Le Signaleur

Le Signaleur

de Charles Dickens

– Hé ! Vous, là-bas !

Quand il entendit une voix l’interpeller de la sorte, il était debout à la porte de sa cabine ; il avait à la main un drapeau enroulé autour de sa courte hampe. À première vue, on aurait cru,étant donné la disposition des lieux, qu’il ne pouvait avoir aucune hésitation quant à la provenance de cette voix ; mais au lieu de lever les yeux vers la route où je me trouvais, au bord de la tranchée du chemin de fer, il se tourna de l’autre côté et son regard suivit la voie. Il y avait dans son geste quelque chose de frappant, encore que j’eusse été bien en peine de dire quoi. Je sais seulement qu’il était assez frappant pour attirer mon attention ; et pourtant la silhouette de cet homme paraissait raccourcie par la distance, tout en bas, au fond de la tranchée,bien au-dessous de moi et baigné dans la lumière du soleil qui se couchait en un ciel orageux, à tel point que j’avais dû m’abriter les yeux avec la main pour réussir à le voir.

– Hé ! Là-bas !

Cessant de regarder la voie, il se retourna et, levant les yeux,m’aperçut très haut au-dessus de lui.

–Y a-t-il un chemin pour aller vous retrouver ? Je voudrais vous parler.

Il leva les yeux vers moi sans répondre, et je baissai les miensvers lui sans oser répéter aussitôt cette question un peu futile. Àl’instant même, la terre et l’air furent parcourus par unevibration confuse qui se transforma bientôt en pulsationbrutale ; puis surgit une masse lancée à vive allure qui mefit reculer d’un bond, comme si j’avais à redouter d’être entraînédans sa course. Un nuage de vapeur s’éleva de ce train rapidejusqu’à moi, puis s’éloigna en rasant le sol ; quand il se futdissipé, je plongeai de nouveau mon regard dans la tranchée, et jerevis l’homme en train de rouler le drapeau qu’il avait déployé aupassage du train.

Je répétai ma question. Après un intervalle pendant lequel ilparut me regarder avec une attention soutenue, il me désigna dubout de son drapeau roulé un point situé au même niveau que moi, àquelque deux ou trois cents mètres de là. Je lui criai :« D’accord » et me dirigeai vers ce point. Arrivé là,j’examinai soigneusement le terrain et finis par découvrir qu’unvague chemin en lacets avait été grossièrement taillé dans lapente : je suivis ce chemin.

La tranchée était extrêmement profonde et particulièrementabrupte. Elle était creusée dans une roche gluante qui devenait deplus en plus humide à mesure que j’approchais du fond. C’estpourquoi le trajet me parut assez long, et j’eus ainsi tout loisirde songer à l’air singulièrement contraint et réticent avec lequell’homme m’avait indiqué ce chemin.

Quand je fus arrivé assez bas pour l’apercevoir de nouveau, jele vis debout entre les deux rails de la voie que venaitd’emprunter le train ; son attitude semblait indiquer qu’ilattendait mon apparition. Il se tenait le menton de la main gauche,le coude gauche appuyé sur la main droite, le bras droit placé entravers de la poitrine. Cette attitude donnait l’impression d’uneattente tellement vigilante que je m’arrêtai un instant,stupéfait.

Je repris ma descente et parvins au niveau de la ligne de cheminde fer ; je m’avançai alors vers lui et, en m’approchant, jeconstatai que c’était un homme au teint jaunâtre et qu’il avait unebarbe noire et des sourcils épais. Son poste était situé dans l’undes endroits les plus solitaires et les plus lugubres que j’eussejamais vus. De chaque côté une paroi ruisselante de pierretailladée qui, pour tout paysage, ne laissait voir qu’une étroitebande de ciel ; la perspective à une extrémité n’était qu’uneprolongation tortueuse de ce vaste cachot ; dans l’autredirection la perspective était moins étendue ; elle seterminait par un morne signal rouge et par l’entrée, plus morneencore, d’un tunnel noir dont l’architecture massive avait unaspect primitif, rébarbatif et accablant. Le soleil avait tant depeine à se glisser jusqu’à ce lieu qu’il y flottait une odeurmortelle de terre humide ; d’autre part un vent froid ysoufflait si vigoureusement que je me sentis glacé tout à coup,comme si je venais de quitter le monde des vivants.

Je m’approchai de lui, presque à le toucher, avant qu’il fît unmouvement. Même alors, il ne me quitta pas du regard, mais reculad’un pas et leva la main.

Je lui dis quelques mots : ce poste qu’il occupaitn’était-il pas bien solitaire ? Il s’était imposé à monattention dès que je l’avais aperçu de là-haut. Les visiteursdevaient y être rares. Pouvais-je espérer qu’ils n’y étaient pasimportuns ? Il voyait en moi, lui dis-je, tout simplement unhomme qui avait passé sa vie entière enfermé dans d’étroiteslimites et qui, enfin libéré, portait aux grandes entreprisesferroviaires un intérêt tout nouveau. Telle fut la substance de mespropos, mais je ne suis nullement certain des termes quej’employai, car, outre le fait que je ne suis guère adroit dansl’art de lier conversation, il y avait en cet homme quelque chosequi m’intimidait.

Il jeta un regard fort étrange vers le feu rouge placé près del’orifice du tunnel et en examina tout le voisinage comme s’ilavait l’impression qu’il y manquait quelque chose, puis tourna lesyeux vers moi.

Je lui demandai si la surveillance de ce signal rouge ne faisaitpas partie de ses fonctions.

Il me répondit d’une voix sourde :

– Vous savez bien que oui.

Une idée monstrueuse me vint à l’esprit ; en observant sonregard fixe et son visage fermé, je songeai que je n’avais pas enface de moi un homme, mais un spectre. Je me suis demandé depuis sije n’avais pas subi plus ou moins la contagion de ses pensées.

À mon tour, je reculai. Mais, ce faisant, je découvris dans sesyeux l’effroi indéfini que je lui inspirais. Cette découverteréduisit à néant mon idée monstrueuse.

– Vous me regardez, lui dis-je en me forçant à sourire, comme sivous aviez peur de moi !

– Je me demandais, répondit-il, si je ne vous avais pas déjàvu.

– Où ?

Il me montra du doigt le signal rouge vers lequel il s’étaittourné.

– Là ? dis-je.

Tout en me dévisageant avec une attention soutenue, il acquiesçaen silence.

– Mais, mon pauvre ami, qu’aurais-je été faire en cetendroit ? En tout état de cause, je n’y ai jamais mis lespieds, vous pouvez en être certain.

– Je crois que oui, répliqua-t-il. Oui, je peux en êtrecertain.

Il parut plus à son aise, et moi aussi. Il répondit à mesquestions avec empressement, s’exprimant avec intelligence.Avait-il beaucoup à faire ? Oui ; à vrai dire, il avaitd’assez lourdes responsabilités, mais il lui fallait surtout de laponctualité et de la vigilance ; comme travail proprement dit– comme travail manuel, – il n’avait presque rien à faire.Actionner tel ou tel signal, moucher les lampes, pousser tel ou tellevier métallique de temps à autre, voilà en quoi consistaient sesbesognes matérielles. Quant à ces longues heures de solitude quiparaissaient me faire tant d’impression, il n’avait qu’une chose àdire à ce sujet : sa vie quotidienne ayant pris régulièrementcette tournure particulière, il s’y était accoutumé. Il avaitappris une langue étrangère en cet endroit, ou du moins il s’étaitexercé à la lire, et s’était formé une idée personnelle etapproximative de sa prononciation ; on ne pouvait pasvéritablement dire qu’il l’eût apprise. Il avait aussi étudié lesfractions et les nombres décimaux ; il s’était attaqué auxrudiments de l’algèbre ; mais il n’était guère doué pour lecalcul ; il ne l’avait jamais été depuis son enfance. Était-iltoujours obligé, quand il était de service, de rester dans ce fosséhumide et venteux, ou bien pouvait-il parfois monter vers lesrégions ensoleillées et s’évader de ces hautes murailles ? Ehbien ! cela dépendait des moments. Il n’y avait pas toujoursautant de circulation sur la ligne ; cela variait avec lesheures et avec les circonstances. Par très beau temps il décidaitparfois de se promener au-dessus de la zone d’ombre ; maiscomme il risquait à tout instant d’être rappelé par sa sonnerieélectrique, et devait redoubler d’attention pour l’entendre quandil s’éloignait, ses promenades lui procuraient moins de soulagementque je n’aurais pu le croire.

Il me fit entrer dans sa cabine où se trouvaient un poêle, unpupitre portant un registre officiel sur lequel il devait notercertains renseignements, une installation de télégraphe munie d’uncadran avec plusieurs aiguilles, et la petite sonnerie dont ilm’avait parlé. Je crus pouvoir me permettre de lui dire que j’avaisremarqué sa bonne éducation, une éducation (osais-je dire, espérantqu’il ne s’en formaliserait pas) sans doute supérieure à sonprésent niveau social ; il me répondit que des exemplesanalogues d’inadaptation n’étaient pas rares en général dans lesgrands groupes sociaux ; il avait entendu dire que c’était lecas dans les asiles, dans la Police, et même dans l’Armée, cettedernière ressource des ratés ; il savait pertinemment qu’il enétait ainsi, jusqu’à un certain point, dans le personnel de toutesles grandes compagnies ferroviaires. Dans sa jeunesse, il avaitétudié les sciences naturelles (sans doute cela ne me paraîtraitguère croyable, à le voir installé dans cette malheureusecabane ; lui-même avait peine à le croire) ; il avaitsuivi des cours ; mais il avait mené une existence dissipée,il avait laissé passer sa chance, il avait descendu la pente etn’avait jamais pu la remonter. Il n’avait pas le droit de s’enplaindre. Ayant tiré son vin, il n’avait plus qu’à le boire. Ilétait beaucoup trop tard pour en tirer d’autre.

Tous les renseignements que je viens de résumer m’avaient étédonnés avec calme ; ses yeux noirs, qui avaient une expressionsérieuse, se posaient alternativement sur le feu et sur mapersonne. De temps à autre il plaçait au milieu d’une phrase un« Monsieur » respectueux, en particulier quand il meparlait de sa jeunesse : comme s’il avait voulu me fairecomprendre qu’il ne prétendait pas être supérieur à ses apparences.Il fut plusieurs fois interrompu par la petite sonnerie et dutalors déchiffrer des messages et y répondre. À un moment donné, ilfut obligé de se tenir sur le pas de la porte, pour agiter undrapeau au passage d’un train et faire au mécanicien unecommunication verbale. Dans l’accomplissement de ses fonctions, jeremarquai qu’il était étonnamment précis et vigilant : ils’interrompait au milieu d’un mot, et restait silencieux jusqu’à lafin de sa besogne.

Bref, j’eusse considéré cet homme comme l’un des plus sûrs etdes plus aptes à remplir son emploi, si je n’avais observé ce quisuit. À deux reprises, tandis qu’il me parlait, je le viss’interrompre, pâlir, se tourner vers la petite sonnerie quin’avait pas retenti, ouvrir la porte de la cabine (qu’il tenaitfermée pour ne pas laisser entrer l’humidité malsaine del’extérieur) et diriger son regard vers le feu rouge placé àl’entrée du tunnel. Les deux fois, quand il revint vers le poêle,il avait cet aspect mystérieux que j’avais remarqué sans pouvoir ledéfinir, en le voyant de loin.

En me levant pour prendre congé de lui, je lui dis :

– J’ai l’impression que j’ai enfin trouvé en vous un hommecontent de son sort !

(J’ai un peu honte d’avouer que j’avais dit cela pour l’amener àme faire des confidences.)

– Je crois que j’étais content de mon sort autrefois,répondit-il, de la même voix sourde que j’avais entendue au débutde notre entrevue ; mais je suis bien troublé, monsieur, jesuis bien troublé.

Je vis qu’il regrettait amèrement d’avoir prononcé ces mots.Mais il les avait prononcés cependant, et je les relevaiaussitôt.

– Et pourquoi ? Pourquoi êtes-vous troublé ?

– C’est bien difficile à expliquer, monsieur. C’est très, trèsdifficile à dire. Si jamais vous revenez me voir, je m’efforceraide vous en parler.

– Mais je suis absolument décidé à revenir vous voir. Dites-moi,quand puis-je venir ?

– Je m’en vais demain matin de bonne heure, mais je serai deservice à partir de dix heures du soir, monsieur.

– Je viendrai à onze heures.

Il me remercia et sortit avec moi de la cabine.

– Je vais vous éclairer avec ma lanterne, monsieur, me dit-il desa voix étrangement sourde, jusqu’à ce que vous ayez retrouvé lesentier. Quand vous l’aurez trouvé, ne criez pas, et quand vousarriverez là-haut, ne criez pas non plus !

En entendant ces paroles, j’eus la sensation qu’il faisait toutà coup plus froid, mais je répondis simplement :

– D’accord.

– Et ne criez pas quand vous redescendrez demain soir !Laissez-moi vous poser encore une question. Pourquoi donc, ce soir,avez-vous crié : « Hé ! Vous,là-bas ! »

– Diable ! je n’en sais trop rien, lui dis-je. J’ai dûcrier quelque chose de ce genre en effet…

– Non, monsieur, pas « quelque chose de ce genre ».Exactement ces mots-là. Je les connais bien.

– Mettons que j’aie dit exactement ces mots-là. Je les ai ditssans aucun doute parce que je vous voyais là, en bas.

– Vous n’aviez pas d’autre raison ?

– Quelle autre raison aurais-je bien pu avoir ?

– Vous n’avez pas eu la sensation que ces mots vous étaientdictés par une influence surnaturelle ?

– Non.

Il me souhaita le bonsoir et leva sa lanterne. Je partis, enlongeant les rails de la voie descendante (avec l’impression trèsdésagréable qu’un train arrivait derrière moi) jusqu’au moment oùje trouvai le sentier. Il était plus facile à monter qu’à descendreet je rentrai sans encombre à mon auberge.

Fidèle à ma promesse, je m’engageai dans le premier lacet dusentier le lendemain soir, à l’instant précis où les horlogessonnaient onze heures dans le lointain. Il m’attendait au bas duchemin, sa lanterne à la main.

– Je n’ai rien crié, lui dis-je quand je l’eus rejoint, ai-je ledroit de parler maintenant ?

– Je vous en prie, monsieur.

– Alors, bonsoir, et je lui tendis la main.

– Bonsoir, monsieur, me dit-il en me donnant la sienne.

Là-dessus, nous allâmes côte à côte jusqu’à sa cabine ;nous y entrâmes, il en ferma la porte, et nous nous assîmes auprèsdu feu.

– Je suis maintenant résolu, monsieur, commença-t-il en sepenchant vers moi dès que nous fûmes installés et me parlantpresque à voix basse, à ne pas vous laisser me demander une secondefois la cause de mon trouble. Je vous ai pris hier soir pourquelqu’un d’autre. C’est là ce qui me trouble.

– Cette confusion ?

– Non. Cette autre personne.

– Qui est-ce ?

– Je n’en sais rien.

– Quelqu’un qui me ressemble ?

– Je l’ignore. Je n’ai jamais vu son visage, qu’il cachetoujours avec son bras gauche, tandis qu’il agite le bras droit. Ill’agite violemment. Comme ceci.

Je suivis des yeux son mouvement. C’était le mouvement d’un brasgesticulant avec une véhémence et une intensité extrêmes, commepour dire : « Pour l’amour du ciel,écartez-vous ! »

– Un soir, au temps de la pleine lune, me dit notre homme,j’étais assis dans ce coin, quand j’entendis une voixs’écrier : « Hé ! Vous là-bas ! » Je melevai d’un bond, je regardai dehors, et je vis cette autre personnedebout sous le signal rouge qui est près du tunnel : son brasétait agité du mouvement que je viens de vous montrer. Sa voixsemblait rauque à force d’avoir crié, et elle hurlait :« Attention ! Attention ! » puis de nouveau :« Hé ! Vous, là-bas ! Attention ! » Jeramassai ma lanterne, la tournant du côté du verre rouge, etm’élançai vers cette personne en criant : « Que sepasse-t-il ? Qu’est-il arrivé ? Où est ledanger ? » La personne se tenait juste à l’entrée dutunnel obscur. En m’approchant je m’étonnai qu’elle persistât à secacher les yeux avec son bras. Je courus jusqu’à elle, etj’étendais la main pour la saisir par la manche et lui découvrir levisage quand elle disparut.

– Dans le tunnel ? demandai-je.

– Non. Je poursuivis ma course, et avançai de cinq cents mètresencore, dans le tunnel. Je m’arrêtai alors et, élevant ma lanterneau-dessus de ma tête, je pus voir sur les parois les chiffres quiindiquent les distances ; je distinguai les taches d’humiditéet les gouttes d’eau qui suintent et coulent de la voûte. Jeressortis en courant plus vite encore qu’à l’aller (car ce lieum’inspirait une horreur insurmontable) et j’examinai tous lesalentours du signal rouge à l’aide de ma lanterne rougeportative ; je montai par l’échelle de fer à la galerie qui lesurplombe, puis je redescendis et revins ici en courant toujours.J’envoyai un message télégraphique aux deux postes les plusvoisins : « J’ai été alerté. Y a-t-il quelque chosed’anormal ? » Des deux côtés on me répondit :« Tout va bien. »

Ce récit me donna l’impression qu’un doigt de glace meparcourait l’échine. Je luttai contre cette sensation et m’efforçaide lui démontrer que l’apparition était l’effet d’une illusiond’optique ; je lui déclarai que de telles apparitions,provoquées par une affection des nerfs délicats qui assurent lefonctionnement de l’œil, troublaient fréquemment certainsmalades ; que c’était là un fait bien connu et que plusieursde ces malades avaient fini par comprendre la nature de leur mal,et avaient même pu l’établir en se livrant à des expériences surleur propre personne.

– Quant aux cris imaginaires, ajoutai-je, écoutez, ne fût-cequ’un instant, le bruit du vent dans cette vallée artificielletandis que nous causons à mi-voix, les airs étranges qu’il faitjouer aux fils télégraphiques, comme aux cordes d’uneharpe !

Nous prêtâmes l’oreille en silence pendant quelques instants,puis il répliqua que j’avais beau dire, qu’il savait fort bien àquoi s’en tenir sur le vent et les fils télégraphiques, lui quipassait souvent toute la nuit dans cet endroit, en plein hiver,seul, et sans dormir. Et il se permit de me faire remarquer qu’iln’avait pas fini son récit.

Je m’excusai de l’avoir interrompu ; il me mit alors lamain sur le bras, et ajouta ces mots, d’une voix lente :

– Moins de six heures après l’apparition, un mémorable accidenteut lieu sur la ligne, et moins de quatre heures plus tard, onapporta par le tunnel les corps des blessés et des morts ; etils durent franchir l’endroit précis où j’avais vu cet homme.

Un pénible frisson me parcourut le corps. Je me ressaisis de monmieux.

– On ne peut nier, dis-je alors, qu’il y ait là une coïncidenceremarquable et de nature à vous laisser une impression profonde.Mais il est également incontestable que des coïncidences tout aussiremarquables surviennent couramment, et il importe de s’en souvenirquand on examine un cas de ce genre. Bien entendu, je reconnaisvolontiers, ajoutai-je, croyant prévenir l’objection qu’il semblaitprêt à m’opposer, que les gens les plus sensés ne tiennent guèrecompte de ces coïncidences dans leurs prévisions pour la viecourante.

Derechef il se permit de me faire remarquer qu’il n’avait pasfini son récit.

Derechef je lui demandai pardon de m’être laissé aller àl’interrompre.

– Ces événements, dit-il en me mettant de nouveau la main sur lebras, et après avoir jeté derrière lui un regard de ses yeux caves,se passaient il y a tout juste un an. Six ou sept moiss’écoulèrent, et j’étais remis de mon émotion et de ma surprise,quand, un matin au point du jour, me trouvant devant cette porte,je dirigeai mon regard vers le feu et revis le spectre.

Il se tut et me regarda fixement.

– Est-ce qu’il criait ?

– Non. Il resta silencieux.

– Agita-t-il le bras ?

– Non. Il était appuyé contre le support du signal, et il secachait le visage avec les deux mains. Comme ceci.

Pour la seconde fois, je suivis des yeux sa pantomime. C’étaitune pantomime funèbre. J’ai vu des tombeaux ornés de statuesauxquelles le sculpteur avait donné la même attitude.

– Êtes-vous allé vers lui ?

– Je suis rentré ici, et me suis assis, en partie pour reprendremon sang-froid, en partie parce que cette vision m’avait presquefait défaillir. Quand je suis ressorti, le jour était levé et lefantôme avait disparu.

– Et il ne s’est rien produit d’autre ? Aucun événement n’asuivi ?

Il me toucha les bras deux ou trois fois de son index eninclinant chaque fois la tête d’un air lugubre :

– Le jour même, un train sortit du tunnel ; au moment où ilpassait devant moi, je vis confusément un grand nombre de têtes etde bras rassemblés à la portière d’un wagon ; je remarquai queces voyageurs agitaient quelque chose. Je m’en aperçus juste àtemps pour actionner le signal d’arrêt. Le mécanicien coupa lavapeur et freina, mais le train roula encore jusqu’à quelque centcinquante mètres d’ici. Je courus derrière et, tout en courant,j’entendis des cris et des appels terrifiants. Une très belle jeunefemme venait de mourir subitement dans son compartiment ; onapporta son corps ici, et on le posa sur le plancher, là, entrevous et moi.

Je reculai involontairement ma chaise ; et je levai lesyeux du coin de plancher qu’il me désignait pour regarder sonvisage.

– Tout cela est vrai, monsieur. Tout cela est vrai. Je vousraconte ces événements exactement tels qu’ils se sont produits.

Je ne trouvai rien à dire, rien d’approprié ; j’avais lagorge sèche. Le vent dans les fils télégraphiques commenta le récitpar un long gémissement lamentable.

Il reprit :

– Et maintenant, monsieur, écoutez-moi bien, et vous allez voirà quel point j’ai l’esprit troublé. Le spectre est revenu il y aune semaine. Depuis lors il s’est montré irrégulièrement de temps àautre.

– Près du feu rouge ?

– Près du signal rouge avertisseur.

– Quels mouvements fait-il ?

Il reproduisit avec plus encore d’impatience et d’intensité, sipossible, que la première fois le geste qui m’avait parusignifier : « Pour l’amour du ciel,écartez-vous ! »

Puis il poursuivit :

– Il ne me laisse plus aucun répit, plus aucune tranquillité. Ilme crie, pendant des minutes entières, sur un ton angoissé :« Vous ! Là-bas ! Attention !Attention ! » Il me fait des signes. Il actionne mapetite sonnerie.

Saisissant l’occasion, je l’arrêtai aussitôt.

– Avait-il actionné votre sonnerie hier soir pendant ma visite,quand vous vous êtes levé pour aller à la porte ?

– Oui. Deux fois.

– Eh bien ! lui dis-je, voyez à quel point votreimagination vous égare. J’avais les yeux fixés sur la sonnerie etl’oreille tendue. Or, aussi vrai que je suis ici devant vous, ellen’a pas retenti ces deux fois-là. Non. Ni à aucun autre moment,sauf quand elle était normalement mise en branle par la gare quicommunique avec vous.

Il hocha la tête.

– Je ne m’y suis encore jamais trompé, monsieur. Je n’ai jamaisconfondu le coup de sonnette du spectre avec celui d’un employé. Lecoup de sonnette du fantôme consiste en une vibration trèsparticulière du timbre, qui n’est due à aucune autre cause ;je n’ai pas pu me rendre compte si le mouvement est perceptible àl’œil. Je ne suis pas surpris que vous n’ayez pas entendu cettevibration. Mais moi, je l’ai entendue.

– Et vous avez eu l’impression que le spectre était là-bas,quand vous avez regardé dehors ?

– Le spectre était là-bas.

– Les deux fois ?

Il répéta, d’un ton énergique :

– Les deux fois.

– Voulez-vous que nous allions ensemble jusqu’à la porte et quenous regardions s’il y est en ce moment ?

Il se mordit la lèvre et parut hésiter, mais il se leva.J’ouvris la porte et m’avançai au-dehors, tandis que lui-même seplaçait dans l’embrasure. On voyait le signal rouge avertisseur. Onvoyait l’orifice lugubre du tunnel. On voyait les grandes paroisrocheuses et humides de la tranchée. On voyait les étoiles dans leciel.

– Le voyez-vous ? lui demandai-je en examinait trèsattentivement son visage.

Il avait les yeux un peu exorbités et le regard tendu, mais sansdoute pas tellement plus que moi, quand je m’étais d’abord tournéanxieusement de ce côté.

– Non, répondit-il ; il n’est pas là.

– D’accord, dis-je.

Nous rentrâmes, je fermai la porte et nous nous rassîmes. Je medemandais comment tirer le meilleur parti possible de l’avantageque je venais de remporter, si c’en était un, quand il reprit laconversation sur un ton parfaitement naturel ; il n’avait pasl’air de penser que nous étions réellement en désaccord sur unequestion de fait, si bien que je me sentis placé dans une positionextrêmement faible.

– Maintenant, monsieur, vous devez avoir pleinement compris,dit-il, que ce qui me tourmente à ce point, c’est la questionsuivante : que me veut le spectre ?

Je lui avouai alors que je n’étais pas sûr d’avoir parfaitementcompris.

– De quoi veut-il m’avertir ? reprit-il, les yeux fixésméditativement sur le feu, et ne regardant de mon côté que de tempsà autre. Quel est le danger ? Où est le danger ? Undanger plane quelque part sur la ligne. Un terrible malheur est surle point d’arriver. Je n’ai pas le droit d’en douter cette fois,après les deux aventures précédentes. Mais n’est-il pas horriblepour moi d’être hanté de la sorte ? Quepuis-je faire ?

Il sortit son mouchoir et s’épongea le front. Il étaitfiévreux.

– Si j’envoyais un message d’alarme par le télégraphe d’un côtéou de l’autre, ou des deux côtés, je n’aurais aucune raison àdonner, poursuivit-il, en s’essuyant les mains sur son mouchoir. Jem’attirerais des ennuis sans rendre aucun service. On me croiraitfou. Voici comment cela se passerait : Premier message :« Attention !  Danger ! » Réponse :« Danger de quoi ? Et où ? » Deuxièmemessage : « Je n’en sais rien, mais je vous en supplie,faites attention ! » On me mettrait à pied. Quepourrait-on faire d’autre ?

Sa souffrance faisait peine à voir. C’était le tourment d’unesprit consciencieux, indiciblement torturé par une responsabilitéincompréhensible concevant des vies humaines.

– La première fois que je l’ai vu sous le signal avertisseur,continua-t-il après avoir rejeté ses cheveux noirs en arrière, ettout en se passant les mains sur le front à plusieurs reprises,dans un accès d’angoisse fiévreuse, pourquoi ne m’a-t-il pas dit oùl’accident allait se produire, – s’il fallait vraiment qu’il seproduisît ? Pourquoi ne m’a-t-il pas dit comment faire pourl’éviter, – si au contraire on pouvait l’éviter ? pourquoi, ladeuxième fois, s’est-il caché le visage au lieu de me dire :« Cette jeune fille va mourir. Il faut qu’elle reste chezelle » ? Et si, ces deux premières fois, il a paruseulement pour me prouver que ses avertissements étaient fondés, etme préparer à sa troisième venue, pourquoi ne pas m’avertirclairement maintenant ? Et pourquoi moi, mon Dieu ? Moiqui ne suis qu’un pauvre signaleur perdu dans ce postesolitaire ! Pourquoi ne pas s’adresser à quelqu’un de hautplacé, en qui on aurait confiance et qui pourrait agir ?

En le voyant dans cet état, je compris que, dans l’intérêt de cemalheureux aussi bien que dans l’intérêt général, ce que j’avais demieux à faire pour le moment, c’était de lui donner desapaisements. C’est pourquoi, laissant entièrement de côté notredifférend relatif à la réalité ou à l’irréalité de ses visions, jelui représentai que quiconque faisait consciencieusement son devoirétait dans le droit chemin, et qu’il devait se sentir soutenu parle fait qu’il voyait clair au moins dans son devoir, sinon dans cesapparitions déconcertantes. J’obtins plus de succès dans ce nouveleffort que dans mes précédentes tentatives pour lui prouver qu’ilétait dans l’erreur. Il se calma ; ses occupationsprofessionnelles exigeaient de lui une attention de plus en plussoutenue à mesure que la nuit s’écoulait ; et je le quittai àdeux heures du matin. Je lui avais offert de rester avec lui toutela nuit, mais il n’avait pas voulu en entendre parler.

Pourquoi ne pas avouer que je regardai plusieurs fois le feurouge en montant par le sentier, que je ne le trouvai guère à mongoût et que j’eusse bien mal dormi si mon lit avait été placédessous ? Je n’aimais pas beaucoup non plus l’histoire del’accident, ni celle de la mort de la jeune fille. Pourquoi ne pasavouer cela aussi ?

Mais ce qui me préoccupait le plus, c’était l’attitude que jedevais prendre, en qualité de dépositaire de ces confidences.Assurément, l’homme était intelligent, vibrant, appliqué etponctuel ; mais pour combien de temps en serait-il ainsi,compte tenu de son état d’esprit actuel ? Bien qu’il eût unefonction subalterne, il portait cependant de grossesresponsabilités. Me serais-je personnellement senti disposé àrisquer ma vie entre ses mains, dans un cas où ma sécurité auraittenu à l’exécution précise par lui d’une besognequelconque ?

Je ne pouvais me défaire de l’idée qu’il y aurait eu quelqueperfidie de ma part à communiquer à ses supérieurs ce qu’il m’avaitdit, sans m’être d’abord ouvert à lui de ce projet et de lui avoirproposé une sorte de compromis ; je décidai finalement de luioffrir d’aller avec lui chez le meilleur médecin que nous pourrionstrouver dans la région, et de lui demander son avis (momentanémentje ne livrerais son secret à personne d’autre). Ses heures deservice devaient changer, m’avait-il dit, le lendemain soir ;il devait quitter le travail une heure ou deux après le lever dusoleil, et le reprendre à la tombée de la nuit. Je lui avaisannoncé que je reviendrais à ce moment-là.

Le lendemain soir, il faisait un temps délicieux et je sortis debonne heure pour en profiter. Le soleil n’avait pas encorecomplètement disparu quand je traversai un chemin de terre toutproche de la grande tranchée. Je me dis que j’allais poursuivre mapromenade pendant une demi-heure encore ; il me faudrait unedemi-heure pour revenir, ce qui ferait une heure en tout, et ilserait temps alors de descendre jusqu’à la cabine de monsignaleur.

Avant de continuer ma route, je m’avançai au bord de la tranchéeet je jetai un regard machinal vers le fond, me trouvant au mêmeendroit que le jour où je l’avais aperçu pour la première fois. Jene saurais décrire le frémissement qui me saisit quand je vis, àl’entrée du tunnel, une apparition à forme humaine, qui avait lebras gauche devant les yeux et qui agitait le bras droit avecvéhémence.

L’indicible horreur qui s’était emparée de moi fut de courtedurée, car je me rendis compte au bout d’un instant que cetteapparition à forme humaine était bel et bien un homme, et qu’il yavait un petit groupe d’autres hommes à quelques pas de lui ;j’eus l’impression qu’il répétait son geste pour le montrer à cesderniers. Le signal rouge avertisseur n’était pas encore allumé.Au-dessous on avait dressé une sorte de petite tente très basse àl’aide de quelques piquets et d’une bâche ; cette tente neparaissait guère plus grande qu’un lit, et c’était la première foisque je la voyais en cet endroit.

Avec le pressentiment irrésistible de quelque accident, avec lacrainte instantanée et mêlée de remords d’avoir causé un malheurirréparable en laissant le signaleur à son poste, et en négligeantde faire surveiller ses gestes et contrôler son travail, jedescendis le plus vite possible par le sentier en lacets.

– Que se passe-t-il ? demandai-je aux hommes qui setrouvaient là.

– C’est le signaleur qui a été tué ce matin, monsieur.

– Celui qui travaillait dans cette cabine-là ?

– Oui, monsieur.

– Celui que je connaissais ?

– Si vous le connaissez, vous allez pouvoir le reconnaître, medit l’homme qui avait pris l’initiative de répondre à mesquestions, en se découvrant avec recueillement pour soulever uncoin de la bâche, sa figure n’est pas changée.

– Oh ! Comment… Comment cela s’est-il produit ?demandai-je en regardant ces hommes tour à tour, tandis que labâche retombait.

– Il a été renversé par une locomotive, monsieur. Il connaissaitson métier comme pas un. Mais il était resté trop près des rails.Ça s’est passé juste au lever du jour. Il venait d’éteindre lesignal et il avait la lampe à la main. Quand la machine est sortiedu tunnel, il lui tournait le dos, et il a été projeté en avant.C’est ce gars-là qui conduisait la loco, et justement il nousfaisait voir comment ça s’était passé. Fais donc voir à Monsieur,Tom.

L’homme auquel il s’adressait était très simplement habillé d’unvêtement foncé ; il alla de nouveau se placer à l’entrée dutunnel et dit :

– J’avais passé le dernier tournant du tunnel, monsieur, quandje l’ai aperçu à l’autre bout, comme si je le voyais au bout d’unelorgnette. Je n’avais pas le temps de ralentir et je savais qu’ilétait très prudent. Comme il n’avait pas l’air de faire attentionau sifflet, je l’ai arrêté au moment où on arrivait sur lui, etj’ai crié de toutes mes forces.

– Qu’avez-vous crié ?

– Je disais : « Hé ! Vous, là-bas !Attention ! Attention ! Pour l’amour du ciel,écartez-vous ! »

Je sursautai.

– Ah ! J’ai passé un sale moment, monsieur. Je n’ai pasarrêté de crier. J’ai mis mon bras gauche devant mes yeux pour nerien voir, et jusqu’à la fin j’ai agité l’autre bras. Mais ça n’aservi à rien.

Je ne voudrais pas prolonger ce récit en insistantparticulièrement sur l’une quelconque des circonstances étrangesqu’il contient, mais pour conclure, je tiens à souligner unecoïncidence : les cris lancés par le conducteur reprenaientnon seulement les paroles que le malheureux signaleur m’avaitrépétées en me disant qu’elles le hantaient, mais aussi la phrasequi m’avait semblé (à moi, et non à lui, et seulement dans mapensée) correspondre au geste qu’il avait mimé devant moi.

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