Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Le Roman de Miraut – Chien de chasse

de Louis Pergaud

 

Je dédie ce livre

à tous ceux qui aiment les chiens

et particulièrement

à mon excellent ami

PAUL LÉAUTAUD

ROMANCIER RARISSIME

CHRONIQUEUR SAVOUREUX

PROVIDENCE DES CHATS PERDUS

DES CHIENS ERRANTS

ET DES GEAIS BORGNES

BIEN CORDIALEMENT

L.P.

 

Partie 1

 

Chapitre 1

 

C’était à la Côte de Longeverne, chez Lisée le braconnier. Dans la chambre du poêle donnant sur le revers du coteau dominant le village que la route neuve de Rocfontaine enlace de ses contours, la Guélotte, la ménagère, venait d’allumer sa vieille lampe. La nuit était déjà tombée, mais, afin de ménager un peu sa provision d’huile, elle avait attendu la pleine obscurité,se contentant, pour vaquer aux menus soins du ménage, de la clarté brasillante qui sortait par les soupiraux du poêle et laissait flotter par toute la pièce un grand mystère paisible et calme où les choses semblaient sommeiller.

Dans le brûleur de cuivre, se balançant sur ses charnières, la mèche de coton rougeoya, s’enflamma doucement ; une lumière jaune, faible, comme hésitante,imprécisa les arêtes des meubles, et la femme, brandissant son flambeau devant la caisse historiée de la grande horloge comtoise,qui battait dans un coin son tic-tac régulier, ne put s’empêcher de dire tout haut, bien qu’elle fût seule :

– Huit heures ! grand Dieu ! et iln’est pas là ! Le « goûilland »[1] !… Je gagerais qu’il s’estsaoulé ! Pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur au petitcochon !

Elle se tut un instant, ruminant encore,cherchant les causes de ce retard, s’arrêtant aux suspicionsfâcheuses :

– S’il s’est mis à boire en arrivant là-bas,avant d’avoir fait le marché, je le connais, il est bien capable delaper complètement les sous et de ne rien acheter du tout.Ah ! j’aurais bien dû aller avec lui ! Pourvu qu’il nefasse pas d’autres bêtises ! Un homme plein, ça fait n’importequoi ! S’il était battu, des fois, et que les gendarmesl’aient ramassé ! Qu’est-ce que deviendrait le petitcochon ? Avec ça qu’il est déjà si bien vu depuis son dernierprocès-verbal ! Je lui ai toujours dit aussi qu’avec sa sacréesale chasse, il arriverait bien un jour ou l’autre à se fairefoutre en prison et à nous mettre sur la paille. Pourtant, depuisque ces canailles de cognes l’ont pincé à l’affût, il avait bienjuré que c’était fini et qu’il ne recommencerait jamais plus !Oh ! oui, sûrement que de ça il doit être guéri, sans quoi iln’aurait pas vendu le fusil, le chien, les munitions et tout lesaint-frusquin. Au moins maintenant il est tranquille et ne seraplus comme chat sur braise quand on lui aura « enseigné unlièvre ». Dire que nous en avons été pour plus de cinquantefrancs avec les frais ! Dix beaux écus de cinq livres qu’il afallu donner à ce bouffe-tout de percepteur et qu’on a dû manger dupain sec et des pommes de terre pendant deux mois. Mon Dieu !pourvu qu’il n’ait pas bu les sous du cochon ! Si j’allaisvoir chez Philomen ? Lui, était à la foire avec sa femme, ilssont sûrement rentrés ; peut-être pourraient-ils me direquelque chose.

Mais la Guélotte, prête à sortir, ayantréfléchi que si, d’aventure, Lisée rentrait durant son absence, iltrouverait fort mauvaise cette démarche, mènerait le« raffut », jurerait les milliards de dieux et peut-êtreferait de la casse, elle jugea plus prudent d’attendre son retourqui ne saurait tarder, pensait-elle.

Les soupiraux du poêle de fonte rougeoyaientcomme des yeux malades, lançant leurs rayons sur les ventres desbuffets et jouant avec les moulures des pieds du lit. Le couvercled’une marmite où cuisait le lécher des vaches, soulevé par lavapeur, se mit à battre un roulement semi-métallique, comme unappel infernal. La chatte, Mique, s’étira sur son coussin au boutdu canapé, fit un énorme dos bossu, bâilla en ouvrant une gueuleimmense qui projeta ses moustaches en devant, s’étira du devantpuis du derrière, et s’assit enfin, les yeux mi-clos, la queuesoigneusement ramenée devant ses pattes.

La Guélotte retira la soupière placée surl’avance du fourneau et dont le ventre, chaud et poli, luisaitcomme une joue d’enfant. La colère grandissait et s’enflait en elleavec l’appréhension et le doute.

– Grand goûilland ! grand soulaud !grand cochon ! monologuait-elle à mi-voix.

L’attente vaine l’énervait de plus en plus,lui faisait oublier toute prudence, et, quitte à écoper d’une oudeux paires de gifles, elle se préparait à accueillir le retour deson mari par une bonne scène dans laquelle elle ne lui mâcheraitpas ce qu’elle avait à lui dire. Neuf heures sonnèrent à la vieillehorloge. La large lentille de cuivre, comme une face ronde ethilare, semblait jouer à cache-cache avec l’insaisissable présent,tandis qu’au-dessus du nombril de verre de la caisse pansue, leprofil impassible de Gambetta se découpait dans une couronne delarges lettres : « Le cléricalisme, voilàl’ennemi ! » Ainsi en avait voulu Lisée qui, bonrépublicain, avait mis ce portrait là, bien en évidence, pour faireenrager le curé lorsque d’aventure ce vieux brave homme, avec quiil était d’ailleurs au mieux, venait l’engager à ne pas négligerson salut, à accomplir ses devoirs de chrétien et à faire sespâques comme tout le monde.

Les aiguilles tournaient ! Neuf heures etdemie ! Tous les foiriers étaient rentrés !

Pas de Lisée !

La Guélotte ouvrit la porte de dehors, mit lamain en cornet derrière son oreille, écouta et regarda. Mais, dansla nuit calme, aucun pas ne s’entendait et le blanc lacet de laroute se déroulait désert entre les grands jalons des peupliersbruissants.

Elle rentra, referma l’huis avec violence et,de colère, poussa même, dans l’évidemment de mur qui servait degâche, le lourd verrou d’acier.

– Si tu t’amènes maintenant, tu poseras unpeu, grande charogne ! ragea-t-elle. Ça t’apprendra à arriverà l’heure !

Le couvercle de la marmite grondait plusviolemment, comme énervé lui aussi. Des souris, avec un bruit decharge, galopant entre le plafond et le plancher de la chambrehaute, détournèrent la Mique de sa rêverie et l’immobilisèrent uninstant, les yeux ronds et flamboyants, dans une attitude d’affût.Mais, reconnaissant ce bruit familier et sachant par expérience quecelles-là étaient, pour l’heure du moins, hors de portée de sagriffe, elle reprit sa pose nonchalante et son air de sphinx.

Sur un sac, insoucieux, les petits chatsdormaient derrière le poêle.

– Il va faire du temps demain, pour sûr,prophétisa la Guélotte, un instant distraite, elle aussi, de lapluie ou de la bise ; chaque fois que nos « rattes »bougent, ça ne manque jamais. Et ce grand goûilland qui ne revienttoujours pas. Jésus ! Qu’il y a pitié aux pauvres femmes quiont des maris ivrognes. Pourvu tout de même qu’il ne lui soit pasarrivé malheur ! S’il fallait encore le soigner !… allerau médecin, au pharmacien, dépenser des sous !… Et s’il s’estlaissé enfiler un mauvais cochon, une « murie » qui aitmauvaise bouche. C’est qu’on tombe quelquefois sur des sales bêtesqui ne savent sur quoi mordre et qui ne profitent pas.

Un coup de poing dans la porte interrompit sonsoliloque et la fit tressauter.

– Mon Dieu ! et moi qui ai mis leverrou ! S’il entend quand je le retirerai, qu’est-ce qu’il vadire, surtout s’il est saoul ? Je vais gueuler avant lui.

Elle ne fit qu’un saut jusqu’à l’entrée, tirasilencieusement la targette et ouvrit vivement la porte.

Philomen le chasseur entra avec sa femme. Ilsapportaient un sac de sel que Lisée, au moment du départ, avaitfait charger sur leur voiture et, par la même occasion, venaientvoir le petit cochon que le patron devait ramener.

– Comment, Lisée n’est pas entrée !s’exclama l’homme.

– Non, répondit la Guélotte, trèsinquiète ; mais où l’as-tu laissé là-bas à Rocfontaine ?Quand l’avez-vous quitté ?

– Ma foi, reprit Philomen, si je ne me trompe,je crois bien que c’était au café Terminus, oui, sûrement, nousavons bu un litre ou deux avec Pépé de Velrans et on a un peu parléde la chasse, naturellement. Il a tué dix-neuf lièvres dans sasaison, ce sacré Pépé, et il compte bien aller jusqu’aux deuxdouzaines. Ah ! on a beau dire, c’est lui le doyen. Avec Liséeet moi, sans nous vanter, on est bien les trois plus fameux fusilsdu canton. Il ne voulait pas croire que Lisée ne chassait plus.

« – Si c’était pas toi qui me le dises,là, en chair et en os, que t’as vendu ton fligot et ton vieuxTaïaut, je pourrais pas me le figurer.

« – Qu’est-ce que tu veux !s’excusait Lisée. J’étais pris ; les gendarmes et le brigadierforestier Martet m’avaient à l’œil ; je me connais, j’auraispas pu me tenir et ils m’auraient sûrement repincé. Alors, tu voisle tableau, nouveau procès-verbal, plus trente francs à verser pourconserver la « kisse » et la vieille à la maison qui râleque je nous ficherais sur la paille. J’ai tout bazardé.

« – Sacré nom de Dieu : reprenaitPépé, j’aurais jamais eu ce courage-là, moi ! c’est leslièvres de Longeverne qui doivent rien rigoler !

« – Ah ! mon vieux, m’en reparlepas, ça me fait trop mal au cœur.

« Là-dessus, la bourgeoise est venue meprendre, je les ai quittés et nous sommes partis sur le champ defoire acheter une mère brebis avec ses deux moutons pour leshiverner. Vers deux heures je suis repassé à l’auberge pour chargerle sac de sel que ton homme y avait entreposé, mais on m’a dit queLisée n’était plus là et qu’il était allé chez quelqu’un avec Pépé.J’ai pensé que c’était pour le cochon ; mais j’avais plus letemps d’attendre et on s’en est revenu à Longeverne les deux, lavieille.

– Il n’était pas saoul, Lisée, quand tu l’asquitté ? s’inquiéta la Guélotte.

– Oh ! ça non ! j’en suis sûr. Iln’était pas à jeun, bien entendu, on avait bu un litre ou deux,mais, pour dire qu’il était saoul, non, on ne peut pas dire qu’ilétait saoul !

– C’est que j’ai rien que peur qu’il n’aitencore fait des bêtises.

– Quoi ! Quelles bêtises veux-tu qu’ilfasse ?

– Sait-on ? Les hommes saouls !…Asseyez-vous toujours un moment. Il ne va sans doute pas tarder derentrer. Vous prendrez bien une tasse de café ou unegoutte ?

– On prendra une petite larme, histoire detrinquer.

La femme de Philomen s’assit sur le canapé,près de la Mique qu’elle caressa, tandis que son mari se mettait àcalifourchon sur une chaise.

Lentement il nettoya sa pipe dont il taqua lefourneau contre le dossier du siège, puis, extirpant de sa poche depantalon une vessie de cochon séchée et bordée de tresse noirecontenant son tabac, il bourra méthodiquement et avec le plus grandsoin son brûle-gueule. Il trouva dans une poche de son gilet deuxallumettes de contrebande, collées l’une à l’autre, les sépara, enfrotta une contre sa cuisse, et alluma, affirmant son profondmépris du fisc :

– Vive la régie de Vercel ! Si on n’avaitpas celles-là pour enflammer celles du gouvernement, on pourraitbien se brosser pour avoir du feu.

Sa femme, durant ce temps, s’inquiétait de lafaçon dont pondaient les poussines de la Guélotte et du nombre depetits qu’avait fait sa grosse mère lapine.

Philomen tirait des bouffées régulières de sapipe. Le poêle ronflait doucement, les minutes coulaient comme uneonde monotone, rien ne bougeait au dehors.

Dans son papotage avec la voisine, laGuélotte, excitée, oubliait un peu que les aiguilles de l’horlogetournaient.

Quand son culot, trois fois rallumé,s’éteignit définitivement, que son verre fut vide, les dix coups dedix heures sonnèrent, et Philomen, frappant deux claques sur sescuisses, se leva.

– Dix heures ! s’exclama-t-il. Qu’est-ceque ce sacré Lisée peut bien foutre ? Allons, il est tempsd’aller au lit. Demain, la charrue nous attend : nous avonsune « planche » à lever et le travail ne se fait pas toutseul ; mais on reviendra sur le coup de midi pour voir tonpetit cochon.

– Vous en verrez deux, répondit la Guélotte enqui remontait la colère, le petit et le gros qui doit ramenerl’autre. En vérité, je ne saurais dire quel est le plus cochon desdeux. Ah ! le goûilland, le salaud, sa sale bête !

Et sur le pas de la porte, en éclairant lesvoisins, elle entrecoupait ses remerciements et ses bonsoirsd’invectives violentes contre son ivrogne de mari qui ne pouvaitjamais rentrer de jour…

Une heure se traîna encore, puis unedemie.

La Guélotte s’était couchée sur le canapé etavait essayé de dormir, mais c’était bien impossible ; alorselle s’était relevée, puis, de cinq minutes en cinq minutes, étaitallée écouter à la porte si elle entendait marcher sur la route,et, en fin de compte, résignée et ronchonnante, elle tricotait sachaussette tout en poussant des monosyllabes qui en disaient longsur la façon dont elle se préparait à accueillir le retour de sonhomme.

Le crissement des gros clous de souliers surle pavé du seuil la fit bondir à la cuisine, la lampe à la main,pour éclairer l’entrée du maître.

Alors la porte s’ouvrit, et Lisée,magnifiquement saoul, s’encadra dans le chambranle.

Il ne ramenait point de petit cochon, mais unebretelle de cuir fauve suspendait à son épaule gauche un fusilLefaucheux à deux coups, tandis que, de la main droite, il tenaitune cordelette au bout de laquelle un petit chien de trois à quatremois tirait de toutes ses forces vers les marmites.

– Ici, Miraut ! nom de Dieu ! ici,sacrée petite rosse ! T’es pas pus pressé que moi !bégayait Lisée, la langue pâteuse.

– Et le petit cochon ?

– J’ai pas dégoté ce qui me fallait, mais tuvois, j’ai retrouvé un fusil et un chien. Ça pouvait pas durer pluslongtemps, cette comédie ! Lisée qui ne chasse plus !allons donc !

La Guélotte, blanche comme un linge, figéecomme une statue, fixait tour à tour son homme et le chien.

– Fais à manger à cette bête, commandaLisée ; tu vois bien qu’elle a faim !

– Et les sous ? décrocha enfin laGuélotte.

– Pisque j’te dis que j’ai racheté un fusil etun chien !

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !Doux Jésus, ayez pitié de nous ! râla la femme en se tordantles bras. Misère de moi d’avoir un pareil ivrogne ! Nousserons un jour à la mendicité, oui, nous crèverons de faim, sur lapaille !

– Assez ! assez ! nom de Dieu !ou je refous le camp ! menaça Lisée.

– Mais, soulaud, qu’est-ce que tu boiras cethiver, puisque tu as déjà tout bu aujourd’hui les sous duménage ; qu’est-ce que je boirai, moi ?

– Tu te téteras, répliqua Lisée,philosophe.

– Ah oui ! tu peux bien plaisanter, grandvoyou, grande gouape, grand saligaud ! Point de cochon, pointde lard ; point de jambon, point de saucisses. Tu mangeras tonpain sec, grand mandrin !

Cette réception n’était pas tout à fait dugoût de Lisée qui commençait à en avoir assez de ces injures et deces prophéties.

L’alcool, non cuvé encore, rallumait en luises vieux sentiments batailleurs. Il était temps que sa femmecessât, et il le lui fit bien comprendre dans une réplique acerbeet virulente dont le ton ne laissait aucun doute sur la qualité desactes qui allaient suivre.

– Et moi, qu’est-ce que je mangerai avec monpain ? continua-t-elle, gourmande.

– Tu mangeras de la m…, nom de Dieu !…tonna-t-il.

La Guélotte se tut.

– Fais à manger à cette bête etvivement !

– Sale « viôce »[2], rageala femme, en bousculant le chien.

Ce fut ainsi que Miraut entra dans la maisonde Lisée.

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