Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume II

Chapitre 2MORT DE L’ONCLE ANGHEL

Sur la route raboteuse qui va de Braïla auhameau de Baldovinesti, toute défoncée par les pluies printanièresrécemment tombées, la charrette à deux chevaux de l’oncle Dimicahotait affreusement. Adrien, assis sur la planche à côté de sononcle, se plaignit de maux dans le ventre et pria de cesser letrot. Les chevaux, contents de ne plus courir, éternuèrentvigoureusement dans l’air frais du matin et reprirent au pas.Alors, dans le calme qui suivit le bruit de ferrailles dévissées,Adrien se redressa sur son siège et embrassa, voluptueusement, duregard la campagne noire et silencieuse de cette mi-mars, encoreengourdie par le long sommeil hivernal.

L’oncle Dimi, quoique brave paysan, franc ethonnête, était taciturne, et avait l’habitude de regarderfurtivement autour de lui. Curieux de revoir ce drôle de neveuqu’il avait élevé jusqu’à l’âge de sept ans et qui venait à peinede rentrer d’un voyage de deux années en Égypte et en Asie Mineure,il l’épiait à la dérobée. Adrien s’en aperçut bientôt et se sentitgêné dans son plaisir :

– Oncle, dit-il, un peu aigrement, si tuveux savoir ce que je fais en ce moment, tu n’as qu’à te tournervers moi et me regarder à ton aise, mais pas à la manière desdétectives. C’est déplaisant.

Pour toute réponse, l’apostrophé tira de sapoche sa blague à tabac, faite d’une petite vessie de porc, et semit à rouler tranquillement une cigarette. Puis, d’un air ironique,il offrit la blague à son neveu, qu’il savait incapable de fumer dutabac fort. Adrien le remercia et alluma une bonne cigaretteégyptienne.

– Tu n’es plus maintenant desnôtres, murmura le paysan en frappant dans son silex pourallumer la mèche.

– Pardonne-moi, oncle ! J’ai oubliéde t’offrir du feu.

Un instant après, le regard plongé dansl’infini, il ajouta :

– C’est parce que je suis troublé parbien des choses. D’abord mon retour mouvementé, qui a fait tant depeine à maman… Cette terre noire que j’avais oubliée, et enfin,l’idée de revoir l’oncle Anghel dans l’état que tu dis… À propos,tu sais pourquoi il m’appelle ?

– Sais pas… Il m’a fait dire hier soirpar un charretier qu’il veut te voir sans faute ce matin.

– Il tient donc cabaret ouvert ?

Dimi considéra, stupéfait, sonneveu :

– Tu n’es pas fou ? gronda-t-ilsourdement. Quand je te dis qu’il est depuis trois ans au lit, etqu’il est rongé vivant par les vers, tu ne voudrais pas qu’il selève pour verser à boire aux charretiers ? D’abord, il n’estplus qu’un squelette, et puis, il a tout bu, tout bu seul.

Adrien eut un frisson d’horreur et pâlit. Sononcle voulut l’encourager :

– Il faut être fort si tu ne veux pastomber malade en sortant de chez lui. Sûrement, c’est pas gai devoir un homme en cet état-là. Il est pire que Job. Celui-ci, s’ilfaut croire les dires du prêtre Stéphane, s’est relevé de samaladie et a retrouvé, vivants, ses enfants morts et ses vachesvolées, mais Anghel ne retrouvera plus rien et ne se relèvera plus.Les temps ont changé depuis Job, Dieu ne fait plus de miracles.Probablement par notre faute, à nous…

– Qui le soigne ? demanda Adrien, lagorge serrée.

– Personne… c’est-à-dire, oui, il a ungamin près de lui, que tu ne dois pas connaître. Depuis combiend’années tu n’es plus venu dans le hameau ?

– Environ six ans.

– Eh bien, voici ce qui s’est passé. Il ya à peu près quatre ans, un enfant est venu un jour se fourvoyerdans notre hameau. D’où ? Dieu seul le sait, il bégaie si fortqu’il n’y a pas moyen de comprendre un mot sur dix. Il est arrivéen loques, et le corps couvert de bleus. On a eu pitié de lui. Debons chrétiens l’ont abrité, l’ont nourri et lui ont donné le moyende gagner son pain. Mais Dieu a été peu gracieux avec lui :l’enfant était incapable de garder deux brebis ; il lesperdait et rentrait le bâton à la main, en criant et en gesticulantcomme un possédé. Personne ne comprenait un mot de ce qu’ilbaragouinait. Ainsi, il a passé par toutes les portes, et sonderrière a goûté la douceur de tous les sabots. À la fin il s’esttrouvé dans la poussière du chemin. Anghel l’a ramassé et l’a gardéprès de lui. Il a fait faire des recherches par la gendarmerie pourconnaître son origine, mais en vain. Maintenant le bruit courtqu’il lui aurait légué, en cachette, ce qui lui reste de son bien,d’ailleurs peu de chose, les fûts sont vides et le cabaret enruine. Mais l’héritier vaut les fûts et le cabaret. Le service dupetit domestique vaut également les exigences du maître, et là,c’est peut-être quelque chose d’unique au monde. L’hiver, commel’été, le gamin est dehors pour s’amuser et, aussi, pour ne pass’asphyxier à côté du cadavre vivant qu’est devenu le pauvre frère.Anghel, cloué sur son grabat, et le corps ne formant plus qu’uneplaie insensible, a besoin qu’on lui serve son petit verred’eau-de-vie tous les quarts d’heure. Il ne peut plus soulever labouteille. Comme l’enfant est dehors, et comme Anghel n’a plus lavoix assez forte pour l’appeler, qu’est-ce qu’il a inventé ?Eh bien, il s’est muni tout simplement d’un sifflet pareil à celuide nos gendarmes, et quand le besoin le prend, il se met à siffler.Dehors, le gamin est exact comme l’horloge : quand le momentarrive, il vient s’amuser près de la fenêtre ouverte, l’oreilletendue au sifflet. Cela, en été. En hiver, les fenêtres sontclouées, bouchées, et le petit drôle, toujours dehors, court avecsa luge. Quoi faire ? Entrer et sortir tout le temps, çarefroidit la chambre, ça embête le domestique. Voilà comment unjour le malade s’est aperçu qu’un trou, de la taille d’un verre àboire, traversait le mur, au niveau de la fenêtre. Mais il resteconstamment bouché avec un tampon de paille, que l’infirmier dedehors retire le moment venu.

» Bien entendu le gamin s’oublie parfois.Alors, Anghel, seul avec son destin, siffle un peu trop longtempspour sa goutte. Mais il sait pardonner. Et puis, il voudrait leremplacer, il ne le pourrait pas. Cet intrus est envoyé par Dieupour soigner un homme pourri, la maladie du frère est faite pourfaire vivre le petit vagabond sans parole.

» Je te mets en garde : ent’approchant de la maison, fais-toi annoncer, n’essaye pas d’entrermalgré l’enfant, ce voyou cogne comme un sourd-muet. On a vite faitde recevoir au front un coup de sa matraque. Elle ne le quittepas.

La charrette s’arrêta à un croisement dechemins :

– D’ici tu peux aller à pied, annonçaDimi.

– Tu ne m’accompagnes pas ?

– Non ; j’ai affaire. Et puis, c’estmieux que tu ailles seul.

Adrien prit congé de son oncle et se dirigeavers le cabaret de l’oncle Anghel, qu’il s’imagina plus funèbrequ’une maison mortuaire.

Le chemin était fangeux, les pas s’enfonçaientcomme dans une pâte gluante. Devant lui, et partout autour, unevaste solitude noire, froide, humide, parsemée, de loin en loin, dechaumières blanches aux fenêtres bleu outremer. De tous les toitss’échappaient de longues colonnes de fumée.

*

Adrien avait vingt-cinq ans à ce moment. Lessix dernières années il n’avait fait que passer quelques mois paran dans sa ville natale ; le reste du temps à Bucarest (où ils’était mêlé étourdiment au mouvement révolutionnaire), enfin àl’étranger sa vie aventureuse causait des inquiétudes à sa mère età l’oncle Anghel qui s’intéressait beaucoup à son neveu.

Le grand alcoolique avait essayé à plusieursreprises d’avoir un entretien avec le fougueux vagabond, quitouchait à tout et ne s’arrêtait à rien, mais il n’y avait pas eumoyen. Adrien apparaissait et disparaissait comme un fantôme. Cettefois-ci, il avait été appelé à temps ; Dimi était venu, avecla charrette, le chercher de bon matin. Il avait dû céder.

Oui, céder. Ce n’était pas d’un cœurallègre qu’il allait voir l’homme au destin effrayant. Sa peurétait plus violente que la nuit de Pâques, la nuit de la« réconciliation » des deux frères. Il avait le sentimentde comparaître devant un tribunal où son sort serait jugé, et d’oùil sortirait condamné.

« Il demande sa goutte au moyen d’unsifflet ! » Il s’arrêtait à ce détail qui lui semblait lepoint culminant du malheur de son oncle.

Tout en ruminant ses pensées, et surtout laquestion de savoir pourquoi le malade voulait absolument le voir etlui parler, il se trouva brusquement de l’autre côté du hameau, àcent pas de ce qu’on pouvait appeler autrefois un cabaret. Alors ilralentit le pas et examina les lieux, la respiration haletanted’émotion. Sa curiosité voulait avant tout découvrir le fameuxenfant infirmier et cerbère, qui était toujours dehors. Il fouillade ses yeux myopes les environs de la maison. Rien ne bougeaitautour. Au loin, sur la grand-route de Galatz, des charretiers sehélaient entre eux, tandis que, sous un ciel de plomb, de nombreuxcorbeaux tournaient en rond, rendant la solitude encore plussinistre.

Adrien s’approcha comme un coupable, unvoleur. Il remarqua que le toit du cabaret était à moitié refaitavec du roseau neuf. Le grand auvent qui abritait jadis le bétaildes charretiers n’existait plus. À sa place, une petite meule depaille humide et aplatie. La maison elle-même était descendue dansle sol plus qu’avant ; la porte ainsi que les deux fenêtres sepenchaient sur un côté, ayant perdu leur aplomb. Quant auxcarreaux, leur état de saleté était pire qu’au temps où, dans labelle maison brûlée, l’oncle Anghel les cassait.

« C’est ici qu’agonise maintenant l’hommequi aimait tant la propreté ! » pensa Adrien.

Ne voyant point d’enfant, il se dirigea versla porte. À ce moment, le drôle de gardien surgit de derrière lameule, agitant une grosse matraque et débitant, comme unecriaillerie de chien battu, des mots inintelligibles. Adrien,calme, s’arrêta devant cette apparition peu commune. Affublé d’unegrosse veste en loques qui lui allait jusqu’aux genoux, long desjambes comme une cigogne, pieds nus et encrottés, ce garçonsupportait péniblement sur un cou mince et étiré une énorme tête enforme de courge écrasée qui oscillait sans cesse entre ses épaules.Adrien ne put éprouver autre chose que de l’étonnement.

– Je veux entrer chez l’oncle, dit-il,dégoûté.

Pour toute réponse, l’avorton barra la porteet souleva la matraque ; puis, s’assurant que l’étrangern’avançait pas, ouvrit et disparut à l’intérieur, d’où ilverrouilla la porte.

Adrien aperçut le tampon de paille quibouchait le trou creusé dans le mur, le retira et y collal’oreille. Une vocifération à perte d’haleine, stridente, animale,le frappa, mais la voix d’Anghel ne se distinguait point.

Enfin, la porte grinça, et le bizarrepersonnage invita le jeune homme à entrer, en allongeant le brasdans un geste ridicule et tragique à la fois.

Adrien se trouva dans l’ancien cabaret, quin’était plus maintenant qu’un dépôt de branches coupées pour lefeu. Le comptoir en chêne, brillant autrefois, gisait, disjoint,dans un coin, ainsi que des bouteilles, des carafes, des verres àanse. Par une grosse brèche du toit de roseaux, on voyait le ciel.La cave s’était effondrée, une odeur de moisissure remplissaitl’atmosphère. Les pluies et les neiges avaient transformé enbourbier le sol de terre battue. Ces choses muettes criaienttellement leur détresse qu’Adrien se sentit cloué sur place. Lecœur glacé par le tableau de cette faillite d’une vie, il sedit :

« Et ceci n’est quel’antichambre ! »

Surmontant une forte envie de fuir, il ouvritla porte de la chambre du malade.

Horrible puanteur de cadavre, d’excréments etd’urine. Ses yeux, piqués par l’ammoniaque, se fermèrent, luilaissant tout juste le temps de voir un dos, un crâne luisant commeune vessie enflée, ainsi qu’un bras décharné pendant sur le bordd’un grabat de sacs crasseux.

Adrien se laissa choir sur cette mainsquelettique et y appuya son front. La main était glacée. Le maladene bougeait pas.

 

– Lève-toi… Adrien… et supporte-moi.

Adrien frissonna. Ce n’était pas une voixd’homme, la voix mâle d’Anghel, mais le miaulement nasillard d’unenfant se mourant de tuberculose.

Il se leva, le chapeau à la main, et se tint,humble, debout, au milieu de la pièce, face au malade. Ce maladen’était pas son oncle Anghel, c’était un vieillard au visage despectre momifié, aux prunelles énormes, éclatantes, dépourvues depaupières, enfoncées dans deux orbites d’abîme, au nez allongé etaminci comme une pointe de couteau, aux lèvres desséchées et à labouche entrouverte. Une guirlande de poils blancs entourait lanuque d’une oreille à l’autre. La barbe frisée et d’un noirbrillant jadis, n’était plus qu’un fouillis de laine d’un blanc defumée. Avec les deux bras de squelette qui se baladaient dans lesmanches d’une veste sale, c’était tout ce que l’on voyait sortird’un amas de couvertures, de sacs et de ghébas[4]râpées. C’était tout l’oncle Anghel.

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

– Assieds-toi… là… sur la chaise. Es-tudégoûté ?…

– Non, l’oncle ; je suis malheureuxde te voir en cet état…

– Tu es malheureux… Pourquoi ?… Jene le suis pas.

– Cependant, tu dois souffrirhorriblement ?…

– Détrompe-toi, Adrien… Je ne souffreplus. Il n’y a plus que la tête qui vit ; le reste… je ne lesens pas. Il est fini… le reste. Mais la tête !…Quelle admirable chose !

Il se tut un moment, le regard fixé sur sonneveu, puis, avec conviction :

– Je devais mourir, il y a déjà troisjours… parce que je n’avais plus rien à penser, quand Jérémie estvenu dans la soirée me dire que tu étais de retour… Et alors j’aipatienté, en t’attendant.

– Oncle ! Qu’est-ce que tu dislà ? On n’arrête pas la mort quand elle vient ; elle nevient pas quand on veut. À moins que tu n’aies voulu tesuicider ?

– Oui, acquiesça Anghel avec bonhomie,oui… je connais moi aussi cette loi naturelle. Mais, dis, Adrien –toi qui sais beaucoup de belles choses des livres –, en es-tucertain que le monde a fini d’apprendre ?

– Oh, non ! fit Adrien ; il enreste des choses à apprendre !

– Très bien… Et parmi ces choses, comptececi, de ton oncle Anghel : la pensée est aussi forte que lamort. Elle ne la supprime pas, mais elle peut l’agacer.

Le jeune homme pensa que le maladedivaguait ; il l’écoutait par déférence. Il observa, sur soncrâne nu, la marbrure des cicatrices qui le sillonnaient en toussens, et qui provenaient de la terrible assommade dont il avait étévictime dans sa propre boutique.

– Tu regardes cette tête fracassée, ditAnghel. Eh bien, pour un homme à la pensée défaillante, il y avaitde quoi mourir deux fois, puisque c’est par la pensée que l’onmeurt. Quand la destruction approche, le cerveau fort s’oppose,lutte, engage une bataille avec la mort et, dans certainescirconstances, il écarte la fin pour un moment, il la retarde.Ainsi, le jour de ma saignée, j’étais conscient de l’évanouissementqui venait, irrésistible, et menaçait de me plonger dans le coma.Et cependant, quoique évanoui en apparence, mon cerveau tenait bon,j’entendais tout ce que les chirurgiens disaient, pas une minute jene me suis laissé saisir par le néant. Il pouvait deveniréternel ! Je pensais sans cesse à la vie.

 

Anghel s’arrêta un instant pour reprendrehaleine. Adrien eut l’impression de se trouver devant un de cespharaons embaumés du musée Boulac, au Caire, un pharaon dont lesyeux rouverts ne clignaient plus. La peau faciale, mobile,desséchée, transparente, laissait voir toute l’ossature du visage,sur laquelle elle glissait, tendue comme une feuille mince deparchemin, menaçant de se rompre à chaque mouvement.

Et voilà que la main qui restait cachée versle mur se leva lentement et porta à la bouche un sifflet en étainattaché par une ficelle au petit doigt. Gravement, oncle Anghelsiffla des coups brefs et répétés. L’air, on le voyait bien, nevenait pas des poumons, mais simplement de la bouche. Le bras sereposa sur le sac qui couvrait la poitrine. Les yeux, sinistrementouverts, fixaient Adrien avec une violence qui semblait vouloir leclouer au mur.

– Oncle, dit alors Adrien, en se levant,tu veux quelque chose ?

– Reste à ta place ! Tu ne sauraisme servir.

À ce moment, la porte du cabaret s’ouvritcomme sous la poussée du vent, et l’impétueux infirmier pénétradans la chambre. Maître et domestique se regardèrent, quelquessecondes ; puis ce dernier prit une bouteille d’eau-de-vie quise trouvait au pied du lit, remplit un petit verre et le vida dansla bouche du malade. Cette opération finie, il disparut.

Adrien avait assisté muet à cette scène. Ilattendait une explication de son oncle. Celui-ci, imperturbable,reprit son idée :

– Je te vois, dit-il, incrédule etcomplaisant à ce que j’avance. Je ne m’offense pas : c’estdifficile de comprendre ce qu’on n’a pas vécu. Écoute, donc… Il y atrois ans que je n’ai plus mis le pied hors de ce grabat. Troishivers, trois printemps, autant d’étés et autant d’automnes que jereste couché sur le dos à regarder ce plafond noirci. C’estl’époque la plus puissamment vécue de ma vie. Depuis un an, je nemange et je ne dors presque plus, depuis six mois plus dutout : pas une miette de pain, pas une seconde de sommeil.Mais je bois, je bois cette eau-de-vie. Le jour, l’enfant me versedans le gosier, comme tu viens de voir. La nuit, pour ne pas périr,et pour ne pas réveiller la pauvre créature, je suce l’éponge quetu vois sur la table, et qu’on imbibe d’alcool. Le matin, elle estdesséchée, brûlée, par mes lèvres.

Adrien se couvrit le visage avec sesmains :

– Oncle ! s’écria-t-il ; quellehorrible existence !…

– Horrible, dis-tu, mon neveu ?Horrible ? Peut-être… Mais elle est logique, conforme à mondestin… J’ai voulu le bonheur complet, un bonheur facile, lecontentement de la chair vaniteuse, orgueilleuse… Et pour l’avoir,je me suis débattu avidement. Vingt ans de lutte pour acquérir unefemme belle qui s’endort en mangeant ; une maison prétentieusequi brûle comme de la paille ; du bétail qui disparaît ;des enfants qui meurent ; de l’or qui attire les coups dematraque et une chemise propre qui est sale le lendemain. Tout ça,pour ce corps qui s’est détaché de ma tête, qui m’est aussiétranger que les sacs qui le couvrent, pour ce corps qui pourritmaintenant, qui n’est plus que de la charogne ! J’ai passé unevie d’homme, un quart de siècle, esclave de ce cadavre que jevoudrais voir dévoré par les corbeaux, comme il l’est en ce momentpar les vers, et je ne me suis pas un instant aperçu que j’avaisune tête, un cerveau, une lumière que la pourriture et les vers nepeuvent pas toucher…

 

Suffoqué par l’effort, le malade se tutlonguement. Adrien, supportant à peine son regard, se demandait sil’oncle voulait lui reprocher quelque chose. C’était biencela :

– Adrien !… Je t’ai appelé pour tedire que je suis mécontent de toi !

Sous le fouet de cette apostrophe, le jeunehomme sursauta :

– Mécontent de moi ? Et pourquoi,oncle ?

– Parce que tu es un jouisseur !Parce que tu oublies la lumière de ta tête et mes parolesd’autrefois !… Cela est permis à mille et mille obscursmortels comme moi, mais pas à toi, Adrien, m’entends-tu ? Pasà toi, dont le cerveau a connu la lumière dès sa plus tendreenfance. Te rappelles-tu, quand, à quinze ans – âge où l’on s’amuseavec les cerfs-volants ! – tu venais trouver oncle Anghel dansson cabaret propre et accueillant, pour lui parler d’astronomie ette faire adorer ? Te souviens-tu avec quelle sincérité nousrestions tous – moi et mes braves charretiers – suspendus à teslèvres qui débitaient de la sagesse céleste ? Ah ! Cepassé ! Je le vois comme si c’était hier. Dehors, neige etbise… Dans le cabaret, chaleur bienfaisante, travailleurs bavards,plaisir de vivre… Je coupais le lard fumé sans peser, sans compter,sans parcimonie, et je versais le vin d’une main généreusementpoussée par le cœur… On mangeait, on buvait, on louait Dieu et ont’écoutait, toi, qui renversais son architecture, qui multipliaisles mondes, qui mesurais les étoiles et qui te moquais de lasottise des popes !… Ha !… ha !… Cela meplaisait ! Aux charretiers aussi, cela plaisait bien.Quelqu’un s’écriait : « Qui est ce garçon qui parle commeun livre ? – Mais c’est mon neveu, tonnerre !répondais-je, fier de toi et de moi qui ne savais rien. C’est leseul fils de ma sœur aînée, une amoureuse qui n’avait pas sapareille à vingt ans !… »

» Et empoignant le gros décalitre, jeremplissais, de mon propre chef, les demis en terre cuite quisouffraient de sécheresse comme le champ grillé par le soleil dejuin…

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

» Mais halte ! Loin, loin de moi,ces atroces souvenirs ! Et toi, Adrien, mon neveu, tu doism’écouter, tu me dois soumission ! Tu ne dois rien espérer,rien attendre de la vie qui broie l’homme, qui gangrène le corps etqui fait oublier la tête. Qu’est-ce que ça veut dire, cedévergondage auquel tu te livres ? Ce costume fait surmesure ? Ce faux col prétentieux ? Ces manchettes quibrillent ? Quoi ? Il faut tous ces oripeaux à un jeunehomme qui connaît la lumière du ciel, et qui n’ignore pas ledésastre de son oncle Anghel ?

Plein de respect, Adrien baissa le front. Desarguments solides lui venaient au bout de la langue, mais lecourage lui manquait pour répondre. Pendant que, silencieux, ils’étonnait de la sévérité de son oncle, celui-ci, portant lesifflet à ses lèvres cadavériques, se mit, patiemment, lentement,et à court de souffle, à héler son hurluberlu de domestique, lequelarriva aussitôt, remplit le verre, en versa le contenu dans labouche de son maître comme dans un trou, et repartit en gesticulantdes mains et de la tête.

– Il y a trois ans, reprit Anghel, unehistoire scabreuse m’est parvenue : te mêlant à une jeunessedébauchée, indigne de ta lumière, tu es allé un soir dans un balpopulaire à Braïla où tu as tourné la tête d’une gamine. La nuitmême tu as couché avec elle. Le lendemain, tu la plaquais pourfiler à Bucarest. Quinze jours après, les policiers t’amenaientsous mandat du juge d’instruction. Enfin un mois plus tard, tusubissais une peine infamante de quinze jours de prison pour« enlèvement de mineure ».

Adrien rougit jusqu’aux oreilles :

– Je n’ai rien « enlevé »,oncle. La mineure est montée en voiture de sa propre volonté, ellen’était pas à son coup d’essai. La victime de cette farce a étémoi… Autrement, j’aurais dû faire, d’après la loi, trois ans deprison.

– Peut-être… Mais tu ne savais pas qu’unemineure n’a pas de « volonté », et qu’elle est sous latutelle de ses parents ?

– On ne demande pas à ses parents lafille avec laquelle on veut coucher.

– Entendu ! Mais, aussi, on necouche pas avec des filles qui t’envoient le lendemain enprison.

L’oncle attendit une réponse. Adrien se tut.Le premier continua :

– Je n’ai pas que cela à te reprocher. Jesais qu’à la suite de cette aventure, ta mère est tombée gravementmalade de honte. Les parents de la gamine sont venus réclamer lemariage. Et pendant que tu te promenais à Bucarest, tout lequartier hurlait contre la mère d’un fils débauché. De cela, tu tesouciais peu, si peu que, te trouvant dans la misère, tu lui asécrit pour lui demander de l’argent. Elle, à peine relevée de samaladie, a dû aller se courbaturer sur ses baquets de lessive,ramasser des sous et subvenir à ta détresse… Si tu appelles celaamour filial, je m’incline. Mais ce n’est pas tout, tu vas voir queje suis renseigné… Ton arrestation a obligé ta mère à emballer sesfrusques et à changer de quartier en plein hiver, au prix d’unloyer beaucoup plus cher. Enfin, sorti de prison, tu t’es cavalé denouveau, tu t’es mêlé au mouvement ouvrier, et tu t’es fait arrêteret battre comme un voleur de chevaux. Conséquences : un moisde sanatorium, santé ébranlée, et prétexte pour aller te soigner enÉgypte, où tu crèves la faim et tu te souviens de ta mère.Ah ! Adrien, de quoi manques-tu le plus : de cœur oud’intelligence ? J’ai reçu, à ce moment-là, la visite de lapauvre sœur… Hâve, défaillante, elle venait, pour la première foisde sa vie, me demander de l’argent pour l’envoyer à son fils… J’aieu pitié, non pas de toi, mais d’elle, de cette martyre, et je luiai ouvert ma bourse à volonté.

Adrien éclata en sanglots, se roula au pied dugrabat puant, saisit la main décharnée et froide de son oncle et labaisa furieusement :

– Pardon !… Pardon !… Je suisun misérable !

– C’est très bien. Tu regrettes. Et leregret entraîne la correction. Tâche de te corriger ; et je tepardonne dès maintenant, et tu seras mon Adrien, mon neveu, le filsspirituel de l’oncle Anghel, de cet oncle que tu vois, là sur cegrabat, pour l’erreur d’avoir voulu la femme trop belle, la maisontrop florissante et la chemise trop propre. Mais,basta !

– Que dois-je faire, oncle ?balbutia le jeune homme, essuyant ses larmes et reprenant saplace.

Anghel souleva lourdement son brassquelettique, comme pour proférer une malédiction :

– Te détourner de tout ce qui flatte,briser les désirs orgueilleux, faire taire la voix de la chair quipourrit, livrer ton âme tout entière au culte de l’esprit qui estnotre seul appui dans la détresse. Voilà tout ce que j’ai à tedire…

– Mais, oncle, osa objecter Adrien, tuexècres aujourd’hui tout ce que tu as aimé hier…

– Parfaitement… Ce sont ces choses aiméeshier qui m’ont amené où tu me vois aujourd’hui…

– Cependant, on aime bien ce qui faitplaisir : la femme belle, la maison florissante et la chemisepropre. Nos passions l’exigent, et nos sens le réclament.

– Apparences de vérité, Adrien !…Rien que des apparences !… Les passions et les sens font untumulte disproportionné avec leur capacité de bien-être.

– C’est le tumulte de notre cœur…

– Notre cœur est un malfaiteur !cria l’agonisant, dans un suprême effort qui l’épuisa.

Ses paroles n’avaient plus le timbre d’unevoix humaine, elles n’étaient plus que des sifflements nasaux. Unlong silence suivit cette phrase. La tête, tournée vers le mur, seraidit dans l’immobilité, ainsi que les bras. Adrien crut quel’oncle allait rendre son dernier soupir.

Non. Oncle Anghel pensait encore. Il revint àAdrien et l’examina de ses yeux d’épouvante qui exprimaient, mieuxque les paroles, le tragique débat de son cerveau. Puis, sanslâcher Adrien du regard, Anghel siffla fort, fort et pressé, commepour prouver à son neveu qu’il se moquait de la mort.

Le garçon arriva au galop, l’oncle ingurgitasa ration, lécha ses lèvres blanches et sourit à sa victoire sur lenéant…

*

– Notre cœur ? Notre cœur ?Adrien… Pleurons sur lui ! Sur cette poignée de viande quin’arrête pas de battre. Ce navet, ce topinambour dodu qui porte enlui l’Éternité, qui est frappé du mouvement éternel dès qu’ilrencontre la chaleur du ventre de la femme, lorsqu’il n’est sansdoute pas encore plus gros qu’une tête d’épingle ; qui croîtet frappe ; qui s’émeut, se réjouit, souffre, et frappe sansarrêt, depuis l’instant de sa création jusqu’à sa mort.Allons !… Soyons justes avec ce pauvre malfaiteur. Il nousdonne assez de mal, c’est vrai, mais il le fait par générosité.Aha ! Voici les souvenirs… Sacrés souvenirs !… Enfin…Vivons encore une minute de ce terrible passé !…

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

» Si la source de mes larmes n’était pastarie, j’en verserais volontiers sur l’homme que je fus il y avingt ans… Je montais, à ce moment-là, la colline de mon bonheur,et mon sang en ébullition me faisait vivre cent vies à la fois.Rien, de ce qui se passait autour de moi, ne m’était étranger, joieou douleur. À la noce, comme à la dispute, oncle Anghel étaitprésent. C’était moi qui buvais le premier et le dernier verre devin, et c’est moi également qui tenais le dernier à labataille !… Car – bon Dieu tout-puissant ! – il fait bond’entendre ses tempes craquer sous le glouglou du « sang duChrist », descendant par notre « cheminée » en feu,comme il fait bon d’enfoncer les côtes d’un cynique qui te rit aunez. Et l’on sait que dans nos fêtes, le « sang duSeigneur » se mêle assez souvent au sang des mortels que noussommes.

Ce fut de même à la fête de Noël que je veuxte raconter…

Tu dois, d’ailleurs, t’en souvenir un peu, cartu avais six ans, tu t’es trouvé mêlé à la bagarre.

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

Nos grandes fêtes chrétiennesd’autrefois !… Décidément, l’homme est un tristeanimal !… Le temps l’éprouve, change ses sentiments et luiabîme l’âme bien plus facilement que cela n’arrive aux bêtes, quirestent les mêmes, en dépit du temps.

À les comparer aux avortons d’aujourd’hui, onaurait raison de les appeler lions, les terribles gaillards de majeunesse !… Il y avait aussi des faibles, mais de ceux-làpersonne ne s’occupait, leur existence ne comptait pas. Lorsque,dans un cabaret de Pétroï, de Cazassou, ou de Nazîrou, quelqu’unprononçait le nom de notre hameau, la pensée des assistants allaittout droit à quelques hommes : d’abord à Jérémie, le vaillantentre les vaillants ; puis… ma foi, oui, à Anghel !…Ensuite on pensait à Nicolaï, mon ami ; à Vladimir ; àCostale-Long et à tant d’autres moins renommés, mais tous, d’unbout à l’autre, phalange invincible au travail comme à la noce, auguillet comme à la bataille !… Aujourd’hui…

Eh !… Adrien… Crache, toi, pour moi, carje ne peux plus cracher ! Aujourd’hui il n’y a que des nainsqui s’effraient de leur ombre et se font battre par lesfemmes !…

*

À la veille de ce Noël-là – gaillard etdramatique à la fois –, je fis transporter à la maison paternelleun petit fût de dix décalitres de vin, six chapons gras et autantde petits cochons de lait à rôtir sur la choucroute.

C’est trop, dirais-tu, pour la douzaine debouches qui devait se rassembler à table. Peut-être, pour lesphtisiques de ton temps, qui s’écœurent après la troisième bouchéede rôti et se soûlent d’un demi-verre de vin. Pour nous… La belleaffaire !…

Je vois le cousin Stéphane – le prêtre quiconnaissait la Bible et les quatre Évangiles par cœur –, mortl’année passée… Il avait, à ce moment-là, soixante ans révolus, unedenture de chimpanzé et une virilité de coq. La« prêtresse », sa femme – cavale aux reins solides et auvisage de pivoine – était enceinte de son dix-huitième enfant, lesautres dix-sept, tous vivants et bien portants. Ah !… Ilfallait voir les maxillaires de ce couple « divin »,aussitôt après la bénédiction circonstancielle, qui fut brève etrapide à cause de la salive qui envahissait la bouche duprêtre !… Son menton à lui pilonnait, broyait les cuisses, lesos, les cartilages, comme s’il avait eu affaire à de la graine detournesol, pendant que sa respectable barbe tournait en rond sur sapoitrine comme la meule courante du moulin…

À côté du prêtre, ma mère – consciente dusaint jour et pieuse jusqu’au bout des ongles – luttait vaillammentavec le hachis de nos sarmale[5]…Le frère Dimi, coléreux et rusé, choisissait adroitement lesmeilleurs morceaux… Jérémie s’envoyait le tout sans choisir et sansmâcher, tandis que Costale-Long – long des membres comme de parole– promenait ses interminables bras sur toute la surface de latable, raflait tout, parlait peu et faisait parler les autres pourleur « combler la bouche de vide » :

– C’est permis d’être glouton, pèreStéphane ?

– Permis, mon fils, permis.

– C’est pas un péché ?

– Pas péché, ce qui entre dans la bouche,mais ce qui sort de la bouche…

– Racontez-nous un épisode de la GrandeCène…

– Tout à l’heure…

Et le bruit des mâchoires violemment mobilesallait son rythme, rappelant l’heure du repas dans une porcherie,ainsi que les formidables renvois des ventres bourrés quisecouaient les deux rangées de bancs d’un bout à l’autre de latable.

Sept hommes et six femmes occupaient les douzeplaces sur les deux côtés du rectangle. En haut de la table, faceau levant, le prêtre Stéphane dominait l’assemblée avec sa taillede géant. On était désolé de se trouver treize, « le chiffredu diable », mais nous nous consolions en ajoutant à notrecompagnie le nain qui nous servait à boire, un vieillot gai etspirituel qui promenait péniblement au bord de la table l’énormedécalitre en terre cuite.

Alors, les bouches débarrassées de mangeaille,l’esprit tourna vers l’amusement et les gosiers vers les carafes.Le vin effervescent coula à flots, et avec lui les anecdotes. Puis,Dimi prit entre ses doigts merveilleux son long chalumeau de bergeret voilà toute la société debout, prêtre compris. Une danseaffolante s’engagea autour de la table chargée de pots et devaisselle ; les cris et les secousses firent trembler toute lamaison. À la fin, le prélat et sa femme, les visages ruisselants desueur, s’en allèrent, pour nous donner un exemple de modération. Etpour suivre l’exemple, nous reprîmes la noce de plusbelle !…

 

Mais, pour moi, il ne s’agissait pas que debanqueter ce soir-là… Un fait très important devait avoir lieu, etson importance n’échappait à personne. Bien mieux, ce faitpassionnait et divisait en deux parties presque égales l’opiniondes hommes qui y assistaient.

Il s’agissait de remarier ta mère ; et mapréférence allait à mon ami Nicolaï, qui était présent, paysan avecun certain avoir et veuf sans enfants. Jérémie et Costa étaient làpour soutenir sa candidature et pour me seconder. Or, ta mèren’était pas tout à fait libre. De longue main et en sourdine, lafraternelle canaille que fut Dimi alors avait substitué son favoriau mien, un Nicolaï également, homme fort sympathique d’ailleurs,marchand de poisson à Braïla, gagnant gros et vivant largement.Outre Dimi, sa candidature était soutenue par notre cousin germainTudor, que nous craignions tous, à cause de son humeur sauvage etde sa force herculéenne. Tudor était comme frère avec sonNicolaï.

Et nous voilà face à face à table, rivauxdécidés, quatre de mon côté, trois de l’autre, mais Tudor comptaitfacilement pour deux des plus forts. Ta mère se trouvait assisedans leur rangée, mais jusqu’à quel point elle avait de lasympathie pour leur Nicolaï, et jusqu’où était-elle engagée aveccet homme, je ne saurais le dire. On était pourtant certain que,dans sa vie pénible, elle avait dû accepter plusieurs deslibéralités que le marchand de poisson lui prodiguait sanscesse.

Et quelle bizarre créature que cette pauvresœur !… Belle, à trente ans, comme une jeune fille à peinemariée ; d’humeur agréable, joyeuse, chantant et dansant avectalent, elle devenait farouche et empoisonnait la meilleure sociétédès qu’on touchait à son indépendance, dès qu’il s’agissait de lamarier à un homme. Et tout cela à cause de toi : l’idée que lenouveau mari pourrait être brutal avec toi la rendait sauvage commeune tigresse. Par toi on pouvait l’avoir ou la perdre, et c’est toiqui fus la pierre de touche ce soir-là.

Mon ami Nicolaï t’aimait et venait souventchez nous s’amuser avec toi. Vous étiez copains, ce qui constituaitun grand atout en notre faveur. Le soir de ce Noël, Nicolaïn’arrêta pas de te donner des dragées dans ton lit, où tut’endormais et te réveillais selon le gré du brouhaha. Cela plut àta mère et rendit jaloux l’autre, qui, ne sachant comment mettrefin à ce jeu, tira de sa poche un louis d’or et te le lança, endisant :

– Tiens, Adrien, tu auras de quoit’acheter dix kilos de dragées !…

– Oui… mais elles sentiront lepoisson !… riposta mon ami, faisant allusion à ce métierdétesté par les jeunes filles.

– C’est mieux que l’odeur dufumier !… répliqua le premier, tapant sur l’état depaysan.

Ces piques pleines de venin tombèrent versminuit, quand le vin seul était responsable de nos paroles. Tudoreut vite la moutarde montée au nez. Et ce qu’il y avait le plus àcraindre, c’est qu’il n’était pas soûl du tout. Pour juger de sonétat, je lui allongeai un adroit croc-en-jambe, pendant qu’ilsortait pour pisser : il ne tomba pas.

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

Anghel se trouva à bout de souffle. Lanarration le fatiguait. Il se tut brusquement. Son visagen’exprimait rien, ni émotion, ni fatigue. Même rigidité, mêmes yeuxaffreusement ouverts. Et de nouveau il siffla son macrocéphale etse fit servir la goutte. Puis, avec un timbre plus reposé, ilreprit :

*

Quand je réfléchis aujourd’hui, quandj’examine calmement l’étrangeté de la vie passionnelle des hommes,je me demande si nous ne sommes pas, peut-être, les purs pantins,les victimes d’un démon qui manie des ficelles et nous fait danserà son plaisir. Car, pour peu que ce soir-là nous eussions été deshommes raisonnables, la chose la plus facile à voir, c’était que tamère avait autant l’envie de se marier que de se pendre. Mais levin et la violence de nos cœurs nous firent passer outre, etbientôt, de parole en parole, on s’aperçut qu’il ne s’agissait plusde marier quelqu’un ; qu’il s’agissait tout simplement de secogner dessus, comme des sourds-muets.

Ta mère, de son côté – une femme dont leplaisir diabolique était de jeter les hommes les uns contre lesautres, et pour laquelle bien des têtes se sont cassées dans sajeunesse –, aida si bien le diable que notre sang prit feu, et cefeu faillit la dévorer elle-même. Connaissant la jalousie dumarchand de poisson, elle jeta la confusion entre les deux Nicolaïen chantant une sottise populaire à la mode à cette époque et danslaquelle le nom Nicolaïrevenait, en refrain, après chaquestrophe :

 

Haï, haï, haï,

Embrasse-moi, Nicolaï !…

 

Oui, embrasse-moi, Nicolaï, maislequel des deux ?… Et comme chacun mettait du sien pourarriver au plus vite à la saignée, mon Nicolaï raillait sonhomonyme, clignait de l’œil et, par-dessous la table, touchait dupied le pied de ta mère. Tudor hurla :

– Nom de Dieu !… Ça va barder tout àl’heure ?…

– Oui, cousin !… m’écriai-je ;ça va barder !…

« Ma mère se leva. Tout en faisantsemblant de ranger la table, elle ramassa tous les couteaux quiétaient à notre portée, mais s’apercevant que Tudor, seul, restaitarmé d’un terrible coutelas, enfilé à sa ceinture, elle alla le luidemander :

– Tudor !… Mon enfant !…Donne-moi ton couteau…

Fier, Tudor tira son coutelas et le lançacontre la porte. La bonne vieille l’emporta. Puis, revenant avec del’eau bénite, elle baptisa la chambre, brûla de l’encens etpria :

– Seigneur tout-puissant !… Chassel’Impropre de cette maison, où il vient de planter saqueue et de brouiller les hommes !… Envoie-le, Seigneur, dansle désert !… Aie pitié de nous autres pécheurs, au nom de tonFils qui vient de naître aujourd’hui !

Et suppliant ta mère :

– Sors d’ici, ma fille !… Va etranime un peu le feu de l’âtre… Et prie… C’est toi la cause du mal,comme Ève fut la cause du péché mortel…

Tous les hommes s’opposèrent au départ de la« cause du mal » !… Jérémie psalmodia :

– Lais-sez-nous-la-bel-le-cau-se-du-mal !Que-de-vien-drai-ent-les-hom-mes-sans-la-bel-le-cau-se-du-mal !…

La mère pleurnicha :

– Jérémie !… Vous allez vous casserla tête !…

– Lais-sez-nous-cas-ser-les-tê-tes-si-ce-la-nous-fait-plaisir !…

La flûte de Dimi retentit, endiablée. Desdoigts et de ses lèvres, les sons et les mots coulèrent :

 

Doul-dou, doul-dou, doul-dou…

Que j’aime bien le verre rempli !…

Doul-dou, doul-dou, doul-dou…

Et l’homme jeune et non pas vieux !…

Doul-dou, doul-dou, doul-dou…

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

D’un bond, tout le monde fut debout, et lasàrba fit trembler la terre. Tout en disant, Dimi jouaitet rugissait :

 

Saute, opinca[6] !…Frappe fort !…

Qu’on l’entende aux frontières !…

Doul-dou…

 

Et Costa-le-Long :

 

Le bon vin et la sainte paresse

Oublient la quenouille dans les mauvaisesherbes !…

 

Et la sœur, gaillarde :

 

Que j’aime bien l’homme vaillant

Lorsqu’il se repose dans la clairière !…

 

Et Tudor, provocateur :

 

Que j’aime bien frapper, cogner,

Jeter l’ennemi à terre !…

 

Leur Nicolaï cria :

 

Le vin est mauvais ; le litre, petit,

Mais la tenancière est jolie !…

 

Et mon Nicolaï nous combla de honte :

Ne dansez pas trop la catin,

Car elle pète et ça pue.

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

– Buvons ! Buvons ! Sus lespots !…

– Buvons à la fraternelle !…

Nous bûmes à la fraternelle, deux par deux,les bras enchaînés, les têtes approchées, les pots de vin auxlèvres. Et à peine eus-je le temps de voir ta mère buvant à lafraternelle avec mon ami Nicolaï – qui se trouvait par hasard prèsd’elle – qu’à l’instant même le pot de Tudor traversa l’espace etalla se briser contre la tête de mon ami…

Ce fut le signal, l’étincelle… L’instantd’après fut une effroyable mêlée !… Les pots, les assiettes etautres ustensiles volèrent comme des projectiles… Les tables et lesbancs furent renversés ; la lampe à pétrole tomba, se brisa ets’éteignit… Nous fûmes plongés dans l’obscurité… Et sous le pâlereflet de la neige et du ciel scintillant qui blanchissait lesvitres, on aurait pu voir le plus acharné des corps à corps, danslequel sept hommes, sept amis et parents, se cognaient durement,sans un mot, sans un cri, et sans savoir pourquoi, quand, à unmoment où personne ne pensait à lâcher prise, la voix plaisante etdépitée de leur Nicolaï retentit :

– Nom de sainte Pantoufle !… On neva pas se cogner comme ça, jusqu’au matin, j’espère !… Moij’ai soif !…

 

Comme sous une décharge électrique, la bagarres’arrêta !… Des rires francs, des approbations enthousiastesrépondirent à l’exclamation inattendue d’un belligérant qui enavait assez…

– Lumière !… De la lumière !…Et surtout du vin !… Où sont les femmes !… Où est lenain ?…

Les femmes, qui s’étaient sauvées,épouvantées, rentrèrent, avec des bougies, mais ta mère avaitdisparu et toi avec elle. Toutes les recherches dans la cour, dansla grange, dans l’écurie, furent vaines. T’emportant dans ses bras– unique trésor et unique souci –, elle avait pris le chemin deBraïla à pied, en pleine nuit, affrontant la neige, le froid et lesloups !… Elle allait regagner son humble ménage de veuvejalouse de son indépendance et consciente d’un seul devoir :celui d’élever son unique fils ! Pour elle, le plaisir étaitfini… La peine allait commencer dès le lendemain…

Mais cela, c’était son affaire à elle. Notreaffaire fut d’oublier promptement la disparue, de déblayer lachambre, de faire venir du vin et d’amorcer une orageusekindia aux sons de la flûte de Dimi. Tous, en bras dechemise, les visages saignants, les vêtements déchirés, la haineapaisée et dans le comble de la gaillardise, nous dansions uneronde folle, serrés côte à côte, nous fichant de nos blessuresainsi que du nain qui dansait lui aussi au milieu de la ronde, unemain sur la hanche, de l’autre équilibrant le gros décalitre posésur le crâne et se garant des coups de pied que nous lui envoyionsdans les fesses…

Vers l’aube, gavé de mangeaille et ivre mort,je prenais – seul, enveloppé dans ma chouba[7] – le chemin de mes pénates,luttant avec la neige haute jusqu’aux genoux et ne me doutant guèredu jour du Jugement dernier que voici.

*

Le malade se tut… Puis il appela le domestiqueet avala sa petite mesure d’eau-de-vie, pendant qu’Adriencherchait, dans l’histoire qu’il venait d’entendre, la trace d’unefaute :

– Je ne vois pas, oncle, le péché que tuaurais commis et qui mériterait une punition divine… Tu n’as faitque vivre selon tes sentiments.

Anghel voulut rire, mais il ne fitqu’épouvanter son neveu avec une grimace affreuse :

– Tu ne vois pas le péché ? Pauvreami, qu’est-ce qu’il te faut alors pour le voir ?… Que je teraconte des choses atroces ?… Eh bien, voilà quelque chose deplus bref et de plus convaincant :

C’était à l’époque où j’espérais encoreréveiller ma femme de son sommeil en la trompant. Jérémie, quiétait bien le fils de ce tumultueux passionné de Cosma, m’en offritdes occasions séduisantes. Cet homme, ennemi déclaré des popesdepuis que son père était tombé par la main d’un pope, se délectaiten cherchant des maîtresses parmi les épouses ou les filles desserviteurs de l’autel ; et à soixante ans, jeune et beau commeun chêne, il avait plus de succès qu’un garçon de vingt ans.

Jérémie me montra le chemin. Et le nidd’amour, à Cazassou. Pour y aller, une demi-heure de chevalsuffisait. Nous fîmes le trajet pour la première fois, sans avoirl’air de chercher quelque chose. C’était pour « boire uncoup » chez un collègue ; les cabaretiers se font unplaisir de goûter et de critiquer le vin de leurs collègues.

Nous étions en automne… Vin nouveau, bonnepastrama[8].Par un gamin de la commune dépêché chez la prêtresse, celle-cifaisait savoir à Jérémie que son époux était absent. Il étaitsouvent absent. Seul prêtre à Cazassou, il remplissait desfonctions qui l’appelaient loin de son domicile, dansd’innombrables hameaux environnants. Sa présence étaitindispensable à la dévotion, aux préjugés et à la superstition deshabitants. Tout prétexte était bon pour appeler le pope : onl’appelait pour un baptême, pour un mariage, ou un décès ; etavec le même sérieux on l’appelait pour soulager les douleurs d’unefemme ou d’une vache en voie d’accoucher, l’une ou l’autre ;chasser les revenants des maisons hantées ; baptiser un champstérile ; présider aux aumônes pour les morts ; lire uneliturgie sur une gangrène, sur les vêtements d’un mari qui boittrop, sur la tête d’un fou, sur celle d’un épileptique. Enfin, onsait qu’aussitôt le service fini, le pauvre pope était à cheval,les objets sacerdotaux sous le bras, prêt à commencer la randonnée,d’où il ne rentrait qu’à la nuit et où, la plupart du temps, lesâmes en détresse allaient chercher sa trace et le pousser d’unfoyer à l’autre comme le porte-bonheur de la contrée.

 

Faut-il te dire, Adrien, que cet hommehonnête, juste, infatigable serviteur de sa foi, ne méritait pasnotre offense ?… Qu’il méritait encore moins une épouse et unefille également débauchées toutes les deux ?

Voilà ce que je ne me suis pas demandé le jouroù, conduit par Jérémie – que le ciel punira, certainement, avantsa mort –, je fus content comme un coq de voir les œillades que lesbeaux yeux de la fille – femme d’un facteur rural, toujours encourse, lui aussi – décochaient à ma barbe noire, à mes cheveuxfrisés, à ma chemise propre et à mes bottes vernies !… Je n’aipensé ni au mal que je faisais à mon prochain ni à celui qui allaitruiner mon âme… Et quoique je n’eusse pas une âme faite pour cegenre de plaisirs, je m’y plus tout de même. Je m’y plus si bienque j’y retournai.

Les deux vipères étaient, d’ailleurs, faitespour qu’on oubliât près d’elles tout ce qui n’était pas désircharnel. Dieu seul savait pourquoi il avait collé ces plaies desensualité sur le corps d’un de ses serviteurs les plus vertueux.La prêtresse prétendait, avec compétence, que Dieu lui-même nesavait pourquoi, et elle nous expliquait cette maladresse divined’une façon amusante :

– Vous savez, nous disait-elle, que Dieune fut pas seul le jour de la création de l’homme, et que l’Impur yétait présent… Il se mêlait à tout, voulait être partout, etagaçait constamment, dans son œuvre, le Tout-Puissant, qui sedéfendait de son mieux. Regardant la blancheur éblouissante de lapâte divine que le Seigneur était en train de pétrir pour y créerl’être humain – l’œuvre qu’il voulait parfaite entre toutes –,l’Impur eut une envie irrésistible de la salir. Mais le Créateur yfaisait grande attention. Alors, trompant la bonne foi du Maître,le Méchant lui posa rapidement cette question, en même temps qu’illui montrait le soleil se cachant derrière un nuage :« Pourquoi, ô toi, qui es si intelligent, as-tu rendu unfaible nuage capable de supprimer l’éclat d’un astre si puissant,et d’obscurcir la terre, en la plongeant dans la tristesse ? –C’est, expliqua le Créateur, pour que toutes les choses terrestressoient vues dans les lumières différentes ; que l’homme n’aitaucune certitude et qu’il doute de tout, sauf de mapuissance. » Le Démon écouta et fit semblant de rester confus,mais pendant ce temps il réussit à toucher de sa queue la pâtedivine qui devint aussitôt grise. Le Seigneur le remarqua et en futétonné. « Pourquoi t’étonnes-tu ? ricana le Malin ;la pâte est grise parce que la lumière a changé ! » Dieuse sentit attrapé et, par orgueil, voulut être logique. Il mit lapâte dans le moule, lui donna la forme de l’homme, souffla dessuset mit Adam debout… Mais, hélas, l’impureté y était aussi !…Elle fait partie de nous, et voilà…

Et voilà !… Ou bien : etvoici !… Voici des prunelles humides à l’éclat qui perce lecœur comme des flèches… Voici des lèvres impatientes quin’attendent que le frôlement de la moustache et la morsure du mâle…Voici des seins bien cachés pour mieux se faire voir… Voici deuxfemmes, voici deux hommes, voici quatre créatures entièrementdominées par la queue de Satan !… Plus le moindre souvenir ennous de l’intention divine !… Plus de vertu, plus debienséance, plus de contenance, plus de respect !… Deux femmeset deux hommes face à face, traversés des pieds à la tête parl’immense queue de l’Impur !…

Et j’ai mordu, Adrien, j’ai mordu au fruitdéfendu ! Et il me parut bon, si bon que je devins meilleurdans mes relations avec mes semblables. Je pardonnai à ma femme sonsommeil et ne la battis plus. Avec les besogneux je redoublai degénérosité, et avec ceux qui me volaient je fus plus indulgent. Etdu matin au soir je trépidais d’un cœur allègre…

Mais voilà ! Ce voilà, c’estautre chose… Car,dit l’Ecclésiaste, il y a un tempspour tout ; un temps pour rire, et un temps pourpleurer ; un temps pour embrasser, et un temps pour s’éloignerdes embrassements… Ce temps arriva.

Un après-midi étouffant d’été, nous goûtions,Jérémie et moi, au plaisir défendu et passager, dans la maison duprêtre, maison située hors de la commune, isolée, solitaire. Lefacteur était à son travail, et le pope, parti avec « lepremier du mois » baptiser les habitations de sa paroisse.Nous nous croyions à l’abri de toute surprise et faisionsvoluptueusement vivre le côté de la pâte divine touché par la queuedu diable, quand la main vengeresse de Dieu ouvrit la porte et,dans son cadre, le prêtre et son gendre surgirent comme deuxterribles juges ! Droits et martiaux, couverts de poussière,blêmes, le premier tenait à la main le petit chaudron contenantl’eau bénite et le goupillon ; le second, un bâton noueux etle sac à lettres.

Ils restèrent sur le seuil, muets, mais nous,les quatre coupables, nous bondîmes dans un coin de la chambre,Jérémie, saisissant un couteau et prêt à se défendre ; moi,pétrifié de honte ; les deux femmes, hypocritement inclinées.Et la voix du Tout-Puissant retentit par la bouche de son serviteuroffensé, mais fort dans son malheur.

 

Il dit, à peu près, ceci :

« Paix à vous, malfaiteurs !… Et quecette Paix soit avec vous aussi, femmes dévergondées ! Toi,Jérémie, abandonne l’arme tranchante, car un prêtre, quelle quesoit l’offense qui le frappe, n’entre pas dans sa maison, ni dansaucune autre, pour y exercer une vengeance !… C’est à Dieu dejuger du juste et de l’injuste… Et c’est tout ce que j’ai à tedire, à toi, homme sans cœur, sans honte, sans pitié. Mais à toi,Anghel, à toi je veux parler davantage, car tu ne manques pas decœur, ni de honte, ni de pitié. Tu es malheureux, Anghel, dans tonménage, je le sais… Mais tu cherches une consolation dans lemalheur d’autrui ? Je ne te parle pas de moi. Moi, je suisfort pour porter une croix que le Seigneur rend chaque jour pluslourde, pour punir ma chair fautive d’avoir désiré un bonheurcharnel, pour me rappeler qu’une femme belle et dépourvue debon sens, c’est un anneau d’or au nez d’un pourceau. Maisregarde ce jeune homme qui est à côté de moi, qui est mon gendrepar la colère divine, et qui tremble comme une feuille morte parcequ’il se voit mortellement frappé dans son bonheur charnel, frappépar toi, homme qui ne manque ni de cœur, ni de honte, ni de pitié…Regarde-le, Anghel, et sache qu’une correction sévère menacecelui qui abandonne le sentier !… J’ai abandonné, moi, cesentier, en voulant pour moi seul cette femme destinée par Dieu àappartenir à tout le monde… Et je reçois, maintenant, macorrection… Ce jeune homme a abandonné son sentier en écrasant unamour honnête et en ouvrant ses bras à une fille qui devait êtrepublique, ma fille… Et il reçoit sa correction… Toi, Anghel, turecevras la tienne !… Je ne te souhaite aucun mal, mais le malest en toi ; car s’il est permis à la passion humaine detomber sur la peste en la prenant pour de la pureté, il n’est paspermis d’aller s’y infecter volontairement. Allez, sortezd’ici !… Que la Paix soit avec vous, mais craignez Dieu et lesvers non endormis… »

As-tu entendu, Adrien ?… Les vers nonendormis !… Eh bien, les voilà !… Ils sont ici, sous ceshaillons qui les couvrent, eux et mon cadavre vivant… Ils medévorent lentement, depuis un an… Et depuis un an je n’ai plus riende vivant que mon cerveau, ma tête…

C’est fini d’oncle Anghel !… Tout estfondu !… Plus trace de sa belle maison ; de ses beauxenfants ; de sa chemise propre ; de sa barbe noire ;de ses bottes vernies… Fondu, le corps qui n’a jamais connu lafatigue et la maladie !… Et ce que de terribles assommeurs nesont pas parvenus à abattre, les vers non endormis l’ontabattu !…

Seul, le cerveau tient bon… C’est lui qui mesert de lanterne inextinguible dans une nuit sans fin, nuit qui acommencé le soir où mon fils est descendu dans la tombe… Mais lalanterne s’est mise à briller… Et il n’y a plus eu d’huile pourautre chose… Tout pour elle, pour sa flamme… Ainsi j’ai touché ausalut !…

Cent cinquante livres de glaise inutile quivoulaient accaparer la terre ! Les voici étenduesinertes !… Tant de besoins, tant de désirs, tant de tumulte,et si peu d’éternité !… Seigneur, pourquoi si maladroit avecton chef-d’œuvre ?… La tête seule nous aurait suffi. Où,ailleurs, mieux que dans le cerveau, ai-je trouvé del’immensité ?… Et quand je pense que cette immensité avait étéréduite à rien, refoulée comme un grain de sable dans un coin de macarcasse, elle, notre unique éternité ! Toute la maisonremplie par le vacarme… Une grosse caisse qui chambarde l’être jouret nuit… Un feu de paille qui veut embraser le temple, qui ne faitque l’enfumer, l’asphyxier et le rendre inhabitable…

Je pense, depuis sept ans, à tout ce à quoi onpeut penser… L’Ancien et le Nouveau Testament, je les ai lus troisfois… L’Ecclésiaste a dit en une heure d’entretien tout ce que l’onpeut dire sur la vie ; jamais on ne pourra dire mieux, niplus, même si l’on parlait dix mille ans sans s’arrêter. Il n’estpas moins vrai que c’est encore là de la vanité, et poursuitedu vent !… Là même où ce sage trouve un peu de bonheur,il n’y en a pas. Il ne s’agit pas de trouver du plaisir dans lavie, mais de le faire durer, et de la durée, il n’y en a pas dansla vie… D’ailleurs l’essentiel est de savoir à quoi cela peut bienservir…

Et voilà pourquoi j’ai quitté la vie et je mesuis tourné vers la mort…

On est mort dès que l’on ne goûte plus… Jesuis mort depuis trois ans… Mais je ne suis libre que depuis sixmois, depuis le jour où mes paupières se sont fixées ouvertes surl’éternité… Là, j’ai trouvé de la durée… Le jour et la nuit me sontindifférents… Je suis partout ; je vois tout ; je senstout ; et rien ne me touche… La joie et la douleur sont desobstacles à la liberté…

J’ai failli, aussi, plus d’une fois, filerdans le Néant, mais je m’en suis toujours aperçu à temps. Ons’aperçoit. Quand le commencement de la Chose Sans-Fin approche, ona envie de vomir, et une pesanteur à la racine du nez… Une seconded’inattention et c’est fait…

Une fois je m’amusais à ma façon avec la vieet avec la mort. C’était l’hiver dernier. Je ne savais pas s’ilfaisait jour ou nuit ; depuis longtemps cela n’a plus aucuneimportance pour moi… Je me promenais… Tel souvenir gai de mon passéme faisait osciller vers la vie, tel autre, triste, me basculaitvers la mort. Un cri lointain de détresse m’a rempli dedégoût : c’était les hurlements de douleur d’un cochon qu’onégorgeait dans le hameau à la veille de Noël… Ouah !… Je merappelai sur combien de cochons j’avais appuyé mon genou ;combien de fois j’avais planté mon long couteau, savamment, dans lecœur qui palpitait sous l’aisselle gauche, ou dans la cavité molledu gosier, selon ce que je voulais obtenir… Souvent, le sang chaudm’avait jailli au visage… La bête se débattait, puis ses yeux seternissaient, elle était morte ; je lui donnais une tape etpassais à la vie une tape amicale, comme on donne sur la fessed’une femme qu’on aime…

Cela me rendit morose… L’univers disparut…Plus de souvenir, plus d’espace… Mon cerveau fut saisi par unedouce paresse narcotique… Un nœud monta de l’estomac… Un poidsentre les yeux… Je passais. Je dis : Ça vabien !…

Soudain, trois voix d’enfants ont retenti enchœur à ma fenêtre :

 

Bon matin, père Noël !…

Bon matin, père Noël !…

Bon matin, père Noël !…

 

Puis la porte s’est ouverte large au froid età la vie, et mon fou, accompagné de trois garçons, est entré dansma chambre, où l’aile de la mort flottait encore. C’était lui quiavait attiré vers le cabaret sinistre la bande d’enfants déambulantdans le hameau avec le souhait traditionnel du matin de Noël… Il yavait sept ans que ces voix joyeuses ne s’approchaient plus de mesfenêtres… Je n’avais rien à leur donner de ce qu’on donne :noix, caroubes, craquelins, figues…

Je leur donnai des sous… Ils me souhaitèrentun « prompt rétablissement » et s’en allèrent, emportantavec eux l’air froid et la vie…

Les regardant partir, j’oubliai la mort etj’eus envie de pleurer… C’était Noël, dans le hameau… Et l’oncleAnghel, ce bon chrétien, n’avait pas une noix, pas une figue, pasun craquelin à donner aux enfants qui souhaitent bon matin, aupère Noël.

*

La bouche de l’oncle Anghel s’élargit d’uneoreille à l’autre, laissant voir une denture de tête de mort, jaunenoirâtre. Adrien ne sut si le malade avait expiré, ou s’il avaitseulement l’envie de pleurer. Sa main droite, abandonnée au bord dugrabat, se mit à trembler dans un mouvement déréglé qui allait àtâtons vers la bouteille d’eau-de-vie posée par terre. Adriencomprit :

– Tu veux boire, oncle ?…

Il se leva pour le servir.

– Oui… vite… j’étouffe…

Adrien remplit le petit verre et le vida dansla bouche ouverte. Le verre dansa entre les deux rangées de dentsqui claquaient comme si le malade était saisi d’un grand froid.

L’effet fut rapide. L’alcoolique se calma.

– Je vais mourir tout à l’heure, Adrien…Pour tout héritage, je te donne ce conseil : oppose-toi detoutes tes forces, et pendant qu’il est encore temps, à la joielégère. C’est elle qui nous fait le plus souffrir… Et que c’estdommage ! La joie légère réclame pour elle seule notre vieentière. Pour le fût d’huile qu’elle brûle, elle nous rend uneolive. C’est peu. Trop peu. Les chiens nous égalent en passion,mais ils nous dépassent en sagesse.

» J’aurais voulu te donner un exemple dela folie humaine en te racontant la vie de Cosma, le père deJérémie et un de nos parents éloignés. Je ne me sens plus de forcepour une si longue histoire… Un jour, Jérémie pourra te la raconterlui-même, mieux que moi…

» Mais je pardonne à Cosma ce que je mepardonne moins à moi, pas du tout à toi. Cosma n’avait pas decerveau ; moi, j’ai eu la moitié d’un ; toi, tu savais àvingt ans ce que nous ne savions pas à cinquante : tu savaisque les plaisirs nous font croire qu’ils sont toute la vie, qu’endehors d’eux il n’y a rien, et c’est le contraire qui est vrai. Cecontraire je l’ai su trop tard… Cosma, lui, ne l’a jamais su.

 

Adrien jugea bon d’exprimer sapensée :

– Il n’y a pas de savoir, oncle, quipuisse écraser une grande passion sans que, du même coup, l’êtrelui-même soit brisé…

– Qu’est-ce que tu appelles brisé ?interrogea Anghel avec énervement.

– J’appelle brisé l’homme qui s’imposeune autre vie que celle qui lui est destinée.

Anghel secoua la tête :

– Ça, un homme brisé ? Et l’hommequi ne s’impose pas une autre vie que celle qui lui est destinée,comment l’appelles-tu ?

Adrien n’osa pas exciter le malade et se tut,mais celui-ci redemanda :

– Comment l’appelles-tu, neveu ?… Tune veux pas le dire ?… Ne s’appelle-t-il pas oncle Anghel,l’homme qui ne s’impose pas une autre vie que celle qui lui estdestinée ?… Connais-tu cet oncle Anghel ?… Veux-tu savoiroù il en est arrivé en vivant la vie qui lui était destinée ?…Eh bien, Adrien, découvre-moi !… Allons, enlève ces haillons,offre-toi le spectacle de l’oncle Anghel qui n’a pas su s’imposerune autre vie que celle qui lui était destinée ! Enlève,regarde, mon beau neveu ! Ce que tu verras te convaincra mieuxque mille discours ! Enlève !

– Épargne-moi, oncle… J’ai peur, balbutiaAdrien.

– Je t’ordonne de me découvrir et deregarder ! cria Anghel avec une suprême force.

– Pardon, oncle, pitié !

Anghel, tremblant, traîna avec effort sa maingauche aux lèvres et se mit à siffler. Le garçon arriva aussitôt etvoulut verser :

– Non… Pas ça… Nettoie-moi d’abord, luidit le malade. Le fou commença à jeter furieusement les nippes parterre ; et à mesure que le corps se découvrait, une odeurpestilentielle emplissait la chambre. La dernière couvertureenlevée, Anghel cria :

– Approche-toi, Adrien, et regarde, aunom de la tendresse que j’ai toujours eue pour toi !

Saisi de terreur, Adrien s’approcha, et lemacrocéphale lui fit place en se dressant comme un gendarme auxpieds du malade. Mais à peine le jeune homme aperçut-il les deuxaffreuses rangées de fémurs et tibias inertes, bleus, ainsi que lebassin vidé de son contenu ; à peine ses yeux saisirent-ilsces os dardant leurs extrémités nues à travers la peau percée,qu’il se couvrit aussitôt la face de ses deux mains et courut versla porte en criant :

– Horreur !… Horreur !… C’estça, oncle Anghel ?

À ce moment, un beau vieillard, sombre devisage, barbu, la taille solide, entrait dans la chambre. Adrien seheurta à sa large poitrine. Le visiteur le saisit dans sesbras :

– Qu’est-ce qu’il y a, Adrien ?… Tut’effraies de ton oncle ?

À ces paroles, Anghel tourna la tête vers lenouveau venu et cria :

– Jérémie !… Jérémie !…Arrête-le !… Ne le laisse pas partir !… Je t’en supplie…Ici… ici… sur-le-champ… je veux que tu lui racontes l’épouvantablevie de Cosma… Je veux entendre cela avant de mourir… Je veux que tudises à ce jeune homme la vérité sur la folie des passions… La joietrompeuse de Cosma et ses souffrances réelles… Ses vains plaisirset ses grincements de dents… Montre-lui la barbarie du Dieu fou quia créé la chair pour le plaisir de la tourmenter… Le désastre quiattend celui qui se laisse emporter par l’orage des sens…Montre-lui, Jérémie… Dis-lui… Parle-lui de… de… Cosma !…

Brusquement, Anghel se tut. Les yeux fixèrentle plafond. Ses mains se crispèrent.

– Parle… Jérémie… Raconte qui fut Cosma,ajouta-t-il, le regard au plafond.

Adrien voulut crier, mais Jérémie lui mit lamain sur la bouche. Puis, roulant des yeux effarants, il lui saisitune main et commença d’une voix sonore, en scandant les mots et enregardant tantôt le mourant, tantôt Adrien.

Cosma a été l’homme le plus passionné deson temps… Sa vie a été un orage traversé de foudres… Son cœur aconnu de grosses joies et des souffrances surhumaines. Et Cosma aété puni de mort pour ses injustices, ses violences et seserreurs…

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

Jérémie s’arrêta, lâcha la main d’Adrien et sepencha sur le visage rigide de l’oncle Anghel, qu’il considéra uninstant. Puis, le regard tourné vers Adrien, il toucha avec deuxdoigts les deux prunelles qui fixaient le plafond de leurs grandsyeux ouverts. Mais oncle Anghel garda ses yeux toujours ouverts surla mystérieuse Éternité.

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