Les Exilés dans la forêt

Les Exilés dans la forêt

de Thomas Mayne Reid

Chapitre 1 LA FAMILLE DU PROSCRIT.

Il y a de cela bien des années, par une belle soirée d’été, un petit groupe de voyageurs gravissait cette partie de la Cordillère des Andes qui se trouve à l’est de l’ancienne ville de Cuzco. C’était une famille entière ; père, mère, deux enfants, et un fidèle serviteur.

Le chef de la bande était un bel homme de haute mine, d’environ quarante ans, Espagnol d’origine, ou plutôt créole. N’oublions pas que ce mot ne s’applique jamais à des individus ayant du sang nègre dans les veines. Ceux-ci se nomment mulâtres, quarterons, quinterons ou métis, jamais créoles.Ce nom est exclusivement réservé à la race intermédiaire née du mariage des Espagnols d’Europe avec des Américains.

Don Pablo Ramero, notre voyageur, était donc créole, natif de Cuzco, l’ancienne capitale des Incas du Pérou. Il paraissait plus vieux que son âge ; car sa vie ne s’était point écoulée dans l’oisiveté. Beaucoup d’études, pas mal de soucis et de chagrins avaient altéré des traits originairement beaux ; mais, en dépit de son regard sérieux et même triste,son œil avait encore des éclairs de jeunesse ; sa démarche élégante, son pas élastique révélaient la souplesse et la vigueur de l’homme dans la plénitude de sa force.

Ses cheveux étaient courts, suivant la mode du pays ; il portait une moustache noire bien fournie, mais pas de favoris. Son costume se composait d’un pantalon de velours, dont le fond était garni de cuir imprimé ; de bottes de couleur fauve ; d’un justaucorps sombre, qui dessinait sa taille bien cambrée, et d’une riche ceinture écarlate dont les longs bouts frangés se nouaient à gauche. Dans cette ceinture étaient passés deux pistolets montés en argent et richement ciselés, ainsi qu’un couteau catalan.

Mais tout cela était caché par un ample poncho, espèce de surtout qui, dans l’Amérique méridionale, sert de manteau le jour et de couverture la nuit. Du reste, le poncho a réellement la dimension et la forme d’une couverture ordinaire,sauf qu’au centre on ménage une fente par laquelle on passe la tête, en laissant retomber les deux bouts de chaque côté du corps.En général, ce bizarre vêtement est tissé de laine de couleurs gaies et voyantes formant les dessins les plus variés. Au Mexique,ce surtout, également répandu dans toutes les classes, prend le nom de serapé.

Le poncho de Don Pablo était d’une granderichesse. Il était en belle laine de vigogne tissée à la main. Ilvalait au moins 500 fr., et garantissait aussi bien del’humidité que du froid, car il était imperméable.

Le sombrero de notre voyageur n’était pasmoins remarquable ni moins coûteux. C’était un de ces chapeaux quel’on nomme panama ou guayaquil,du nom des lieuxhabités par les tribus d’Indiens qui les façonnent avec une herbemarine très rare, qu’on ne trouve que sur les côtes de l’océanPacifique. Un bon guayaquil vaut de 4 à 500 fr. ; mais iljoint à l’avantage de durer une trentaine d’années celui depréserver de la pluie comme un parapluie, et de défendre contre lesardeurs du soleil des tropiques. C’est ce qui lui donne tant deprix dans ces contrées exposées à des chaleurs torrides.

L’ensemble de ce costume indiquait, vous levoyez, que don Pablo appartenait à la classe des ricos,c’est-à-dire à la classe la plus élevée de son pays.

La toilette de sa femme, Espagnole encorejeune et d’une extrême beauté, confirmait cette premièreimpression ; mais ce qui frappait surtout chez Doña Isidoraplus encore que sa parure aristocratique, c’était ce quelque chosed’indescriptible qui dénote la femme comme il faut. Des deuxenfants sur lesquels le regard de Don Pablo et de Doña Isidora sereportait fréquemment avec une vive expression de tendresse, l’unétait un charmant garçon de treize à quatorze ans, au teintrichement coloré, aux opulentes boucles brunes et aux grands yeuxnoirs expressifs ; l’autre était une ravissante fillette plusjeune, également brune, mais dont les yeux rêveurs étaient ombragésde longs cils qui leur communiquaient une douceur pénétrante. Onpeut dire que parmi les enfants de l’Espagne, si renommés pour leurbeauté, il eût été difficile d’en trouver deux plus idéalementbeaux que Léon et Léona Ramero.

Le dernier voyageur qu’il nous reste à décrireétait un homme mûr, d’une taille au moins aussi élevée que celle deson maître, mais beaucoup plus mince et plus anguleux de formes.Ses cheveux noirs, longs et droits, son teint cuivré, son œilperçant, son costume étrange, trahissaient un Indien de l’Amériquedu Sud. C’était en effet un descendant de la noble race des Incasdu Pérou ; et bien qu’il remplît auprès de Don Pablo lesfonctions de serviteur, il existait entre ce dernier et lui unedouce familiarité qui semblait révéler un lien plus intime que nele comportent les rapports ordinaires de domesticité.

Ce lien existait en effet.

Cet Indien, nommé Guapo, était un despatriotes qui se rallièrent à Tupac Amaru dans l’insurrection quiéclata contre les Espagnols. Il avait été proscrit, repris lesarmes à la main et condamné à mort. Seule l’intervention de DonPablo lui sauva la vie et lui fit rendre la liberté. Depuis cemoment, Guapo s’était donné corps et âme à son bienfaiteur, dont ilétait l’ami le plus sincère et le plus dévoué.

Guapo était chaussé de sandales. Ses jambesnues laissaient voir les nombreuses cicatrices faites par lescactus et les buissons d’acacia, si communs au Pérou. Une tuniquede bayeta ou serge grossière lui descendait aux genoux. La partiesupérieure de son corps était complètement nue et accusait sous sapeau cuivrée des muscles vigoureux, indices de forceexceptionnelle. Quand le soleil avait perdu de sa chaleur, Guaporevêtait comme son maître un poncho ; seulement le sien étaitd’une étoffe commune, faite de laine de lama. Il n’avait pas desombrero, ayant pour principe de ne jamais se couvrir la tête. Saphysionomie expressive respirait l’intelligence et le courage.

Nos voyageurs disposaient de quatre animaux,pour eux et pour leurs bagages. Il y avait un cheval, monté parLéon et conduit par son père ; une mule, qui portait DoñaIsidora et sa fille ; deux chameaux du Pérou, autrement ditdeux lamas, transportaient courageusement le peu d’objets qu’onavait emportés. L’Indien fermait la marche, l’œil et l’oreille auxaguets.

Don Pablo paraissait bien las. Comment,puisqu’il était si riche, n’avait-il pas seulement le nombre demontures voulu pour sa petite troupe ? Que Guapo allât à pied,cela se comprenait à la rigueur, il en avait tellementl’habitude ; mais qu’un riche seigneur en usât ainsi, celapeut provoquer quelque surprise.

Du reste, si nous entrons dans le domaine desinterrogations, pourquoi l’expression de chacun des membres de lapetite troupe était-elle si anxieuse ? Pourquoi, à chaquecoude de la route montagneuse qu’ils suivaient, Don Pablo et Guapose tournaient-ils avec une si vive inquiétude, pour examiner duregard le chemin parcouru ?

Hélas ! Don Pablo était un proscritfugitif, et craignait d’être poursuivi. Non certes qu’il eût commisun crime, le digne seigneur ! Il n’était victime que de laplus noble des vertus : de son patriotisme. Mais il étaitcontraint de fuir au désert, afin d’échapper à la mort ignominieuseque les ennemis de son pays avaient décrétée contre lui.

Ce que je vous raconte là se passait à la findu siècle dernier, avant que les colonies spano-américaines sefussent émancipées du joug de l’Espagne. Ces contrées étaient alorsgouvernées par des vice-rois qui représentaient le roi d’Espagne etétaient, en réalité, des despotes plus absolus que ce monarquelui-même. Ils tenaient une cour splendide, où la licence étaiteffrénée. Ils avaient le droit de vie et de mort sur le peuple eten usaient de la façon la plus arbitraire. Ils accaparaient à leurprofit tous les emplois, toutes les richesses. De là desmécontentements qui engendrèrent la grande révolution de 1810, d’oùsortit, après quinze années de luttes sanglantes et barbares,l’indépendance de ces malheureuses contrées.

On n’était encore qu’à la fin du siècledernier, et les premiers mouvements révolutionnaires étaientréprimés avec une cruelle énergie. Malheur à celui qui se trouvaitcompromis dans cette revendication du droit des créoles !C’était la mort pour lui et la ruine pour sa famille. Don Pablo eûtpartagé le sort de milliers de ses concitoyens, s’il n’avait reçuun avis opportun de ce qui le menaçait. Il put se soustraire à lavengeance des misérables qui convoitaient ses richesses. Tous sesbiens furent confisqués ; mais il eut la vie sauve, et c’estau moment de cette crise dans son existence que nous lerencontrons.

Avec l’aide de Guapo, il avait réuni à la hâtequelques objets indispensables à sa fuite ; de là son modesteéquipage et la route qu’il suivait : route peu fréquentée, quiconduisait au versant oriental des Andes. Son but était de gagnerquelque retraite de la montana et d’y vivre caché jusqu’àce qu’il eût eu le temps d’aviser à son avenir. Il était parvenu àlancer ceux qui le poursuivaient sur une fausse piste ; maisqui pouvait dire combien durerait l’erreur ? Qui luigarantissait que ses traces n’avaient pas étédécouvertes ?

Vous comprenez maintenant quels étaient lessentiments de la pauvre famille, et vous sympathisez, j’en suissûr, avec ses appréhensions et ses douleurs.

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