Le Grand Meaulnes

Chapitre 1La Baignade

Fumer la cigarette, se mettre de l’eau sucrée sur les cheveuxpour qu’ils frisent, embrasser les filles du Cours Complémentairedans les chemins et crier « À la cornette ! » derrière la haiepour narguer la religieuse qui passe, c’était la joie de tous lesmauvais drôles du pays. À vingt ans, d’ailleurs, les mauvais drôlesde cette espèce peuvent très bien s’amender et deviennent parfoisdes jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus grave lorsque ledrôle en question a la figure déjà vieillotte et fanée, lorsqu’ils’occupe des histoires louches des femmes du pays, lorsqu’il dit deGilberte Poquelin mille bêtises pour faire rire les autres. Maisenfin le cas n’est pas encore désespéré…

C’était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne saispourquoi, mais certainement sans aucun désir de passer les examens,à suivre le Cours Supérieur que tout le monde aurait voulu lui voirabandonner. Entre-temps, il apprenait avec son oncle Dumas lemétier de plâtrier. Et bientôt ce Jasmin Delouche, avec Boujardonet un autre garçon très doux, le fils de l’adjoint qui s’appelaitDenis, furent les seuls grands élèves que j’aimasse à fréquenter,parce qu’ils étaient « du temps de Meaulnes ».

Il y avait d’ailleurs, chez Delouche, un désir très sincèred’être mon ami. Pour tout dire, lui qui avait été l’ennemi du grandMeaulnes, il eût voulu devenir le grand Meaulnes de l’école : toutau moins regrettait-il peut-être de n’avoir pas été sonlieutenant.

Moins lourd que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce queMeaulnes avait apporté, dans notre vie, d’extraordinaire. Etsouvent je l’entendais répéter : « Il le disait bien, le grandMeaulnes… » ou encore : « Ah ! disait le grand Meaulnes… »

Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux petit garsdisposait de trésors d’amusements qui consacraient sur nous sasupériorité : un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, quirépondait au nom agaçant de Bécali et rapportait les pierres qu’onlançait au loin, sans avoir d’aptitude bien nette pour aucun autresport ; une vieille bicyclette achetée d’occasion et sur quoiJasmin nous faisait quelquefois monter, le soir après le cours,mais avec laquelle il préférait exercer les filles du pays ;enfin et surtout un âne blanc et aveugle qui pouvait s’atteler àtous les véhicules.

C’était l’âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin quand nousallions nous baigner au Cher, en été. Sa mère, à cette occasion,donnait une bouteille de limonade que nous mettions sous le siège,parmi les caleçons de bains desséchés. Et nous partions, huit oudix grands élèves du Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns àpied, les autres grimpés dans la voiture à âne, qu’on laissait à laferme de Grand’Fons, au moment où le chemin du Cher devenait tropraviné.

J’ai lieu de me rappeler jusqu’en ses moindres détails unepromenade de ce genre, où l’âne de Jasmin conduisit au Cher noscaleçons, nos bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que noussuivions à pied par derrière. On était au mois d’août. Nous venionsde passer les examens. Délivrés de ce souci, il nous semblait quetout l’été, tout le bonheur nous appartenaient, et nous marchionssur la route en chantant, sans savoir quoi ni pourquoi, au débutd’un bel après-midi de jeudi.

Il n’y eut, à l’aller, qu’une ombre à ce tableau innocent. Nousaperçûmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait lataille bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l’airdoux et effronté d’une gamine qui devient une jeune fille. Ellequitta la route et prit un chemin détourné, pour aller chercher dulait sans doute. Le petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de lasuivre.

« Ce ne serait pas la première fois que j’irais l’embrasser… »,dit l’autre.

Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurshistoires grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade,s’engageait dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant,sur la route dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant, la bandecommença à s’égrener. Delouche lui-même paraissait peu soucieux des’attaquer devant nous à la gamine qui filait, et il ne l’approchapas à plus de cinquante mètres. Il y eut quelques petits cris decoqs et de poules, des petits coups de sifflet galants, puis nousrebroussâmes chemin, un peu mal à l’aise, abandonnant la partie.Sur la route, en plein soleil, il fallut courir. Nous ne chantionsplus.

Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans les saulaies aridesqui bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, maisnon pas du soleil. Les pieds dans le sable et la vase desséchée,nous ne pensions qu’à la bouteille de limonade de la veuveDelouche, qui fraîchissait dans la fontaine de Grand’Fons, unefontaine creusée dans la rive même du Cher. Il y avait toujours,dans le fond, des herbes glauques et deux ou trois bêtes pareillesà des cloportes ; mais l’eau était si claire, si transparente,que les pêcheurs n’hésitaient pas à s’agenouiller, les deux mainssur chaque bord, pour y boire.

Hélas ! ce fut ce jour-là comme les autres fois…

Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en rond, les jambescroisées en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verressans pied, la limonade rafraîchie, il ne revenait guère à chacun,lorsqu’on avait prié M. Seurel de prendre sa part, qu’un peu demousse qui piquait le gosier et ne faisait qu’irriter la soif.Alors, à tour de rôle, nous allions à la fontaine que nous avionsd’abord méprisée, et nous approchions lentement le visage de lasurface de l’eau pure. Mais tous n’étaient pas habitués à ces mœursd’hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n’arrivaient pas à sedésaltérer : les uns, parce qu’ils n’aimaient pas l’eau, d’autres,parce qu’ils avaient le gosier serré par la peur d’avaler uncloporte, d’autres, trompés par la grande transparence de l’eauimmobile et n’en sachant pas calculer exactement la surface, s’ybaignaient la moitié du visage en même temps que la bouche etaspiraient âcrement par le nez une eau qui leur semblait brûlante,d’autres enfin pour toutes ces raisons à la fois… N’importe !il nous semblait, sur ces bords arides du Cher, que toute lafraîcheur terrestre était enclose en ce lieu. Et maintenant encore,au seul mot de fontaine, prononcé n’importe où, c’est à celle-là,pendant longtemps, que je pense.

Le retour se fit à la brune, avec insouciance d’abord, commel’aller. Le chemin de Grand’Fons qui remontait vers la route, étaitun ruisseau l’hiver et, l’été, un ravin impraticable, coupé detrous et de grosses racines, qui montait dans l’ombre entre degrandes haies d’arbres. Une partie des baigneurs s’y engagea parjeu. Mais nous suivîmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurscamarades, un sentier doux et sablonneux, parallèle à celui-là, quilongeait la terre voisine. Nous entendions causer et rire lesautres, près de nous, au-dessous de nous, invisibles dans l’ombre,tandis que Delouche racontait ses histoires d’homme… Au faite desarbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir qu’onvoyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle desfeuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont lebourdonnement grinçait tout à coup. – Beau soir d’été calme !…Retour, sans espoir mais sans désir, d’une pauvre partie decampagne… Ce fut encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troublercette quiétude…

Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l’endroit oùil reste deux grosses vieilles pierres qu’on dit être les vestigesd’un château fort, il en vint à parler des domaines qu’il avaitvisités et spécialement d’un domaine à demi abandonné aux environsdu Vieux-Nançay : le Domaine des Sablonnières.

Avec cet accent de l’Allier qui arrondit vaniteusement certainsmots et abrège avec préciosité les autres, il racontait avoir vuque quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine de cettevieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient gravésces mots :

Ci-gît le chevalier Galois

Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle.

« Ah ! Bah ! Tiens ! » disait M. Seurel, avec unléger haussement d’épaules, un peu gêné du ton que prenait laconversation, mais désireux cependant de nous laisser parler commedes hommes.

Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s’il y avaitpassé sa vie.

Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et luiavaient été intrigués par la vieille tourelle grise qu’onapercevait au-dessus des sapins. Il y avait là, au milieu des bois,tout un dédale de bâtiments ruinés que l’on pouvait visiter enl’absence des maîtres. Un jour, un garde de l’endroit, qu’ilsavaient fait monter dans leur voiture, les avait conduits dans ledomaine étrange. Mais depuis lors on avait fait tout abattre ;il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une petitemaison de plaisance. Les habitants étaient toujours les mêmes : unvieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.

Il parlait… Il parlait… J’écoutais attentivement, sentant sansm’en rendre compte qu’il s’agissait là d’une chose bien connue demoi, lorsque soudain, tout simplement, comme se font les chosesextraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et me touchant le bras,frappé d’une idée qui ne lui était jamais venue :

« Tiens, mais, j’y pense, dit-il, c’est là que Meaulnes – tusais, le grand Meaulnes ? – avait dû aller. Mais oui,ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que legarde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait desidées extraordinaires… »

Je ne l’écoutais plus, persuadé dès le début qu’il avait devinéjuste et que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir,venait de s’ouvrir, net et facile comme une route familière, lechemin du Domaine sans nom.

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