Le talon de fer

Le talon de fer

de Jack London

1. – Mon aigle

La brise d’été agite les pins géants, et les rides de la Wild-Water clapotent en cadence sur ses pierres moussues. Des papillons dansent au soleil, et de toutes parts frémit le bourdonnement berceur des abeilles. Seule au sein d’une paix si profonde, je suis assise,pensive et inquiète. L’excès même de cette sérénité me trouble et la rend irréelle. Le vaste monde est calme, mais du calme qui précède les orages. J’écoute et guette de tous mes sens le moindre indice du cataclysme imminent. Pourvu qu’il ne soit pas prématuré ! Oh ! pourvu qu’il n’éclate pas trop tôt !

Mon inquiétude s’explique. Je pense, je pense sans trêve et ne puis m’empêcher de penser. J’ai vécu si longtemps au cœur de la mêlée que la tranquillité m’oppresse, et mon imagination revient malgré moi à ce tourbillon de ravage et de mort qui va se déchaîner sous peu. Je crois entendre les cris des victimes, je crois voir, comme je l’ai vu dans le passé, toute cette tendre et précieuse chair meurtrie et mutilée, toutes ces âmes violemment arrachées de leurs nobles corps et jetées à la face de Dieu. Pauvres humains que nous sommes, obligés de recourir au carnage et à la destruction pour atteindre notre but, pour introduire sur terre une paix et un bonheur durables !

Et puis je suis toute seule ! Quand cen’est pas de ce qui doit être, je rêve de ce qui a été, de ce quin’est plus. Je songe à mon aigle, qui battait le vide de ses ailesinfatigables et prit son essor vers son soleil à lui, vers l’idéalresplendissant de la liberté humaine. Je ne saurais rester les brascroisés pour attendre le grand événement qui est son œuvre, bienqu’il ne soit plus là pour en voir l’accomplissement. C’est letravail de ses mains, la création de son esprit[4]. Il ya dévoué ses plus belles années, il lui a donné sa vieelle-même.

Voilà pourquoi je veux consacrer cette périoded’attente et d’anxiété au souvenir de mon mari. Il y a des clartésque, seule au monde, je puis projeter sur cette personnalité, sinoble qu’elle ne saurait être trop vivement mise en relief. C’étaitune âme immense. Quand mon amour se purifie de tout égoïsme, jeregrette surtout qu’il ne soit plus là pour voir l’auroreprochaine. Nous ne pouvons échouer ; il a construit tropsolidement, trop sûrement. De la poitrine de l’humanité terrassée,nous arracherons le Talon de Fer maudit ! Au signal donné vontse soulever partout les légions des travailleurs, et jamais rien depareil n’aura été vu dans l’histoire. La solidarité des masseslaborieuses est assurée, et pour la première fois éclatera unerévolution internationale aussi vaste que le monde[5].

Vous le voyez, je suis obsédée de cetteéventualité, que depuis si longtemps j’ai vécue jour et nuit dansses moindres détails. Je ne puis en séparer le souvenir de celuiqui en était l’âme. Tout le monde sait qu’il a travaillé dur etsouffert cruellement pour la liberté ; mais personne ne lesait mieux que moi, qui pendant ces vingt années de trouble où j’aipartagé sa vie, ai pu apprécier sa patience, son effort incessant,son dévouement absolu à la cause pour laquelle il est mort, voilàdeux mois seulement.

Je veux essayer de raconter simplement commentErnest Everhard est entré dans ma vie, comment son influence surmoi a grandi jusqu’à ce que je sois devenue une partie de lui-même,et quels changements prodigieux il a opérés dans ma destinée ;de cette façon vous pourrez le voir par mes yeux et le connaîtrecomme je l’ai connu moi-même, à part certains secrets trop douxpour être révélés.

Ce fut en février 1912 que je le vis pour lapremière fois, lorsque invité à dîner par mon père[6], il entra dans notre maison àBerkeley[7] ; et je ne puis pas dire que mapremière impression lui ait été bien favorable. Nous avionsbeaucoup de monde, et au salon, où nous attendions que tous noshôtes fussent arrivés, il fit une entrée assez piteuse. C’était lesoir des prédicants, comme père disait entre nous, et certainementErnest ne paraissait guère à sa place au milieu de ces gensd’église.

D’abord ses habits étaient mal ajustés. Ilportait un complet de drap sombre, et, de fait, il n’a jamais putrouver un vêtement de confection qui lui allât bien. Ce soir-làcomme toujours, ses muscles soulevaient l’étoffe, et, par suite desa carrure de poitrine, le paletot faisait des quantités de plisentre les épaules. Il avait le cou d’un champion de boxe[8], épais et solide. Voilà donc, medisais-je, ce philosophe social, ancien maréchal-ferrant, que pèrea découvert : et certainement avec ces biceps et cette gorge,il avait le physique du rôle. Je le classai immédiatement comme unesorte de prodige, un Blind Tom[9] de laclasse ouvrière.

Ensuite il me donna une poignée de main.L’étreinte était ferme et forte, mais surtout il me regardaithardiment de ses yeux noirs… trop hardiment, à mon avis. Vouscomprenez, j’étais une créature de l’ambiance, et, à cetteépoque-là, mes instincts de classe étaient puissants. Cettehardiesse m’eût paru presque impardonnable chez un homme de monpropre monde. Je sais que je ne pus m’empêcher de baisser les yeux,et quand il m’eût dépassée, ce fut avec un soulagement réel que jeme détournai pour saluer l’évêque Morehouse, un de mesfavoris ; homme d’âge moyen, doux et sérieux, avec l’aspect etla bonté d’un Christ, et un savant par dessus le marché.

Mais cette hardiesse que je prenais pour de laprésomption était en réalité le fil conducteur qui devrait mepermettre de démêler le caractère d’Ernest Everhard. Il étaitsimple et droit, il n’avait peur de rien, il se refusait à perdreson temps en manières conventionnelles. – Vous m’aviez plu tout desuite, m’expliqua-t-il longtemps après, et pourquoi n’aurais-je pasrempli mes yeux de ce qui me plaisait ? – Je viens de dire querien ne lui faisait peur. C’était un aristocrate de nature, malgréqu’il fût dans un camp ennemi de l’aristocratie. C’était unsurhomme. C’était la bête blonde décrite par Nietzsche[10], et en dépit de tout cela, c’était unardent démocrate.

Occupée que j’étais à recevoir les autresinvités, et peut-être par suite de ma mauvaise impression,j’oubliai presque complètement le philosophe ouvrier. Il attira monattention une fois ou deux au cours du repas. Il écoutait laconversation de divers pasteurs, et je vis briller dans ses yeuxune lueur d’amusement. J’en conclus qu’il avait l’humeur plaisante,et lui pardonnai presque son accoutrement. Cependant le tempspassait, le dîner s’avançait, et pas une fois il n’avait ouvert labouche, tandis que les révérends discouraient à perte de vue sur laclasse ouvrière, ses rapports avec le clergé et tout ce quel’Église avait fait et faisait encore pour elle. Je remarquai quemon père était contrarié de ce mutisme. Il profita d’une accalmiepour l’engager à donner son opinion. Ernest se contenta de hausserles épaules, et, après un bref « Je n’ai rien à dire »,se remit à croquer des amandes salées.

Mais mon père ne se tenait pas facilement pourbattu ; au bout de quelques instants il déclara :

– Nous avons parmi nous un membre de laclasse ouvrière. Je suis certain qu’il pourrait nous présenter lesfaits à un point de vue nouveau, intéressant et rafraîchissant. Jeveux parler de M. Everhard.

Les autres manifestèrent un intérêt poli etpressèrent Ernest d’exposer ses idées. Leur attitude envers luiétait si large, si tolérante et bénigne qu’elle équivalait à de lacondescendance pure et simple. Je vis qu’Ernest le remarquait ets’en amusait. Il promena lentement les yeux autour de la table, etj’y surpris une étincelle de malice.

– Je ne suis pas versé dans la courtoisiedes controverses ecclésiastiques, commença-t-il d’un airmodeste ; puis il sembla hésiter.

Des encouragements se firent entendre :Continuez ! Continuez ! Et le Dr Hammerfieldajouta :

– Nous ne craignons pas la vérité qu’il ya chez n’importe quel homme… pourvu qu’elle soit sincère.

– Vous séparez donc la sincérité de lavérité ? demanda vivement Ernest, en riant.

Le Dr Hammerfield resta un momentbouche bée et finit par balbutier :

– Le meilleur d’entre nous peut setromper, jeune homme, le meilleur d’entre nous.

Un changement prodigieux s’opéra chez Ernest.En un instant il devint un autre homme.

– Et bien, alors, laissez-moi commencerpar vous dire que vous vous trompez tous. Vous ne savez rien, etmoins que rien, de la classe ouvrière. Votre sociologie est aussierronée et dénuée de valeur que votre méthode de raisonnement.

Ce n’est pas tant ce qu’il disait que le tondont il le disait, et je fus secouée au premier son de sa voix.C’était un appel de clairon qui me fit vibrer toute entière. Ettoute la tablée en fut remuée, éveillée de son ronronnementmonotone et engourdissant.

– Qu’y a-t-il donc de si terriblementerroné et dénué de valeur dans notre méthode de raisonnement, jeunehomme ? demanda le DrHammerfield ; et déjà sonintonation trahissait un timbre déplaisant.

– Vous êtes des métaphysiciens. Vouspouvez prouver n’importe quoi par la métaphysique, et, cela fait,n’importe quel autre métaphysicien peut prouver, à sa propresatisfaction, que vous avez tort. Vous êtes des anarchistes dans ledomaine de la pensée. Et vous avez la folle passion desconstructions cosmiques. Chacun de vous habite un univers à safaçon, créé avec ses propres fantaisies et ses propres désirs. Vousne connaissez rien du vrai monde dans lequel vous vivez, et votrepensée n’a aucune place dans la réalité, sauf comme phénomèned’aberration mentale.

« Savez-vous à quoi je pensais tout àl’heure en vous écoutant parler à tort et à travers ? Vous merappeliez ces scolastiques du moyen âge qui discutaient gravementet savamment combien d’anges pourraient danser sur une pointed’aiguille. Messieurs, vous êtes aussi loin de la vieintellectuelle du XXe siècle que pouvait l’être, voilàune dizaine de mille ans, quelque sorcier peau-rouge faisant desincantations dans une forêt vierge. »

En lançant cette apostrophe, Ernest paraissaitvraiment en colère. Sa figure empourprée, ses sourcils froncés, leséclairs de ses yeux, les mouvements du menton et de la mâchoire,tout dénonçait une humeur agressive. Pourtant c’était là simplementune de ses manières de faire. Elle excitait toujours lesgens : son attaque foudroyante les mettait hors d’eux-mêmes.Déjà nos convives s’oubliaient dans leur maintien. L’évêqueMorehouse, penché en avant, écoutait attentivement. Le visage duDr Hammerfield était rouge d’indignation et de dépit.Les autres aussi étaient exaspérés, et certains souriaient d’un airde supériorité amusée. Quant à moi, je trouvais la scène trèsréjouissante. Je regardai père et crus qu’il allait éclater de rireen constatant l’effet de cette bombe humaine qu’il avait eul’audace d’introduire dans notre milieu.

– Vos termes sont un peu vagues,interrompit le DrHammerfield. Que voulez-vous dire aujuste en nous appelant métaphysiciens ?

– Je vous appelle métaphysiciens, repritErnest, parce que vous raisonnez métaphysiquement. Votre méthodeest l’opposé de celle de la science, et vos conclusions n’ontaucune validité. Vous prouvez tout et vous ne prouvez rien, et iln’y a pas deux d’entre vous qui puissent se mettre d’accord sur unpoint quelconque. Chacun de vous rentre dans sa propre consciencepour s’expliquer l’univers et lui-même. Entreprendre d’expliquer laconscience par elle-même, c’est comme si vous vouliez vous souleveren tirant sur vos propres tiges de bottes.

– Je ne comprends pas, intervint l’évêqueMorehouse. Il me semble que toutes les choses de l’esprit sontmétaphysiques. Les mathématiques, les plus exactes et les plusprofondes de toutes les sciences, sont purement métaphysiques. Lemoindre processus mental du savant qui raisonne est une opérationmétaphysique. Sûrement, vous m’accorderez ce point ?

– Comme vous le dites vous-mêmes, vous necomprenez pas, répliqua Ernest. Le métaphysicien raisonne pardéduction en prenant pour point de départ sa propresubjectivité ; le savant raisonne par induction en se basantsur les faits fournis par l’expérience. Le métaphysicien procède dela théorie aux faits, le savant va des faits à la théorie. Lemétaphysicien explique l’univers d’après lui-même, le savants’explique lui-même d’après l’univers.

– Dieu soit loué de ce que nous ne sommespas des savants, murmura le Dr Hammerfield avec un airde satisfaction béate.

– Qu’êtes-vous donc alors ?

– Nous sommes des philosophes.

– Vous voilà partis, dit Ernest en riant.Vous avez quitté le terrain réel et solide, et vous vous lancez enl’air avec un mot en guise de machine volante. De grâce,redescendez ici-bas et veuillez me dire à votre tour ce que vousentendez exactement par philosophie.

– La philosophie est… (le DrHammerfield s’éclaircit la gorge), quelque chose qu’on ne peutdéfinir d’une façon compréhensive que pour les esprits et lestempéraments philosophiques. Le savant qui se borne à fourrer lenez dans ses éprouvettes ne saurait comprendre la philosophie.

Ernest parut insensible à ce coup de pointe.Mais il avait l’habitude de retourner l’attaque contrel’adversaire, et c’est ce qu’il fit tout de suite, le visage et lavoix débordants de fraternité bénigne.

– En ce cas vous comprendrez certainementla définition que je vais vous proposer de la philosophie.Toutefois, avant de commencer, je vous somme, ou d’en relever leserreurs, ou bien d’observer un silence métaphysique. La philosophieest simplement la plus vaste de toutes les sciences. Sa méthode deraisonnement est la même que celle d’une science particulièrequelconque ou de toutes. Et c’est par cette même méthode deraisonnement, la méthode inductive, que la philosophie fusionnetoutes les sciences particulières en une seule et grande science.Comme dit Spencer, les données de toute science particulière nesont que des connaissances partiellement unifiées ; tandis quela philosophie synthétise les connaissances fournies par toutes lessciences. La philosophie est la science des sciences, la sciencemaîtresse, si vous voulez. Que pensez-vous de cettedéfinition ?

– Très honorable…, très digne de crédit,murmura gauchement le Dr Hammerfield.

Mais Ernest était sans pitié.

– Prenez-y bien garde, dit-il. Madéfinition est fatale à la métaphysique. Si dès maintenant vous nepouvez pas indiquer une fêlure dans ma définition, tout à l’heurevous serez disqualifié pour avancer des arguments métaphysiques.Vous devrez passer votre vie à chercher cette paille et rester muetjusqu’à ce que vous l’ayez trouvée.

Ernest attendit. Le silence se prolongeait etdevenait pénible. Le Dr Hammerfield était aussi mortifiéqu’embarrassé. Cette attaque à coups de marteau de forgeron ledémontait complètement. Son regard implorant fit le tour de latable, mais personne ne répondait pour lui. Je surpris père entrain de pouffer derrière sa serviette.

– Il y a une autre manière dedisqualifier les métaphysiciens, reprit Ernest quand la déconfituredu docteur fut bien avérée, c’est de les juger d’après leursœuvres. Qu’ont-ils fait pour l’humanité, sinon tisser desfantaisies aériennes et prendre pour dieux leurs propresombres ? J’accorde qu’ils ont ajouté quelque chose aux gaîtésdu genre humain, mais quel bien tangible ont-ils forgé pourlui ? Ils ont philosophé – pardonnez-moi ce mot de mauvaisaloi – sur le cœur comme siège des émotions, et pendant ce temps-làdes savants formulaient la circulation du sang. Ils ont déclamé surla famine et la peste comme fléaux de Dieu, tandis que des savantsconstruisaient des dépôts d’approvisionnement et assainissaient lesagglomérations urbaines. Ils décrivaient la terre comme centre del’univers, cependant que des savants découvraient l’Amérique etsondaient l’espace pour y trouver les étoiles et les lois desastres. En résumé, les métaphysiciens n’ont rien fait, absolumentrien fait pour l’humanité. Ils ont dû reculer pas à pas devant lesconquêtes de la science. Et à peine les faits scientifiquementconstatés avaient-ils renversé leurs explications subjectivesqu’ils en fabriquaient de nouvelles sur une échelle plus vaste,pour y faire rentrer l’explication des derniers faits constatés.Voilà, je n’en doute pas, tout ce qu’ils continueront à fairejusqu’à la consommation des siècles. Messieurs, les métaphysicienssont des sorciers. Entre vous et l’Esquimau qui imaginait un dieumangeur de graisse et vêtu de fourrure, il n’y a d’autre distanceque quelques milliers d’années de constatations de faits.

– Cependant la pensée d’Aristote agouverné l’Europe pendant douze siècles, énonça pompeusement leDr Ballingford, et Aristote était un métaphysicien.

Le Dr Ballingford fit des yeux letour de la table et fut récompensé par des signes et des souriresd’approbation.

– Votre exemple n’est pas heureux,répondit Ernest. Vous évoquez précisément une des périodes les plussombres de l’histoire humaine, ce que nous appelons les sièclesd’obscurantisme : une époque où la science était captive de lamétaphysique, où la physique était réduite à la recherche de lapierre philosophale, où la chimie était remplacée par l’alchimie,et l’astronomie par l’astrologie. Triste domination que celle de lapensée d’Aristote !

Le Dr Ballingford eut l’air vexé,mais bientôt son visage s’éclaira et il reprit :

– Même si nous admettons le noir tableauque vous venez de peindre, vous n’en êtes pas moins obligé dereconnaître à la métaphysique une valeur intrinsèque, puisqu’elle apu faire sortir l’humanité de cette sombre phase et la faire entrerdans la clarté des siècles postérieurs.

– La métaphysique n’eut rien à voirlà-dedans, répliqua Ernest.

– Quoi ! s’écria le DrHammerfield, ce n’est pas la pensée spéculative qui a conduit auxvoyages de découverte ?

– Ah ! cher Monsieur, dit Ernest ensouriant, je vous croyais disqualifié. Vous n’avez pas encoretrouvé la moindre paille dans ma définition de la philosophie, etvous demeurez en suspens dans le vide. Toutefois c’est une habitudechez les métaphysiciens, et je vous pardonne. Non, je le répète, lamétaphysique n’a rien eu à faire là-dedans. Des questions de painet de beurre, de soie et de bijoux, de monnaie d’or et de billonet, incidemment, la fermeture des voies de terre commerciales versl’Hindoustan, voilà ce qui a provoqué les voyages de découverte. Àla chute de Constantinople, en 1453, les Turcs ont bloqué le chemindes caravanes de l’Indus, et les trafiquants de l’Europe ont dû enchercher un autre. Telle fut la cause originelle de cesexplorations. Christophe Colomb naviguait pour trouver une nouvelleroute des Indes ; tous les manuels d’histoire vous le diront.On découvrit incidemment de nouveaux faits sur la nature, lagrandeur et la forme de la terre, et le système de Ptolémée jetases dernières lueurs.

Le Dr Hammerfield émit une sorte degrognement.

– Vous n’êtes pas d’accord avecmoi ? demanda Ernest. Alors dites-moi en quoi je faiserreur.

– Je ne puis que maintenir mon point devue, répliqua aigrement le Dr Hammerfield. C’est unetrop longue histoire pour que nous l’entreprenions ici.

– Ici n’y a pas d’histoire trop longuepour le savant, dit Ernest avec douceur. C’est pourquoi le savantarrive quelque part ; c’est pourquoi il est arrivé enAmérique.

Je n’ai pas l’intention de décrire la soiréetoute entière, bien que ce me soit une joie de me rappeler chaquedétail de cette première rencontre, de ces premières heures passéesavec Ernest Everhard.

La mêlée était ardente et les ministresdevenaient cramoisis, surtout quand Ernest leur lançait lesépithètes de philosophes romantiques, projecteurs de lanternemagique et autres du même genre. À tout instant il les arrêtaitpour les ramener aux faits. – C’est un fait, camarade, un faitirréfragable, proclamait-il en triomphe chaque fois qu’il venaitd’assener un coup décisif. Il était hérissé de faits. Il leurlançait des faits dans les jambes pour les faire trébucher, il leurdressait des faits en embuscades, il les bombardait de faits à lavolée.

– Toute votre dévotion se réserve àl’autel du fait, lança le Dr Hammerfield.

– Le fait seul est dieu, etM. Everhard est son prophète, paraphrasa le DrBallingford.

Ernest, souriant, fit un signed’acquiescement.

– Je suis comme l’habitant du Texas,dit-il. Et comme on le pressait de s’expliquer, il ajouta : –Oui, l’homme du Missouri dit toujours « Il faut me montrerça » ; mais l’homme du Texas dit « Il faut me lemettre dans la main ». D’où il appert qu’il n’est pasmétaphysicien.

À un autre moment, comme Ernest venaitd’affirmer que les philosophes métaphysiciens ne pourraient jamaissupporter l’épreuve de la vérité, le Dr Hammerfieldtonna soudain :

– Quelle est l’épreuve de la vérité,jeune homme ? Voulez-vous avoir la bonté de nous expliquer cequi a si longtemps embarrassé des têtes plus sages que lavôtre ?

– Certainement, répondit Ernest aveccette assurance qui les mettait en colère. – Les têtes sages ontété longtemps et pitoyablement embarrassées pour trouver la véritéparce qu’elles allaient la chercher en l’air, là-haut. Si ellesétaient restées en terre ferme, elles l’auraient facilementtrouvée. Oui, ces sages auraient découvert qu’eux-mêmes éprouvaientprécisément la vérité dans chacune des actions et pensées pratiquesde leur vie.

– L’épreuve ! Le critérium !répéta impatiemment le Dr Hammerfield. Laissez de côtéles préambules. Donnez-le-nous et nous deviendrons comme desdieux.

Il y avait dans ces paroles et dans la manièredont elles étaient dites un scepticisme agressif et ironique quegoûtaient en secret la plupart des convives, bien que l’évêqueMorehouse en parût peiné.

– Le Dr Jordan[11] l’a établi très clairement, réponditErnest. Voici son moyen de contrôler une vérité :« Fonctionne-t-elle ? Y confierez-vous votrevie ? »

– Bah ! ricana le DrHammerfield. Vous oubliez dans vos calculs l’évêqueBerkeley[12]. En somme, on ne lui a jamaisrépondu.

– Le plus noble métaphysicien de laconfrérie, dit Ernest en riant, mais assez mal choisi commeexemple. On peut prendre Berkeley lui-même à témoin que samétaphysique ne fonctionnait pas.

Du coup le Dr Hammerfield se mittout à fait en colère, comme s’il eût surpris Ernest en train devoler ou de mentir.

– Jeune homme, s’écria-t-il d’une voixclaironnante, cette déclaration va de pair avec tout ce que vousavez dit ce soir. C’est une assertion indigne et dénuée de toutfondement.

– Me voilà aplati, murmura Ernest aveccomponction. Malheureusement j’ignore ce qui m’a frappé. Il faut mele mettre dans la main, Docteur.

– Parfaitement, parfaitement, balbutia leDr Hammerfield. Vous ne pouvez pas dire que l’évêqueBerkeley a témoigné que sa métaphysique n’était pas pratique. Vousn’en avez pas de preuves, jeune homme, vous n’en savez rien. Elle atoujours fonctionné.

– La meilleure preuve, à mes yeux, que lamétaphysique de Berkeley ne fonctionnait pas, c’est que Berkeleylui-même – Ernest repris tranquillement haleine – avait l’habitudeinvétérée de passer par les portes et non par les murs : c’estqu’il confiait sa vie à du pain et du beurre et du rôtisolides : c’est qu’il se faisait la barbe avec un rasoir quifonctionnait bien.

– Mais ce sont là des choses d’actualité,cria le Docteur, et la métaphysique est une chose de l’esprit.

– Et c’est en esprit qu’elle fonctionne,demanda doucement Ernest.

L’autre fit un signe d’assentiment.

– Et, en esprit, une multitude d’angespeuvent danser sur la pointe d’une aiguille, continua Ernest d’unair pensif. Et il peut exister un dieu poilu et buveur d’huile, enesprit ; car il n’y a pas de preuves du contraire, en esprit.Et je suppose, Docteur, que vous vivez en esprit ?

– Oui, mon esprit, c’est mon royaume,répondit l’interpellé.

– Ce qui est une autre façon d’avouer quevous vivez dans le vide. Mais vous revenez sur terre, j’en suissûr, à l’heure des repas, ou quand il survient un tremblement deterre. Me direz-vous que vous n’auriez aucune appréhension pendantun cataclysme de ce genre, convaincu que votre corps insubstantielne peut être atteint par une brique immatérielle ?

Instantanément et d’une façon tout à faitinconsciente, le DrHammerfield porta la main à sa tête,où une cicatrice était cachée sous ses cheveux. Ernest était tombépar hasard sur un exemple de circonstance. Pendant le grandtremblement de terre[13] leDocteur avait failli être tué par la chute d’une cheminée. Tout lemonde éclata de rire.

– Eh bien ! demanda Ernest quand lagaieté se fut calmée, j’attends toujours les preuves du contraire.– Et dans le silence universel, il ajouta : – Pas mal, cedernier de vos arguments, mais ce n’est pas encore cela.

Le Dr Hammerfield étaittemporairement hors de combat, mais la bataille continua dansd’autres directions. De point en point, Ernest défiait lesministres. Lorsqu’ils prétendaient connaître la classe ouvrière, illeur exposait à son sujet des vérités fondamentales qu’ils neconnaissaient pas et les mettait au défi de le contredire. Il leurservait des faits, toujours des faits, réprimait leurs élans versla lune et les ramenait en terrain solide.

Comme toute cette scène me revient ! Jecrois l’entendre, avec son intonation de guerre, les fouailler d’unfaisceau de faits dont chacun était une verge cinglante. Et ilétait impitoyable. Il ne demandait pas quartier et n’en accordaitpas. Je n’oublierai jamais la raclée finale qu’il leurinfligea.

– Vous avez reconnu ce soir, à plusieursreprises, par vos aveux spontanés ou vos déclarations ignorantes,que vous ne connaissiez pas la classe ouvrière. Je ne vous en blâmepas, car comment pourriez-vous la connaître ? Vous ne vivezpas dans les mêmes localités, vous pâturez dans d’autres prairiesavec la classe capitaliste. Et pourquoi agiriez-vousautrement ? C’est la classe capitaliste qui vous paie, quivous nourrit, qui vous met sur le dos les habits que vous portez cesoir. En retour vous prêchez à vos patrons les bribes demétaphysique qui leur sont particulièrement agréables, et qu’ilstrouvent acceptables parce qu’elles ne menacent pas l’ordre socialétabli.

À ces mots il y eut une rumeur de protestationautour de la table.

– Oh ! je ne mets pas en doute votresincérité, poursuivit Ernest. Vous êtes sincères. Ce que vousprêchez, vous le croyez. C’est en cela que consiste votre force etvotre valeur aux yeux de la classe capitaliste. Si vous songiez àmodifier l’ordre établi, votre prédication deviendrait inacceptablepour vos patrons et vous vous feriez mettre à la porte. De temps entemps, quelques-uns d’entre vous sont ainsi congédiés. N’ai-je pasraison ?[14]

Cette fois, il n’y eut pas de dissentiment.Tous gardèrent un mutisme significatif, à l’exception duDr Hammerfield qui déclara :

– C’est quand leur manière de penser esterronée qu’on leur demande leur démission.

– Ce qui revient à dire, quand leurmanière de penser est inacceptable. Aussi, je vous le dis en toutesincérité, continuez à prêcher et à gagner votre argent, mais, pourl’amour du ciel, laissez la classe ouvrière tranquille. Vous n’avezrien de commun avec elle, vous appartenez au camp ennemi. Vos mainssont blanches parce que d’autres travaillent pour vous. Vosestomacs sont gavés et vos ventres ronds. (Ici le DrBallingford fit une légère grimace et tout le monde regarda sacorpulence prodigieuse. On disait que depuis des années il n’avaitpas vu ses pieds.) Et vos esprits sont bourrés d’un mortier dedoctrines qui sert à cimenter les arcs-boutants de l’ordre établi.Vous êtes des mercenaires, sincères, je vous l’accorde, mais aumême titre que l’étaient les hommes de la Garde suisse sousl’ancienne monarchie française. Soyez fidèles à ceux qui vousdonnent le pain et le sel, et la solde : soutenez de vosprédications les intérêts de vos employeurs. Mais ne descendez pasvers la classe ouvrière pour vous offrir en qualité de faux guides.Vous ne sauriez vivre honnêtement dans les deux camps à la fois. Laclasse ouvrière s’est passée de vous. Croyez-moi, elle continuera às’en passer. Et, en outre, elle s’en tirera mieux sans vous qu’avecvous.

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