Les Exilés dans la forêt

Chapitre 42ÉCAILLE CONTRE ÉCAILLE.

 

Quand nos voyageurs s’éveillèrent, ilstrouvèrent Guapo très occupé auprès du feu.

Il avait été visiter la ponte et en avaitrapporté une quantité d’œufs qu’il préparait de diverses manièrespour le déjeuner. De plus, une demi-douzaine d’énormes tortuesgisaient sur le dos, attendant que l’Indien les accommodât pour enfaire une réserve à emporter pour les besoins futurs ; ce quiétait une excellente idée. Il avait employé sa veillée à lesattraper à mesure qu’elles se risquaient hors de la rivière.

Quant aux autres, elles étaient toutesparties, ce qui n’arrive pas toujours ; car très souvent ellesn’ont pas fini de couvrir leurs œufs quand le jour vient, et lespauvres créatures sont tellement absorbées par cette opération,qu’elles cessent de s’inquiéter de la présence de leurs plusredoutables ennemis.

Les Indiens appellent tortues follesces pauvres imprudentes.

Toutefois, ce matin-là, pas une seule tortuefolle ne s’était attardée sur la rive, et cependant, à perte devue, cette dernière était couverte de carapas retournées commecelles que Guapo s’apprêtait à dresser.

Curieux de les examiner de plus près, afin dedécouvrir qui avait pu les mettre dans cette position, nos amis sedirigèrent vers elles, bien qu’elles fussent à une certainedistance du camp.

Quelle fut leur surprise de s’apercevoir qu’àpart une douzaine de ces tortues vivantes, toutes les autresn’offraient plus qu’une carapace vide dont la chair avait étéextraite depuis peu avec l’habileté d’un préparateur d’anatomie.Vite on eut recours à Guapo, dont l’inépuisable expérience devaitposséder la clef de ce mystère.

L’Indien savait en effet quel était lepraticien qui arrangeait si adroitement les tortues. Ce n’était niplus ni moins que le jaguar. Il en retourne toujours un nombrebeaucoup plus grand qu’il n’en peut consommer, dans l’intention dese réserver des provisions pour un avenir prochain. Seulement, engénéral, en son absence, d’autres profitent de cette prévoyance, etles Indiens ne se font pas faute de le frustrer de sa proie.

Nos amis sentirent de petits frissons peuagréables leur parcourir l’épiderme en songeant que le jaguar avaittant travaillé dans un voisinage aussi rapproché. Mais Guapo n’yvit qu’une occasion de s’approprier les tortues restantes pour enfaire une bonne quantité de chair à saucisse ; car jugeant desautres par lui-même, il se disait que cela varierait agréablementleur charqui de cheval, dont on commençait à se fatiguer et qui dureste tirait à sa fin.

Comme ils se préparaient à revenir au camp,pliant sous le poids de leur charge, ils aperçurent deus corpsnoirâtres, qu’ils prirent de loin pour deux tortues folles et quise mouvaient au bord de l’eau.

Don Pablo et sa suite eurent la curiosité deles examiner de près et s’en rapprochèrent. Ils ne s’étaient pastrompés. L’un était bien une tortue, mais de la plus grandeespèce ; car elle avait près d’un mètre de diamètre. L’autreétait un caïman ou petit alligator.

Nos amis ne comprenaient pas d’abord ce queces deux créatures également écailleuses avaient à faireensemble ; toutefois, au bout d’un moment, ils découvrirentqu’elles étaient engagées dans un combat singulier.

Don Pablo fit alors remarquer ce fait, que lesgrosses espèces de crocodiles et d’alligators comptent au nombredes pires ennemis des jeunes tortues, qu’ils font périr parmilliers, tandis que, par une revanche bizarre, les grosses tortuesse repaissent abondamment des jeunes crocodiles de toute espèce, etne manquent jamais une occasion de leur faire une guerreacharnée.

Du reste, il ne faut pas croire que ce soitsous l’impulsion d’un juste sentiment de représailles ; cen’est qu’instinct de voracité gloutonne ; car les alligatorset les crocodiles mâles se nourrissent sans exception de tout cequ’ils rencontrent, et à l’occasion de leurs petits eux-mêmes. Chezles tortues, les mâles de certaines espèces reproduisent,paraît-il, ces appétits déréglés.

La tortue dont il s’agissait présentementappartenait à l’espèce la plus carnivore de sa race, et doit à sesinstincts de cruauté un nom générique qui la dépeint bien,testudo ferox, tortue féroce. Elle dévore tout ce qui setrouve sur son passage, poissons et crustacés, s’ils ne sont pasplus forts qu’elle, et elle est d’une habileté rare à se saisir desa proie.

Elle se cache au fond de l’eau, parmi lesracines des iris et des nénuphars ; et si un petit poissonsans défiance passe à sa portée, d’un mouvement rapide elle dardesa tête en avant et le saisit dans une étreinte telle, qu’il n’y apas d’exemple que rien au monde ait pu le lui faire lâcher. Unefois qu’elle tient quelque chose entre ses mandibules, il faut luicouper la tête pour qu’elle lâche prise, à moins toutefois que dansla lutte elle n’emporte le morceau. On l’a vue happer de la sorteune grosse canne de promenade et en enlever la partie saisie aussifacilement que si c’eût été un roseau.

On raconte à ce sujet l’histoiresuivante :

Un voleur, s’étant introduit dans l’officed’un hôtel pour y chercher fortune, se heurta par hasard contre unimmense panier de provisions. Quelle chance ! Il y plongeaitla main pour tâter ce qui pourrait faire son affaire, quand il sesentit les doigts happés par une de ces tortues. Dire avec quelleprécipitation il chercha à dégager sa main serait superflu ;mais ses efforts le furent plus encore. Le bruit de la lutte et sesplaintes, si étouffées qu’elles fussent, attirèrent l’attention desgens de la maison, réveillés en sursaut. Le malheureux voleur pincépar la tortue ne fut délivré de son étreinte que pour être repincépar la police, et l’affaire se termina fort tristement pourlui.

C’était donc une de ces tortueshappantes, si l’on peut ainsi les nommer, et l’une desplus grosses de l’espèce, qui était aux prises avec le caïman.Celui-ci n’avait guère que deux mètres de long ; autrement lacarapa se fût gardée de l’attaquer. Le duel engagé n’avait ni pourl’un ni pour l’autre un intérêt comestible. Très probablement latortue avait surpris l’alligator dans l’acte de violer son nidrécemment recouvert, et voulait tirer vengeance de cette indigneconduite. Ce qui paraît certain, c’est que le combat devait durerdepuis quelque temps, à en juger par les empreintes nombreuses etprofondes que portait le sable dans un rayon d’une certaineétendue.

Quand nos amis approchèrent du lieu de lalutte, les adversaires étaient tellement acharnés, qu’ils neprêtèrent pas la moindre attention à leur présence, et continuèrentcomme si de rien n’était.

Le but du caïman paraissait être de saisirdans sa gueule la tête de la tortue ; mais celle-ci, à chaquenouvelle tentative de son antagoniste, rentrait sa tête sous sacarapace et le laissait un moment tout dépité. Puis, se dressant detoute sa hauteur sur ses pattes de derrière, elle projetait sonlong cou en avant, attaquait l’alligator à la gorge, son endroit lemoins protégé, et presque à chaque fois, de ses mandibulestranchantes, lui emportait un morceau.

Mais la véritable tactique de la tortue visaitun autre résultat. Elle dirigeait tous ses efforts vers la queue del’alligator qu’elle voulait désarmer. Si elle arrivait à la luidésarticuler, c’en était fait de lui. L’instinct des ennemis ducrocodile leur révèle toujours que c’est là son endroitvulnérable.

De tous les mouvements que le reptile peutfaire hors de l’eau, celui qu’il exécute avec le plus de difficultéest incontestablement de changer de front, à cause de laconformation de ses vertèbres, qui l’oblige à se tourner tout d’unepièce en décrivant un cercle.

La tortue avait donc sur lui l’avantage d’unevitesse relative, et, après maints efforts, elle réussit à tournerl’ennemi ; alors, se dressant de toute sa hauteur, elles’élança d’un bond violent et saisit la queue de son adversaire, etl’on sait comment elle garde ce qu’une fois elle tient.

Ici, la scène, très dramatique pour lecrocodile, revêtit un côté comique pour les spectateurs.

Si l’alligator ne pouvait espérer faire lâcherprise à la tortue, il pouvait du moins, grâce à l’immense forcemusculaire dont est doué son appendice caudal, essayer de larenverser, et il ne s’en faisait pas faute. On voyait le corpsmassif de la tortue vibrer à chaque secousse que lui communiquaitla queue du caïman, violemment agitée.

Peu lui importait qu’il l’entraînât lentementavec lui sur le sable, pourvu qu’elle pût conserver son équilibre.Aussi la voyait-on se carrer sur ses grosses pattes jaunes, etmettre toute sa force à ne pas se laisser ébranler. Elle savaittrop ce qui l’attendait, si elle était une fois renversée sur ledos.

Parfois il se produisait des pauses durantlesquelles le caïman épuisé semblait chercher à reprendrehaleine ; à chacun de ces intervalles de répit, la tortue enprofitait pour raccourcir un peu la queue du crocodile par unprocédé fort simple, en en dévorant un morceau. On conçoit que cesarmistices ne pouvaient être fort longs.

Après quelques minutes de cette luttesingulière, le saurien parut désespérer du combat ; la douleurlui arrachait des larmes. Larmes de crocodile, qu’on nevoyait pas couler, mais qui semblaient communiquer un éclat plussauvage à sa prunelle enfoncée. Il cherchait évidemment le moyend’abréger cette scène, et l’eau à proximité lui promettait lesalut.

Non pas que la tortue ne soit tout aussi biendans son élément dans l’eau que sur la terre, mais lui du moins yretrouverait une partie des avantages qu’il perd en s’en éloignant.Toutefois, si lui avait intérêt à y entraîner la tortue, celle-cien avait un non moins grand à le retenir où il était. Aussi mit-ilà parcourir les quelques pieds qui le séparaient du bord un tempsassez long, que la tortue continuait à mettre à profit.

Le moment vint toutefois où la force du caïmanprévalut. Il parvint à s’élancer au fond de la rivière enentraînant la tortue à sa suite ; de sorte que nos amis nesurent jamais qui avait remporté la victoire, et s’éloignèrent enriant du curieux spectacle que la nature leur avait ménagé dans lesprofondeurs du désert.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer