Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume II

Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume II

de Panaït Istrati

Chapitre 1 ONCLE ANGHEL

Par cette nuit tombante de début d’avril, le hameau de Baldovinesti, situé à environ cinq kilomètres de Braïla,fêtait le premier jour de la résurrection du Christ. Dans toutes leurs cours, les paysans allumaient des moyettes de roseau sec ; partout de joyeux coups de fusil retentissaient,hommages rustiques orthodoxes rendus à la mémoire de celui qui fut le meilleur des hommes.

Dans la chaumière de l’oncle Dimi – le cadet de la famille –, la mère Zoïtza – l’aînée des quatre frères – et son fils unique Adrien – un garçon de dix-huit ans –, venus tous deux de la ville, s’étaient réunis pour passer les trois jours de Pâques. Elle était restée veuve quelques mois après avoir mis son enfant au monde, et ne s’était plus remariée, vivant du labeur de ses mains.

Il n’y avait pas beaucoup de place chez Dimi.Le pauvre paysan, quoique jeune, était déjà entouré d’une famille nombreuse, mais la bonne sœur se contentait d’un coin de la chambre, pendant qu’Adrien, toujours heureux des changements,allait sans façon coucher avec l’oncle dans le foin du grenier,écouter joyeusement ses histoires et lui raconter celles de la ville.

Parfois, Adrien s’étonnait de cette manière de vivre :

– Tu couches dans le grenier, et ta femme avec les enfants : c’est pas une vie !…

– Faut bien, mon brave ; autrement,deh, comment te le dire ? Les enfants viennent tropvite…

– En voilà une explication ! Etquand tu descends du grenier ?

– Alors je vais au marais couper duroseau…

– Et quand tu viens du marais ?

– Alors je monte au grenier…

– Et tes enfants, d’oùviennent-ils ?

– C’est Dieu qui les envoie…

 

Dès que fut fini le dîner traditionnel,composé de borche[1],d’agneau frit, de cozonac[2] etd’« œufs rouges », Dimi sortit dans la cour, mettre feu àla moyette et tirer des coups de fusil à blanc. Toute la marmaillele suivit, et même les grands.

La nuit était étoilée. Dimi écouta le bruit dutrain allant vers Galatz et dit :

– L’express de neuf heures.

Et il alluma le roseau. Tout de suite lesflammes fumantes montèrent droit vers le ciel, au milieu des crisétourdissants des bambins, dansant autour comme des petits diablesrouges. Puis il déchargea en l’air les deux canons de son fusil dechasse, en disant, après chaque coup, avec une conviction de bonchrétien orthodoxe :

– Christ a ressuscité !

À ce moment, la mère d’Adrien prit son enfantpar le bras, le tira à part et lui ordonna, sur un ton impérieux etangoissé :

– Va, en courant, chez notre cousinStéphane, le prêtre, et prie-le de ma part de venir tout de suitechez nous. Après, pousse jusque chez ton oncle Anghel, et amène-leici.

Adrien tressaillit, comme si sa mère lui avaitdit de prendre un serpent avec la main :

– Mais, maman, tu sais bien que l’oncleAnghel est fâché et ne veut plus voir personne !

– Précisément, c’est pour cela qu’il doitvenir ; dis-lui que c’est moi, sa sœur aînée, qui l’appelle.Cours vite !

Adrien héla le chien Sultan, prit unbâton, et disparut dans la nuit, sans que personne s’aperçût de sondépart.

*

Dans cette famille de déshérités, oncle Anghelétait le puîné.

Une tragique destinée s’était abattue surlui ; d’un homme enthousiaste et croyant, elle avait fait unmorose et un impie. Enfants de paysans asservis à la terre duboïar[3], les quatre frères et sœurs n’avaientpour toute propriété que les poutres de la chaumière paternelle,les arbres fruitiers et la vigne. La terre ne leur appartenait pas.Ils s’éparpillèrent, sauf le cadet qui resta près de la mère veuve.Les deux sœurs partirent, les premières, vivre en concubinage avecdeux Grecs aisés qui se moquaient du mariage légal. Le garçonAnghel alla à la ville voisine, Braïla, s’embaucher, à neuf ans,chez un marchand de vin. Il avait, dès l’enfance, une profondeaversion pour le travail de la terre d’autrui.

Il resta dix ans chez le même patron, hommeprobe, qui le gratifia largement pour ses services. Rentré dans sonvillage, il tomba éperdument amoureux de la plus belle et pluspauvre fille de la contrée, et l’épousa aussitôt. Il fut exempté duservice à cause de sa myopie, acheta un peu de terre et s’établitcabaretier sur le grand chemin de Galatz, à la sortie duvillage.

Il fut heureux dans son commerce. Les suitesfavorables de la guerre de 1877 avec les Turcs l’aidèrent beaucoup.En dix ans il réussit à amasser une fortune qui lui permitd’acheter un autre terrain, à cinq cents mètres de saboutique ; il y planta les meilleurs arbres fruitiers, unevigne bientôt fameuse, et y construisit la plus belle maison duvillage, avec écurie, vaches de race, poulailler, bergerie,porcherie, etc.

Mais il fut beaucoup moins heureux dans sa viedomestique ; il fut même misérable. Au bout de dix autresannées, le sort lui réserva un désastre. Sa femme était sotte,sournoise, incapable de tenir un pareil ménage, et sale à répugner.Elle dormait des heures entières à l’ombre, la bouche ouvertepleine de mouches, l’enfant pataugeant à ses côtés dans lesexcréments. Le bétail devenait enragé de soif. Dans la cour, dansla maison, n’entrait que celui qui ne voulait pas voler. Adrien serappelait avoir vu son oncle briser, un jour d’été, toutes lesvitres de la maison, encrassées de chiures de mouches, qui nelaissaient plus passer le jour. La femme ne se réveilla pointpendant toute la durée de la casse. Son mari, passant près d’elle,la regarda qui dormait en ronflant, lui lança au visage un groscrachat, et partit. Elle continua son sommeil. Croyant y remédierpar la sévérité, il la battit souvent. Il ne fit que l’abrutirdavantage. Alors il vendit tout le bétail et abandonna lamaison ; il n’y allait plus qu’une fois par mois.

 

Pour épargner aux enfants qu’elle mettait aumonde le spectacle d’une telle mère, il les lui enlevait à mesurequ’ils atteignaient leurs cinq ans et les mettait en pension chezun parent, à Galatz, où il allait les voir cinq ou six fois par an,suivant leur éducation de près. Après quoi, il rompit le dernierlien qui l’attachait encore à elle, le lien corporel. La maison quidevait être la plus florissante de la région n’en fut que la plusvaste écurie humaine.

Anéanti dans son amour, il prit d’abord desmaîtresses, mais sans inclination, simplement pour se venger, pourstimuler sa femme, la « réveiller ». Elle écouta lesdires, vit de ses yeux, n’en fit aucun cas. Le sommeil lui étaitplus cher. Elle ne prit même plus la peine de se débarbouiller, ets’endormait en mangeant.

Mais les gens, qui voyaient avec une haineusejalousie la prospérité du travailleur infatigable, ne furent passatisfaits de sa douleur domestique ; les malheurs du mari nelui suffirent pas. Une nuit, sans crainte d’être surprises, desmains inhumaines mirent le feu à la belle maison. Des fenêtres deson arrière-boutique, l’oncle Anghel vit les flammes envelopper sademeure aux toits couverts de tôles galvanisées. Il resta sourd auxcris des gens qui l’appelaient au secours de son bien ; il sedisait :

– Pourvu qu’elle brûleavec !

Elle ne brûla pas, elle continua dedormir à l’ombre de ce qui fut sauvé du sinistre par les voisins,jusqu’au jour où, l’ayant poignardée par une violente pneumonie, leCréateur, qui l’avait mise sur la terre pour montrer aux hommes lerevers de bien des beautés féminines, l’appela à lui pour effrayerles pénitents de son purgatoire.

L’oncle Anghel, malgré ce qu’on aurait pucroire, ne fut pas insensible à sa mort inattendue.

Son neveu Adrien, qui venait souvent, vers saquinzième année, lui faire de passionnantes lectures, lui raconter« l’origine des mondes » ou « la formation de laterre », et pour qui le brave homme avait un amour sansbornes, fut fréquemment témoin de ses attendrissements.

Que de fois, rôdant ensemble sur le lieu dusinistre, par d’admirables clairs de lune, il le vit tirer sonmouchoir et essuyer ses larmes ! Les charpentes, effondrées,pourrissaient dans les eaux de pluie qui formaient des mares dansles chambres. Des restes de meubles gisaient dans l’enchevêtrementdes poutres brûlées. Ailleurs, il n’y avait plus que des pans demurs. La grande écurie, restée intacte, évoquait avec nostalgie unbétail envié par trop de monde pour continuer à vivre. Le souchetsauvage, le genêt, la ciguë, croissant libres dans la belle courd’autrefois, montaient à hauteur d’homme.

– Vois-tu, Adrien, disait le malheureux,la voix étranglée de douleur, vois-tu ce cimetière ? Il est,pour moitié, l’œuvre des hommes, et pour moitié, l’œuvre du destin.Si j’avais hérité ce bien de mon père, j’aurais trouvé une raisonaux hommes de m’envier, et de me le détruire, quoiqu’ils n’aillentpas mettre le feu aux palais des seigneurs. Mais cette maison étaitnée de la sueur de mon front, après vingt ans de fatigue. Ellen’était pas un luxe, mais le nécessaire, ce qu’il faut à tout hommepour vivre en homme, lui et sa femme, et non pas en bête stupide.Et l’on ne pourra me reprocher d’avoir jamais été avare :l’affamé trouvait toujours chez moi de quoi calmer sa faim, etlorsque arrivaient les grandes fêtes, je pensais à la veuve sansappui et entourée d’enfants ; j’allais lui porter les œufs dePâques, la brioche, et un quart d’agneau, ainsi que le lard et lacuisse de porc à Noël. Je ne faisais pas l’aumône, mais mon devoir.Dieu m’avait donné. À mon tour, je donnais de mon surplus, et je nem’en enorgueillissais pas. Je n’en avais pas le droit, car j’ai vud’autres qui me dépassaient dans le bien : c’étaient ceux quipartageaient leur pain avec le premier affamé rencontré sur laroute…

» On ne pourra non plus m’accuser d’avoirdépouillé mes clients pour m’enrichir. Je suivais l’exemple dedroiture que j’avais vu chez mon patron. Si mes bénéfices furentgrands, ce fut parce que j’allais chercher mon vin et moneau-de-vie à leur origine, en des temps où ils coulaient comme devéritables rivières. Mais, dans le charretier qui ouvrait ma porteen hiver, les glaçons pendus à sa moustache, je n’ai jamais vuqu’un frère. Je lui serrais les mains gelées et je lui faisaisplace près de mon fourneau. Pour ses bêtes, j’avais construit unabri comme il n’y en avait pas deux, à vingt lieues à laronde ; et pour la poignée de foin que je leur jetais, je nevoulus jamais accepter de l’argent. Le vin et l’eau-de-vie que jeservais étaient des meilleurs, et je peux jurer sur la lumière demes yeux que je n’ai jamais mis une goutte d’eau pour les allonger,ainsi que l’on fait partout. Et lorsque je voyais que l’homme avaitbu sa mesure et qu’emporté par la passion il voulait la dépasser,boire sa raison et manquer son affaire, je lui versais un verre àmon compte et je lui conseillais de suivre sa route. Bien souvent,je fus obligé de la lui montrer. Ainsi, j’étais en quelque sorteson serviteur, car je restais debout à l’attendre depuis l’aubejusqu’au milieu de la nuit. Et si quelqu’un frappait à ma porteaprès la fermeture, j’oubliais que je pouvais me trouver devant unmalfaiteur, je me levais du lit et j’ouvrais.

» Mais l’exemple du bien ne sert pas àgrand-chose, et s’il n’y a pas que des ingrats sur la terre, le maln’a besoin que de la main d’un méchant, contre cent vertueux, pourla ravager. Cette main me guettait dans l’ombre, prête à mefrapper. Elle ne pouvait me pardonner ma prospérité. Elle nesupporta pas que je fusse autre qu’une main galeuse, pareille àelle, bonne à mendier ou prête à frapper. Et elle me frappa. Ce futfacile : ma femme dormait.

» Ô Adrien ! Ici la main de l’hommeméchant rencontra, pour détruire, la main bien autrement méchantedu Destin, et elles s’unirent pour l’accomplissement de l’œuvre dedestruction !… Fut-ce une faute d’avoir aimé la plus bellefille du village ? Aime-t-on jamais la plus laide ? Jen’en sais rien. Ce que je sais aujourd’hui, c’est que je fusaveugle dans mon amour, et que je n’ai pas su regarder si ledessous de son lit était balayé, si le derrière de ses oreillesétait propre, et si ses pieds étaient lavés. Adrien, lorsqu’un jourta poitrine brûlera du divin feu qui brûla la mienne, rappelle-toimes paroles, et avant de te livrer corps et âme à la pourriturehumaine, fais ce que je n’ai pas fait, moi : regarde ledessous du lit de ta belle, regarde le derrière de ses oreilles etses pieds cachés dans des souliers vernis. Et si tu oublies mesparoles, rappelle-toi le cimetière que tu vois ici, plonge tes yeuxdans ces ruines, regarde ces plantes sauvages qui poussent commeune malédiction jetée à l’abandon humain, cette écurie qui pleureson bétail, ces pans de murs qui crient au ciel leur désespoir, cesénormes tas de tôle rouillée et tordue, autrefois brillante commeun miroir dans le soleil, sur un toit qui se dressait fierau-dessus d’une agglomération de chaumières, proclamant le droit del’homme à vivre dans l’aisance et dans la propreté, et non pascomme la taupe qui craint la lumière. Rappelle-toi le tableau quetu vois ici. Et si ton sang veut te traîner aux genoux de la plusbelle fille du pays, résiste, appelle à ton secours ces ruines, etdis-toi : « L’oncle Anghel a brisé sa vie parce qu’il aaimé aveuglément la plus belle fille du village, et qu’il n’a pasregardé le dessous de son lit, ni le derrière de ses oreilles, niles doigts de ses pieds ! »

» Et écarte de toi l’impitoyabledestin !…

 

Après la mort de sa femme, l’oncle Anghelcontinua, pendant quelques années, à laisser dans l’abandon unedemeure sans gardien. Il se réservait de lui rendre son éclat lejour où les enfants seraient en mesure de la gouverner. En ayantenlevé tout ce qu’il avait de précieux et l’entassant autour de saboutique, il commença une vie d’ermite, mais d’un ermite quiprenait l’habitude de se tremper la langue dans l’alcool qu’ilvendait.

Bel homme, grand, solide et musclé, ladémarche fière, belle barbe, beaux cheveux frisés et grisonnants,il en imposait à tous. Sa myopie, qui l’obligeait à avancer sapoitrine contre la poitrine de celui qui entrait, pour lereconnaître, n’en impressionnait que davantage. Il étaitfoncièrement bon, mais ne supportait pas d’être trop contrarié,comme tous ceux qui sont « arrivés » par leurs propresforces. Et ses forces, il les décupla pour atteindre à son but quiétait, disait-il, de « transformer les ruines enpalais », le jour où ses enfants seraient dignes de lui fairehonneur. Ainsi, malgré son désastre, il passait pour un hommeriche.

Mais sa véritable richesse, son bonheur, sonespoir, étaient dans ses trois enfants, un garçon de dix-sept anset deux fillettes de huit et dix ans. Le garçon devait êtrebachelier l’année suivante, puis :

– Je verrai, disait-il à la mèred’Adrien ; sitôt sorti de l’école, il fera son stage d’un andans l’armée. S’il a de la vocation pour les armes, j’aimeraisfaire de lui un officier, un bras fort et intelligent pour ladéfense de la patrie ; sinon, il choisira la carrière qui luiplaira.

De ses filles il ne voulait faire que de« bonnes ménagères », les doter et les marier enville.

L’homme propose…

Un jour d’hiver terrible, pendant qu’il méditeseul à ses projets et que la bise balaye la vaste plaine solitaire,quatre hommes entrent dans la boutique, quatre inconnus. Selon sonhabitude, il avance sa poitrine pour les reconnaître ; maisson cœur se pince, comme les cornes de l’escargot qui touchent audanger : les figures ne lui plaisent pas.

« Si ces hommes sont de braves gens, jene crois plus à mon cœur », se dit-il en serrant dans sa pochele revolver qui ne lui manquait jamais.

– Bonjour, Anghel ! disent-ils, ilfait bon chez toi !

– Soyez les bienvenus, voyageurs !Mauvais temps, hé ?

Mais il ajoute en soi : « Je suisfoutu. Ce sont des voix d’étrangleurs. »

– Nous avons faim, Anghel, et nousvoulons boire. On dit que ton vin fait fondre la glace.

– Peut-être bien, mes amis. Mais je saisqu’il y a une glace qu’il n’arrive pas à fondre.

– Ha, ha ! tu as de l’esprit,Anghel. Et quelle est cette glace ?

– Eh bien, vous devez la connaître :on l’appelle « cœur de chien », mais c’est mal dit, caron insulte ces pauvres bêtes qui sont de vrais amis, dit-il enmontrant à côté de lui deux gros chiens de berger, qui ne lequittaient d’un pas.

– Bah, tu as des idées noires. Le monden’est pas si méchant.

– Peut-être ; mais quand on esttenancier sur la grand-route, comme moi, on en voit de toutes lescouleurs, et on dort la nuit avec un œil ouvert.

Cette mise en garde fit sentir aux clients àqui ils avaient affaire. Ils furent servis : du lard, du painet du vin.

– Tu ne veux pas, Anghel, nous tirer duvin frais de la cave ? dit l’un d’eux qui se donnait un airdoux.

L’oncle rit jaune et pensa : « Ah,vous voulez me faire entrer dans la souricière ! » Ilrépondit :

– Je viens de tirer, il y a une minute,un pot de cinq litres. Si votre langue s’y connaît, vous lesentirez au goût.

Cela dérouta un peu leur plan, mais ilsétaient des bandits décidés. Un moment après, un d’eux sortit,« pour pisser », et l’oncle comprit que c’était le signalde l’attaque : l’homme allait faire le guet. Il blêmit et seprépara. Un instant, il eut l’idée de tirer son arme et decrier : « Haut les mains ! » Mais il se dit quepeut-être les apparences étaient trompeuses.

Quelques minutes après, il regretta de ne pasl’avoir fait. Les hommes parlaient à haute voix d’une affaireimaginaire. Ils demandèrent des allumettes. L’oncle se dit :« Ça y est ! »

Le cœur et le pas fermes, une main tenantl’arme au fond de la poche de son manteau, il avança vers eux, etde sa main gauche il offrit la boîte. Le plus solide des troistendit sa main avec lenteur pour la prendre, en parlantdistraitement ; mais lorsqu’il fut près de la toucher, d’unbond il attrapa le poignet, comme dans un étau ; et si, dansla même seconde, il tomba foudroyé par le coup de feu parti de lapoche de la victime, les autres ne laissèrent plus à l’oncle letemps de tirer son arme. À coups de matraques ils lui brisèrent lecrâne ; et le pauvre homme s’affaissa sur le sol, pendant queles chiens arrachaient horriblement, mais en vain, les mollets desagresseurs. Ils furent abattus. L’argent qui se trouvait dans lecomptoir fut enlevé à la hâte, et les brigands disparurent,abandonnant leur compagnon inanimé.

L’oncle Anghel conserva la vie, grâce au coupqui avait blessé un des criminels, ainsi qu’aux deux chienssacrifiés. Ils avaient malmené si durement les jambes à deux desautres bandits que ceux-ci craignirent de ne plus pouvoir prendrela fuite.

Des charretiers qui passèrent, une heure plustard, relevèrent dans leur sang la victime et le bandit, le premierle crâne fracassé, le second, une balle dans le ventre, tous deuxvivant encore ; ils les transportèrent à Braïla, où ils furentsauvés l’un et l’autre.

Au bout de cinquante jours d’hôpital, l’onclesortit affaibli, mais n’ayant perdu que son sang. Il devait perdre,six mois plus tard, quelque chose de plus précieux que savie : il perdit ses deux fillettes, dans une catastrophe surle Danube, où bien d’autres se noyèrent, au cours d’une promenadedans des barques qui chavirèrent.

Ici, il vit de près la main noire d’unDestin impitoyable. Mais cet homme était élu par son Destinpour connaître toute l’horreur que renferme la parole roumaine quidit : Le bon Dieu ne jette pas sur les épaules d’un hommeautant qu’il peut porter ! Et que de malheurs un hommefort ne peut-il pas porter sur ses épaules !

De retour à l’église où il avait fait célébrerune messe pour le repos des âmes des deux filles restées sanstombe, il s’enferma dans sa boutique, et pendant plusieurs heuresse promena, les mains dans les poches. Puis, il ouvrit la portetoute large, sortit sur le seuil, cracha fortement, droit devantlui, comme dans le visage d’une personne, et dit :

– Tiens, Sort misérable ! Tu mecourbes, mais moi je me dresse et te crache à la face.Tiens !

Et il cracha encore une fois.

Il lui restait son fils, la dernière flammequi éclairât la nuit de son cerveau saisi par la douleur etl’alcool. Le Sort souffla sur la flamme et l’éteignit…

Onze mois après que le fils s’était engagédans un régiment de cavalerie, et vingt-quatre heures aprèsqu’Anghel avait reçu la lettre où il exprimait son désir d’yrester, le plus malheureux des hommes fermait son magasin, heureuxencore, et montait sur son cheval, pour aller en ville engager desartisans, afin de relever la propriété en ruine. Il n’avait pasfait deux cents mètres qu’un facteur à cheval l’aborda sur la routeet lui remit un télégramme. Son cœur ne lui dit rien.Tranquillement, il ouvrit le papier et lut :

« Votre fils Alexandre Anghel a fait unechute dans une charge de cavalerie, et est mort pendantla… »

Le papier lui échappa des mains ; illança un rugissement – debout sur ses étriers – et tomba de soncheval, comme une colonne qui s’abat.

Ainsi, l’oncle Anghel but son verre jusqu’à lalie.

 

On eût cru que ce comble de malheur en seraitla fin. Il n’en fut rien. Ce qu’on aurait pu considérer comme ladélivrance pour lui, la mort, ne vint point, et personne n’a supourquoi cet homme ne s’était pas tué.

Il ne se tua point. Mais il mourut tous lesjours, en absorbant sans cesse de petits verres de son eau-de-viela plus forte. Il devint son meilleur client.

Le processus de la décomposition de cet homme,père affectueux, bon citoyen, homme de foi, est la plus lugubre destragédies que l’auteur de ces lignes ait connues. On n’en lira icique le commencement. La fin – tristesse qui meurtrit le cœur –trouvera place ailleurs.

Le garçon mort, il demanda que les funérailleset l’enterrement se fissent dans son village. Ils furent suivis partous les habitants, et quand les fusils tirèrent leur salve, aumoment de la descente du cercueil, tous en larmes se jetèrent àgenoux. Les soldats et l’officier qui rendaient les honneurspleuraient. Un seul homme ne pleurait pas : le père. Debout,tête nue, le chapeau à la main, il restait sur le bord de la fosseet regardait le cercueil au fond. À ce moment, un homme surgit dela foule, se jeta à ses pieds, lui enlaça les jambes etcria :

– Anghel ! Anghel ! j’imploreton pardon : c’est moi qui ai mis le feu à ta maison !…Fais-toi justice ! Mais pardonne-moi avant !

Il tourna la tête et regarda longuementl’homme qui se roulait à ses pieds, se tordant comme sur descharbons ardents, criant :

– Pardonne-moi, et tue-moi, jette-moi enprison !

Il dit : « Je te pardonne » etpartit. Personne n’osa le suivre.

Arrivé chez lui, il décrocha des murs l’icôneentourée de basilic qui représentait la Vierge avec Jésus dans sesbras, ainsi que les portraits du roi, de la reine et du princehéritier. Il prit une pioche, fit un trou dans le jardin, les mitau fond, et les recouvrit de terre.

Puis, il se mura dans sa boutique, et corps etâme se livra à l’alcool. Pendant un an à dater du jour del’enterrement, personne ne sut s’il y avait quelqu’un dedans, ou sila maison était déserte. Des habitants passaient, pliaient le genoudevant les fenêtres aux rideaux baissés, et allaient leur chemin.Il sortait la nuit, accompagné d’un chien, se promenait dans lesruines de sa maison, et rentrait. Le jour, il buvait ses petitsverres, sans se soûler, et, par une fente des rideaux, il regardaitles pans de murs de la demeure brûlée, le menton appuyé dans sespaumes.

L’année de ce deuil sinistre finie, il ouvritla boutique. C’est-à-dire, il servait l’un, et ne servait pasl’autre, sans que jamais on sût sur quoi se basaient son refus etses préférences. Les passants respectaient sa volonté, ses malheursétaient connus à cinq lieues à la ronde. D’ailleurs, il ne faisaitplus venir aucune marchandise nouvelle, la cave étant bourrée defûts de vin et d’alcool.

Adrien était le seul être humain, avec samère, à qui Anghel consentît à parler. Il vint deux fois le voir,la terreur dans l’âme, au cours de l’année qui suivit laréouverture. Toujours assis à sa fenêtre, la bouteille et le petitverre devant lui, la porte fermée à clef, le chien à ses côtés,l’oncle regardait dehors. Un premier char passa, les deux hommesqui conduisaient descendirent et frappèrent à la porte. Il nebougea pas, et ils partirent. Un second char s’arrêta. Un homme,sans descendre, cria :

– Anghel ! peut-on boire unverre ?

Il fut servi.

*

Allant chercher l’oncle Anghel, sur l’ordre desa mère, Adrien pensait à ces malheurs et il se disait :

« Maman se trompe, si elle croit que jepourrai décider l’oncle à sortir de son terrier. »

La chose n’était pas facile. Il ne s’agissaitpas seulement d’une visite, mais d’une réconciliation. Les deuxoncles, lors de la mort de leur mère, survenue huit ans auparavant,s’étaient brouillés sur une misérable question d’héritage. Dans lefeu de la discussion, l’oncle Anghel, contrairement à la volonté desa sœur aînée, opposée au partage, avait eu le tort de dire :« Je veux avoir un franc héritage de ma mère pour acheter unrosaire et l’accrocher à l’icône, sachant qu’il est de mamère. » L’oncle Dimi, violent, lui répondit par uneinsulte ; son frère le gifla, et le cadet commit la faute defrapper son aîné d’un coup de canne au front. Il sortit de lamaison paternelle, en disant :

– Je ne rentrerai plus ici, ni toi chezmoi, que le jour où tu embrasseras devant le monde la semelle de mabotte !

Depuis, ils étaient restés brouillés. Avant lamort qui porta le coup de grâce à l’oncle Anghel, le cadet avaitrésisté, têtu, à toutes les supplications de sa sœur qui le priaitd’aller demander pardon à son frère. Après cette mort atroce,personne n’osa plus troubler le silence d’Anghel avec unebagatelle.

Maintenant, la mère d’Adrien voulaitabsolument réconcilier les deux frères. En appelant celui qui avaitété frappé, au lieu d’aller chez lui, elle tablait sur sa douleurqui avait amolli sa fierté, ainsi que sur l’ascendant qu’elle avaittoujours eu sur ses frères, particulièrement sur celui qui était leplus riche de la famille, en opposant à sa demande de partage unrefus désintéressé.

Il était huit heures du soir lorsque Adrienarriva devant la maison de son oncle. À la fenêtre du midi, quiouvre sur le hameau, il y avait de la lumière. Adrien eut unfrisson, en pensant à l’homme derrière ces rideaux baissés. Ils’approcha de la fenêtre et y colla son oreille. Aucun signe devie, sauf la lampe à pétrole qui brûlait. Le chien Sultan,impatient, aboya. Le chien de l’oncle riposta, mais le rideau nebougea pas. Adrien savait qu’il était inutile de frapper. Il appuyason nez contre le carreau et dit, timidement :

– Oncle ! C’est moi, Adrien, je veuxte parler.

Une minute d’attente, et le rideau s’écarta,la main de l’oncle fit signe de passer à la porte, qu’il ouvrit, lalampe à la main. Adrien entra avec Sultan.

Au premier coup d’œil qu’il jeta à l’intérieurmal éclairé, son cœur se serra davantage. Tristesse des chosesabandonnées par la main merveilleuse de l’homme, que ton langageest puissant ! Plus de verres sur le comptoir, plus de painsur la grosse table, plus de lard fumé, suspendu au plafond commedes bouts de planche épaisse, plus de craquelins ronds enfilés surla perche horizontale. Poussière, oubli, abandon, paixmortelle…

Au milieu de ce nouveau cimetière, le manteausur les épaules, toujours grand, mais voûté, hélas, voûté, l’hommequi avançait naguère sa tête superbe et sa poitrine comme un lion,l’oncle Anghel regardait son neveu d’un air calme. Celui-ci luiprit des deux mains sa main libre, et selon la coutume, la baisa.Il était prêt à pleurer. Sans un mot, l’oncle le mena dans sachambre. Ici, même abandon. Les murs, nus et jaunis, n’exhalaientplus la bonne odeur de chaux fraîche. Un lit, un vrai grabat,défait et malpropre, semblait protester lui-même contre le corpspesant de malheurs qui l’écrasait chaque nuit. Le poêle en briquemontrait ses crevasses noires de fumée. Les poutres transversalesdu plafond étaient aussi noircies. Deux chaises en bois et latable, ainsi qu’un fusil à deux coups, pendu à un clou par sacourroie, complétaient le mobilier. Sur la table, la bouteilled’eau-de-vie et un verre, la Bible, un petit registre avec lecrayon attaché à une ficelle, un couteau et un pain entamé. Adrienfondit en larmes.

L’oncle, assis sur une chaise, l’attira à luiet, pour la première fois depuis le désastre, l’embrassa. D’unevoix mâle, mais cassée, dépourvue de la sonorité de jadis, il luidit, doucement :

– Ça me fait plaisir de te voir, Adrien…mais pourquoi pleures-tu ?

– Oncle… c’est pas possible !… Tumanges du pain sec… le jour de Pâques… ça… non !… même leschiens goûtent à la brioche, aujourd’hui…

Adrien essuya ses larmes, et regardant sononcle de face, le vit sourire avec bonté, la bonté insupportable del’être tué par la douleur. La tête était presque chauve, la barbeet les cheveux entièrement blancs. Sa chemise et ses habits étaientsales, sans boutons, il répondit à son neveu, d’un glas encore pluséteint :

– Si ce n’est que ça qui te fait pleurer,calme-toi, et dis-moi le but de ta visite.

– Je viens pour te demander si tu haisencore l’oncle Dimi ?

– Je ne hais plus personne.

– Pourras-tu lui pardonner safaute ?

– Je n’ai plus rien à pardonner àpersonne.

L’oncle répondait, avec l’absence d’importancequ’il aurait mise à dire : « Le pain est sur latable », ou : « Dehors, il fait nuit. »

– Eh bien ! dit Adrien en hésitant,maman m’envoie pour te prier de venir ce soir chez l’oncle.

– Ta mère t’envoie… répéta le pauvrehomme, en hochant la tête ; ta mère est une sainte,Adrien.

Puis, paraissant réfléchir un instant, ilajouta :

– Et toi, qu’en penses-tu ?

– Mais, oncle, tu peux le deviner :je le veux, de tout mon cœur.

– Et les autres ? Ils le veulentaussi ?

– Sûrement tout le monde le veut,oncle.

– Eh bien, alors, je veux comme vous.

Quel horrible : « Je veux commevous », sorti de ces lèvres au sourire mortel ! Quelanéantissement de toute volonté ! Adrien eut peur.

Ils sortirent, accompagnés de leurschiens.

*

Le prêtre Stéphane, qu’Adrien avait averti enpassant, était un octogénaire qui n’officiait plus àl’église ; mais il rendait encore de grands services, commearbitre ou conseiller dans son village. Sa vue était un peuaffaiblie, mais ses jambes ne le cédaient pas à celles d’un jeunehomme. Il habitait dans le voisinage immédiat de la maison del’oncle Dimi. Prenant sa canne, il alla sur-le-champ frapper à laporte de ce dernier.

À l’apparition de sa figure apostoliqueencadrée d’une barbe jaune ivoire, tous se levèrent et luibaisèrent la main, qu’il offrait depuis cinquante ans aux lèvresdes pécheurs :

– Le Christ est ressuscité, mes enfants,dit-il de sa voix exercée à l’église.

– En vérité. Il est ressuscité, luirépondit-on en chœur.

La mère d’Adrien offrit sa place au prêtre,qui l’occupa sans façon, comme son droit. Elle resta debout,s’appuya le dos contre le mur blanc, et croisa ses mains.

Les personnes présentes, un peu décontenancéespar cette visite imprévue, tournèrent les yeux vers la sœur aînée,pour lui demander une explication. Elle – maigre, droite, lestraits allongés – promena sur l’assemblée un regard plein de bonté,et parla :

– Je vous ai fait appeler, père Stéphane,pour vous demander votre appui, afin de réconcilier ce soir mesdeux frères Dimi et Anghel, qui va venir, j’espère, tout à l’heure.Comme vous le savez, voici huit ans qu’ils ne se donnent plus lamain, qu’ils évitent et qu’ils laissent passer les fêtes les plussacrées sans goûter le pain et le vin en commun. Cela ne peut passe supporter. Je ne veux pas passer à vos yeux pour une femme sanstache. J’ai mes péchés, et, le plus grave, celui d’avoir mis aumonde un enfant qui n’a pas de père, après avoir vécu dix ans avecun homme sans la bénédiction de l’Église. Mais le plus triste despéchés, je crois que c’est la haine, toute haine entre les hommeset à plus forte raison entre deux frères…

– Je ne hais plus mon frère Anghel, ditl’oncle Dimi, assombri.

– Je suis content de l’entendre, dit leprêtre, mais tu y as mis le temps, Dimi.

– Oui, il a été injuste envers moi…

– Oui, il a été injuste envers toi,approuva le serviteur de la justice, mais tu as été sacrilègeenvers lui, tu l’as frappé et tu as répandu le sang de ton aîné. Tuas oublié la sainte croyance de nos pères, qui disaient que« le cadet qui frappera son aîné, le portera sur son dos dansl’autre vie » ; et ils croyaient voir son image dans lapleine lune.

Dimi se tut. Sa sœur continua :

– Anghel a été injuste, c’est vrai. Il aoublié que notre frère Dimi est resté à la maison et a eu le soucide notre vieille mère pendant des années, tandis que nous autres,les trois frères et sœurs, nous l’avons abandonnée, allant chacun àson destin. C’est pourquoi, bien que la plus pauvre des quatre, jeme suis opposée au partage. Ce partage aurait mis à la rue le frèrecadet avec sa femme et ses deux enfants. Mais Anghel, qui étaitaisé, voulait l’aider à se refaire un foyer ; et c’est ici quecommencent les torts de Dimi. Il était fier et ne voulait riendevoir à son frère. Je crois même qu’il le haïssait déjà. Ainsi, ladispute et les coups dormaient dans son cœur comme le feu sous lescendres, et ils se sont battus. Maintenant le pauvre Anghel aracheté tous ses péchés, les malheurs lui ont enlevé tout ce quenous avons d’humain en nous, et aujourd’hui il ne compte plus parmiles vivants que par les liens de son corps qui se traîne encore surla terre. Pour ma part, j’aurais mieux aimé qu’il fût mort, car cequ’il fait en ce moment est pire que la mort. Il boit, mais c’estlui qui est bu par l’eau-de-vie ; il lui livre son âme. Je nesuis plus allée chez lui depuis Noël, et il ne va plus chezpersonne. Une fois, je lui avais dit que s’il n’arrivait pas àsortir de là, ce serait mieux pour lui qu’il fût mort. Il arépondu : « Je le suis. » Mais j’espère encorel’arracher, avec votre aide, à la boisson. Peut-être que le pèreStéphane pourrait exercer sur lui une influence salutaire. S’ilvient ce soir, nous irons le visiter un peu plus souvent. Pourcela, je prie Dimi de lui demander le pardon le plus humble…

 

À ce moment, la porte s’ouvrit toute grande,sans qu’on eût frappé ; et dans son cadre, l’oncle Anghelapparut avec Adrien, par-derrière. Il voulait se tenir droit, et ilcroyait sourire. Les habits délabrés, le manteau chiffonné jeté surles épaules, les bottes crottées des boues passées, le bonnet depeau de mouton à la main, il semblait un vieux mendiant. Il salua àla mode ancienne :

– Bonsoir, honnête assemblée !

Son apparition soudaine, dans ce triste état,émut tout le monde. L’oncle Dimi et sa sœur fondirent en larmes. Lepremier se jeta aux pieds de son malheureux frère et lui embrassales bottes. L’autre pleura sur les mains qui sentaientl’alcool.

– Pauvre frère !… pauvrefrère ! Ce que tu es devenu !

L’oncle Anghel, dénué d’émotion, releva sonfrère et l’embrassa, ainsi que sa sœur. Puis, il alla baiser lamain du prélat, serra la main de ceux de son âge, et fit embrasserla sienne par les jeunes.

Ensuite il s’assit, à la place qu’on luiindiqua, à l’autre bout de la table, face au prêtre. Dans lesilence qui suivit, on n’entendait que les sanglots du frère et dela sœur, qui continuaient à pleurer.

Aussitôt assis, il effaça son sourire, sonregard se glaça. Il dit :

– Pourquoi pleurez-vous ? Ça ne sertà rien.

Le calme revint, mais personne n’osa parler.Le vieux prêtre fixait d’un regard intelligent son malheureuxcousin, presque aussi vieilli que lui ; et il dit, d’une voixferme, empreinte de bonté :

– Anghel, je me permets de te rappelerque tu es entré ici, le saint jour de Pâques, sans prononcer lesalut de tout bon chrétien orthodoxe.

L’autre, comme s’il venait de terre lointaine,demanda, visiblement inconscient du reproche :

– Quel salut, père ?

Le prêtre saisit cet état d’inconscience, etdit calmement :

– Eh bien, notre parole sacrée : LeChrist est ressuscité.

Anghel baissa la tête, toucha du doigt undébris de pain qui se trouvait devant lui sur la table, puis levale front et répondit :

– Je ne crois pas que Christ estressuscité ! Les morts ne ressuscitent point.

– Anghel !… tu es un impie !Christ n’est pas un « mort », mais le fils de Dieu, etDieu lui-même !… s’écria l’homme d’Église, toujours calme,mais la voix un peu tremblante.

– Je n’en sais rien, répondit Anghel,sans aucun trouble.

Et, disant cela, il tira de la poche de sonmanteau une bouteille d’un demi-litre, de l’autre poche un petitverre, le remplit tranquillement à la vue de tous, et remit labouteille à sa place. Du verre il dégusta une petite gorgée qu’ilpromena dans sa bouche, avant de l’avaler, puis, il le mit devantlui sur la table, avec des précautions, comme s’il craignait de levoir renversé.

L’assistance fut stupéfaite. La mère d’Adriense couvrit les yeux avec une main et pleura en silence. Anghel,imperturbable, ne comprit rien de l’horreur produite. Il promenasur les assistants un regard calme, comme s’il avait fait l’actionla plus naturelle. Et pour lui, en effet, elle l’était devenue,depuis près de trois ans qu’il la faisait cent fois par jour, seul,hors de la portée de tout reproche.

– Pauvre Anghel ! s’exclama leprêtre. Je te plains. Tu as cessé non seulement d’être chrétien,mais d’être homme !

Pour toute réponse, Anghel reprit le verre, leporta à ses lèvres et en absorba de nouveau une petite quantité.Puis, l’air ennuyé, il dit, comme pour lui-même, avec une nuanced’imperceptible gémissement :

– Je ne sais pas pourquoi vous m’avezfait venir ici…

Alors sa sœur, qui était assise à sa droite,essuya ses larmes, lui prit la main, et lui dit comme à unenfant :

– Cher frère, je t’ai appelé, parce quenous voulons te ramener à nous, t’aimer, et te faire aimer…N’aimes-tu plus la vie ? N’aimes-tu plus rien ?

– Si j’aime, ou si je n’aime pas, c’estla même chose… et ce n’est rien… Mais pourquoi t’occupes-tu de moi,sœur ?

– Comment, Anghel ? Je suis ta sœuraînée, et tes malheurs sont mes malheurs…

– Ça n’est pas vrai. Tu as souffert, ettu souffres tes malheurs, mais pas les miens.

– Non, Anghel, nous souffrons par lesliens de notre sang.

– Il n’y a pas de liens du sang : sije me tranche une jambe, c’est mon sang qui coule, pas le tien.

– Il y a pourtant des souffrancesmorales, qui nous sont communes.

– Il n’y a rien de tout cela. Que ce soitune parole en l’air, ce que je vais dire en ce moment : maissi tu perds demain ton fils, moi, je souffrirai, mais toi, tumourras.

Sa sœur se tut, douloureusement convaincue desa logique ; et lui, il but encore un peu d’eau-de-vie.

 

Le prêtre reprit le fameux exemplebiblique :

– Anghel, souviens-toi de Job ! Sondésastre a été au moins égal au tien, mais il fut inébranlable danssa foi. Songe que nous autres, mortels, nous ignorons la penséedivine. Qui sait si tes malheurs ne sont autant d’épreuves queNotre Seigneur t’envoie, pour faire ensuite de toi un de sesÉlus ?

Anghel se redressa sur son siège, et ses yeuxluirent. Il parut vouloir répondre au prêtre, mais sa parole futarrêtée. Il appela Adrien, qui restait dans un coin de la chambre,et le fit asseoir à sa gauche, entre ses deux oncles ; puis ildit, avec un peu plus de force :

– Cousin Stéphane, il doit y avoir detristes mensonges dans vos histoires religieuses. Ma tête n’est pasen état de te répondre (il tutoya le prêtre) ; mais voici cegarçon, notre neveu, il sait plus que nous…

– Oncle, interrompit Adrien, je nevoudrais pas être mêlé ce soir à vos discussions ; je n’ai pasl’âge, et mes convictions peuvent blesser le père Stéphane.

L’oncle Anghel lui mit une main sur l’épauleet le rassura :

– Mon enfant, tu ne blesseras personne.Nous sommes ici en famille, ou presque. Et c’est pour mon bien quetu dois parler de ce que tu as appris dans les livres. Je ne visplus maintenant que pour la vérité. Mais depuis deux ans que jelis, tant bien que mal, dans la Bible, je ne fais quem’embrouiller. Comment expliques-tu, Adrien, que tant de sagesses’étale dans ce livre à côté de tant de fables, par exemple cettehistoire invraisemblable de Job ?

Adrien, intimidé par le regard pénétrant duprêtre, répondit :

– C’est parce que les personnagesbibliques échappent au contrôle de l’histoire. La Bible est unlivre de foi, à l’usage des croyants : elle te demande decroire, non pas de chercher.

– Mais dis-moi si tu peux croire à unDieu qui enlève à un père tous ses enfants, pour le plaisir del’éprouver ? Il doit avoir un cœur de vrai bandit !

À cette parole le prélat se leva, comme sousle coup d’une brûlure :

– Je vous quitte, dit-il, ma place n’estplus dans une maison où Dieu est insulté !

– C’est là tout l’appui que tu prêtes àun Job comme moi ? demanda Anghel. Trois enfants j’ai eus, ettous trois je les ai perdus. Quel crime ai-je commis, pour que tonDieu me punisse de la sorte ?

– Malheureux ! la Grâce Divinet’avait choisi pour te compter dans le nombre de ses martyrs, quijouissent de la vie éternelle !

– Ta Grâce Divine aurait mieux fait de melaisser jouir de la vie terrestre qui me plaisait, et ne pas fairede moi un ivrogne sans famille et sans Dieu.

– Personne n’est digne de juger lesactions de Dieu !

Et, disant cela, le prêtre donna sabénédiction et sortit.

– Anghel, lui dit sa sœur, aussitôt leurcousin parti, tu n’as pas été respectueux avec le père Stéphane, tuas oublié qu’il est prêtre.

– Au contraire, sœur, j’ai dû me rappelerqu’il est prêtre, pour lui dire que je ne crois pas aux dires desprêtres. C’est leur faute si je n’ai plus de foi dans leur Dieu.Pourquoi nous donnent-ils un architecte tout-puissant et qui semêle, à chaque instant, à notre vie ? Il n’y a rien de vraidans cette histoire. Mais la vérité doit être ailleurs. Où ?Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que nous vivons, noussouffrons et nous mourons bêtement, sans savoir ni pourquoi nicomment. Je sais encore que notre plus grande erreur est de tropdésirer le bonheur, tandis que la vie reste indifférente à nosdésirs : si nous sommes heureux, c’est par hasard ; et sinous sommes malheureux, c’est encore par hasard. Dans cette merpleine d’écueils qu’est la vie, notre barque est à la merci desvents, et notre adresse ne peut éviter que peu de chose. Et c’estinutile d’accuser quelqu’un, ou d’accrocher son espoir à quelquechose : on est destiné au bonheur ou au malheur avant desortir du ventre de sa mère. Heureux est celui qui sent le moins,ou qui ne sent rien. Le peu qu’il demande, l’existence le luidonne. Et malheureux est celui qui sent et qui veut : il n’ajamais assez.

Adrien reconduisait son oncle à son terrier.Anghel s’arrêta devant sa porte et dit à Adrien, au moment de seséparer :

– Adrien ! Je mourrai bientôt, mesboyaux sont brûlés par l’alcool. Regarde-moi bien, et rappelle-toi,chaque fois que tu voudras cracher sur un ivrogne, que moi, tononcle Anghel, homme propre et aimant la vie propre, je suis devenuivrogne et que je meurs ivrogne, par la faute depersonne.

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