard. Cecoup d’état excita une stupéfaction générale. Si le côté droit semit à travailler silencieusement, le côté gauche péroralonguement.

–&|160;Que va dire mademoiselle Piombo, demanda une jeune filleà mademoiselle Mathilde Roguin, l’oracle malicieux du premiergroupe.

–&|160;Elle n’est pas fille à parler, répondit-elle&|160;; maisdans cinquante ans elle se souviendra de cette injure comme si ellel’avait reçue la veille, et saura s’en venger cruellement. C’estune personne avec laquelle je ne voudrais pas être en guerre.

–&|160;La proscription dont la frappent ces demoiselles estd’autant plus injuste, dit une autre jeune fille, qu’avant-hiermademoiselle Ginevra était fort triste&|160;; son père venait,dit-on, de donner sa démission. Ce serait donc ajouter à sonmalheur, tandis qu’elle a été fort bonne pour ces demoisellespendant les Cent-Jours. Leur a-t-elle jamais dit une parole qui pûtles blesser&|160;? Elle évitait au contraire de parler politique.Mais nos Ultras paraissent agir plutôt par jalousie que par espritde parti.

–&|160;J’ai envie d’aller chercher le chevalet de mademoisellePiombo, et de le mettre auprès du mien, dit Mathilde Roguin. Ellese leva, mais une réflexion la fit rasseoir&|160;: – Avec uncaractère comme celui de mademoiselle Ginevra, dit-elle, on ne peutpas savoir de quelle manière elle prendrait notre politesse,attendons l’événement.

–&|160;Eccola, dit languissamment la jeune fille auxyeux noirs.

En effet, le bruit des pas d’une personne qui montait l’escalierretentit dans la salle. Ce mot&|160;: – «&|160;Lavoici&|160;!&|160;» passa de bouche en bouche, et le plus profondsilence régna dans l’atelier.

Pour comprendre l’importance de l’ostracisme exercé par AmélieThirion, il est nécessaire d’ajouter que cette scène avait lieuvers la fin du mois de juillet 1815. Le second retour des Bourbonsvenait de troubler bien des amitiés qui avaient résisté aumouvement de la première restauration. En ce moment les famillesétaient presque toutes divisées d’opinion, et le fanatismepolitique renouvelait plusieurs de ces déplorables scènes qui, auxépoques de guerre civile ou religieuse, souillent l’histoire detous les pays. Les enfants, les jeunes filles, les vieillardspartageaient la fièvre monarchique à laquelle le gouvernement étaiten proie. La discorde se glissait sous tous les toits, et ladéfiance teignait de ses sombres couleurs les actions et lesdiscours les plus intimes. Ginevra Piombo aimait Napoléon avecidolâtrie, et comment aurait-elle pu le haïr&|160;? l’Empereurétait son compatriote et le bienfaiteur de son père. Le baron dePiombo était un des serviteurs de Napoléon qui avaient coopéré leplus efficacement au retour de l’île d’Elbe. Incapable de renier safoi politique, jaloux même de la confesser, le vieux baron dePiombo restait à Paris au milieu de ses ennemis. Ginevra Piombopouvait donc être d’autant mieux mise au nombre des personnessuspectes, qu’elle ne faisait pas mystère du chagrin que la seconderestauration causait à sa famille. Les seules larmes qu’elle eûtpeut-être versées dans sa vie lui furent arrachées par la doublenouvelle de la captivité de Bonaparte surleBellérophon&|160;et de l’arrestation de Labédoyère.

Les jeunes personnes qui composaient le groupe des noblesappartenaient aux familles royalistes les plus exaltées de Paris.Il serait difficile de donner une idée des exagérations de cetteépoque et de l’horreur que causaient les bonapartistes. Quelqueinsignifiante et petite que puisse paraître aujourd’hui l’actiond’Amélie Thirion, elle était alors une expression de haine fortnaturelle. Ginevra Piombo, l’une des premières écolières de Servin,occupait la place dont on voulait la priver depuis le jour où elleétait venue à l’atelier&|160;; le groupe aristocratique l’avaitinsensiblement entourée&|160;: la chasser d’une place qui luiappartenait en quelque sorte était non-seulement lui faire injure,mais lui causer une espèce de peine&|160;; car les artistes onttous une place de prédilection pour leur travail. Maisl’animadversion politique entrait peut-être pour peu de chose dansla conduite de ce petit Côté Droit de l’atelier. Ginevra Piombo, laplus forte des élèves de Servin, était l’objet d’une profondejalousie&|160;: le maître professait autant d’admiration pour lestalents que pour le caractère de cette élève favorite qui servaitde terme à toutes ses comparaisons&|160;; enfin, sans qu’ons’expliquât l’ascendant que cette jeune personne obtenait sur toutce qui l’entourait, elle exerçait sur ce petit monde un prestigepresque semblable à celui de Bonaparte sur ses soldats.L’aristocratie de l’atelier avait résolu depuis plusieurs jours lachute de cette reine&|160;; mais, personne n’ayant encore osés’éloigner de la bonapartiste, mademoiselle Thirion venait defrapper un coup décisif, afin de rendre ses compagnes complices desa haine. Quoique Ginevra fût sincèrement aimée par deux ou troisdes Royalistes, presque toutes chapitrées au logis paternelrelativement à la politique, elles jugèrent avec ce tactparticulier aux femmes qu’elles devaient rester indifférentes à laquerelle. À son arrivée, Ginevra fut donc accueillie par un profondsilence. De toutes les jeunes filles venues jusqu’alors dansl’atelier de Servin, elle était la plus belle, la plus grande et lamieux faite. Sa démarche possédait un caractère de noblesse et degrâce qui commandait le respect. Sa figure empreinte d’intelligencesemblait rayonner, tant y respirait cette animation particulièreaux Corses et qui n’exclut point le calme. Ses longs cheveux, sesyeux et ses cils noirs exprimaient la passion. Quoique les coins desa bouche se dessinassent mollement et que ses lèvres fussent unpeu trop fortes, il s’y peignait cette bonté que donne aux êtresforts la conscience de leur force. Par un singulier caprice de lanature, le charme de son visage se trouvait en quelque sortedémenti par un front de marbre où se peignait une fierté presquesauvage, où respiraient les mœurs de la Corse. Là était le seullien qu’il y eût entre elle et son pays natal&|160;: dans tout lereste de sa personne, la simplicité, l’abandon des beautéslombardes séduisaient si bien qu’il fallait ne pas la voir pour luicauser la moindre peine. Elle inspirait un si vif attrait que, parprudence, son vieux père la faisait accompagner jusqu’à l’atelier.Le seul défaut de cette créature véritablement poétique venait dela puissance même d’une beauté si largement développée&|160;: elleavait l’air d’être femme. Elle s’était refusée au mariage, paramour pour son père et sa mère, en se sentant nécessaire à leursvieux jours. Son goût pour la peinture avait remplacé les passionsqui agitent ordinairement les femmes.

–&|160;Vous êtes bien silencieuses aujourd’hui, mesdemoiselles,dit-elle après avoir fait deux ou trois pas au milieu de sescompagnes. – Bonjour, ma petite Laure, ajouta-t-elle d’un ton douxet caressant en s’approchant de la jeune fille qui peignait loindes autres. Cette tête est fort bien&|160;! Les chairs sont un peutrop roses, mais tout en est dessiné à merveille.

Laure leva la tête, regarda Ginevra d’un air attendri, et leursfigures s’épanouirent en exprimant une même affection. Un faiblesourire anima les lèvres de l’Italienne qui paraissait songeuse, etqui se dirigea lentement vers sa place en regardant avecnonchalance les dessins ou les tableaux, en disant bonjour àchacune des jeunes filles du premier groupe, sans s’apercevoir dela curiosité insolite qu’excitait sa présence. On eût dit d’unereine dans sa cour. Elle ne donna aucune attention au profondsilence qui régnait parmi les patriciennes, et passa devant leurcamp sans prononcer un seul mot. Sa préoccupation fut si grandequ’elle se mit à son chevalet, ouvrit sa boîte à couleurs, prit sesbrosses, revêtit ses manches brunes, ajusta son tablier, regardason tableau, examina sa palette sans penser, pour ainsi dire, à cequ’elle faisait. Toutes les têtes du groupe des bourgeoises étaienttournées vers elle. Si les jeunes personnes du camp Thirion nemettaient pas tant de franchise que leurs compagnes dans leurimpatience, leurs œillades n’en étaient pas moins dirigées surGinevra.

–&|160;Elle ne s’aperçoit de rien, dit mademoiselle Roguin.

En ce moment Ginevra quitta l’attitude méditative dans laquelleelle avait contemplé sa toile, et tourna la tête vers le groupearistocratique. Elle mesura d’un seul coup d’œil la distance quil’en séparait, et garda le silence.

–&|160;Elle ne croit pas qu’on ait eu la pensée de l’insulter,dit Mathilde, elle n’a ni pâli, ni rougi. Comme ces demoisellesvont être vexées si elle se trouve mieux à sa nouvelle place qu’àl’ancienne&|160;! – Vous êtes là hors ligne, mademoiselle,ajouta-t-elle alors à haute voix en s’adressant à Ginevra.

L’Italienne feignit de ne pas entendre, ou peut-êtren’entendit-elle pas, elle se leva brusquement, longea avec unecertaine lenteur la cloison qui séparait le cabinet noir del’atelier, et parut examiner le châssis d’où venait le jour en ydonnant tant d’importance qu’elle monta sur une chaise pourattacher beaucoup plus haut la serge verte qui interceptait lalumière. Arrivée à cette hauteur, elle atteignit à une crevasseassez légère dans la cloison, le véritable but de ses efforts, carle regard qu’elle y jeta ne peut se comparer qu’à celui d’un avaredécouvrant les trésors d’Aladin&|160;; elle descendit vivement,revint à sa place, ajusta son tableau, feignit d’être mécontente dujour, approcha de la cloison une table sur laquelle elle mit unechaise, grimpa lestement sur cet échafaudage, et regarda de nouveaupar la crevasse. Elle ne jeta qu’un regard dans le cabinet alorséclairé par un jour de souffrance qu’on avait ouvert, et ce qu’elley aperçut produisit sur elle une sensation si vive qu’elletressaillit.

–&|160;Vous allez tomber, mademoiselle Ginevra, s’écriaLaure.

Toutes les jeunes filles regardèrent l’imprudente quichancelait. La peur de voir arriver ses compagnes auprès d’elle luidonna du courage, elle retrouva ses forces et son équilibre, setourna vers Laure en se dandinant sur sa chaise, et dit d’une voixémue&|160;: – Bah&|160;! c’est encore un peu plus solide qu’untrône&|160;! Elle se hâta d’arracher la serge, descendit, repoussala table et la chaise bien loin de la cloison, revint à sonchevalet, et fit encore quelques essais en ayant l’air de chercherune masse de lumière qui lui convînt. Son tableau ne l’occupaitguère, son but était de s’approcher du cabinet noir auprès duquelelle se plaça, comme elle le désirait, à côté de la porte. Puiselle se mit à préparer sa palette en gardant le plus profondsilence. À cette place, elle entendit bientôt plus distinctement leléger bruit qui, la veille, avait si fortement excité sa curiositéet fait parcourir à sa jeune imagination le vaste champ desconjectures. Elle reconnut facilement la respiration forte etrégulière de l’homme endormi qu’elle venait de voir. Sa curiositéétait satisfaite au delà de ses souhaits, mais elle se trouvaitchargée d’une immense responsabilité. À travers la crevasse, elleavait entrevu l’aigle impériale et, sur un lit de sanglesfaiblement éclairé, la figure d’un officier de la Garde. Elledevina tout&|160;: Servin cachait un proscrit. Maintenant elletremblait qu’une de ses compagnes ne vînt examiner son tableau, etn’entendît ou la respiration de ce malheureux ou quelque aspirationtrop forte, comme celle qui était arrivée à son oreille pendant ladernière leçon. Elle résolut de rester auprès de cette porte, en sefiant à son adresse pour déjouer les chances du sort.

–&|160;Il vaut mieux que je sois là, pensait-elle, pour prévenirun accident sinistre, que de laisser le pauvre prisonnier à lamerci d’une étourderie. Tel était le secret de l’indifférenceapparente que Ginevra avait manifestée en trouvant son chevaletdérangé, elle en fut intérieurement enchantée, puisqu’elle avait pusatisfaire assez naturellement sa curiosité&|160;: puis, en cemoment, elle était trop vivement préoccupée pour chercher la raisonde son déménagement. Rien n’est plus mortifiant pour des jeunesfilles, comme pour tout le monde, que de voir une méchanceté, uneinsulte ou un bon mot manquant leur effet par suite du dédain qu’entémoigne la victime. Il semble que la haine envers un ennemis’accroisse de toute la hauteur à laquelle il s’élève au-dessus denous. La conduite de Ginevra devint une énigme pour toutes sescompagnes. Ses amies comme ses ennemies furent égalementsurprises&|160;; car on lui accordait toutes les qualitéspossibles, hormis le pardon des injures. Quoique les occasions dedéployer ce vice de caractère eussent été rarement offertes àGinevra dans les événements de sa vie d’atelier, les exemplesqu’elle avait pu donner de ses dispositions vindicatives et de safermeté n’en avaient pas moins laissé des impressions profondesdans l’esprit de ses compagnes. Après bien des conjectures,mademoiselle Roguin finit par trouver dans le silence del’Italienne une grandeur d’âme au-dessus de tout éloge, et soncercle, inspiré par elle, forma le projet d’humilier l’aristocratiede l’atelier. Elles parvinrent à leur but par un feu de sarcasmesqui abattit l’orgueil du Côté Droit. L’arrivée de madame Servin mitfin à cette lutte d’amour propre. Avec cette finesse qui accompagnetoujours la méchanceté, Amélie avait remarqué, analysé, commenté laprodigieuse préoccupation qui empêchait Ginevra d’entendre ladispute aigrement polie dont elle était l’objet. La vengeance quemademoiselle Roguin et ses compagnes tiraient de mademoiselleThirion et de son groupe eut alors le fatal effet de fairerechercher par les jeunes Ultras la cause du silence que gardaitGinevra di Piombo. La belle Italienne devint donc le centre de tousles regards, et fut épiée par ses amies comme par ses ennemies. Ilest bien difficile de cacher la plus petite émotion, le plus légersentiment, à quinze jeunes filles curieuses, inoccupées, dont lamalice et l’esprit ne demandent que des secrets à deviner, desintrigues à créer, à déjouer, et qui savent trouver tropd’interprétations différentes à un geste, à une œillade, à uneparole, pour ne pas en découvrir la véritable signification. Aussile secret de Ginevra di Piombo fut-il bientôt en grand péril d’êtreconnu. En ce moment la présence de madame Servin produisit unentr’acte dans le drame qui se jouait sourdement au fond de cesjeunes cœurs, et dont les sentiments, les pensées, les progrèsétaient exprimés par des phrases presque allégoriques, par demalicieux coups d’œil, par des gestes, et par le silence même,souvent plus intelligible que la parole. Aussitôt que madame Servinentra dans l’atelier, ses yeux se portèrent sur la porte auprès delaquelle était Ginevra. Dans les circonstances présentes, ce regardne fut pas perdu. Si d’abord aucune des écolières n’y fitattention, plus tard mademoiselle Thirion s’en souvint, ets’expliqua la défiance, la crainte et le mystère qui donnèrentalors quelque chose de fauve aux yeux de madame Servin.

–&|160;Mesdemoiselles, dit-elle, monsieur Servin ne pourra pasvenir aujourd’hui. Puis elle complimenta chaque jeune personne, enrecevant de toutes une foule de ces caresses féminines qui sontautant dans la voix et dans les regards que dans les gestes. Ellearriva promptement auprès de Ginevra dominée par une inquiétudequ’elle déguisait en vain. L’Italienne et la femme du peintre sefirent un signe de tête amical, et restèrent toutes deuxsilencieuses, l’une peignant, l’autre regardant peindre. Larespiration du militaire s’entendait facilement, mais madame Servinne parut pas s’en apercevoir, et sa dissimulation était si grande,que Ginevra fut tentée de l’accuser d’une surdité volontaire.Cependant l’inconnu se remua dans son lit. L’Italienne regardafixement madame Servin, qui lui dit alors, sans que son visageéprouvât la plus légère altération&|160;: – Votre copie est aussibelle que l’original. S’il me fallait choisir, je serais fortembarrassée.

–&|160;Monsieur Servin n’a pas mis sa femme dans la confidencede ce mystère, pensa Ginevra qui après avoir répondu à la jeunefemme par un doux sourire d’incrédulité fredonnaune&|160;canzonnetta&|160;de son pays pour couvrir lebruit que pourrait faire le prisonnier.

C’était quelque chose de si insolite que d’entendre la studieuseItalienne chanter, que toutes les jeunes filles surprises laregardèrent. Plus tard cette circonstance servit de preuves auxcharitables suppositions de la haine. Madame Servin s’en allabientôt, et la séance s’acheva sans autres événements. Ginevralaissa partir ses compagnes et parut vouloir travailler long-tempsencore&|160;; mais elle trahissait à son insu son désir de resterseule, car à mesure que les écolières se préparaient à sortir, elleleur jetait des regards d’impatience mal déguisée. MademoiselleThirion, devenue en peu d’heures une cruelle ennemie pour celle quila primait en tout, devina par un instinct de haine que la fausseapplication de sa rivale cachait un mystère. Elle avait été frappéeplus d’une fois de l’air attentif avec lequel Ginevra s’était miseà écouter un bruit que personne n’entendait. L’expression qu’ellesurprit en dernier lieu dans les yeux de l’Italienne fut pour elleun trait de lumière. Elle s’en alla la dernière de toutes lesécolières et descendit chez madame Servin avec laquelle elle causaun instant&|160;; puis elle feignit d’avoir oublié son sac, remontatout doucement à l’atelier, et aperçut Ginevra grimpée sur unéchafaudage fait à la hâte et si absorbée dans la contemplation dumilitaire inconnu qu’elle n’entendit pas le léger bruit queproduisaient les pas de sa compagne. Il est vrai que, suivant uneexpression de Walter Scott, Amélie marchait comme sur des œufs,elle regagna promptement la porte de l’atelier et toussa. Ginevratressaillit, tourna la tête, vit son ennemie, rougit, s’empressa dedétacher la serge pour donner le change sur ses intentions etdescendit après avoir rangé sa boîte à couleurs. Elle quittal’atelier en emportant gravée dans son souvenir l’image d’une têted’homme aussi gracieuse que celle de l’Endymion, chef-d’œuvre deGirodet qu’elle avait copié quelques jours auparavant.

–&|160;Proscrire un homme si jeune&|160;! Qui donc peut-il être,car ce n’est pas le maréchal Ney&|160;?

Ces deux phrases sont l’expression la plus simple de toutes lesidées que Ginevra commenta pendant deux jours. Le surlendemain,malgré sa diligence pour arriver la première à l’atelier elle ytrouva mademoiselle Thirion qui s’y était fait conduire en voiture.Ginevra et son ennemie s’observèrent long-temps&|160;; mais ellesse composèrent des visages impénétrables l’une pour l’autre. Amélieavait vu la tête ravissante de l’inconnu&|160;; mais heureusementet malheureusement tout à la fois, les aigles et l’uniformen’étaient pas placés dans l’espace que la fente lui avait permisd’apercevoir. Elle se perdit alors en conjectures. Tout à coupServin arriva beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire.

–&|160;Mademoiselle Ginevra, dit-il après avoir jeté un coupd’œil sur l’atelier, pourquoi vous êtes-vous mise là&|160;? Le jourest mauvais. Approchez-vous donc de ces demoiselles, et descendezun peu votre rideau.

Puis il s’assit auprès de Laure, dont le travail méritait sesplus complaisantes corrections.

–&|160;Comment donc&|160;! s’écria-t-il, voici une têtesupérieurement faite. Vous serez une seconde Ginevra.

Le maître alla de chevalet en chevalet, grondant, flattant,plaisantant, et faisant, comme toujours, craindre plutôt sesplaisanteries que ses réprimandes. L’Italienne n’avait pas obéi auxobservations du professeur et restait à son poste avec la fermeintention de ne pas s’en écarter. Elle prit une feuille de papieret se mit à croquer à la sépia la tête du pauvre reclus. Une œuvreconçue avec passion porte toujours un cachet particulier. Lafaculté d’imprimer aux traductions de la nature ou de la pensée descouleurs vraies constitue le génie, et souvent la passion en tientlieu. Aussi, dans la circonstance où se trouvait Ginevra,l’intuition qu’elle devait à sa mémoire vivement frappée, ou lanécessité peut-être, cette mère des grandes choses, luiprêta-t-elle un talent surnaturel. La tête de l’officier fut jetéesur le papier au milieu d’un tressaillement intérieur qu’elleattribuait à la crainte, et dans lequel un physiologiste auraitreconnu la fièvre de l’inspiration. Elle glissait de temps en tempsun regard furtif sur ses compagnes, afin de pouvoir cacher le lavisen cas d’indiscrétion de leur part. Malgré son active surveillance,il y eut un moment où elle n’aperçut pas le lorgnon que sonimpitoyable ennemie braquait sur le mystérieux dessin en s’abritantderrière un grand portefeuille. Mademoiselle Thirion, qui reconnutla figure du proscrit, leva brusquement la tête, et Ginevra serrala feuille de papier.

–&|160;Pourquoi êtes-vous dont restée là malgré mon avis,mademoiselle&|160;? demanda gravement le professeur à Ginevra.

L’écolière tourna vivement son chevalet de manière que personnene pût voir son lavis, et dit d’une voix émue en le montrant à sonmaître&|160;: – Ne trouvez-vous pas comme moi que ce jour est plusfavorable&|160;? ne dois-je pas rester là&|160;?

Servin pâlit. Comme rien n’échappe aux yeux perçants de lahaine, mademoiselle Thirion se mit, pour ainsi dire, en tiers dansles émotions qui agitèrent le maître et l’écolière.

–&|160;Vous avez raison, dit Servin. Mais vous en saurez bientôtplus que moi, ajouta-t-il en riant forcément. Il y eut une pausependant laquelle le professeur contempla la tête de l’officier. –Ceci est un chef-d’œuvre digne de Salvator Rosa, s’écria-t-il avecune énergie d’artiste.

À cette exclamation, toutes les jeunes personnes se levèrent, etmademoiselle Thirion accourut avec la vélocité du tigre qui sejette sur sa proie. En ce moment le proscrit éveillé par le bruitse remua. Ginevra fit tomber son tabouret, prononça des phrasesassez incohérentes et se mit à rire&|160;; mais elle avait plié leportrait et l’avait jeté dans son portefeuille avant que saredoutable ennemie eût pu l’apercevoir. Le chevalet fut entouré,Servin détailla à haute voix les beautés de la copie que faisait ence moment son élève favorite, et tout le monde fut dupe de cestratagème, moins Amélie qui, se plaçant en arrière de sescompagnes, essaya d’ouvrir le portefeuille où elle avait vu mettrele lavis. Ginevra saisit le carton et le plaça devant elle sans motdire. Les deux jeunes filles s’examinèrent alors en silence.

–&|160;Allons, mesdemoiselles, à vos places, dit Servin. Si vousvoulez en savoir autant que mademoiselle de Piombo, il ne faut pastoujours parler modes ou bals et baguenauder comme vous faites.

Quand toutes les jeunes personnes eurent regagné leurschevalets, Servin s’assit auprès de Ginevra.

–&|160;Ne valait-il pas mieux que ce mystère fût découvert parmoi que par une autre&|160;? dit l’Italienne en parlant à voixbasse.

–&|160;Oui, répondit le peintre. Vous êtes patriote&|160;; mais,ne le fussiez-vous pas, ce serait encore vous à qui je l’auraisconfié.

Le maître et l’écolière se comprirent, et Ginevra ne craignitplus de demander&|160;: – Qui est-ce&|160;?

–&|160;L’ami intime de Labédoyère, celui qui, après l’infortunécolonel, a contribué le plus à la réunion du septième avec lesgrenadiers de l’île d’Elbe. Il était chef d’escadron dans la Garde,et revient de Waterloo.

–&|160;Comment n’avez-vous pas brûlé son uniforme, son shako, etne lui avez-vous pas donné des habits bourgeois&|160;? dit vivementGinevra.

–&|160;On doit m’en apporter ce soir.

–&|160;Vous auriez dû fermer notre atelier pendant quelquesjours.

–&|160;Il va partir.

–&|160;Il veut donc mourir&|160;? dit la jeune fille. Laissez-lechez vous pendant le premier moment de la tourmente. Paris estencore le seul endroit de la France où l’on puisse cacher sûrementun homme. Il est votre ami&|160;? demanda-t-elle.

–&|160;Non, il n’a pas d’autres titres à ma recommandation queson malheur. Voici comment il m’est tombé sur les bras&|160;: monbeau-père, qui avait repris du service pendant cette campagne, arencontré ce pauvre jeune homme, et l’a très-subtilement sauvé desgriffes de ceux qui ont arrêté Labédoyère. Il voulait le défendre,l’insensé&|160;!

–&|160;C’est vous qui le nommez ainsi&|160;! s’écria Ginevra enlançant un regard de surprise au peintre qui garda le silence unmoment.

–&|160;Mon beau-père est trop espionné pour pouvoir garderquelqu’un chez lui, reprit-il. Il me l’a donc nuitamment amené lasemaine dernière. J’avais espéré le dérober à tous les yeux en lemettant dans ce coin, le seul endroit de la maison où il puisseêtre en sûreté.

–&|160;Si je puis vous être utile, employez-moi, dit Ginevra, jeconnais le maréchal Feltre.

–&|160;Eh bien&|160;! nous verrons, répondit le peintre.

Cette conversation dura trop long-temps pour ne pas êtreremarquée de toutes les jeunes filles. Servin quitta Ginevra,revint encore à chaque chevalet, et donna de si longues leçonsqu’il était encore sur l’escalier quand sonna l’heure à laquelleses écolières avaient l’habitude de partir.

–&|160;Vous oubliez votre sac, mademoiselle Thirion, s’écria leprofesseur en courant après la jeune fille qui descendait jusqu’aumétier d’espion pour satisfaire sa haine.

La curieuse élève vint chercher son sac en manifestant un peu desurprise de son étourderie, mais le soin de Servin fut pour elleune nouvelle preuve de l’existence d’un mystère dont la gravitén’était pas douteuse&|160;; elle avait déjà inventé tout ce quidevait être, et pouvait dire comme l’abbéVertot&|160;:&|160;Mon siége est fait. Elle descenditbruyamment l’escalier et tira violemment la porte qui donnait dansl’appartement de Servin, afin de faire croire qu’ellesortait&|160;; mais elle remonta doucement, et se tint derrière laporte de l’atelier. Quand le peintre et Ginevra se crurent seuls,il frappa d’une certaine manière à la porte de la mansarde quitourna aussitôt sur ses gonds rouillés et criards. L’Italienne vitparaître un jeune homme grand et bien fait dont l’uniforme impériallui fit battre le cœur. L’officier avait un bras en écharpe, et lapâleur de son teint accusait de vives souffrances. En apercevantune inconnue, il tressaillit. Amélie, qui ne pouvait rien voir,trembla de rester plus long-temps&|160;; mais il lui suffisaitd’avoir entendu le grincement de la porte, elle s’en alla sansbruit.

–&|160;Ne craignez rien, dit le peintre à l’officier,mademoiselle est la fille du plus fidèle ami de l’Empereur, lebaron de Piombo.

Le jeune militaire ne conserva plus de doute sur le patriotismede Ginevra, après l’avoir vue.

–&|160;Vous êtes blessé&|160;? dit-elle.

–&|160;Oh&|160;! ce n’est rien, mademoiselle, la plaie sereferme.

En ce moment, les voix criardes et perçantes des colporteursarrivèrent jusqu’à l’atelier&|160;: «&|160;Voici le jugement quicondamne à mort… Tous trois tressaillirent. Le soldat entendit, lepremier, un nom qui le fit pâlir.

–&|160;Labédoyère&|160;! dit-il en tombant sur le tabouret.

Ils se regardèrent en silence. Des gouttes de sueur se formèrentsur le front livide du jeune homme, il saisit d’une main et par ungeste de désespoir les touffes noires de sa chevelure, et appuyason coude sur le bord du chevalet de Ginevra.

–&|160;Après tout, dit-il en se levant brusquement, Labédoyèreet moi nous savions ce que nous faisions. Nous connaissions le sortqui nous attendait après le triomphe comme après la chute. Il meurtpour sa cause, et moi je me cache…

Il alla précipitamment vers la porte de l’atelier, mais plusleste que lui, Ginevra s’était élancée et lui en barrait lechemin.

–&|160;Rétablirez-vous l’Empereur&|160;? dit-elle. Croyez-vouspouvoir relever ce géant quand lui-même n’a pas su resterdebout&|160;?

–&|160;Que voulez-vous que je devienne&|160;? dit alors leproscrit en s’adressant aux deux amis que lui avait envoyés lehasard. Je n’ai pas un seul parent dans le monde, Labédoyère étaitmon protecteur et mon ami, je suis seul&|160;; demain je seraipeut-être proscrit ou condamné, je n’ai jamais eu que ma paye pourfortune, j’ai mangé mon dernier écu pour venir arracher Labédoyèreà son sort et tâcher de l’emmener&|160;; la mort est donc unenécessité pour moi. Quand on est décidé à mourir, il faut savoirvendre sa tête au bourreau. Je pensais tout à l’heure que la vied’un honnête homme vaut bien celle de deux traîtres, et qu’un coupde poignard bien placé peut donner l’immortalité&|160;!

Cet accès de désespoir effraya le peintre et Ginevra elle-mêmequi comprit bien le jeune homme. L’Italienne admira cette belletête et cette voix délicieuse dont la douceur était à peine altéréepar des accents de fureur&|160;; puis elle jeta tout à coup dubaume sur toutes les plaies de l’infortuné.

–&|160;Monsieur, dit-elle, quant à votre détresse pécuniaire,permettez-moi de vous offrir l’or de mes économies. Mon père estriche, je suis son seul enfant, il m’aime, et je suis bien sûrequ’il ne me blâmera pas. Ne vous faites pas scrupuled’accepter&|160;: nos biens viennent de l’Empereur, nous n’avonspas un centime qui ne soit un effet de sa munificence. N’est-ce pasêtre reconnaissants que d’obliger un de ses fidèles soldats&|160;?Prenez donc cette somme avec aussi peu de façons que j’en mets àvous l’offrir. Ce n’est que de l’argent, ajouta-t-elle d’un ton demépris. Maintenant, quant à des amis, vous en trouverez&|160;! Là,elle leva fièrement la tête, et ses yeux brillèrent d’un éclatinusité. – La tête qui tombera demain devant une douzaine de fusilssauve la vôtre, reprit-elle. Attendez que cet orage passe, et vouspourrez aller chercher du service à l’étranger si l’on ne vousoublie pas, ou dans l’armée française si l’on vous oublie.

Il existe dans les consolations que donne une femme unedélicatesse qui a toujours quelque chose de maternel, de prévoyant,de complet. Mais quand, à ces paroles de paix et d’espérance, sejoignent la grâce des gestes, cette éloquence de ton qui vient ducœur, et que surtout la bienfaitrice est belle, il est difficile àun jeune homme de résister. Le colonel aspira l’amour par tous lessens. Une légère teinte rose nuança ses joues blanches, ses yeuxperdirent un peu de la mélancolie qui les ternissait, et il ditd’un son de voix particulier&|160;: – Vous êtes un ange debonté&|160;! Mais Labédoyère, ajouta-t-il, Labédoyère&|160;!

À ce cri, ils se regardèrent tous trois en silence, et ils secomprirent. Ce n’était plus des amis de vingt minutes, mais devingt ans.

–&|160;Mon cher, reprit Servin, pouvez-vous le sauver&|160;?

–&|160;Je puis le venger&|160;!

Ginevra tressaillit&|160;: quoique l’inconnu fût beau, sonaspect n’avait point ému la jeune fille&|160;; la douce pitié queles femmes trouvent dans leur cœur pour les misères qui n’ont riend’ignoble avait étouffé chez Ginevra toute autre affection&|160;;mais entendre un cri de vengeance, rencontrer dans ce proscrit uneâme italienne, du dévouement pour Napoléon, de la générosité à lacorse&|160;?… c’en était trop pour elle, elle contempla doncl’officier avec une émotion respectueuse qui lui agita fortement lecœur. Pour la première fois, un homme lui faisait éprouver unsentiment si vif. Comme toutes les femmes, elle se plut à mettrel’âme de l’inconnu en harmonie avec la beauté distinguée de sestraits, avec les heureuses proportions de sa taille qu’elleadmirait en artiste. Menée par le hasard de la curiosité à lapitié, de la pitié à un intérêt puissant, elle arrivait de cetintérêt à des sensations si profondes, qu’elle crut dangereux derester là plus long-temps.

–&|160;À demain, dit-elle en laissant à l’officier le plus douxde ses sourires pour consolation.

En voyant ce sourire, qui jetait comme un nouveau jour sur lafigure de Ginevra, l’inconnu oublia tout pendant un instant.

–&|160;Demain, répondit-il avec tristesse, demain,Labédoyère…

Ginevra se retourna, mit un doigt sur ses lèvres, et le regardacomme si elle lui disait&|160;: – Calmez-vous, soyez prudent.

Alors le jeune homme s’écria&|160;: –&|160;O Dio&|160;! chenon vorrei vivere dopo averla veduta&|160;!&|160;(ÔDieu&|160;! qui ne voudrait vivre après l’avoir vue&|160;!)

L’accent particulier avec lequel il prononça cette phrase fittressaillir Ginevra.

–&|160;Vous êtes Corse&|160;? s’écria-t-elle en revenant à luile cœur palpitant d’aise.

–&|160;Je suis né en Corse, répondit-il&|160;; mais j’ai étéamené très-jeune à Gênes&|160;; et, aussitôt que j’eus atteintl’âge auquel on entre au service militaire, je me suis engagé.

La beauté de l’inconnu, l’attrait surnaturel que lui prêtaientses opinions bonapartistes, sa blessure, son malheur, son dangermême, tout disparut aux yeux de Ginevra, ou plutôt tout se fonditdans un seul sentiment, nouveau, délicieux. Ce proscrit était unenfant de la Corse, il en parlait le langage chéri&|160;! La jeunefille resta pendant un moment immobile, retenue par une sensationmagique. Elle avait en effet sous les yeux un tableau vivant auqueltous les sentiments humains réunis et le hasard donnaient de vivescouleurs. Sur l’invitation de Servin, l’officier s’était assis surun divan. Le peintre avait dénoué l’écharpe qui retenait le bras deson hôte, et s’occupait à en défaire l’appareil afin de panser lablessure. Ginevra frissonna en voyant la longue et large plaie quela lame d’un sabre avait faite sur l’avant-bras du jeune homme, etlaissa échapper une plainte. L’inconnu leva la tête vers elle et semit à sourire. Il y avait quelque chose de touchant et qui allait àl’âme dans l’attention avec laquelle Servin enlevait la charpie ettâtait les chairs meurtries&|160;; tandis que la figure du blessé,quoique pâle et maladive, exprimait, à l’aspect de la jeune fille,plus de plaisir que de souffrance. Une artiste devait admirerinvolontairement cette opposition de sentiments, et les contrastesque produisaient la blancheur des linges, la nudité du bras, avecl’uniforme bleu et rouge de l’officier. En ce moment, une obscuritédouce enveloppait l’atelier&|160;; mais un dernier rayon de soleilvint éclairer la place où se trouvait le proscrit, en sorte que sanoble et blanche figure, ses cheveux noirs, ses vêtements, tout futinondé par le jour. Cet effet si simple, la superstitieuseItalienne le prit pour un heureux présage. L’inconnu ressemblaitainsi à un céleste messager qui lui faisait entendre le langage dela patrie, et la mettait sous le charme des souvenirs de sonenfance, pendant que dans son cœur naissait un sentiment aussifrais, aussi pur que son premier âge d’innocence. Pendant un momentbien court, elle demeura songeuse et comme plongée dans une penséeinfinie&|160;; puis elle rougit de laisser voir sa préoccupation,échangea un doux et rapide regard avec le proscrit, et s’enfuit enle voyant toujours.

Le lendemain n’était pas un jour de leçon, Ginevra vint àl’atelier et le prisonnier put rester auprès de sacompatriote&|160;; Servin, qui avait une esquisse à terminer,permit au reclus d’y demeurer en servant de mentor aux deux jeunesgens qui s’entretinrent souvent en corse. Le pauvre soldat racontases souffrances pendant la déroute de Moscou, car il s’étaittrouvé, à l’âge de dix-neuf ans, au passage de la Bérézina, seul deson régiment, après avoir perdu dans ses camarades les seuls hommesqui pussent s’intéresser à un orphelin. Il peignit en traits de feule grand désastre de Waterloo. Sa voix fut une musique pourl’Italienne. Élevée à la corse, Ginevra était en quelque sorte lafille de la nature, elle ignorait le mensonge et se livrait sansdétour à ses impressions, elle les avouait, ou plutôt les laissaitdeviner sans le manége de la petite et calculatrice coquetterie desjeunes filles de Paris.

Pendant cette journée, elle resta plus d’une fois, sa paletted’une main, son pinceau de l’autre, sans que le pinceau s’abreuvâtdes couleurs de la palette&|160;: les yeux attachés sur l’officieret la bouche légèrement entr’ouverte, elle écoutait, se tenanttoujours prête à donner un coup de pinceau qu’elle ne donnaitjamais. Elle ne s’étonnait pas de trouver tant de douceur dans lesyeux du jeune homme, car elle sentait les siens devenir doux malgrésa volonté de les tenir sévères ou calmes. Puis, elle peignaitensuite avec une attention particulière et pendant des heuresentières, sans lever la tête, parce qu’il était là, près d’elle, laregardant travailler. La première fois qu’il vint s’asseoir pour lacontempler en silence, elle lui dit d’un son de voix ému, et aprèsune longue pause&|160;: – Cela vous amuse donc, de voirpeindre&|160;?

Ce jour-là, elle apprit qu’il se nommait Luigi. Avant de seséparer, ils convinrent que, les jours d’atelier, s’il arrivaitquelque événement politique important, Ginevra l’en instruirait enchantant à voix basse certains airs italiens.

Le lendemain, mademoiselle Thirion apprit sous le secret àtoutes ses compagnes, que Ginevra di Piombo était aimée d’un jeunehomme qui venait, pendant les heures consacrées aux leçons,s’établir dans le cabinet noir de l’atelier.

–&|160;Vous qui prenez son parti, dit-elle à mademoiselleRoguin, examinez-la bien, et vous verrez à quoi elle passera sontemps.

Ginevra fut donc observée avec une attention diabolique. Onécouta ses chansons, on épia ses regards. Au moment où elle necroyait être vue de personne, une douzaine d’yeux étaientincessamment arrêtés sur elle. Ainsi prévenues, ces jeunes fillesinterprétèrent dans leur sens vrai, les agitations qui passèrentsur la brillante figure de l’Italienne, et ses gestes, et l’accentparticulier de ses fredonnements, et l’air attentif avec lequelelle écoutait des sons indistincts qu’elle seule entendait àtravers la cloison. Au bout d’une huitaine de jours, une seule desquinze élèves de Servin s’était refusée à voir Louis par lacrevasse de la cloison. Cette jeune fille était Laure, la joliepersonne pauvre et assidue qui, par un instinct de faiblesse,aimait véritablement la belle Corse et la défendait encore.Mademoiselle Roguin voulut faire rester Laure sur l’escalier àl’heure du départ, afin de lui prouver l’intimité de Ginevra et dubeau jeune homme en les surprenant ensemble. Laure refusa dedescendre à un espionnage que la curiosité ne justifiait pas, etdevint l’objet d’une réprobation universelle.

Bientôt la fille de l’huissier du cabinet du roi trouva qu’iln’était pas convenable pour elle de venir à l’atelier d’un peintredont les opinions avaient une teinte de patriotisme ou debonapartisme, ce qui, à cette époque, semblait une seule et mêmechose, elle ne revint donc plus chez Servin, qui refusa polimentd’aller chez elle. Si Amélie oublia Ginevra, le mal qu’elle avaitsemé porta ses fruits. Insensiblement, par hasard, par caquetage oupar pruderie, toutes les autres jeunes personnes instruisirentleurs mères de l’étrange aventure qui se passait à l’atelier. Unjour Mathilde Roguin ne vint pas, la leçon suivante ce fut uneautre jeune fille&|160;; enfin trois ou quatre demoiselles, quiétaient restées les dernières, ne revinrent plus. Ginevra etmademoiselle Laure, sa petite amie, furent pendant deux ou troisjours les seules habitantes de l’atelier désert. L’Italienne nes’apercevait point de l’abandon dans lequel elle se trouvait, et nerecherchait même pas la cause de l’absence de ses compagnes. Avantinventé depuis peu les moyens de correspondre mystérieusement avecLouis, elle vivait à l’atelier comme dans une délicieuse retraite,seule au milieu d’un monde, ne pensant qu’à l’officier et auxdangers qui le menaçaient. Cette jeune fille, quoique sincèrementadmiratrice des nobles caractères qui ne veulent pas trahir leurfoi politique, pressait Louis de se soumettre promptement àl’autorité royale, afin de le garder en France. Louis ne voulaitpas sortir de sa cachette. Si les passions ne naissent et negrandissent que sous l’influence d’événements extraordinaires etromanesques, on peut dire que jamais tant de circonstances neconcoururent à lier deux êtres par un même sentiment. L’amitié deGinevra pour Louis et de Louis pour elle fit plus de progrès en unmois qu’une amitié du monde n’en fait en dix ans dans un salon.L’adversité n’est-elle pas la pierre de touche descaractères&|160;? Ginevra put donc apprécier facilement Louis, leconnaître, et ils ressentirent bientôt une estime réciproque l’unpour l’autre. Plus âgée que Louis, Ginevra trouvait une douceurextrême à être courtisée par un jeune homme déjà si grand, siéprouvé par le sort, et qui joignait à l’expérience d’un hommetoutes les grâces de l’adolescence. De son côté, Louis ressentaitun indicible plaisir à se laisser protéger en apparence par unejeune fille de vingt-cinq ans. Il y avait dans ce sentiment uncertain orgueil inexplicable. Peut-être était-ce une preuved’amour. L’union de la douceur et de la fierté, de la force et dela faiblesse avait en Ginevra d’irrésistibles attraits, et Louisétait entièrement subjugué par elle. Ils s’aimaient si profondémentdéjà, qu’ils n’avaient eu besoin ni de se le nier, ni de se ledire.

Un jour, vers le soir, Ginevra entendit le signal convenu, Louisfrappait avec une épingle sur la boiserie de manière à ne pasproduire plus de bruit qu’une araignée qui attache son fil, etdemandait ainsi à sortir de sa retraite. L’Italienne jeta un coupd’œil dans l’atelier, ne vit pas la petite Laure, et répondit ausignal. Louis ouvrit la porte, aperçut l’écolière, et rentraprécipitamment. Étonnée, Ginevra regarde autour d’elle, trouveLaure, et lui dit en allant à son chevalet&|160;: – Vous restezbien tard, ma chère. Cette tête me paraît pourtant achevée, il n’ya plus qu’un reflet à indiquer sur le haut de cette tresse decheveux.

–&|160;Vous seriez bien bonne, dit Laure d’une voix émue, sivous vouliez me corriger cette copie, je pourrais conserver quelquechose de vous…

–&|160;Je veux bien, répondit Ginevra sûre de pouvoir ainsi lacongédier. Je croyais, reprit-elle en donnant de légers coups depinceau, que vous aviez beaucoup de chemin à faire de chez vous àl’atelier.

–&|160;Oh&|160;! Ginevra, je vais m’en aller et pour toujours,s’écria la jeune fille d’un air triste.

L’Italienne ne fut pas autant affectée de ces paroles pleines demélancolie qu’elle l’aurait été un mois auparavant.

–&|160;Vous quittez monsieur Servin, demanda-t-elle.

–&|160;Vous ne vous apercevez donc pas, Ginevra, que depuisquelque temps il n’y a plus ici que vous et moi&|160;?

–&|160;C’est vrai, répondit Ginevra frappée tout à coup commepar un souvenir. Ces demoiselles seraient-elles malades, semarieraient elles, ou leurs pères seraient-ils tous de service auchâteau&|160;?

–&|160;Toutes ont quitté monsieur Servin, répondit Laure.

–&|160;Et pourquoi&|160;?

–&|160;À cause de vous, Ginevra.

–&|160;De moi&|160;! répéta la fille corse en se levant, lefront menaçant, l’air fier et les yeux étincelants.

–&|160;Oh&|160;! ne vous fâchez pas, ma bonne Ginevra, s’écriadouloureusement Laure. Mais ma mère aussi veut que je quittel’atelier. Toutes ces demoiselles ont dit que vous aviez uneintrigue, que monsieur Servin se prêtait à ce qu’un jeune homme quivous aime demeurât dans le cabinet noir&|160;; je n’ai jamais cruces calomnies et n’en ai rien dit à ma mère. Hier au soir, madameRoguin a rencontré ma mère dans un bal et lui a demandé si ellem’envoyait toujours ici. Sur la réponse affirmative de ma mère,elle lui a répété les mensonges de ces demoiselles. Maman m’a biengrondée, elle a prétendu que je devais savoir tout cela, quej’avais manqué à la confiance qui règne entre une mère et sa filleen ne lui en parlant pas. Ô ma chère Ginevra&|160;! moi qui vousprenais pour modèle, combien je suis fâchée de ne plus pouvoirrester votre compagne…

–&|160;Nous nous retrouverons dans la vie&|160;: les jeunesfilles se marient… dit Ginevra.

–&|160;Quand elles sont riches, répondit Laure.

–&|160;Viens me voir, mon père a de la fortune…

–&|160;Ginevra, reprit Laure attendrie, madame Roguin et ma mèredoivent venir demain chez monsieur Servin pour lui faire desreproches, au moins qu’il en soit prévenu.

La foudre tombée à deux pas de Ginevra l’aurait moins étonnéeque cette révélation.

–&|160;Qu’est-ce que cela leur faisait&|160;? dit-ellenaïvement.

–&|160;Tout le monde trouve cela fort mal. Maman dit que c’estcontraire aux mœurs…

–&|160;Et vous, Laure, qu’en pensez-vous&|160;?

La jeune fille regarda Ginevra, leurs pensées seconfondirent&|160;; Laure ne retint plus ses larmes, se jeta au coude son amie et l’embrassa. En ce moment, Servin arriva.

–&|160;Mademoiselle Ginevra, dit-il avec enthousiasme, j’ai finimon tableau, on le vernit. Qu’avez-vous donc&|160;? Il paraît quetoutes ces demoiselles prennent des vacances, ou sont à lacampagne.

Laure sécha ses larmes, salua Servin, et se retira.

–&|160;L’atelier est désert depuis plusieurs jours, dit Ginevra,et ces demoiselles ne reviendront plus.

–&|160;Bah&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! ne riez pas, reprit Ginevra, écoutez-moi&|160;:je suis la cause involontaire de la perte de votre réputation.

L’artiste se mit à sourire, et dit en interrompant sonécolière&|160;: – Ma réputation&|160;?… mais, dans quelques jours,mon tableau sera exposé.

–&|160;Il ne s’agit pas de votre talent, dit l’Italienne&|160;;mais de votre moralité. Ces demoiselles ont publié que Louis étaitrenfermé ici, que vous vous prêtiez… à… notre amour…

–&|160;Il y a du vrai là-dedans, mademoiselle, répondit leprofesseur. Les mères de ces demoiselles sont des bégueules,reprit-il. Si elles étaient venues me trouver, tout se seraitexpliqué. Mais que je prenne du souci de tout cela&|160;? la vieest trop courte&|160;!

Et le peintre fit craquer ses doigts par-dessus sa tête. Louis,qui avait entendu une partie de cette conversation, accourutaussitôt.

–&|160;Vous allez perdre toutes vos écolières, s’écria-t-il, etje vous aurai ruiné.

L’artiste prit la main de Louis et celle de Ginevra, lesjoignit. – Vous vous marierez, mes enfants&|160;? leur demanda-t-ilavec une touchante bonhomie. Ils baissèrent tous deux les yeux, etleur silence fut le premier aveu qu’ils se firent. – Eh bien&|160;!reprit Servin, vous serez heureux, n’est-ce pas&|160;? Y a-t-ilquelque chose qui puisse payer le bonheur de deux êtres tels quevous&|160;?

–&|160;Je suis riche, dit Ginevra, et vous me permettrez de vousindemniser…

–&|160;Indemniser&|160;?… s’écria Servin. Quand on saura quej’ai été victime des calomnies de quelques sottes, et que jecachais un proscrit&|160;; mais tous les libéraux de Parism’enverront leurs filles&|160;! Je serai peut-être alors votredébiteur…

Louis serrait la main de son protecteur sans pouvoir prononcerune parole, mais enfin il lui dit d’une voix attendrie&|160;: –C’est donc à vous que je devrai toute ma félicité.

–&|160;Soyez heureux, je vous unis&|160;! dit le peintre avecune onction comique et en imposant les mains sur la tête des deuxamants.

Cette plaisanterie d’artiste mit fin à leur attendrissement. Ilsse regardèrent tous trois en riant. L’Italienne serra la main deLouis par une violente étreinte et avec une simplicité d’actiondigne des mœurs de sa patrie.

–&|160;Ah çà, mes chers enfants, reprit Servin, vous croyez quetout ça va maintenant à merveille&|160;? Eh bien, vous voustrompez.

Les deux amants l’examinèrent avec étonnement.

–&|160;Rassurez-vous, je suis le seul que votre espiéglerieembarrasse&|160;! Madame Servin est unpeu&|160;collet-monté, et je ne sais en vérité pas commentnous nous arrangerons avec elle.

–&|160;Dieu&|160;! j’oubliais&|160;! s’écria Ginevra. Demain,madame Roguin et la mère de Laure doivent venir vous…

–&|160;J’entends&|160;! dit le peintre en interrompant.

–&|160;Mais vous pouvez vous justifier, reprit la jeune fille enlaissant échapper un geste de tête plein d’orgueil. Monsieur Louis,dit-elle en se tournant vers lui et le regardant avec finesse, nedoit plus avoir d’antipathie pour le gouvernement royal&|160;? – Ehbien, reprit-elle après l’avoir vu souriant, demain matinj’enverrai une pétition à l’un des personnages les plus influentsdu ministère de la guerre, à un homme qui ne peut rien refuser à lafille du baron de Piombo. Nous obtiendrons un pardon tacite pour lecommandant Louis, car&|160;ils&|160;ne voudront pas vousreconnaître le grade de colonel. Et vous pourrez, ajouta-t-elle ens’adressant à Servin, confondre les mères de mes charitablescompagnes en leur disant la vérité.

–&|160;Vous êtes un ange&|160;! s’écria Servin.

Pendant que cette scène se passait à l’atelier, le père et lamère de Ginevra s’impatientaient de ne pas la voir revenir.

–&|160;Il est six heures, et Ginevra n’est pas encore de retour,s’écria Bartholoméo.

–&|160;Elle n’est jamais rentrée si tard, répondit la femme dePiombo.

Les deux vieillards se regardèrent avec toutes les marques d’uneanxiété peu ordinaire. Trop agité pour rester en place, Bartholoméose leva et fit deux fois le tour de son salon assez lestement pourun homme de soixante-dix-sept ans. Grâce à sa constitution robuste,il avait subi peu de changements depuis le jour de son arrivée àParis, et malgré sa haute taille, il se tenait encore droit. Sescheveux devenus blancs et rares laissaient à découvert un crânelarge et protubérant qui donnait une haute idée de son caractère etde sa fermeté. Sa figure marquée de rides profondes avait pris untrès grand développement et gardait ce teint pâle qui inspire lavénération. La fougue des passions régnait encore dans le feusurnaturel de ses yeux dont les sourcils n’avaient pas entièrementblanchi, et qui conservaient leur terrible mobilité. L’aspect decette tête était sévère, mais on voyait que Bartholoméo avait ledroit d’être ainsi. Sa bonté, sa douceur n’étaient guère connuesque de sa femme et de sa fille. Dans ses fonctions ou devant unétranger, il ne déposait jamais la majesté que le temps imprimait àsa personne, et l’habitude de froncer ses gros sourcils, decontracter les rides de son visage, de donner à son regard unefixité napoléonienne, rendait son abord glacial. Pendant le coursde sa vie politique, il avait été si généralement craint, qu’ilpassait pour peu sociable&|160;; mais il n’est pas difficiled’expliquer les causes de cette réputation. La vie, les mœurs et lafidélité de Piombo faisaient la censure de la plupart descourtisans. Malgré les missions délicates confiées à sa discrétion,et qui pour tout autre eussent été lucratives, il ne possédait pasplus d’une trentaine de mille livres de rente en inscriptions surle grand-livre. Si l’on vient à songer au bon marché des rentessous l’empire, à la libéralité de Napoléon envers ceux de sesfidèles serviteurs qui savaient parler, il est facile de voir quele baron de Piombo était un homme d’une probité sévère, il nedevait son plumage de baron qu’à la nécessité dans laquelleNapoléon s’était trouvé de lui donner un titre en l’envoyant dansune cour étrangère. Bartholoméo avait toujours professé une haineimplacable pour les traîtres dont s’entoura Napoléon en croyant lesconquérir à force de victoires. Ce fut lui qui, dit-on, fit troispas vers la porte du cabinet de l’empereur, après lui avoir donnéle conseil de se débarrasser de trois hommes en France, la veilledu jour où il partit pour sa célèbre et admirable campagne de 1814.Depuis le second retour des Bourbons, Bartholoméo ne portait plusla décoration de la Légion d’Honneur. Jamais homme n’offrit uneplus belle image de ces vieux républicains, amis incorruptibles del’Empire, qui restaient comme les vivants débris des deuxgouvernements les plus énergiques que le monde ait connus. Si lebaron de Piombo déplaisait à quelques courtisans, il avait lesDaru, les Drouot, les Carnot pour amis. Aussi, quant au reste deshommes politiques, depuis Waterloo, s’en souciait-il autant que desbouffées de fumée qu’il tirait de son cigare.

Bartholoméo di Piombo avait acquis, moyennant la somme assezmodique que&|160;Madame, mère de l’empereur, lui avaitdonnée de ses propriétés en Corse, l’ancien hôtel de Portenduère,dans lequel il ne fit aucun changement. Presque toujours logé auxfrais du gouvernement, il n’habitait cette maison que depuis lacatastrophe de Fontainebleau. Suivant l’habitude des gens simpleset de haute vertu, le baron et sa femme ne donnaient rien au fasteextérieur&|160;: leurs meubles provenaient de l’ancien ameublementde l’hôtel. Les grands appartements hauts d’étage, sombres et nusde cette demeure, les larges glaces encadrées dans de vieillesbordures dorées presque noires, et ce mobilier du temps de LouisXIV, étaient en rapport avec Bartholoméo et sa femme, personnagesdignes de l’antiquité. Sous l’Empire et pendant les Cent-Jours, enexerçant des fonctions largement rétribuées, le vieux Corse avaiteu un grand train de maison, plutôt dans le but de faire honneur àsa place que dans le dessein de briller. Sa vie et celle de safemme étaient si frugales, si tranquilles, que leur modeste fortunesuffisait à leurs besoins. Pour eux, leur fille Ginevra valaittoutes les richesses du monde. Aussi, quand, en mai 1814, le baronde Piombo quitta sa place, congédia ses gens et ferma la porte deson écurie, Ginevra, simple et sans faste comme ses parents,n’eut-elle aucun regret&|160;: à l’exemple des grandes âmes, ellemettait son luxe dans la force des sentiments, comme elle plaçaitsa félicité dans la solitude et le travail. Puis, ces trois êtress’aimaient trop pour que les dehors de l’existence eussent quelqueprix à leurs yeux. Souvent, et surtout depuis la seconde eteffroyable chute de Napoléon, Bartholoméo et sa femme passaient dessoirées délicieuses à entendre Ginevra toucher du piano ou chanter.Il y avait pour eux un immense secret de plaisir dans la présence,dans la moindre parole de leur fille, ils la suivaient des yeuxavec une tendre inquiétude, ils entendaient son pas dans la cour,quelque léger qu’il pût être. Semblables à des amants, ils savaientrester des heures entières silencieux tous trois, entendant mieuxainsi que par des paroles l’éloquence de leurs âmes. Ce sentimentprofond, la vie même des deux vieillards, animait toutes leurspensées. Ce n’était pas trois existences, mais une seule, qui,semblable à la flamme d’un foyer, se divisait en trois langues defeu. Si quelquefois le souvenir des bienfaits et du malheur deNapoléon, si la politique du moment triomphaient de la constantesollicitude des deux vieillards, ils pouvaient en parler sansrompre la communauté de leurs pensées&|160;: Ginevra nepartageait-elle pas leurs passions politiques&|160;? Quoi de plusnaturel que l’ardeur avec laquelle ils se réfugiaient dans le cœurde leur unique enfant&|160;? Jusqu’alors, les occupations d’une viepublique avaient absorbé l’énergie du baron de Piombo&|160;; maisen quittant ses emplois, le Corse eut besoin de rejeter son énergiedans le dernier sentiment qui lui restât&|160;; puis, à part lesliens qui unissent un père et une mère à leur fille, il y avaitpeut-être, à l’insu de ces trois âmes despotiques, une puissanteraison au fanatisme de leur passion réciproque&|160;: ilss’aimaient sans partage, le cœur tout entier de Ginevra appartenaità son père, comme à elle celui de Piombo&|160;; enfin, s’il estvrai que nous nous attachions les uns aux autres plus par nosdéfauts que par nos qualités, Ginevra répondait merveilleusementbien à toutes les passions de son père. De là procédait la seuleimperfection de cette triple vie. Ginevra était entière dans sesvolontés, vindicative, emportée comme Bartholoméo l’avait étépendant sa jeunesse. Le Corse se complut à développer cessentiments sauvages dans le cœur de sa fille, absolument comme unlion apprend à ses lionceaux à fondre sur leur proie. Mais cetapprentissage de vengeance ne pouvant en quelque sorte se fairequ’au logis paternel, Ginevra ne pardonnait rien à son père, et ilfallait qu’il lui cédât. Piombo ne voyait que des enfantillagesdans ces querelles factices&|160;; mais l’enfant y contractal’habitude de dominer ses parents. Au milieu de ces tempêtes queBartholoméo aimait à exciter, un mot de tendresse, un regardsuffisaient pour apaiser leurs âmes courroucées, et ils n’étaientjamais si près d’un baiser que quand ils se menaçaient. Cependant,depuis cinq années environ, Ginevra, devenue plus sage que sonpère, évitait constamment ces sortes de scènes. Sa fidélité, sondévouement, l’amour qui triomphait dans toutes ses pensées et sonadmirable bon sens avaient fait justice de ses colères&|160;; maisil n’en était pas moins résulté un bien grand mal&|160;: Ginevravivait avec son père et sa mère sur le pied d’une égalité toujoursfuneste. Pour achever de faire connaître tous les changementssurvenus chez ces trois personnages depuis leur arrivée à Paris,Piombo et sa femme, gens sans instruction, avaient laissé Ginevraétudier à sa fantaisie. Au gré de ses caprices de jeune fille, elleavait tout appris et tout quitté, reprenant et laissant chaquepensée tour à tour, jusqu’à ce que la peinture fût devenue sapassion dominante&|160;; elle eût été parfaite, si sa mère avaitété capable de diriger ses études, de l’éclairer et de mettre enharmonie les dons de la nature&|160;: ses défauts provenaient de lafuneste éducation que le vieux Corse avait pris plaisir à luidonner.

Après avoir pendant long-temps fait crier sous ses pas lesfeuilles du parquet, le vieillard sonna. Un domestique parut.

–&|160;Allez au-devant de mademoiselle Ginevra, dit-il.

–&|160;J’ai toujours regretté de ne plus avoir de voiture pourelle, observa la baronne.

–&|160;Elle n’en a pas voulu, répondit Piombo en regardant safemme qui accoutumée depuis quarante ans à son rôle d’obéissancebaissa les yeux.

Déjà septuagénaire, grande, sèche, pâle et ridée, la baronneressemblait parfaitement à ces vieilles femmes que Schnetz met dansles scènes italiennes de ses tableaux de genre&|160;; elle restaitsi habituellement silencieuse, qu’on l’eût prise pour une nouvellemadame Shandy&|160;; mais un mot, un regard, un geste annonçaientque ses sentiments avaient gardé la vigueur et la fraîcheur de lajeunesse. Sa toilette, dépouillée de coquetterie, manquait souventde goût. Elle demeurait ordinairement passive, plongée dans unebergère, comme une sultane&|160;Validé&|160;attendant ouadmirant sa Ginevra, son orgueil et sa vie. La beauté, la toilette,la grâce de sa fille, semblaient être devenues siennes. Tout pourelle était bien quand Ginevra se trouvait heureuse. Ses cheveuxavaient blanchi, et quelques mèches se voyaient au-dessus de sonfront blanc et ridé, ou le long de ses joues creuses.

–&|160;Voilà quinze jours environ, dit-elle, que Ginevra rentreun peu plus tard.

–&|160;Jean n’ira pas assez vite, s’écria l’impatient vieillardqui croisa les basques de son habit bleu, saisit son chapeau,l’enfonça sur sa tête, prit sa canne et partit.

–&|160;Tu n’iras pas loin, lui cria sa femme.

En effet, la porte cochère s’était ouverte et fermée, et lavieille mère entendait le pas de Ginevra dans la cour. Bartholoméoreparut tout à coup portant en triomphe sa fille, qui se débattaitdans ses bras.

–&|160;La voici, la Ginevra, la Ginevrettina, la Ginevrina, laGinevrola, la Ginevretta, la Ginevra bella&|160;!

–&|160;Mon père, vous me faites mal.

Aussitôt Ginevra fut posée à terre avec une sorte de respect.Elle agita la tête par un gracieux mouvement pour rassurer sa mèrequi déjà s’effrayait, et pour lui dire que c’était une ruse. Levisage terne et pâle de la baronne reprit alors ses couleurs et uneespèce de gaieté. Piombo se frotta les mains avec une forceextrême, symptôme le plus certain de sa joie&|160;; il avait priscette habitude à la cour en voyant Napoléon se mettre en colèrecontre ceux de ses généraux ou de ses ministres qui le servaientmal ou qui avaient commis quelque faute. Les muscles de sa figureune fois détendus, la moindre ride de son front exprimait labienveillance. Ces deux vieillards offraient en ce moment une imageexacte de ces plantes souffrantes auxquelles un peu d’eau rend lavie après une longue sécheresse.

–&|160;À table, à table&|160;! s’écria le baron en présentant salarge main à Ginevra qu’il nomma Signora Piombellina, autresymptôme de gaieté auquel sa fille répondit par un sourire.

–&|160;Ah çà, dit Piombo en sortant de table, sais-tu que tamère m’a fait observer que depuis un mois tu restes beaucoup pluslong-temps que de coutume à ton atelier&|160;? Il paraît que lapeinture passe avant nous.

–&|160;Ô mon père&|160;!

–&|160;Ginevra nous prépare sans doute quelque surprise, dit lamère.

–&|160;Tu m’apporterais un tableau de toi&|160;?… s’écria leCorse en frappant dans ses mains.

–&|160;Oui, je suis très-occupée à l’atelier, répondit-elle.

–&|160;Qu’as-tu donc, Ginevra&|160;? Tu pâlis&|160;! lui dit samère.

–&|160;Non&|160;! s’écria la jeune fille en laissant échapper ungeste de résolution, non, il ne sera pas dit que Ginevra Piomboaura menti une fois dans sa vie.

En entendant cette singulière exclamation, Piombo et sa femmeregardèrent leur fille d’un air étonné.

–&|160;J’aime un jeune homme, ajouta-t-elle d’une voix émue.

Puis, sans oser regarder ses parents, elle abaissa ses largespaupières, comme pour voiler le feu de ses yeux.

–&|160;Est-ce un prince&|160;? lui demanda ironiquement son pèreen prenant un son de voix qui fit trembler la mère et la fille.

–&|160;Non, mon père, répondit-elle avec modestie, c’est unjeune homme sans fortune…

–&|160;Il est donc bien beau&|160;?

–&|160;Il est malheureux.

–&|160;Que fait-il&|160;?

–&|160;Compagnon de Labédoyère, il était proscrit, sans asile,Servin l’a caché, et…

–&|160;Servin est un honnête garçon qui s’est bien comporté,s’écria Piombo&|160;; mais vous faites mal, vous, ma fille, d’aimerun autre homme que votre père…

–&|160;Il ne dépend pas de moi de ne pas aimer, réponditdoucement Ginevra.

–&|160;Je me flattais, reprit son père, que ma Ginevra me seraitfidèle jusqu’à ma mort, que mes soins et ceux de sa mère seraientles seuls qu’elle aurait reçus, que notre tendresse n’aurait pasrencontré dans son âme de tendresse rivale, et que…

–&|160;Vous ai-je reproché votre fanatisme pour Napoléon&|160;?dit Ginevra. N’avez-vous aimé que moi&|160;? n’avez-vous pas étédes mois entiers en ambassade&|160;? n’ai-je pas supportécourageusement vos absences&|160;? La vie a des nécessités qu’ilfaut savoir subir.

–&|160;Ginevra&|160;!

–&|160;Non, vous ne m’aimez pas pour moi, et vos reprochestrahissent un insupportable égoïsme.

–&|160;Tu accuses l’amour de ton père, s’écria Piombo les yeuxflamboyants.

–&|160;Mon père, je ne vous accuserai jamais, répondit Ginevraavec plus de douceur que sa mère tremblante n’en attendait. Vousavez raison dans votre égoïsme, comme j’ai raison dans mon amour.Le ciel m’est témoin que jamais fille n’a mieux rempli ses devoirsauprès de ses parents. Je n’ai jamais vu que bonheur et amour là oùd’autres voient souvent des obligations. Voici quinze ans que je neme suis pas écartée de dessous votre aile protectrice, et ce fut unbien doux plaisir pour moi que de charmer vos jours. Mais serais-jedonc ingrate en me livrant au charme d’aimer, en désirant un épouxqui me protège après vous&|160;?

–&|160;Ah&|160;! tu comptes avec ton père, Ginevra, reprit levieillard d’un ton sinistre.

Il se fit une pause effrayante pendant laquelle personne n’osaparler. Enfin, Bartholoméo rompit le silence en s’écriant d’unevoix déchirante&|160;: – Oh&|160;! reste avec nous, reste auprès deton vieux père&|160;! Je ne saurais te voir aimant un homme.Ginevra, tu n’attendras pas long-temps ta liberté…

–&|160;Mais, mon père, songez donc que nous ne vous quitteronspas, que nous serons deux à vous aimer, que vous connaîtrez l’hommeaux soins duquel vous me laisserez&|160;! Vous serez doublementchéri par moi et par lui&|160;: par lui qui est encore moi, et parmoi qui suis tout lui-même.

–&|160;Ô Ginevra&|160;! Ginevra&|160;! s’écria le Corse enserrant les poings, pourquoi ne t’es-tu pas mariée quand Napoléonm’avait accoutumé à cette idée, et qu’il te présentait des ducs etdes comtes&|160;?

–&|160;Ils m’aimaient par ordre, dit la jeune fille. D’ailleurs,je ne voulais pas vous quitter, et ils m’auraient emmenée aveceux.

–&|160;Tu ne veux pas nous laisser seuls, dit Piombo&|160;; maiste marier, c’est nous isoler&|160;! Je te connais, ma fille, tu nenous aimeras plus.

–&|160;Élisa, ajouta-t-il en regardant sa femme qui restaitimmobile et comme stupide, nous n’avons plus de fille, elle veut semarier.

Le vieillard s’assit après avoir levé les mains en l’air commepour invoquer Dieu&|160;; puis il resta courbé comme accablé soussa peine. Ginevra vit l’agitation de son père, et la modération desa colère lui brisa le cœur&|160;; elle s’attendait à une crise, àdes fureurs, elle n’avait pas armé son âme contre la douceurpaternelle.

–&|160;Mon père, dit-elle d’une voix touchante, non, vous neserez jamais abandonné par votre Ginevra. Mais aimez-la aussi unpeu pour elle. Si vous saviezcomme&|160;il&|160;m’aime&|160;! Ah&|160;! ce ne seraitpas lui qui me ferait de la peine&|160;!

–&|160;Déjà des comparaisons, s’écria Piombo avec un accentterrible. Non, je ne puis supporter cette idée, reprit-il. S’ilt’aimait comme tu mérites de l’être, il me tuerait&|160;; et s’ilne t’aimait pas, je le poignarderais.

Les mains de Piombo tremblaient, ses lèvres tremblaient, soncorps tremblait et ses yeux lançaient des éclairs&|160;; Ginevraseule pouvait soutenir son regard, car alors elle allumait sesyeux, et la fille était digne du père.

–&|160;Oh&|160;! t’aimer&|160;! Quel est l’homme digne de cettevie&|160;? reprit-il. T’aimer comme un père, n’est-ce pas déjàvivre dans le paradis&|160;; qui donc sera jamais digne d’être tonépoux&|160;?

–&|160;Lui, dit Ginevra, lui de qui je me sens indigne.

–&|160;Lui&|160;? répéta machinalement Piombo.Qui,&|160;lui&|160;?

–&|160;Celui que j’aime.

–&|160;Est ce qu’il peut te connaître encore assez pourt’adorer&|160;?

–&|160;Mais, mon père, reprit Ginevra éprouvant un mouvementd’impatience, quand il ne m’aimerait pas, du moment où jel’aime…

–&|160;Tu l’aimes donc&|160;? s’écria Piombo. Ginevra inclinadoucement la tête. – Tu l’aimes alors plus que nous&|160;?

–&|160;Ces deux sentiments ne peuvent se comparer,répondit-elle.

–&|160;L’un est plus fort que l’autre, reprit Piombo.

–&|160;Je crois que oui, dit Ginevra.

–&|160;Tu ne l’épouseras pas, cria le Corse dont la voix fitrésonner les vitres du salon.

–&|160;Je l’épouserai, répliqua tranquillement Ginevra.

–&|160;Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! s’écria la mère, commentfinira cette querelle&|160;?&|160;SantaVirgina&|160;!&|160;mettez-vous entre eux.

Le baron, qui se promenait à grands pas, vint s’asseoir&|160;;une sévérité glacée rembrunissait son visage, il regarda fixementsa fille, et lui dit d’une voix douce et affaiblie&|160;: – Ehbien&|160;! Ginevra&|160;! non, tu ne l’épouseras pas. Oh&|160;! neme dis pas oui ce soir&|160;?… laisse-moi croire le contraire.Veux-tu voir ton père à genoux et ses cheveux blancs prosternésdevant toi&|160;? je vais te supplier…

–&|160;Ginevra Piombo n’a pas été habituée à promettre et à nepas tenir, répondit-elle. Je suis votre fille.

–&|160;Elle a raison, dit la baronne, nous sommes mises au mondepour nous marier.

–&|160;Ainsi, vous l’encouragez dans sa désobéissance, dit lebaron à sa femme qui frappée de ce mot se changea en statue.

–&|160;Ce n’est pas désobéir que de se refuser à un ordreinjuste, répondit Ginevra.

–&|160;Il ne peut pas être injuste quand il émane de la bouchede votre père, ma fille&|160;! Pourquoi me jugez-vous&|160;? Larépugnance que j’éprouve n’est-elle pas un conseil d’en haut&|160;?Je vous préserve peut-être d’un malheur.

–&|160;Le malheur serait qu’il ne m’aimât pas.

–&|160;Toujours lui&|160;!

–&|160;Oui, toujours, reprit-elle. Il est ma vie, mon bien, mapensée. Même en vous obéissant, il serait toujours dans mon cœur.Me défendre de l’épouser, n’est-ce pas vous faire haïr&|160;?

–&|160;Tu ne nous aimes plus, s’écria Piombo.

–&|160;Oh&|160;! dit Ginevra en agitant la tête.

–&|160;Eh bien&|160;! oublie-le, reste-nous fidèle. Après nous…tu comprends.

–&|160;Mon père, voulez-vous me faire désirer votre mort&|160;?s’écria Ginevra.

–&|160;Je vivrai plus long-temps que toi&|160;! Les enfants quin’honorent pas leurs parents meurent promptement, s’écria son pèreparvenu au dernier degré de l’exaspération.

–&|160;Raison de plus pour me marier promptement et êtreheureuse&|160;! dit-elle.

Ce sang-froid, cette puissance de raisonnement achevèrent detroubler Piombo, le sang lui porta violemment à la tête, son visagedevint pourpre. Ginevra frissonna, elle s’élança comme un oiseausur les genoux de son père, lui passa ses bras autour du cou, luicaressa les cheveux, et s’écria tout attendrie&|160;: – Oh&|160;!oui, que je meure la première&|160;! Je ne te survivrais pas, monpère, mon bon père&|160;!

–&|160;Ô ma Ginevra, ma folle, ma Ginevrina, répondit Piombodont toute la colère se fondit à cette caresse comme une glace sousles rayons du soleil.

–&|160;Il était temps que vous finissiez, dit la baronne d’unevoix émue.

–&|160;Pauvre mère&|160;!

–&|160;Ah&|160;! Ginevretta&|160;! ma Ginevra bella&|160;!

Et le père jouait avec sa fille comme avec un enfant de six ans,il s’amusait à défaire les tresses ondoyantes de ses cheveux, à lafaire sauter&|160;; il y avait de la folie dans l’expression de satendresse. Bientôt sa fille le gronda en l’embrassant, et tentad’obtenir en plaisantant l’entrée de son Louis au logis. Mais, touten plaisantant aussi, le père refusait. Elle bouda, revint, boudaencore&|160;; puis, à la fin de la soirée, elle se trouva contented’avoir gravé dans le cœur de son père et son amour pour Louis etl’idée d’un mariage prochain. Le lendemain elle ne parla plus deson amour, elle alla plus tard à l’atelier, elle en revint de bonneheure&|160;; elle devint plus caressante pour son père qu’elle nel’avait jamais été, et se montra pleine de reconnaissance, commepour le remercier du consentement qu’il semblait donner à sonmariage par son silence. Le soir elle faisait long-temps de lamusique, et souvent elle s’écriait&|160;: – Il faudrait une voixd’homme pour ce nocturne&|160;! Elle était Italienne, c’est toutdire. Au bout de huit jours sa mère lui fit un signe, ellevint&|160;; puis à l’oreille et à voix basse&|160;: – J’ai amenéton père à le recevoir, lui dit-elle.

–&|160;Ô ma mère&|160;! vous me faites bien heureuse&|160;!

Ce jour-là Ginevra eut donc le bonheur de revenir à l’hôtel deson père en donnant le bras à Louis. Pour la seconde fois, lepauvre officier sortait de sa cachette. Les actives sollicitationsque Ginevra faisait auprès du duc de Feltre, alors ministre de laguerre, avaient été couronnées d’un plein succès. Louis venaitd’être réintégré sur le contrôle des officiers en disponibilité.C’était un bien grand pas vers un meilleur avenir. Instruit par sonamie de toutes les difficultés qui l’attendaient auprès du baron,le jeune chef de bataillon n’osait avouer la crainte qu’il avait dene pas lui plaire. Cet homme si courageux contre l’adversité, sibrave sur un champ de bataille, tremblait en pensant à son entréedans le salon des Piombo. Ginevra le sentit tressaillant, et cetteémotion, dont le principe était leur bonheur, fut pour elle unenouvelle preuve d’amour.

–&|160;Comme vous êtes pâle&|160;! lui dit-elle quand ilsarrivèrent à la porte de l’hôtel.

–&|160;Ô Ginevra&|160;! s’il ne s’agissait que de ma vie.

Quoique Bartholoméo fut prévenu par sa femme de la présentationofficielle de celui que Ginevra aimait, il n’alla pas à sarencontre, resta dans le fauteuil où il avait l’habitude d’êtreassis, et la sévérité de son front fut glaciale.

–&|160;Mon père, dit Ginevra, je vous amène une personne quevous aurez sans doute plaisir à voir&|160;: monsieur Louis, unsoldat qui combattait à quatre pas de l’empereur àMont-Saint-Jean…

Le baron de Piombo se leva, jeta un regard furtif sur Louis, etlui dit d’une voix sardonique&|160;: – Monsieur n’est pasdécoré&|160;?

–&|160;Je ne porte plus la Légion-d’Honneur, répondit timidementLouis qui restait humblement debout.

Ginevra, blessée de l’impolitesse de son père, avança unechaise. La réponse de l’officier satisfit le vieux serviteur deNapoléon. Madame Piombo, s’apercevant que les sourcils de son marireprenaient leur position naturelle, dit pour ranimer laconversation&|160;: – La ressemblance de monsieur avec Nina Portaest étonnante. Ne trouvez-vous pas que monsieur a toute laphysionomie des Porta&|160;?

–&|160;Rien de plus naturel, répondit le jeune homme sur qui lesyeux flamboyants de Piombo s’arrêtèrent, Nina était ma sœur…

–&|160;Tu es Luigi Porta&|160;? demanda le vieillard.

–&|160;Oui.

Bartholoméo di Piombo se leva, chancela, fut obligé de s’appuyersur une chaise et regarda sa femme, Élisa Piombo vint à lui&|160;;puis les deux vieillards silencieux se donnèrent le bras etsortirent du salon en abandonnant leur fille avec une sorted’horreur. Luigi Porta stupéfait regarda Ginevra, qui devint aussiblanche qu’une statue de marbre et resta les yeux fixes sur laporte vers laquelle son père et sa mère avaient disparu&|160;: cesilence et cette retraite eurent quelque chose de si solennel que,pour la première fois peut-être, le sentiment de la crainte entradans son cœur. Elle joignit ses mains l’une contre l’autre avecforce, et dit d’une voix si émue qu’elle ne pouvait guère êtreentendue que par un amant&|160;: – Combien de malheur dans unmot&|160;!

–&|160;Au nom de notre amour, qu’ai-je donc dit, demanda LuigiPorta.

–&|160;Mon père, répondit-elle, ne m’a jamais parlé de notredéplorable histoire, et j’étais trop jeune quand j’ai quitté laCorse pour la savoir.

–&|160;Nous serions en&|160;vendetta, demanda Luigi entremblant.

–&|160;Oui. En questionnant ma mère, j’ai appris que les Portaavaient tué mes frères et brûlé notre maison. Mon père a massacrétoute votre famille. Comment avez-vous survécu, vous qu’il croyaitavoir attaché aux colonnes d’un lit avant de mettre le feu à lamaison&|160;?

–&|160;Je ne sais, répondit Luigi. À six ans j’ai été amené àGênes, chez un vieillard nommé Colonna. Aucun détail sur ma famillene m’a été donné. Je savais seulement que j’étais orphelin et sansfortune. Ce Colonna me servait de père, et j’ai porté son nomjusqu’au jour où je suis entré au service. Comme il m’a fallu desactes pour prouver qui j’étais, le vieux Colonna m’a dit alors quemoi, faible et presque enfant encore, j’avais des ennemis. Il m’aengagé à ne prendre que le nom de Luigi pour leur échapper.

–&|160;Partez, partez, Luigi, s’écria Ginevra&|160;; mais non,je dois vous accompagner. Tant que vous êtes dans la maison de monpère, vous n’avez rien à craindre&|160;; aussitôt que vous ensortirez, prenez bien garde à vous&|160;! vous marcherez de dangeren danger. Mon père a deux Corses à son service, et si ce n’est paslui qui menacera vos jours, c’est eux.

–&|160;Ginevra, dit-il, cette haine existera-t-elle donc entrenous&|160;?

La jeune fille sourit tristement et baissa la tête. Elle lareleva bientôt avec une sorte de fierté, et dit&|160;: – Ô Luigi,il faut que nos sentiments soient bien purs et bien sincères pourque j’aie la force de marcher dans la voie où je vais entrer. Maisil s’agit d’un bonheur qui doit durer toute la vie, n’est-cepas&|160;?

Luigi ne répondit que par un sourire, et pressa la main deGinevra. La jeune fille comprit qu’un véritable amour pouvait seuldédaigner en ce moment les protestations vulgaires. L’expressioncalme et consciencieuse des sentiments de Luigi annonçait enquelque sorte leur force et leur durée. La destinée de ces deuxépoux fut alors accomplie. Ginevra entrevit de bien cruels combatsà soutenir&|160;; mais l’idée d’abandonner Louis, idée quipeut-être avait flotté dans son âme, s’évanouit complétement. À luipour toujours, elle l’entraîna tout à coup avec une sorte d’énergiehors de l’hôtel, et ne le quitta qu’au moment où il atteignit lamaison dans laquelle Servin lui avait loué un modeste logement.Quand elle revint chez son père, elle avait pris cette espèce desérénité que donne une résolution forte&|160;: aucune altérationdans ses manières ne peignit d’inquiétude. Elle leva sur son pèreet sa mère, qu’elle trouva prêts à se mettre à table, des yeuxdénués de hardiesse et pleins de douceur&|160;; elle vit que savieille mère avait pleuré, la rougeur de ces paupières flétriesébranla un moment son cœur&|160;; mais elle cacha son émotion.Piombo semblait être en proie à une douleur trop violente, tropconcentrée pour qu’il pût la trahir par des expressions ordinaires.Les gens servirent le dîner auquel personne ne toucha. L’horreur dela nourriture est un des symptômes qui trahissent les grandescrises de l’âme. Tous trois se levèrent sans qu’aucun d’eux se fûtadressé la parole. Quand Ginevra fut placée entre son père et samère dans leur grand salon sombre et solennel, Piombo voulutparler, mais il ne trouva pas de voix&|160;; il essaya de marcher,et ne trouva pas de force, il revint s’asseoir et sonna.

–&|160;Jean, dit-il enfin au domestique, allumez du feu, j’aifroid.

Ginevra tressaillit et regarda son père avec anxiété. Le combatqu’il se livrait devait être horrible, sa figure était bouleversée.Ginevra connaissait l’étendue du péril qui la menaçait, mais ellene tremblait pas&|160;; tandis que les regards furtifs queBartholoméo jetait sur sa fille semblaient annoncer qu’il craignaiten ce moment le caractère dont la violence était son propreouvrage. Entre eux, tout devait être extrême. Aussi la certitude duchangement qui pouvait s’opérer dans les sentiments du père et dela fille animait-elle le visage de la baronne d’une expression deterreur.

–&|160;Ginevra, vous aimez l’ennemi de votre famille, dit enfinPiombo sans oser regarder sa fille.

–&|160;Cela est vrai, répondit-elle.

–&|160;Il faut choisir entre lui et nous. Notre vendetta faitpartie de nous-mêmes. Qui n’épouse pas ma vengeance, n’est pas dema famille.

–&|160;Mon choix est fait, répondit Ginevra d’une voixcalme.

La tranquillité de sa fille trompa Bartholoméo.

–&|160;Ô ma chère fille&|160;! s’écria le vieillard qui montrases paupières humectées par des larmes, les premières et les seulesqu’il répandit dans sa vie.

–&|160;Je serai sa femme, dit brusquement Ginevra.

Bartholoméo eut comme un éblouissement&|160;; mais il recouvrason sang-froid et répliqua&|160;: – Ce mariage ne se fera pas demon vivant, je n’y consentirai jamais. Ginevra garda le silence. –Mais, dit le baron en continuant, songes-tu que Luigi est le filsde celui qui a tué tes frères&|160;?

–&|160;Il avait six ans au moment où le crime a été commis, ildoit en être innocent, répondit-elle.

–&|160;Un Porta&|160;? s’écria Bartholoméo.

–&|160;Mais ai-je jamais pu partager cette haine&|160;? ditvivement la jeune fille. M’avez-vous élevée dans cette croyancequ’un Porta était un monstre&|160;? Pouvais-je penser qu’il restâtun seul de ceux que vous aviez tués&|160;? N’est-il pas naturel quevous fassiez céder votre&|160;vendetta&|160;à messentiments&|160;?

–&|160;Un Porta&|160;? dit Piombo. Si son père t’avait jadistrouvée dans ton lit, tu ne vivrais pas, il t’aurait donné centfois la mort.

–&|160;Cela se peut, répondit-elle, mais son fils m’a donné plusque la vie. Voir Luigi, c’est un bonheur sans lequel je ne sauraisvivre. Luigi m’a révélé le monde des sentiments. J’ai peut-êtreaperçu des figures plus belles encore que la sienne, mais aucune nem’a autant charmée&|160;; j’ai peut-être entendu des voix… non,non, jamais de plus mélodieuses. Luigi m’aime, il sera monmari.

–&|160;Jamais, dit Piombo. J’aimerais mieux te voir dans toncercueil, Ginevra. Le vieux Corse se leva, se mit à parcourir àgrands pas le salon et laissa échapper ces paroles après des pausesqui peignaient toute son agitation&|160;: – Vous croyez peut-êtrefaire plier ma volonté&|160;? détrompez-vous&|160;: je ne veux pasqu’un Porta soit mon gendre. Telle est ma sentence. Qu’il ne soitplus question de ceci entre nous. Je suis Bartholoméo di Piombo,entendez-vous, Ginevra&|160;?

–&|160;Attachez-vous quelque sens mystérieux à ces paroles,demanda-t-elle froidement.

–&|160;Elles signifient que j’ai un poignard, et que je necrains pas la justice des hommes. Nous autres Corses, nous allonsnous expliquer avec Dieu.

–&|160;Eh bien&|160;! dit la fille en se levant, je suis Ginevradi Piombo, et je déclare que dans six mois je serai la femme deLuigi Porta.

–&|160;Vous êtes un tyran, mon père, ajouta-t-elle après unepause effrayante.

Bartholoméo serra ses poings et frappa sur le marbre de lacheminée&|160;: – Ah&|160;! nous sommes à Paris, dit-il enmurmurant.

Il se tut, se croisa les bras, pencha la tête sur sa poitrine etne prononça plus une seule parole pendant toute la soirée. Aprèsavoir exprimé sa volonté, la jeune fille affecta un sang-froidincroyable&|160;; elle se mit au piano, chanta, joua des morceauxravissants avec une grâce et un sentiment qui annonçaient uneparfaite liberté d’esprit, triomphant ainsi de son père dont lefront ne paraissait pas s’adoucir. Le vieillard ressentitcruellement cette tacite injure, et recueillit en ce moment un desfruits amers de l’éducation qu’il avait donnée à sa fille. Lerespect est une barrière qui protège autant un père et une mère queles enfants, en évitant à ceux-là des chagrins, à ceux-ci desremords. Le lendemain Ginevra, qui voulut sortir à l’heure où elleavait coutume de se rendre à l’atelier trouva la porte de l’hôtelfermée pour elle&|160;; mais elle eut bientôt inventé un moyend’instruire Luigi Porta des sévérités paternelles. Une femme dechambre qui ne savait pas lire fit parvenir au jeune officier lalettre que lui écrivit Ginevra. Pendant cinq jours les deux amantssurent correspondre, grâce à ces ruses qu’on sait toujours machinerà vingt ans. Le père et la fille se parlèrent rarement. Tous deuxgardant au fond du cœur un principe de haine, ils souffraient, maisorgueilleusement et en silence. En reconnaissant combien étaientforts les liens d’amour qui les attachaient l’un à l’autre, ilsessayaient de les briser, sans pouvoir y parvenir. Nulle penséedouce ne venait plus comme autrefois égayer les traits sévères deBartholoméo quand il contemplait sa Ginevra. La jeune fille avaitquelque chose de farouche en regardant son père, et le reprochesiégeait sur son front d’innocence&|160;; elle se livrait bien àd’heureuses pensées, mais parfois des remords semblaient ternir sesyeux. Il n’était même pas difficile de deviner qu’elle ne pourraitjamais jouir tranquillement d’une félicité qui faisait le malheurde ses parents. Chez Bartholoméo comme chez sa fille, toutes lesirrésolutions causées par la bonté native de leurs âmes devaientnéanmoins échouer devant leur fierté, devant la rancuneparticulière aux Corses. Ils s’encourageaient l’un et l’autre dansleur colère et fermaient les yeux sur l’avenir. Peut-être aussi seflattaient-ils mutuellement que l’un céderait à l’autre.

Le jour de la naissance de Ginevra, sa mère, désespérée de cettedésunion qui prenait un caractère grave, médita de réconcilier lepère et la fille, grâce aux souvenirs de cet anniversaire. Ilsétaient réunis tous trois dans la chambre de Bartholoméo. Ginevradevina l’intention de sa mère à l’hésitation peinte sur son visageet sourit tristement. En ce moment un domestique annonça deuxnotaires accompagnés de plusieurs témoins qui entrèrent.Bartholoméo regarda fixement ces hommes, dont les figuresfroidement compassées avaient quelque chose de blessant pour desâmes aussi passionnées que l’étaient celles des trois principauxacteurs de cette scène. Le vieillard se tourna vers sa fille d’unair inquiet, il vit sur son visage un sourire de triomphe qui luifit soupçonner quelque catastrophe&|160;; mais il affecta degarder, à la manière des sauvages, une immobilité mensongère enregardant les deux notaires avec une sorte de curiosité calme. Lesétrangers s’assirent après y avoir été invités par un geste duvieillard.

–&|160;Monsieur est sans doute monsieur le baron de Piombo,demanda le plus âgé des notaires.

Bartholoméo s’inclina. Le notaire fit un léger mouvement detête, regarda la jeune fille avec la sournoise expression d’ungarde du commerce qui surprend un débiteur&|160;; et il tira satabatière, l’ouvrit, y prit une pincée de tabac, se mit à la humerà petits coups en cherchant les premières phrases de sondiscours&|160;; puis en les prononçant, il fit des repos continuels(manœuvre oratoire que ce signe – représentera trèsimparfaitement)

–&|160;Monsieur, dit-il, je suis monsieur Roguin, notaire demademoiselle votre fille, et nous venons, – mon collègue et moi, –pour accomplir le vœu de la loi et – mettre un terme aux divisionsqui – paraîtraient – s’être introduites – entre vous etmademoiselle votre fille, – au sujet – de – son – mariage avecmonsieur Luigi Porta.

Cette phrase, assez pédantesquement débitée, parut probablementtrop belle à maître Roguin pour qu’on pût la comprendre d’un seulcoup, il s’arrêta en regardant Bartholoméo avec une expressionparticulière aux gens d’affaires et qui tient le milieu entre laservilité et la familiarité. Habitués à feindre beaucoup d’intérêtpour les personnes auxquelles ils parlent, les notaires finissentpar faire contracter à leur figure une grimace qu’ils revêtent etquittent comme leur&|160;pallium&|160;officiel. Ce masquede bienveillance, dont le mécanisme est si facile à saisir, irritatellement Bartholoméo qu’il lui fallut rappeler toute sa raisonpour ne pas jeter monsieur Roguin par les fenêtres, une expressionde colère se glissa dans ses rides, et en la voyant le notaire sedit en lui-même&|160;: – Je produis de l’effet&|160;!

–&|160;Mais, reprit-il d’une voix mielleuse, monsieur le baron,dans ces sortes d’occasions, notre ministère commence toujours parêtre essentiellement conciliateur. – Daignez donc avoir la bonté dem’entendre. – Il est évident que mademoiselle Ginevra Piombo –atteint aujourd’hui même – l’âge auquel il suffit de faire desactes respectueux pour qu’il soit passé outre à la célébration d’unmariage – malgré le défaut de consentement des parents. Or, – ilest d’usage dans les familles – qui jouissent d’une certaineconsidération, – qui appartiennent à la société, – qui conserventquelque dignité, – auxquelles il importe enfin de ne pas donner aupublic le secret de leurs divisions, – et qui d’ailleurs ne veulentpas se nuire à elles-mêmes en frappant de réprobation l’avenir dedeux jeunes époux (car – c’est se nuire à soi-même&|160;!) – il estd’usage, – dis-je, – parmi ces familles honorables – de ne paslaisser subsister des actes semblables, – qui restent, qui – sontdes monuments d’une division qui – finit – par cesser. – Du moment,monsieur, où une jeune personne a recours aux actes respectueux,elle annonce une intention trop décidée pour qu’un père et – unemère, ajouta-t-il en se tournant vers la baronne, puissent espérerde lui voir suivre leurs avis. – La résistance paternelle étantalors nulle – par ce fait – d’abord, – puis étant infirmée par laloi, il est constant que tout homme sage, après avoir fait unedernière remontrance à son enfant, lui donne la liberté de…

Monsieur Roguin s’arrêta en s’apercevant qu’il pouvait parlerdeux heures ainsi, sans obtenir de réponse, et il éprouvad’ailleurs une émotion particulière à l’aspect de l’homme qu’ilessayait de convertir. Il s’était fait une révolutionextraordinaire sur le visage de Bartholoméo&|160;: toutes ses ridescontractées lui donnaient un air de cruauté indéfinissable, et iljetait sur le notaire un regard de tigre. La baronne demeuraitmuette et passive. Ginevra, calme et résolue, attendait, ellesavait que la voix du notaire était plus puissante que la sienne,et alors elle semblait s’être décidée à garder le silence. Aumoment où Roguin se tut, cette scène devint si effrayante que lestémoins étrangers tremblèrent&|160;: jamais peut-être ils n’avaientété frappés par un semblable silence. Les notaires se regardèrentcomme pour se consulter, se levèrent et allèrent ensemble à lacroisée.

–&|160;As-tu jamais rencontré des clients fabriqués commeceux-là, demanda Roguin à son confrère.

–&|160;Il n’y a rien à en tirer, répondit le plus jeune. À taplace, moi, je m’en tiendrais à la lecture de mon acte. Le vieux neme paraît pas amusant, il est colère, et tu ne gagneras rien àvouloir&|160;discuter&|160;avec lui…

Monsieur Roguin lut un papier timbré contenant un procès-verbalrédigé à l’avance et demanda froidement à Bartholoméo quelle étaitsa réponse.

–&|160;Il y a donc en France des lois qui détruisent le pouvoirpaternel, demanda le Corse.

–&|160;Monsieur… dit Roguin de sa voix mielleuse.

–&|160;Qui arrachent une fille à son père&|160;?

–&|160;Monsieur…

–&|160;Qui privent un vieillard de sa dernièreconsolation&|160;?

–&|160;Monsieur, votre fille ne vous appartient que…

–&|160;Qui le tuent&|160;?

–&|160;Monsieur, permettez&|160;?…

Rien n’est plus affreux que le sang-froid et les raisonnementsexacts d’un notaire au milieu des scènes passionnées où ils ontcoutume d’intervenir. Les figures que Piombo voyait lui semblèrentéchappées de l’enfer, sa rage froide et concentrée ne connut plusde bornes au moment où la voix calme et presque flûtée de son petitantagoniste prononça ce fatal&|160;:«&|160;permettez&|160;?&|160;»&|160;Il sauta sur un longpoignard suspendu par un clou au-dessus de sa cheminée et s’élançasur sa fille. Le plus jeune des deux notaires et l’un des témoinsse jetèrent entre lui et Ginevra&|160;; mais Bartholoméo renversabrutalement les deux conciliateurs en leur montrant une figure enfeu et des yeux flamboyants qui paraissaient plus terribles que nel’était la clarté du poignard. Quand Ginevra se vit en présence deson père, elle le regarda fixement d’un air de triomphe, s’avançalentement vers lui et s’agenouilla.

–&|160;Non&|160;! non&|160;! je ne saurais, dit-il en lançant siviolemment son arme qu’elle alla s’enfoncer dans la boiserie.

–&|160;Eh&|160;! bien, grâce&|160;! grâce, dit-elle. Voushésitez à me donner la mort, et vous me refusez la vie. Ô mon père,jamais je ne vous ai tant aimé, accordez-moi Luigi&|160;? Je vousdemande votre consentement à genoux&|160;: une fille peuts’humilier devant son père, mon Luigi ou je meurs.

L’irritation violente qui la suffoquait l’empêcha de continuer,elle ne trouvait plus de voix&|160;; ses efforts convulsifsdisaient assez qu’elle était entre la vie et la mort. Bartholoméorepoussa durement sa fille.

–&|160;Fuis, dit-il. La Luigi Porta ne saurait être une Piombo.Je n’ai plus de fille&|160;! Je n’ai pas la force de temaudire&|160;; mais je t’abandonne, et tu n’as plus de père. MaGinevra Piombo est enterrée là, s’écria-t-il d’un son de voixprofond en se pressant fortement le cœur. – Sors donc, malheureuse,ajouta-t-il après un moment de silence, sors, et ne reparais plusdevant moi. Puis, il prit Ginevra par le bras, et la conduisitsilencieusement hors de la maison.

–&|160;Luigi, s’écria Ginevra en entrant dans le modesteappartement où était l’officier, mon Luigi, nous n’avons d’autrefortune que notre amour.

–&|160;Nous sommes plus riches que tous les rois de la terre,répondit-il.

–&|160;Mon père et ma mère m’ont abandonnée, dit-elle avec uneprofonde mélancolie.

–&|160;Je t’aimerai pour eux.

–&|160;Nous serons donc bien heureux&|160;? s’écria-t-elle avecune gaieté qui eut quelque chose d’effrayant.

–&|160;Et, toujours, répondit-il en la serrant sur son cœur.

Le lendemain du jour où Ginevra quitta la maison de son père,elle alla prier madame Servin de lui accorder un asile et saprotection jusqu’à l’époque fixée par la loi pour son mariage avecLuigi Porta. Là, commença pour elle l’apprentissage des chagrinsque le monde sème autour de ceux qui ne suivent pas ses usages.Très-affligée du tort que l’aventure de Ginevra faisait à son mari,madame Servin reçut froidement la fugitive, et lui apprit par desparoles poliment circonspectes qu’elle ne devait pas compter surson appui. Trop fière pour insister, mais étonnée d’un égoïsmeauquel elle n’était pas habituée, la jeune Corse alla se loger dansl’hôtel garni le plus voisin de la maison où demeurait Luigi. Lefils des Porta vint passer toutes ses journées aux pieds de safuture&|160;; son jeune amour, la pureté de ses paroles dissipaientles nuages que la réprobation paternelle amassait sur le front dela fille bannie, et il lui peignait l’avenir si beau qu’ellefinissait par sourire, sans néanmoins oublier la rigueur de sesparents.

Un matin, la servante de l’hôtel remit à Ginevra plusieursmalles qui contenaient des étoffes, du linge, et une foule dechoses nécessaires à une jeune femme qui se met en ménage&|160;;elle reconnut dans cet envoi la prévoyante bonté d’une mère, car envisitant ces présents, elle trouva une bourse où la baronne avaitmis la somme qui appartenait à sa fille, en y joignant le fruit deses économies. L’argent était accompagné d’une lettre où la mèreconjurait la fille d’abandonner son funeste projet de mariage, s’ilen était encore temps&|160;; il lui avait fallu, disait-elle, desprécautions inouïes pour faire parvenir ces faibles secours àGinevra&|160;; elle la suppliait de ne pas l’accuser de dureté, sipar la suite elle la laissait dans l’abandon, elle craignait de nepouvoir plus l’assister, elle la bénissait, lui souhaitait detrouver le bonheur dans ce fatal mariage, si elle persistait, enlui assurant qu’elle ne pensait qu’à sa fille chérie. En cetendroit, des larmes avaient effacé plusieurs mots de la lettre.

–&|160;Ô ma mère&|160;! s’écria Ginevra tout attendrie. Elleéprouvait le besoin de se jeter à ses genoux, de la voir, et derespirer l’air bienfaisant de la maison paternelle&|160;; elles’élançait déjà, quand Luigi entra&|160;; elle le regarda, et satendresse filiale s’évanouit, ses larmes se séchèrent, elle ne sesentit pas la force d’abandonner cet enfant si malheureux et siaimant. Être le seul espoir d’une noble créature, l’aimer etl’abandonner&|160;?… ce sacrifice est une trahison dont sontincapables de jeunes âmes. Ginevra eut la générosité d’ensevelir sadouleur au fond de son âme.

Enfin, le jour du mariage arriva, Ginevra ne vit personne autourd’elle. Luigi avait profité du moment où elle s’habillait pouraller chercher les témoins nécessaires à la signature de leur actede mariage. Ces témoins étaient de braves gens. L’un, ancienmaréchal-des-logis de hussards, avait contracté, à l’armée, enversLuigi, de ces obligations qui ne s’effacent jamais du cœur d’unhonnête homme&|160;; il s’était mis loueur de voitures et possédaitquelques fiacres. L’autre, entrepreneur de maçonnerie, était lepropriétaire de la maison où les nouveaux époux devaient demeurer.Chacun d’eux se fit accompagner par un ami, puis tous quatrevinrent avec Luigi prendre la mariée. Peu accoutumés aux grimacessociales, et ne voyant rien que de très-simple dans le servicequ’ils rendaient à Luigi, ces gens s’étaient habillés proprement,mais sans luxe, et rien n’annonçait le joyeux cortége d’une noce.Ginevra, elle-même, se mit très-simplement afin de se conformer àsa fortune&|160;; néanmoins sa beauté avait quelque chose de sinoble et de si imposant, qu’à son aspect la parole expira sur leslèvres des témoins qui se crurent obligés de lui adresser uncompliment, ils la saluèrent avec respect, elle s’inclina&|160;;ils la regardèrent en silence et ne surent plus que l’admirer.Cette réserve jeta du froid entre eux. La joie ne peut éclater queparmi des gens qui se sentent égaux. Le hasard voulut donc que toutfût sombre et grave autour des deux fiancés. Rien ne refléta leurfélicité. L’église et la mairie n’étaient pas très éloignées del’hôtel. Les deux Corses, suivis des quatre témoins que leurimposait la loi, voulurent y aller à pied, dans une simplicité quidépouilla de tout appareil cette grande scène de la vie sociale.Ils trouvèrent dans la cour de la mairie une foule d’équipages quiannonçaient nombreuse compagnie, ils montèrent et arrivèrent à unegrande salle où les mariés, dont le bonheur était indiqué pour cejour-là, attendaient assez impatiemment le maire du quartier.Ginevra s’assit près de Luigi au bout d’un grand banc et leurstémoins restèrent debout, faute de sièges. Deux mariéespompeusement habillées de blanc, chargées de rubans, de dentellesde perles, et couronnées de bouquets de fleurs d’oranger dont lesboutons satinés tremblaient sous leur voile, étaient entourées deleurs familles joyeuses, et accompagnées de leurs mères qu’ellesregardaient d’un air à la fois satisfait et craintif&|160;; tousles yeux réfléchissaient leur bonheur, et chaque figure semblaitleur prodiguer des bénédictions. Les pères, les témoins, lesfrères, les sœurs allaient et venaient, comme un essaim se jouantdans un rayon de soleil qui va disparaître. Chacun semblaitcomprendre la valeur de ce moment fugitif où, dans la vie, le cœurse trouve entre deux espérances&|160;: les souhaits du passé, lespromesses de l’avenir. À cet aspect, Ginevra sentit son cœur segonfler, et pressa le bras de Luigi qui lui lança un regard. Unelarme roula dans les yeux du jeune Corse, il ne comprit jamaismieux qu’alors tout ce que sa Ginevra lui sacrifiait. Cette larmeprécieuse fit oublier à la jeune fille l’abandon dans lequel ellese trouvait. L’amour versa des trésors de lumière entre les deuxamants, qui ne virent plus qu’eux au milieu de ce tumulte&|160;:ils étaient là, seuls, dans cette foule, tels qu’ils devaient êtredans la vie. Leurs témoins, indifférents à la cérémonie, causaienttranquillement de leurs affaires.

–&|160;L’avoine est bien chère, disait le maréchal-des-logis aumaçon.

–&|160;Elle n’est pas encore si renchérie que le plâtre,proportion gardée, répondit l’entrepreneur.

Et ils firent un tour dans la salle.

–&|160;Comme on perd du temps ici, s’écria le maçon en remettantdans sa poche une grosse montre d’argent.

Luigi et Ginevra, serrés l’un contre l’autre, semblaient nefaire qu’une même personne. Certes, un poète aurait admiré ces deuxtêtes unies par un même sentiment, également colorées,mélancoliques et silencieuses en présence de deux nocesbourdonnant, devant quatre familles tumultueuses, étincelant dediamants, de fleurs, et dont la gaieté avait quelque chose depassager. Tout ce que ces groupes bruyants et splendides mettaientde joie en dehors, Luigi et Ginevra l’ensevelissaient au fond deleurs cœurs. D’un côté, le grossier fracas du plaisir&|160;; del’autre, le délicat silence des âmes joyeuses&|160;: la terre et leciel. Mais la tremblante Ginevra ne sut pas entièrement dépouillerles faiblesses de la femme. Superstitieuse comme une Italienne,elle voulut voir un présage dans ce contraste, et garda au fond deson cœur un sentiment d’effroi, invincible autant que sonamour.

Tout à coup, un garçon de bureau à la livrée de la Ville ouvritune porte à deux battants, l’on fit silence, et sa voix retentitcomme un glapissement en appelant monsieur Luigi de Porta etmademoiselle Ginevra di Piombo. Ce moment causa quelque embarrasaux deux fiancés. La célébrité du nom de Piombo attira l’attention,les spectateurs cherchèrent une noce qui semblait devoir êtresomptueuse. Ginevra se leva, ses regards foudroyants d’orgueilimposèrent à toute la foule, elle donna le bras à Luigi, et marchad’un pas ferme suivie de ses témoins. Un murmure d’étonnement quialla croissant, un chuchotement général vint rappeler à Ginevra quele monde lui demandait compte de l’absence de ses parents&|160;: lamalédiction paternelle semblait la poursuivre.

–&|160;Attendez les familles, dit le maire à l’employé quilisait promptement les actes.

–&|160;Le père et la mère protestent, répondit flegmatiquementle secrétaire.

–&|160;Des deux côtés&|160;? reprit le maire.

–&|160;L’époux est orphelin.

–&|160;Où sont les témoins&|160;?

–&|160;Les voici, répondit encore le secrétaire en montrant lesquatre hommes immobiles et muets qui les bras croisés ressemblaientà des statues.

–&|160;Mais, s’il y a protestation&|160;? dit le maire.

–&|160;Les actes respectueux ont été légalement faits, répliqual’employé en se levant pour transmettre au fonctionnaire les piècesannexées à l’acte de mariage.

Ce débat bureaucratique eut quelque chose de flétrissant etcontenait en peu de mots toute une histoire. La haine des Porta etdes Piombo, de terribles passions furent inscrites sur une page del’État Civil, comme sur la pierre d’un tombeau sont gravées enquelques lignes les annales d’un peuple, et souvent même en unmot&|160;: Roberspierre ou Napoléon. Ginevra tremblait. Semblable àla colombe qui traversant les mers, n’avait que l’arche pour poserses pieds, elle ne pouvait réfugier son regard que dans les yeux deLuigi car tout était triste et froid autour d’elle. Le maire avaitun air improbateur et sévère et son commis regardait les deux épouxavec une curiosité malveillante. Rien n’eut jamais moins l’aird’une fête. Comme toutes les choses de la vie humaine quand ellessont dépouillées de leurs accessoires, ce fut un fait simple enlui-même, immense par la pensée. Après quelques interrogationsauxquelles les époux répondirent, après quelques paroles marmottéespar le maire, et après l’apposition de leurs signatures sur leregistre, Luigi et Ginevra furent unis. Les deux jeunes Corses dontl’alliance offrait toute la poésie consacrée par le génie danscelle de Roméo et Juliette traversèrent deux haies de parentsjoyeux auxquels ils n’appartenaient pas, et qui s’impatientaientpresque du retard que leur causait ce mariage si triste enapparence. Quand la jeune fille se trouva dans la cour de la mairieet sous le ciel, un soupir s’échappa de son sein.

–&|160;Oh&|160;! toute une vie de soins et d’amoursuffira-t-elle pour reconnaître le courage et la tendresse de maGinevra&|160;? lui dit Luigi.

À ces mots accompagnés par des larmes de bonheur la mariéeoublia toutes ses souffrances&|160;; car elle avait souffert de seprésenter devant le monde en réclamant un bonheur que sa famillerefusait de sanctionner.

–&|160;Pourquoi les hommes se mettent-ils donc entre nous&|160;?dit-elle avec une naïveté de sentiment qui ravit Luigi.

Le plaisir rendit les deux époux plus légers. Ils ne virent niciel ni terre ni maisons et volèrent comme avec des ailes versl’église. Enfin ils arrivèrent à une petite chapelle obscure etdevant un autel sans pompe où un vieux prêtre célébra leur union.Là, comme à la mairie ils furent entourés par les deux noces quiles persécutaient de leur éclat. L’église pleine d’amis et deparents retentissait du bruit que faisaient les carrosses, lesbedeaux, les suisses, les prêtres. Les autels brillaient de tout leluxe ecclésiastique, les couronnes de fleurs d’oranger qui paraientles statues de la Vierge semblaient être neuves. On ne voyait quefleurs, que parfums, que cierges étincelants, que coussins develours brodés d’or. Dieu paraissait être complice de cette joied’un jour. Quand il fallut tenir au-dessus des têtes de Luigi et deGinevra ce symbole d’union éternelle, ce joug de satin blanc, doux,brillant, léger pour les uns, et de plomb pour le plus grandnombre, le prêtre chercha, mais en vain, les jeunes garçons quiremplissent ce joyeux office&|160;: deux des témoins lesremplacèrent. L’ecclésiastique fit à la hâte une instruction auxépoux sur les périls de la vie, sur les devoirs qu’ilsenseigneraient un jour à leurs enfants&|160;; et à ce sujet ilglissa un reproche indirect sur l’absence des parents deGinevra&|160;; puis après les avoir unis devant Dieu, comme lemaire les avait unis devant la Loi, il acheva sa messe et lesquitta.

–&|160;Dieu les bénisse&|160;! dit Vergniaud au maçon sous leporche de l’église. Jamais deux créatures ne furent mieux faitesl’une pour l’autre. Les parents de cette fille-là sont desinfirmes. Je ne connais pas de soldat plus brave que le colonelLouis&|160;! Si tout le monde s’était comporté commelui,&|160;l’autre&|160;y serait encore.

La bénédiction du soldat, la seule qui, dans ce jour, leur eûtété donnée, répandit comme un baume sur le cœur de Ginevra.

Ils se séparèrent en se serrant la main, et Luigi remerciacordialement son propriétaire.

–&|160;Adieu, mon brave, dit Luigi au maréchal, je teremercie.

–&|160;Tout à votre service, mon colonel. Âme, individu, chevauxet voitures, chez moi tout est à vous.

–&|160;Comme il l’aime&|160;! dit Ginevra.

Luigi entraîna vivement sa mariée à la maison qu’ils devaienthabiter, ils atteignirent bientôt leur modeste appartement, et, là,quand la porte fut refermée, Luigi prit sa femme dans ses bras ens’écriant&|160;: – Ô ma Ginevra&|160;! car maintenant tu es à moi,ici est la véritable fête. Ici, reprit-il, tout nous sourira.

Ils parcoururent ensemble les trois chambres qui composaientleur logement. La pièce d’entrée servait de salon et de salle àmanger. À droite se trouvait une chambre à coucher, à gauche ungrand cabinet que Luigi avait fait arranger pour sa chère femme etoù elle trouva les chevalets, la boîte à couleurs, les plâtres, lesmodèles, les mannequins, les tableaux, les portefeuilles, enfintout le mobilier de l’artiste.

–&|160;Je travaillerai donc là, dit-elle avec une expressionenfantine. Elle regarda long-temps la tenture, les meubles, ettoujours elle se retournait vers Luigi pour le remercier, car il yavait une sorte de magnificence dans ce petit réduit&|160;: unebibliothèque contenait les livres favoris de Ginevra, au fond étaitun piano. Elle s’assit sur un divan, attira Luigi près d’elle, etlui serrant la main&|160;: – Tu as bon goût, dit-elle d’une voixcaressante.

–&|160;Tes paroles me font bien heureux, dit-il.

–&|160;Mais voyons donc tout, demanda Ginevra à qui Luigi avaitfait un mystère des ornements de cette retraite.

Ils allèrent alors vers une chambre nuptiale, fraîche et blanchecomme une vierge.

–&|160;Oh&|160;! sortons, dit Luigi en riant.

–&|160;Mais je veux tout voir. Et l’impérieuse Ginevra visital’ameublement avec le soin curieux d’un antiquaire examinant unemédaille, elle toucha les soieries et passa tout en revue avec lecontentement naïf d’une jeune mariée qui déploie les richesses desa corbeille. – Nous commençons par nous ruiner, dit-elle d’un airmoitié joyeux, moitié chagrin.

–&|160;C’est vrai&|160;! tout l’arriéré de ma solde est là,répondit Luigi. Je l’ai vendu à un brave homme nommé Gigonnet.

–&|160;Pourquoi&|160;? reprit-elle d’un ton de reproche oùperçait une satisfaction secrète. Crois-tu que je serais moinsheureuse sous un toit&|160;? Mais, reprit-elle, tout cela est bienjoli, et c’est à nous. Luigi la contemplait avec tantd’enthousiasme qu’elle baissa les yeux et lui dit&|160;: – Allonsvoir le reste.

Au-dessus de ces trois chambres, sous les toits, il y avait uncabinet pour Luigi, une cuisine et une chambre de domestique.Ginevra fut satisfaite de son petit domaine, quoique la vue s’ytrouvât bornée par le large mur d’une maison voisine, et que lacour d’où venait le jour fût sombre. Mais les deux amants avaientle cœur si joyeux, mais l’espérance leur embellissait si bienl’avenir, qu’ils ne voulurent apercevoir que de charmantes imagesdans leur mystérieux asile. Ils étaient au fond de cette vastemaison et perdus dans l’immensité de Paris, comme deux perles dansleur nacre, au sein des profondes mers&|160;: pour tout autre c’eûtété une prison, pour eux ce fut un paradis. Les premiers jours deleur union appartinrent à l’amour. Il leur fut trop difficile de sevouer tout à coup au travail, et ils ne surent pas résister aucharme de leur propre passion. Luigi restait des heures entièrescouché aux pieds de sa femme, admirant la couleur de ses cheveux,la coupe de son front, le ravissant encadrement de ses yeux, lapureté, la blancheur des deux arcs sous lesquels ils glissaientlentement en exprimant le bonheur d’un amour satisfait. Ginevracaressait la chevelure de son Luigi sans se lasser de contempler,suivant une de ses expressions, la&|160;bellàfolgorante&|160;de ce jeune homme, la finesse de sestraits&|160;; toujours séduite par la noblesse de ses manières,comme elle le séduisait toujours par la grâce des siennes. Ilsjouaient comme des enfants avec des riens, ces riens les ramenaienttoujours à leur passion, et ils ne cessaient leurs jeux que pourtomber dans la rêverie du&|160;far niente. Un air chantépar Ginevra leur reproduisait encore les nuances délicieuses deleur amour. Puis, unissant leurs pas comme ils avaient uni leursâmes, ils parcouraient les campagnes en y retrouvant leur amourpartout, dans les fleurs, sur les cieux, au sein des teintesardentes du soleil couchant&|160;; ils le lisaient jusque sur lesnuées capricieuses qui se combattaient dans les airs. Une journéene ressemblait jamais à la précédente, leur amour allait croissantparce qu’il était vrai. Ils s’étaient éprouvés en peu de jours, etavaient instinctivement reconnu que leurs âmes étaient de cellesdont les richesses inépuisables semblent toujours promettre denouvelles jouissances pour l’avenir. C’était l’amour dans toute sanaïveté, avec ses interminables causeries, ses phrases inachevées,ses longs silences, son repos oriental et sa fougue. Luigi etGinevra avaient tout compris de l’amour. L’amour n’est-il pas commela mer qui, vue superficiellement ou à la hâte, est accusée demonotonie par les âmes vulgaires, tandis que certains êtresprivilégiés peuvent passer leur vie à l’admirer en y trouvant sanscesse de changeants phénomènes qui les ravissent&|160;?

Cependant, un jour, la prévoyance vint tirer les jeunes époux deleur Éden, il était devenu nécessaire de travailler pour vivre.Ginevra, qui possédait un talent particulier pour imiter les vieuxtableaux, se mit à faire des copies et se forma une clientèle parmiles brocanteurs. De son côté, Luigi chercha très activement del’occupation&|160;; mais il était fort difficile à un jeuneofficier, dont tous les talents se bornaient à bien connaître lastratégie, de trouver de l’emploi à Paris. Enfin, un jour que,lassé de ses vains efforts, il avait le désespoir dans l’âme envoyant que le fardeau de leur existence tombait tout entier surGinevra, il songea à tirer parti de son écriture, qui était fortbelle. Avec une constance dont sa femme lui donnait l’exemple, ilalla solliciter les avoués, les notaires, les avocats de Paris. Lafranchise de ses manières, sa situation intéressèrent vivement ensa faveur, et il obtint assez d’expéditions pour être obligé de sefaire aider par des jeunes gens. Insensiblement il entreprit lesécritures en grand. Le produit de ce bureau, le prix des tableauxde Ginevra finirent par mettre le jeune ménage dans une aisance quile rendit fier, car elle provenait de son industrie. Ce fut poureux le plus beau moment de leur vie. Les journées s’écoulaientrapidement entre les occupations et les joies de l’amour. Le soir,après avoir bien travaillé, ils se retrouvaient avec bonheur dansla cellule de Ginevra. La musique les consolait de leurs fatigues.Jamais une expression de mélancolie ne vint obscurcir les traits dela jeune femme, et jamais elle ne se permit une plainte. Ellesavait toujours apparaître à son Luigi le sourire sur les lèvres etles yeux rayonnants. Tous deux caressaient une pensée dominante quileur eût fait trouver du plaisir aux travaux les plus rudes&|160;:Ginevra se disait qu’elle travaillait pour Luigi, et Luigi pourGinevra. Parfois, en l’absence de son mari, la jeune femme songeaitau bonheur parfait qu’elle aurait eu si cette vie d’amour s’étaitécoulée en présence de son père et de sa mère, elle tombait alorsdans une mélancolie profonde en éprouvant la puissance desremords&|160;; de sombres tableaux passaient comme des ombres dansson imagination&|160;: elle voyait son vieux père seul ou sa mèrepleurant le soir et dérobant ses larmes à l’inflexiblePiombo&|160;; ces deux têtes blanches et graves se dressaientsoudain devant elle, il lui semblait qu’elle ne devait plus lescontempler qu’à la lueur fantastique du souvenir. Cette idée lapoursuivait comme un pressentiment. Elle célébra l’anniversaire deson mariage en donnant à son mari un portrait qu’il avait souventdésiré, celui de sa Ginevra. Jamais la jeune artiste n’avait riencomposé de si remarquable. À part une ressemblance parfaite,l’éclat de sa beauté, la pureté de ses sentiments, le bonheur del’amour y étaient rendus avec une sorte de magie. Le chef-d’œuvrefut inauguré. Ils passèrent encore une autre année au sein del’aisance. L’histoire de leur vie peut se faire alors en troismots&|160;:&|160;Ils étaient heureux. Il ne leur arrivadonc aucun événement qui mérite d’être rapporté.

Au commencement de l’hiver de l’année 1819, les marchands detableaux conseillèrent à Ginevra de leur donner autre chose que descopies&|160;; ils ne pouvaient plus les vendre avantageusement parsuite de la concurrence. Madame Porta reconnut le tort qu’elleavait eu de ne pas s’exercer à peindre des tableaux de genre quilui auraient acquis un nom, elle entreprit de faire desportraits&|160;; mais elle eut à lutter contre une foule d’artistesencore moins riches qu’elle ne l’était. Cependant, comme Luigi etGinevra avaient amassé quelque argent, ils ne désespérèrent pas del’avenir. À la fin de l’hiver de cette même année, Luigi travaillasans relâche. Lui aussi luttait contre des concurrents&|160;: leprix des écritures avait tellement baissé, qu’il ne pouvait plusemployer personne, et se trouvait dans la nécessité de consacrerplus de temps qu’autrefois à son labeur pour en retirer la mêmesomme. Sa femme avait fini plusieurs tableaux qui n’étaient passans mérite&|160;; mais les marchands achetaient à peine ceux desartistes en réputation, Ginevra les offrit à vil prix sans pouvoirles vendre. La situation de ce ménage eut quelque chosed’épouvantable&|160;: les âmes des deux époux nageaient dans lebonheur, l’amour les accablait de ses trésors, la Pauvreté selevait comme un squelette au milieu de cette moisson de plaisir, etils se cachaient l’un à l’autre leurs inquiétudes. Au moment oùGinevra se sentait près de pleurer en voyant son Luigi souffrant,elle le comblait de caresses. De même Luigi gardait un noir chagrinau fond de son cœur en exprimant à Ginevra le plus tendre amour.Ils cherchaient une compensation à leurs maux dans l’exaltation deleurs sentiments, et leurs paroles, leurs joies, leurs jeuxs’empreignaient d’une espèce de frénésie. Ils avaient peur del’avenir. Quel est le sentiment dont la force puisse se comparer àcelle d’une passion qui doit cesser le lendemain, tuée par la mortou par la nécessité&|160;? Quand ils se parlaient de leurindigence, ils éprouvaient le besoin de se tromper l’un et l’autre,et saisissaient avec une égale ardeur le plus léger espoir. Unenuit, Ginevra chercha vainement Luigi auprès d’elle, et se levatout effrayée. Une faible lueur qui se dessinait sur le mur noir dela petite cour lui fit deviner que son mari travaillait pendant lanuit. Luigi attendait que sa femme fût endormie avant de monter àson cabinet. Quatre heures sonnèrent, le jour commençait à poindre,Ginevra se recoucha et feignit de dormir. Luigi revint accablé defatigue et de sommeil, et Ginevra regarda douloureusement cettebelle figure sur laquelle les travaux et les soucis imprimaientdéjà quelques rides. Des larmes roulèrent dans les yeux de la jeunefemme.

–&|160;C’est pour moi qu’il passe des nuits à écrire,dit-elle.

Une pensée sécha ses larmes. Elle songeait à imiter Luigi. Lejour même, elle alla chez un riche marchand d’estampes, et à l’aided’une lettre de recommandation qu’elle se fit donner pour lenégociant par Élie Magus, un de ses marchands de tableaux, elleobtint une entreprise de coloriages. Le jour, elle peignait ets’occupait des soins du ménage&|160;; puis quand la nuit arrivait,elle coloriait des gravures. Ainsi, ces deux jeunes gens, éprisd’amour, n’entraient au lit nuptial que pour en sortir&|160;; ilsfeignaient tous deux de dormir, et par dévouement se quittaientaussitôt que l’un avait trompé l’autre. Une nuit, Luigi succombantà l’espèce de fièvre que lui causait un travail sous le poidsduquel il commençait à plier, se leva pour ouvrir la lucarne de soncabinet&|160;; il respirait l’air pur du matin et semblait oublierses douleurs à l’aspect du ciel, quand en abaissant ses regards ilaperçut une forte lueur sur le mur qui faisait face aux fenêtres del’appartement de Ginevra&|160;; le malheureux, qui devina tout,descendit, marcha doucement et surprit sa femme au milieu de sonatelier enluminant des gravures.

–&|160;Oh&|160;! Ginevra&|160;! s’écria-t-il.

Elle fit un saut convulsif sur sa chaise et rougit.

–&|160;Pouvais-je dormir tandis que tu t’épuisais defatigue&|160;? dit-elle.

–&|160;Mais c’est à moi seul qu’appartient le droit detravailler ainsi.

–&|160;Puis-je rester oisive, répondit la jeune femme dont lesyeux se mouillèrent de larmes, quand je sais que chaque morceau depain nous coûte presque une goutte de ton sang&|160;? Je mourraissi je ne joignais pas mes efforts aux tiens. Tout ne doit-il pasêtre commun entre nous, plaisirs et peines&|160;?

–&|160;Elle a froid, s’écria Luigi avec désespoir. Ferme doncmieux ton châle sur ta poitrine, ma Ginevra, la nuit est humide etfraîche.

Ils vinrent devant la fenêtre, la jeune femme appuya sa tête surle sein de son bien-aimé qui la tenait par la taille, et tous deuxensevelis dans un silence profond, regardèrent le ciel que l’aubeéclairait lentement. Des nuages d’une teinte grise se succédèrentrapidement, et l’orient devint de plus en plus lumineux.

–&|160;Vois-tu, dit Ginevra, c’est un présage&|160;: nous seronsheureux.

–&|160;Oui, au ciel, répondit Luigi avec un sourire amer. ÔGinevra&|160;! toi qui méritais tous les trésors de la terre…

–&|160;J’ai ton cœur, dit-elle avec un accent de joie.

–&|160;Ah&|160;! je ne me plains pas, reprit-il en la serrantfortement contre lui. Et il couvrit de baisers ce visage délicatqui commençait à perdre la fraîcheur de la jeunesse, mais dontl’expression était si tendre et si douce, qu’il ne pouvait jamaisle voir sans être consolé.

–&|160;Quel silence&|160;! dit Ginevra. Mon ami, je trouve ungrand plaisir à veiller. La majesté de la nuit est vraimentcontagieuse, elle impose, elle inspire, il y a je ne sais quellepuissance dans cette idée&|160;: tout dort et je veille.

–&|160;Ô&|160;! ma Ginevra, ce n’est pas d’aujourd’hui que jesens combien ton âme est délicatement gracieuse&|160;! Mais voicil’aurore, viens dormir.

–&|160;Oui, répondit-elle, si je ne dors pas seule. J’ai biensouffert la nuit où je me suis aperçue que mon Luigi veillait sansmoi&|160;!

Le courage avec lequel ces deux jeunes gens combattaient lemalheur reçut pendant quelque temps sa récompense&|160;; maisl’événement qui met presque toujours le comble à la félicité desménages devait leur être funeste&|160;: Ginevra eut un fils qui,pour se servir d’une expression populaire, fut&|160;beau commele jour. Le sentiment de la maternité doubla les forces de lajeune femme. Luigi emprunta pour subvenir aux dépenses des couchesde Ginevra.

Dans les premiers moments, elle ne sentit donc pas tout lemalaise de sa situation, et les deux époux se livrèrent au bonheurd’élever un enfant. Ce fut leur dernière félicité. Comme deuxnageurs qui unissent leurs efforts pour rompre un courant, les deuxCorses luttèrent d’abord courageusement&|160;; mais parfois ilss’abandonnaient à une apathie semblable à ces sommeils quiprécèdent la mort&|160;; et bientôt ils se virent obligés de vendreleurs bijoux. La Pauvreté se montra tout à coup, non pas hideuse,mais vêtue simplement, et presque douce à supporter, sa voixn’avait rien d’effrayant, elle ne traînait après elle ni désespoir,ni spectres, ni haillons, mais elle faisait perdre le souvenir etles habitudes de l’aisance&|160;; elle usait les ressorts del’orgueil. Puis, vint la Misère dans toute son horreur, insouciantede ses guenilles et foulant aux pieds tous les sentiments humains.Sept ou huit mois après la naissance du petit Bartholoméo, l’onaurait eu de la peine à reconnaître dans la mère qui allaitait cetenfant malingre l’original de l’admirable portrait, le seulornement d’une chambre nue. Sans feu par un rude hiver, Ginevra vitles gracieux contours de sa figure se détruire lentement, ses jouesdevinrent blanches comme de la porcelaine. On eut dit que ses yeuxavaient pâli. Elle regardait en pleurant son enfant amaigri,décoloré, et ne souffrait que de cette jeune misère. Luigi deboutet silencieux, n’avait plus le courage de sourire à son fils.

–&|160;J’ai couru tout Paris, disait-il d’une voix sourde, jen’y connais personne, et comment oser demander à desindifférents&|160;? Vergniaud, le nourrisseur, mon vieil Égyptien,est impliqué dans une conspiration, il a été mis en prison, etd’ailleurs, il m’a prêté tout ce dont il pouvait disposer. Quant ànotre propriétaire, il ne nous a rien demandé depuis un an.

–&|160;Mais nous n’avons besoin de rien, répondit doucementGinevra en affectant un air calme.

–&|160;Chaque jour qui arrive amène une difficulté de plus,reprit Luigi avec terreur.

La faim était à leur porte. Luigi prit tous les tableaux deGinevra, le portrait, plusieurs meubles desquels le ménage pouvaitencore se passer, il vendit tout à vil prix, et la somme qu’il enobtint prolongea l’agonie du ménage pendant quelques moments. Dansces jours de malheur, Ginevra montra la sublimité de son caractèreet l’étendue de sa résignation, elle supporta stoïquement lesatteintes de la douleur&|160;; son âme énergique la soutenaitcontre tous les maux, elle travaillait d’une main défaillanteauprès de son fils mourant, expédiait les soins du ménage avec uneactivité miraculeuse, et suffisait à tout. Elle était même heureuseencore quand elle voyait sur les lèvres de Luigi un sourired’étonnement à l’aspect de la propreté qu’elle faisait régner dansl’unique chambre où ils s’étaient réfugiés.

–&|160;Mon ami, je t’ai gardé ce morceau de pain, lui dit-elleun soir qu’il rentrait fatigué.

–&|160;Et toi&|160;?

–&|160;Moi, j’ai dîné, cher Luigi, je n’ai besoin de rien.

Et la douce expression de son visage le pressait encore plus quesa parole d’accepter une nourriture de laquelle elle se privait,Luigi l’embrassa par un de ces baisers de désespoir qui sedonnaient en 1793 entre amis à l’heure où ils montaient ensemble àl’échafaud. En ces moments suprêmes, deux êtres se voient cœur àcœur. Aussi, le malheureux Luigi comprenant tout à coup que safemme était à jeun, partagea-t-il la fièvre qui la dévorait, ilfrissonna, sortit en prétextant une affaire pressante, car ilaurait mieux aimé prendre le poison le plus subtil, plutôt qued’éviter la mort en mangeant le dernier morceau de pain qui setrouvait chez lui. Il se mit à errer dans Paris au milieu desvoitures les plus brillantes, au sein de ce luxe insultant quiéclate partout&|160;; il passa promptement devant les boutiques deschangeurs où l’or étincelle&|160;; enfin, il résolut de se vendre,de s’offrir comme remplaçant pour le service militaire en espérantque ce sacrifice sauverait Ginevra, et que, pendant son absence,elle pourrait rentrer en grâce auprès de Bartholoméo. Il alla donctrouver un de ces hommes qui font la traite des blancs, et iléprouva une sorte de bonheur à reconnaître en lui un ancienofficier de la garde impériale.

–&|160;Il y a deux jours que je n’ai mangé, lui dit-il d’unevoix lente et faible, ma femme meurt de faim, et ne m’adresse pasune plainte, elle expirerait en souriant, je crois. De grâce, moncamarade, ajouta-t-il avec un sourire amer, achète-moi d’avance, jesuis robuste, je ne suis plus au service, et je…

L’officier donna une somme à Luigi en à-compte sur celle qu’ils’engageait à lui procurer. L’infortuné poussa un rire convulsifquand il tint une poignée de pièces d’or, il courut de toute saforce vers sa maison, haletant, et criant parfois&|160;: – Ô maGinevra&|160;!

Ginevra&|160;! Il commençait à faire nuit quand il arriva chezlui. Il entra tout doucement, craignant de donner une trop forteémotion à sa femme, qu’il avait laissée faible. Les derniers rayonsdu soleil pénétrant par la lucarne venaient mourir sur le visage deGinevra qui dormait assise sur une chaise en tenant son enfant surson sein.

–&|160;Réveille-toi&|160;? ma chère Ginevra, dit-il sanss’apercevoir de la pose de son enfant qui en ce moment conservaitun éclat surnaturel.

En entendant cette voix, la pauvre mère ouvrit les yeux,rencontra le regard de Luigi, et sourit, mais Luigi jeta un crid’épouvante&|160;: Ginevra était tout à fait changée, à peine lareconnaissait-il, il lui montra par un geste d’une sauvage énergiel’or qu’il avait à la main.

La jeune femme se mit à rire machinalement, et tout à coup elles’écria d’une voix affreuse&|160;: – Louis&|160;! l’enfant estfroid.

Elle regarda son fils et s’évanouit, car le petit Barthélémyétait mort. Luigi prit sa femme dans ses bras sans lui ôterl’enfant qu’elle serrait avec une force incompréhensible&|160;; etaprès l’avoir posée sur le lit, il sortit pour appeler ausecours.

–&|160;Ô mon Dieu&|160;! dit-il à son propriétaire qu’ilrencontra sur l’escalier, j’ai de l’or, et mon enfant est mort defaim, sa mère se meurt, aidez-nous&|160;?

Il revint comme un désespéré vers Ginevra, et laissa l’honnêtemaçon occupé, ainsi que plusieurs voisins, de rassembler tout cequi pouvait soulager une misère inconnue jusqu’alors, tant les deuxCorses l’avaient soigneusement cachée par un sentiment d’orgueil.Luigi avait jeté son or sur le plancher, et s’était agenouillé auchevet du lit où gisait sa femme.

–&|160;Mon père&|160;! s’écriait Ginevra dans son délire, prenezsoin de mon fils qui porte votre nom.

–&|160;Ô mon ange&|160;! calme-toi, lui disait Luigi enl’embrassant, de beaux jours nous attendent.

Cette voix et cette caresse lui rendirent quelquetranquillité.

–&|160;Ô mon Louis&|160;! reprit-elle en le regardant avec uneattention extraordinaire, écoute-moi bien. Je sens que je meurs. Lamort est naturelle, je souffrais trop, et puis un bonheur aussigrand que le mien devait se payer. Oui, mon Luigi, console-toi.J’ai été si heureuse, que si je recommençais à vivre, j’accepteraisencore notre destinée. Je suis une mauvaise mère&|160;: je teregrette encore plus que je ne regrette mon enfant. – Mon enfant,ajouta-t-elle d’un son de voix profond. Deux larmes se détachèrentde ses yeux mourants, et soudain elle pressa le cadavre qu’ellen’avait pu réchauffer. – Donne ma chevelure à mon père, en souvenirde sa Ginevra, reprit-elle. Dis-lui bien que je ne l’ai jamaisaccusé… Sa tête tomba sur le bras de son époux.

–&|160;Non, tu ne peux pas mourir, s’écria Luigi, le médecin vavenir. Nous avons du pain. Ton père va te recevoir en grâce. Laprospérité s’est levée pour nous. Reste avec nous, ange debeauté&|160;! Mais ce cœur fidèle et plein d’amour devenait froid,Ginevra tournait instinctivement les yeux vers celui qu’elleadorait, quoiqu’elle ne fût plus sensible à rien&|160;: des imagesconfuses s’offraient à son esprit, près de perdre tout souvenir dela terre. Elle savait que Luigi était là, car elle serrait toujoursplus fortement sa main glacée, et semblait vouloir se retenirau-dessus d’un précipice où elle croyait tomber.

–&|160;Mon ami, dit-elle enfin, tu as froid, je vais teréchauffer.

Elle voulut mettre la main de son mari sur son cœur, mais elleexpira. Deux médecins, un prêtre, des voisins entrèrent en cemoment en apportant tout ce qui était nécessaire pour sauver lesdeux époux et calmer leur désespoir. Ces étrangers firent beaucoupde bruit d’abord, mais quand ils furent entrés, un affreux silencerégna dans cette chambre.

Pendant que cette scène avait lieu, Bartholoméo et sa femmeétaient assis dans leurs fauteuils antiques, chacun à un coin de lavaste cheminée dont l’ardent brasier réchauffait à peine l’immensesalon de leur hôtel. La pendule marquait minuit. Depuis longtempsle vieux couple avait perdu le sommeil. En ce moment, ils étaientsilencieux comme deux vieillards tombés en enfance et qui regardenttout sans rien voir. Leur salon désert, mais plein de souvenirspour eux, était faiblement éclairé par une seule lampe près demourir. Sans les flammes pétillantes du foyer, ils eussent été dansune obscurité complète. Un de leurs amis venait de les quitter, etla chaise sur laquelle il s’était assis pendant sa visite setrouvait entre les deux Corses. Piombo avait déjà jeté plus d’unregard sur cette chaise, et ces regards pleins d’idées sesuccédaient comme des remords, car la chaise vide était celle deGinevra. Élisa Piombo épiait les expressions qui passaient sur lablanche figure de son mari. Quoiqu’elle fût habituée à deviner lessentiments du Corse, d’après les changeantes révolutions de sestraits, ils étaient tour à tour si menaçants et si mélancoliques,qu’elle ne pouvait plus lire dans cette âme incompréhensible.

Bartholoméo succombait-il sous les puissants souvenirs queréveillait cette chaise&|160;? était-il choqué de voir qu’ellevenait de servir pour la première fois à un étranger depuis ledépart de sa fille&|160;? l’heure de sa clémence, cette heure sivainement attendue jusqu’alors, avait-elle sonné&|160;?

Ces réflexions agitèrent successivement le cœur d’Élisa Piombo.Pendant un instant la physionomie de son mari devint si terrible,qu’elle trembla d’avoir osé employer une ruse si simple pour fairenaître l’occasion de parler de Ginevra. En ce moment, la bisechassa si violemment les flocons de neige sur les persiennes, queles deux vieillards purent en entendre le léger bruissement. Lamère de Ginevra baissa la tête pour dérober ses larmes à son mari.Tout à coup un soupir sortit de la poitrine du vieillard, sa femmele regarda, il était abattu, elle hasarda pour la seconde fois,depuis trois ans, à lui parler de sa fille.

–&|160;Si Ginevra avait froid&|160;; s’écria-t-elle doucement.Piombo tressaillit. – Elle a peut-être faim, dit-elle encontinuant. Le Corse laissa échapper une larme. – Elle a un enfant,et ne peut pas le nourrir, son lait s’est tari, reprit vivement lamère avec l’accent du désespoir.

–&|160;Qu’elle vienne&|160;! qu’elle vienne, s’écria Piombo. Ômon enfant chéri&|160;! tu m’as vaincu.

La mère se leva comme pour aller chercher sa fille. En cemoment, la porte s’ouvrit avec fracas, et un homme dont le visagen’avait plus rien d’humain surgit tout à coup devant eux.

–&|160;Morte&|160;! Nos deux familles devaient s’exterminerl’une par l’autre, car voilà tout ce qui reste d’elle, dit-il enposant sur une table la longue chevelure noire de Ginevra.

Les deux vieillards frissonnèrent comme s’ils eussent reçu unecommotion de la foudre, et ne virent plus Luigi.

–&|160;Il nous épargne un coup de feu, car il est mort, s’écrialentement Bartholoméo en regardant à terre.

Paris, janvier 1830.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer