Les Exilés dans la forêt

Chapitre 4LE SOMMEIL OU LA MORT ?

 

L’Indien était éveillé avant le jour, mais ilne voulut pas troubler sitôt le repos de la petite troupe. Ilfaisait encore trop sombre pour s’engager dans le défilé de lamontagne. Son premier soin fut donc de déjeuner comme il avaitsoupé ; quand il eut fini, il commençait à faire assez clairpour qu’il pût sans indiscrétion aller voir ce que devenaient lesdormeurs.

Aucun bruit de voix ne s’était encore faitentendre dans le bouquet d’arbres qu’il couvait d’un regardinquiet, et cependant on entendait la mule et le cheval aller etvenir en paissant, ainsi que les deux lamas, qui se dédommageaientde leur longue abstinence, la faim elle-même ne pouvant lesdéterminer à brouter la nuit.

Ce fut en tremblant que Guapo descendit. Quen’eût-il pas donné pour entendre la voix de Don Pablo et lesaccents plus doux de Doña Isidora ou des enfants ! Mais non.Rien de semblable ne trouble le silence du bois.

Il presse le pas, il arrive auprès d’eux. Ilsdorment encore. Quoi ! Pas un n’a bougé ?… MonDieu ! Quelle horrible pâleur a envahi leur visage !… Sepeut-il qu’une seule journée de fatigue les ait changés à cepoint ? Ou bien… auraient-ils succombé ?…

Il se penche, le brave Indien. Il a vu biendes combats sans que son cœur lui défaille à ce point. Mais il asurpris un souffle…

– Ils respirent ! S’écrie-t-il à hautevoix, ils respirent !…

Et il tire son maître par le bras, doucementd’abord, puis plus fort, en l’appelant par son nom avec la mêmeprogression. Mais rien n’y fait.

Don Pablo dort d’un sommeil de plomb. Personnene bouge autour de lui. Les terreurs de l’Indien renaissent aveccette immobilité persistante. Que de fois il lui est arrivé deréveiller son maître, et que de fois il a constaté que le plusléger attouchement, l’appel le plus indistinct suffisait àl’arracher au sommeil !

Terrifié, désespéré, Guapo devientviolent ; il saisit le noble seigneur par les épaules, lesecoue avec une sauvage énergie et l’appelle avec des accentsdéchirants.

– Mi amo ! Mi amo ! L’effetdésiré se produit.

Don Pablo ouvre lentement les yeux ; ils’agite péniblement ; il y a en lui quelque chose desingulier, une torpeur qui n’est pas naturelle.

– Qu’y a-t-il ? Murmure-t-il avec effort.Laissez-moi reposer.

– Maître, le soleil monte ; il est tempsde nous remettre en route.

– Oh ! Que je me sens las etengourdi ! Je ne puis tenir mes yeux ouverts. D’où celapeut-il venir ?

– De l’arbre poison, maître.

Cette réponse fait une vive impression sur DonPablo. Elle lui communique la force de réagir ; il se dressebrusquement ; mais il chancelle, c’est à peine s’il peutrester debout. Il se sent comme sous l’empire d’un soporifiquepuissant.

– Cela se peut bien tout de même, mon braveGuapo, dit-il en s’étirant.

Mais peu à peu le souvenir lui revient ;il pense à sa femme, à son fils, à sa fille, endormis comme luisous l’ombrage fatal.

– 0 ciel ! Isidora, lesenfants !

Cette fois la terreur avait triomphé dumalaise de Don Pablo. Il se pencha successivement sur les autresdormeurs, qu’il trouva encore plus narcotisés que lui-même. ;Il eut bien du mal à les rappeler à la vie ; mais, aprèsbeaucoup d’efforts, il parvint à ranimer en eux la sensibilité, etc’était l’essentiel.

– Il est certain que l’arôme de ces arbresdégage un narcotique puissant, dit-il. Viens, Isidora,éloignons-nous au plus vite de cette influence délétère. En selle,mes amis, nous déjeunerons plus loin sur la montagne. Guapo avaitraison ; le plus pressé, c’est de partir.

Mais les animaux eux-mêmes semblaient avoirsubi le contrecoup de cet engourdissement, qui, en se prolongeant,pouvait devenir mortel. Ils se traînaient avec peine sur laroute.

Toutefois le mouvement et l’air pur du matinfinirent par triompher du malaise général. Peu à peu tout le mondesecoua sa torpeur, et, après un rapide déjeuner, composé des restesde la veille, tous les membres de la famille se retrouvèrent fraiset dispos.

Le ravin dans lequel ils étaient engagés setrouvait creusé dans les flancs à pic de ce porphyre noir dont estprincipalement composée la chaîne gigantesque des Andes.

Sur leurs têtes passaient, avec des crisdivers, de petits perroquets au riche plumage, appartenant àl’espèce conurus rupicola, perroquets des rochers, quifont leur nid dans les fentes de ces pics escarpés, contrairement àtous leurs autres congénères qui ne perchent que dans les forêts etles bois.

Le soleil était près de se coucher lorsque nosvoyageurs atteignirent le point culminant de la route qu’ilssuivaient. Ils étaient environ à quatre cent soixante mètresau-dessus du niveau de la mer.

Le ravin débouchait sur une plaine immense,entourée elle-même de hautes montagnes, dont la plupart portaientl’éclatant revêtement des neiges éternelles, d’autant plusmerveilleux et féerique, que le couchant les irisait des tons lesplus tendres, de rose, de pourpre et d’or.

Mais si la montagne lointaine offrait desaspects de sereine beauté, la plaine paraissait bien peuengageante. Elle était aride et nue. Le froid des hautes régionsgagnait en outre nos voyageurs et ajoutait à l’impression désoléequ’ils recevaient en ces lieux. Si loin que la vue pût s’étendre,on ne rencontrait pas un seul arbre. Une herbe sèche et jauniecouvrait le sol et criait sous les pas. Le roc inhospitalier sedressait partout avec des angles de mauvais augure. La petitecaravane était arrivée sur un des grands plateaux nomméspuna dans cette partie des Andes.

Les seuls habitants de cette région désoléesont de misérables Indiens employés comme bergers par les richespropriétaires des vallées ; car il est étrange de constaterque sur ces plateaux glacés s’engraissent et prospèrentd’innombrables troupeaux de bêtes à laine et à cornes, de lamas etd’alpagas. Seulement on peut marcher des journées entières sansrencontrer un seul de ces bergers.

Une fois arrivés dans la puna, on parla defaire halte, parce que les lamas donnaient des signesincontestables de fatigue. Mais Guapo était né de l’autre côté dela montagne, dans la grande forêt où beaucoup d’indigènes seretirèrent après les cruels massacres de Pizarre. Il connaissait lepays et se rappelait que non loin de là devait se trouver la hutted’un berger de ses amis, qui leur offrirait un abri pour lanuit ; il se constitua donc le guide de la petite troupe.Toutefois, avant de continuer, il dut se mettre à genoux devant seslamas, les caresser, les flatter, les embrasser, leur prodiguer lesplus tendres expressions ; après quoi les pauvres bêtes, qu’oneût vainement rouées de coups sans les faire avancer d’un pouce, sedécidèrent à se lever et reprirent courageusement leur route, enagitant leurs petites sonnettes.

– Allons, père, s’écria Léon en ce moment,monte un « peu à ma place, et je vais faire un temps degalop.

C’était une bonne pensée ; car Don Pablo,qui ne se plaignait pas, était néanmoins horriblement fatigué.L’enfant lui amena sa monture, puis, sautant lestement à terre, semit à courir auprès des lamas.

Heureusement le chemin à faire n’était pasbien long, et ils arrivèrent bientôt à la hutte de l’Indien.C’était une bien pauvre demeure, ressemblant plus à un monceaud’herbes séchées qu’à une habitation humaine.

Le mode de construction, du reste, en étaitfort primitif. On avait d’abord disposé en rond de grosses pierres,puis une couche d’herbe, maintenue par une nouvelle couche depierres, et ainsi de suite jusqu’à la hauteur de quatre à cinqpieds, sur un diamètre de huit à neuf. Venaient ensuite des perchesinclinées de manière à ce que tous leurs sommets se touchassent etpussent être reliés ensemble. Ces perches sont fournies par la tigedu magney (agave americana) ou aloès de cette région,seule plante d’assez haute venue pour satisfaire à cet usage. Entravers de ces perches, on dispose des lattes, que l’on recouvreensuite d’un chaume composé de l’herbe grossière de la puna,retenue par des cordages de même nature. Une ouverture de deuxpieds de haut sert de porte d’entrée.

En approchant, la famille de Don Pabloremarqua que celle de la hutte vers laquelle ils se dirigeaientétait complètement dissimulée par une peau de bœuf étenduedessus.

Triste abri que celui dans lequel il leurfallait pénétrer, en rampant sur les mains et sur les genoux.

Guapo rappela alors Léon, en conseillant à sonpère de le faire remettre en selle. Il redoutait pour lui leschiens de la puna, connus sous le nom de canes Ingoe, ouchiens des Incas. Ils sont de petite taille ; leur museau estfin et allongé ; leur queue touffue est relevée en trompette,et leur poil long est fort emmêlé ; ce qui n’ajoute pas à leurbeauté. Avec cela, ils sont hargneux et sauvages au possible. Ilss’attaquent à tout le monde, mais aux blancs avec plus de ragepeut-être. C’est tout ce que leurs maîtres peuvent faire dedéfendre un ami contre leur agression. Même blessés, ilsn’abandonnent pas la lutte. On comprend qu’il soit quelquefoisdangereux d’approcher de la hutte d’un Indien qui entretient troisou quatre de ces incommodes gardiens.

Cependant le berger ne saurait s’enpasser ; car ils sont incomparables dans l’art de veiller surun troupeau et d’empêcher que les animaux confiés à leurs soins nes’égarent ou ne soient attaqués.

On les emploie également à la chasse du yutu,sorte de perdrix qui niche dans les joncs. Dès qu’ils sont sur latrace d’un de ces oiseaux, il est perdu : ils le tuent d’unseul coup de dents, avant même qu’il ait pu prendre son vol.

Guapo, au courant des mœurs de ces redoutableset utiles animaux, ne négligeait aucune précaution en approchant dela hutte de son ami. Il appela à plusieurs reprises sans recevoirde réponse. Alors, tirant son « macheté » ou long couteaude chasse, il s’engagea sous la peau du bœuf, donna un coup d’œil àl’intérieur de la hutte, et, reconnaissant qu’elle était vide,reparut aussitôt.

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