Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume II

Chapitre 3COSMA

Jérémie traîna Adrien, horrifié, dans lecabaret en ruine. Là, il hissa sur la longue table poussiéreuse unebesace fort chargée, qu’il avait jetée par terre en entrant, de labesace il tira un pain d’un kilo, un gros morceau de jambonentrelardé, un énorme oignon et un coutelas. Puis, prenant placesur le banc, l’incroyable personnage écrasa l’oignon d’un coup depoing, éventra le pain en long et en large, déchiqueta le lard et,faisant signe à Adrien de l’imiter, il se mit à s’envoyer sous ladent d’énormes bouchées.

Adrien, sans répondre à l’invitation, selaissa choir sur un banc et appuya son front sur ses bras croisés.Jérémie n’insista pas et dévora tout. Une seule fois il se dérangeapour descendre à la cave et revenir avec un pot de vin de cinqlitres, d’où il se versa le liquide dans une oka[9] enterre cuite, qui lui servait de verre.

Au bout d’une demi-heure, le pain, le lard,l’oignon et la moitié du vin avaient pris le chemin de son gosier.Lorsque Adrien souleva sa tête, Jérémie fumait sa pipe et souriaitsous ses moustaches fournies. Le jeune homme le regarda comme onregarde un monstre impossible. À ce regard, Jérémie répondit enbougeant vivement ses sourcils blancs, sa crinière grise et lebonnet qui se reposait dessus comme une meule de foin en miniature.Ses gros yeux noirs, limpides comme ceux d’un enfant, étaient leseul gage d’amour dans cet amas de férocité&|160;: ils parlaient leplus confiant, le plus sincère des langages amicaux. Le resten’était que bestialité, avec cette barbe sauvage, ces habitsrigides et boueux, cette chemise sale au col noué d’une ficelle etces pattes d’ours faites pour assommer un bœuf. Et comme si Adrienavait besoin d’une autre preuve de férocité pour compléter lecadre, Jérémie empoigna l’oka remplie de vin, la vida d’un traitet, en guise de respiration, enfonça ses mâchoires dans le reborddu vase, mordit dans la terre cuite comme on le ferait dans dupain, mâcha le morceau arraché et cracha sur la table les débrisbroyés.

Les deux hommes se regardaient dans le blancdes yeux&|160;; Adrien, fasciné&|160;; le vieux, fascinateur.

–&|160;Connais-tu pas, poulain, cevisage&|160;? La nuit de ton temps passé n’en garde-t-elle plus unfaible souvenir&|160;? Une fois, par un terrible hiver, je ramasse,la nuit, une pauvre femme aux jupes glacées et la monte dans macharrette, un peu avant d’arriver dans notre hameau. Cheminfaisant, elle m’ouvre son cœur, et me raconte sa peine&|160;:veuve, un enfant dans les cinq ans s’épuisant d’une maladiemystérieuse, tout espoir de le guérir perdu… Nous arrivons à sachaumière&|160;; je saisis les menottes squelettiques dubonhomme&|160;; je plonge mon regard dans ses yeux accrochés auxmiens et je crie en moi-même d’une voix de tonnerre&|160;: Jeveux, ô forces démoniaques de la vie&|160;! Je veux que cet enfantguérisse&|160;! Tu guériras, petit, tu ne pleureras plus, tudormiras, m’entends-tu&|160;? La paix, la santé, la vie seront avectoi. Amen&|160;! Et le petit bonhomme tomba de mes mains dansles bras du sommeil, qu’il ne connaissait plus. Et il guérit, ildevint un grand et beau garçon, tel qu’il est devant mesyeux&|160;! Connais-tu pas, poulain, ce visage&|160;?

–&|160;C’est vous, Jérémie, l’homme mystérieuxqui avez fait ce miracle&|160;?

Jérémie approuva de la tête. Adrien saisit unedes mains poilues et l’embrassa. La main sentait le chien mouillé.Dehors il pleuvait une fine pluie printanière chargée debrouillard. Par la brèche du toit de roseau, effondré sur un coindu cabaret, brouillard et pluie fine entraient en tourbillonpaisible.

Le macrocéphale, haletant, fit irruption àl’intérieur et regarda les deux hommes, avec une mine effarée.Jérémie lui dit&|160;:

–&|160;Maintenant, eh oui, tu n’as plus rien àfaire ici… Va, mon pauvre, va et couche ta lourde tête sur le raildu chemin de fer. Tu seras soulagé d’une vie trop lourde pour tesépaules, aussi lourde que ta tête… Va, fais comme je te dis&|160;:c’est pour ton bien.

L’apostrophé disparut comme il était venu.

–&|160;À toi, Adrien, qui as des épaules poursupporter la vie, je vais te raconter l’histoire de Cosma, monpère.

*

Le plus ancien de mes souvenirs se passe aucommencement de la terre, la terre lointaine de ma plus lointaineenfance, voici soixante-dix ans révolus. Et lorsqu’on peut sesouvenir d’une chose vécue à soixante-dix ans de distance, c’est làle commencement de la terre.

J’étais assis sur un tronc d’arbre et je memirais dans un lac, pareil à un petit chien de trois semaines quiregarde bêtement les moucherons voltiger à sa barbe. Autour de moi,forêt d’arbres droits, hissant leurs crêtes dans les nues. Je nepouvais les contempler que couché sur le dos. Pas bien loin, bruitde torrent tumultueux. En face, une cabane, où des hommes trèsgros, avec pantalons larges aux cuisses, et des femmes avec jupesaux raies multicolores, entraient et sortaient en parlant fort eten gesticulant. Soudain des cris retentissent dans la cabane, etles femmes aux belles jupes se sauvent. Puis, des hommes qui seharcèlent&|160;; en voici un, le plus gros de tous, et qui m’étaitle plus familier, qui arrive en toute hâte&|160;; et c’est la paix.Tous partent, sauf le gros et un autre qui m’était aussi connu quelui, mais, quelle chose bizarre&|160;! Le plus gros saute sur ledos de l’autre, qui était moins fort, et se laisse promener partoute la cour jusqu’à ce qu’ils roulent tous les deux sur le sol.Je n’y comprends rien et continue à me mirer dans le lac.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

L’image qui suit ce premier souvenir est plusprécise. Je parlais. J’appelais le plus gros des deux hommes&|160;:Cosma&|160;; à l’autre je disais&|160;: Élie. Ilsm’étaient indifférents, sauf lorsqu’ils me montaient sur le dosd’un cheval et me promenaient. Alors je leur donnais des gifles,parce que mon plaisir était trop fort. Pour le reste, je vivaisseul. Nous étions maintenant au bord d’une eau si large qu’onvoyait à peine l’autre berge. Des arbres aux branches tombantesplongeaient leurs feuilles dans l’eau coulant lentement. De tempsen temps, des inconnus arrivaient dans des barques surchargées deballots, et cela me faisait beaucoup de peine&|160;: aucun necomprenait que j’avais l’envie de monter dans une de ces coquilleset de glisser comme eux sur l’eau&|160;; mais un matin, profitantde leur manque d’attention, je monte dans une barque vide, coupeavec mon canif la corde qui l’attachait à un arbre, et me voilàglissant – doucement au début, puis plus vite, et enfin le courantm’emporte. J’étais si content que, n’ayant à qui donner des gifles,je me suis frappé mes propres joues. Immense nappe d’eau, écharpegigantesque sortant d’un horizon et disparaissant à l’horizonopposé. Le soleil l’argentait, la dorait, la faisait clapoter. Seulsur sa surface, je n’avais qu’un désir&|160;: aller plus vite.Hélas, une barque se mit à ma poursuite, et Élie me rattrapa. Amenédevant Cosma, celui-ci me dit je ne sais pas quoi, car je nel’écoutais pas, mais je sentis aussitôt ses lourdes mains s’appuyersur mes épaules par-derrière. Je résistai de toutes mes forces aupoids qui augmentait sans cesse, puis l’haleine de Cosma me brûlala nuque, mes jambes craquèrent, je m’écrasai, presque évanoui. Jene savais pas encore ce que c’était qu’un baiser sur mes joues,mais dès ce matin-là je commençai à aimer Cosma. Je l’aimai bienplus la nuit qui suivit ce matin, car, nous réveillant en sursaut àl’alerte donnée par Élie, Cosma jeta du pétrole dans la chaumièreet m’ordonna d’y mettre feu, ce que je fis tout de suite. Peuaprès, galopant à toute allure dans les bras d’Élie et recevant auvisage la boue que le cheval de Cosma lançait de ses sabots, je metournai pour voir les flammes et me dis&|160;: C’est moi qui aifait ça.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Calme, radieuse sur son firmament d’été, etronde comme un plateau d’argent suspendu droit sur nos têtes, lalune éclairait nos trois visages et l’oasis de verdure bordée dehauts sapins quand, brusquement, Cosma se révéla à mes yeux telqu’il fut toujours&|160;: protecteur et tyran. J’avais peut-êtreneuf ans, mais j’étais solide comme un canard sauvage. Le grand airde toutes les saisons et la vie errante de toutes les régions ettous les climats m’avaient endurci. La maladie m’était inconnue (etelle me l’est encore aujourd’hui). Le jour même de cette nuitresplendissante et mémorable, une grosse histoire nous étaitarrivée. Sans aucun motif et sans la moindre justification, Cosmaavait donné l’ordre de quitter un campement fort convenable auxcontrebandiers, et nous avait transportés tous, avec armes etbagages, dans cet endroit rude, escarpé et solitaire oùprobablement le diable avait pendu son père. Cette décisionarbitraire mécontenta tous les hommes, et c’était juste&|160;: on abeau être le persécuté de tous les vents, la vie de familles’accroche au contrebandier comme la mousse à l’arbre. On fait desconnaissances, on aime, et on s’y attache. Naturellement, quand ledanger l’exige, on laisse tout tomber et on se sauve, mais il n’estpas moins vrai qu’on abandonne partout des lambeaux de son cœursaignant. Seul Cosma ne s’attachait à rien qu’à la liberté. Luiseul – quoique amoureux jusqu’à la tendresse – ne laissait derrièrelui-même pas un cheveu de sa riche crinière. Élie aussi étaitmaître de son cœur, mais c’était parce que son cœur ne l’embêtaitpas beaucoup&|160;; il n’aimait que la sagesse&|160;; il était lesage de la bande, sage par-dessus la liberté même, ce premiertrésor du contrebandier.

L’ordre de départ, donné au moment où les garscaressaient leurs maîtresses, eut comme réponse un murmure presquegénéral de révolte. Cosma braqua ses deux pistolets ettonna&|160;:

–&|160;Que les femmes disparaissent d’iciavant que je respire trois fois&|160;! Et celui qui sautera ledernier sur son cheval n’aura qu’à suivre son amoureuse&|160;!

Les femmes s’éclipsèrent, dégringolant lespentes du ravin. Les hommes se soumirent. Et pendant huit heuresnous marchâmes sans arrêt autre qu’une seule halte.

Maintenant, la troupe dormait… Dans laclairière inondée par le doux torrent lunaire, nous venions de nousréveiller du premier sommeil. Cosma attendait une estafette… Ellearriva&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;? questionna lechef&|160;; avais-je raison, ou ne suis-je qu’un pauvrelièvre&|160;?

Le paysan s’approcha et baisa samain&|160;:

–&|160;Tu as eu raison, Cosma… Au repassuivant, le Cârc-Serdar[10] arrivasur les lieux de ton campement avec une nombreusepotéra[11].

Triomphateur, Cosma se fouilla une narine avecson index et ordonna à Élie&|160;:

–&|160;Compte-lui trente ducats, à distribueraux amoureuses abandonnées&|160;! Quant aux amoureux, qu’ils soientheureux de conserver leur peau&|160;: des amateurs, ils entrouveront partout&|160;!…

Élie donna l’argent et se tut… Il se tut, maisil garda le silence troublant du sage qui a quelque chose à dire,et quand Élie pensait une chose et ne la disait point, Cosma savaità l’avance qu’il n’avait pas raison. Lui, Cosma, vulnérable. Cela,cela Cosma ne pouvait pas le supporter&|160;!

–&|160;Élie&|160;! Ton silence m’embête… Parledonc… Mais gare à toi&|160;: si tu as raison, jet’écrase&|160;!…

–&|160;Tu peux m’écraser, Cosma, je n’auraipas moins raison.

–&|160;Alors, lève-toi et tourne-moi ledos&|160;!…

Élie se leva. Cosma lui sauta sur le dos et,courbé sous le poids de ces deux cents livres, Élie se mit à fairele tour de la clairière. Le temps de fumer une bonne pipe, il tintbon, puis la sueur commença à lui tomber en gouttelettes rapides dubout de son nez penché sur le sol. Ni l’un ni l’autre ne soufflaitmot, pendant que la lune promenait leur ombre sur la prairie. Etvoilà qu’Élie râle, chancelle et s’écroule. Cosma l’abandonne,s’assied à la turque et fume, en le contemplant. Mais dès qu’ilaperçoit Élie bouger, Cosma se dirige vers un sapin ets’installe&|160;: la tête en bas, les jambes et la moitié du corps,en haut, sur l’arbre&|160;:

–&|160;Parle, Élie, ta raison.

Élie, blême, essuie son visage, allume sa pipeet parle, la voix lente&|160;:

–&|160;L’argent, Cosma, ne guérit pas lescœurs blessés par l’amour&|160;; il les offense… Ta générosité vautcelle du Cârc-Serdar&|160;; quand celui-ci viole une de nosvierges, il lui offre un collier de ducats, et la vierge se jettedans un puits, avec son collier et sa honte. Ta générosité, Cosma,est plus dégoûtante que celle du Cârc-Serdar&|160;: celui-ci est unoppresseur&|160;; à lui, aucune vierge ne se donne&|160;; toi, tues un révolté&|160;; à toi, la pureté vient toute seule. Avec quoitu la récompenses&|160;? Avec des ducats, comme leCârc-Serdar&|160;! Cosma, tu es fort, mais tu n’as pas raison.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Élie se tut, et son silence fut paisible. Uncri d’oiseau nocturne fit vibrer la nuit sur les cimes des sapins.La clairière entrait en pénombre, pendant que le visage de Cosmadevenait violet et que sa belle barbe se chiffonnait sous le mentonque la poitrine écrasait.

*

Je ne savais pas que j’étais le fils de Cosma.Je ne savais pas non plus qu’Élie était son frère. Mais voilà qu’unjour le diable touche de sa queue notre belle harmonie etl’indiscrétion… Cette indiscrétion se place deux ans après la nuitdans la clairière argentée. J’avais onze ans. C’est Cosma quicomptait mes années, et les marquait d’une fête à chaqueanniversaire. L’anniversaire de ma onzième année fut orageux et mecoûta une grosse douleur à la mâchoire.

Ce jour-là, nous nous trouvions dans un boisde saules près du Danube, toujours nous trois. Cosma m’habilla deneuf des pieds à la tête, fit rôtir un agneau à la broche etl’inonda de bon vin rouge.

–&|160;Tu as onze ans aujourd’hui,Jérémie&|160;! me dit-il au repas&|160;; et c’est aujourd’hui quetu me prouveras si tu es digne de monter mon cheval. L’annéeprochaine, je te donnerai ta pipe, et d’ici deux ans, tonarquebuse.

Après la digestion, il me monta en selle,arrangea les étriers à ma mesure, et au moment de donner le départ,il enfonça un piment dans le cul du cheval. Piqué, l’animals’élança comme une flèche, et sûrement qu’il pensait au taon,pendant que je pensais à gagner ma pipe et mon fusil des annéessuivantes. Accroché à la selle, je regardais le sol – et je fusconvaincu qu’il était devenu liquide. Le galop de Cosma, sur lecheval d’Élie, résonnait dans mon dos. Et comme toute chose qui sefatigue et s’arrête, mon coursier s’arrêta, essoufflé et tremblant,tout couvert d’écume.

De retour dans le bois de saules, Cosmam’offrit la plosca[12] pleinede vin rouge, et dit&|160;:

–&|160;Tu boiras, sans respirer, jusqu’à ceque je finisse de compter dix.

Et j’ai bu. Et lorsqu’il eut fini de compterdix, la plosca était vide, moi, plein, et nous nous renversâmestous deux sur la mousse. La terre aussi parut se renverser. Puis jem’endormis.

Au réveil, le soleil s’était couché. Un petitfeu palpitait entre Cosma et Élie, transformant leurs faces poiluesen figures de bronze noircies et immobiles. Je pris place, assiscomme eux à la turque, et je regardai le feu.

–&|160;Tu es un brave fils de la forêt,Jérémie. Je t’accepte.

Je souris et dis&|160;:

–&|160;Tu es bien obligé de m’accepter,Cosma.

Cosma parut tressaillir, s’assombrit etfoudroya Élie d’un regard. Élie se laissa foudroyer.

–&|160;Dis-moi, fils de chienne, pourquoi jesuis obligé de t’accepter&|160;? Mais gare à toi&|160;: si tu asraison je t’écrase&|160;!

–&|160;Tu peux m’écraser, Cosma&|160;; cen’est pas moins vrai que, voici trois jours, une vieille sorcière,aux lèvres baveuses, qui ramassait des branches dans la forêt, m’aembrassé et dit que je suis ton fils, né de sa fille, et qu’Élieest ton frère et mon oncle.

Rouge de colère, Cosma bondit&|160;:

–&|160;Soit maudite cette créaturenulle&|160;! Et puisque tes oreilles ont entendu cela, tu lâcherasà l’instant ton premier feu d’arquebuse&|160;! Mais appuie-toi biencontre un arbre et enfonce de toutes tes forces la crosse contreton épaule&|160;: si l’arquebuse t’emporte la mâchoire, je te jettedans le Danube&|160;!

De plaisir, je giflai Cosma, je soulevai lalourde arme et lâchai mon premier feu d’arquebuse. Mais la crosseme frappa la mâchoire et me jeta à terre. Je me ramassai aussitôtet repris ma place au feu. Cosma m’examina&|160;:

–&|160;Ce n’est rien. Viens maintenant que jet’embrasse, non par tendresse – ça c’est une affaire de femme –mais parce que tu viens de sauver ta vie&|160;: si tu t’estropiais,je te noyais, parce que les incapables encombrent la vie et fontune ombre inutile sur la terre.

Et il m’embrassa sur les deux joues. Élieouvrit ses bras dans un élan inaccoutumé&|160;:

–&|160;Viens que je t’embrasse aussi, car,vrai, Jérémie, il t’aurait noyé&|160;!

Le feu sombrait lentement. Les visages secouvrirent de nuit. Le bois de saules se serra autour de nous,comme s’il craignait d’être englouti par le Danube qui précipitaitses flots enhardis par les ténèbres.

Cosma s’étendit sur le dos, pareil à un troncd’arbre, et parla à voix basse&|160;:

–&|160;Frère et fils sont des mots sans aucunsens, comme père, mère et sœur. Se demande-t-on jamais quel est lefils d’un chien, ou qui est son père&|160;? Nous venons au monde,Dieu sait comment, voilà tout. Une seule certitude existe, et elleappartient à la mère qui voit l’enfant sortir de son ventre. Elleseule peut dire&|160;: c’est mon enfant. L’enfant, lui, il ne peutdire&|160;: c’est ma mère. Qu’en sait-il&|160;? Toutes lesnourrices sont des mères pour les yeux qui les regardent en tétantla mamelle. Ainsi, Élie et moi avons eu le même père, dit-on,lequel père avait trois femmes dont deux furent nos mères. Et nousvoilà frères&|160;! Mais qu’en savons-nous&|160;? Adolescents, nousavons vu dans la maison paternelle un micmac de mâles et defemelles qui ahurissait les domestiques. Un imbécile, qui se disaitle chef du harem, mettait tout le beurre sur son pain, coffraittout l’or et voulait avoir pour lui seul toutes les femmes de lamaison. À nous autres, il nous ordonnait de prier Dieu et le priaitlui-même, le diable sait pourquoi. Un jour je m’approchai d’unepetite fille qui me brûlait les yeux&|160;; je fus flagellé. Cettefille était ma sœur, née de telle mère, m’expliqua-t-on. Le pèreétait toujours, lui, le même bouc stupide. Mais qu’ensavais-je&|160;? Et pourquoi était-il nécessaire que je lesache&|160;? Un autre jour, Élie prit une poignée d’or et la donnaà un homme dont la maison venait de brûler avec bétail, outils ettout son avoir&|160;; Élie fut battu jusqu’au sang. Toute la maisonapprouva cette punition, sauf la petite sœur aux yeux de flammes.Elle fut battue à son tour pour avoir pensé autrement que lamaison. Mais le jour vint où mon corps gagna le poids du plomb.Alors, de concert avec Élie, nous mîmes la maison sens dessusdessous, prîmes l’or, passâmes une raclée à notre soi-disant père,et gagnâmes la libre forêt. Oui, Jérémie, Élie est mon frère, nonpas parce que nous venons du même père, mais parce que nous vivonsdans les mêmes forêts. Et toi, tu seras notre fils et frère parceque tu es digne de l’être&|160;: comme nous, tu aimes l’air quicingle les joues&|160;; le cheval qui vole vers le salut&|160;;l’arquebuse qui sème la mort à l’ennemi stupide&|160;; le vingénéreux, la friture juteuse&|160;; une pipe amie et la main del’homme révolté. Plus tard, tu connaîtras encore une joie, quivient de la femme et qui égale les autres. Ce jour-là, ton sangsera troublé et tu feras beaucoup de mal autour de toi. Mais lemal, ainsi que le bien, sont les deux forces de la même vie, et lavie s’occupe peu de ce que nous pensons ou de ce qui nous convient.Pour elle, souffrance et joie sont deux directions opposées du mêmevent aveugle. Guide ta barque comme tu peux, vis et meurs.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Un cheval renifla bruyamment. Cosma colla uneoreille sur le sol et écouta&|160;; puis, s’appuyant sur sonarquebuse, il se leva et partit faire la ronde. La glaise gémitsous ses pas lourds. Élie le regarda s’éloigner, enleva sa pipe,cracha et raconta à peu près ce qui suit&|160;:

–&|160;C’est grâce au hasard que tu te trouvesici. Sans ce hasard, tu devais être un esclave de la terre, sujetde l’oppression, jusqu’au jour où la révolte eût éclaté dans toncœur, car elle eût éclaté, à coup sûr&|160;: le germe du loup n’estpas fait pour garder la maison du maître. Cosma t’avait semé sanss’occuper de la suite, comme il fait toujours par la malédiction deson sang. Mais cette malédiction n’est pas une chose défaillante.Elle est une force qui peut se mesurer avec la force du démon,comme elle responsable et comme elle consciente. Un jour nous noustrouvions campés sur une colline boisée de pins, et fort contents,tous deux, de notre vie, quand une flûte de berger se fit entendre.Nous l’écoutâmes, ravis. La mélodie s’approcha, devint distincte,puis une voix féminine éclata, et cette voix nous rendit encoreplus contents que nous ne l’étions. Cosma s’écria&|160;:«&|160;Est-ce un jeune berger, ou une bergère&|160;?&|160;» Et àl’instant même le sol frémit. Nous sautâmes debout. Devant nous, ettenant à la main sa flûte de sureau, une jeune paysanne noustoisait du regard. Elle ne dit d’abord rien, et de ses grands yeuxnoirs et méchants elle nous fouilla les yeux. Sa face, rouillée parles vents brûlants, semblait refléter le bronze de nos visages. Lespieds et les jambes étaient nus et grillés par le soleil. Moi,j’eus du plaisir à la voir, mais Cosma devint sauvage comme untaureau&|160;: son menton mâcha le désir, et sa barbe trembla. Lajeune bergère réunit ses mains derrière elle, avança le pied etdit, fixant Cosma avec audace&|160;: «&|160;C’est toi,Cosma&|160;?&|160;» L’interrogé répondit&|160;: «&|160;Je suisCosma pour les amis, et je suis encore Cosma pour lesennemis&|160;! – Oh&|160;! fit-elle méprisante&|160;; ne sois passi fier&|160;: les deux Cosma ne font qu’un, qui se laissesurprendre facilement, comme tu vois&|160;!&|160;» Et éclatant derire elle nous tourna le dos et courut comme une chèvre parmi lespins. Alors je vis qu’elle avait une natte noire, grosse comme lebras et longue jusqu’au bas de sa jupe. Le soir de ce même jour,dans la forêt de pins éclairée par la lune, une doïna[13] retentit, une doïna vieille comme notrepassé et jeune comme le bourgeon de printemps. Elle résonna trèsloin, et ne s’approcha pas. Cosma abandonna cheval et arquebuse etalla louvoyer vers la flûte de sureau, pendant que je le suivais,menant les chevaux par les mors. Mais la flûte semblait êtreenchantée, car au moment de l’approcher, elle résonnait ailleurs.Puis le démon vint au secours de Cosma et le charme fut rompu. Jeperdis la trace de Cosma. La flûte ne résonna plus. Alors la nuitremplit la forêt de tristesse. J’attachai les chevaux à un arbre etfumai ma pipe, en attendant que le ciel assombri voulût nous rendresa reine au manteau d’argent. Et quand elle nous renvoya sa doucepâleur parmi les pins, deux voix retentirent sur la route blanchequi passait en dessous du sentier où je fumais ma pipe. Jem’allongeai sur le ventre et regardai en bas. Cosma tenait labergère par la taille et lui caressait la natte. Et ce que Cosmalui disait, ça valait la peine d’être entendu&|160;: Ô mabelle tchobanitza[14]&|160;!Fruit pétri par le désir et mordu par la passion. Je haïrai lesoleil qui te possède à son aise&|160;; je maudirai le vent qui tecaresse sans crainte, et je suis jaloux de la brebis que tu serressur tes seins. Je voudrais être la flûte de sureau que ta boucheembrasse tous les jours, et je me battrai, seul, avec la potérarien que pour te faire plaisir&|160;! Grisée, l’amanteexigea&|160;: Laisse, Cosma, la potéra, quitte la forêt et soisà moi, rien qu’à moi&|160;! Et Cosma de s’écrier&|160;: Ôma pauvre tchobanitza&|160;! tu demandes au chêne de pousserau-dessous du lit&|160;! Tu demandes au tonnerre d’éclater dans unemarmite&|160;! Tu demandes à Cosma d’être rien qu’à toi. Tu enaurais de trop, et moi pas assez&|160;! À ces paroles deCosma, je vis la petite bergère casser sous son pied la flûte desureau, étendre les bras ainsi que la colombe déploie ses ailes, etdisparaître sur la route blanche qui se rétrécissait au loin. Cosmane la suivit pas, mit deux doigts dans la bouche et lança notresifflement conventionnel. Je répondis, et nous quittâmes leslieux.

Trois ans plus tard, nous traversions uneforêt assez éloignée de ces lieux. Il pleuvait. Nous allions au pasde nos chevaux. Et voilà que tout en haut de la route une femmedépose un paquet au bord du chemin et s’enfonce dans le fourré.Nous galopons. C’était un enfant enveloppé dans une couverture. Del’acte de baptême accroché à son cou ressortait qu’il était âgé dedeux ans et qu’il s’appelait Jérémie. Il ne pleura pas, et futseulement étonné. «&|160;Ça doit être une pousse de chêne qui veutcroître dans la forêt&|160;; je m’en charge&|160;!&|160;» Ainsis’exprima Cosma, et il te mit dans sa besace. Tu fus nourri avec dujus de viande grillé. À trois ans tu buvais le vin avec la plosca.À six ans tu savais nager. Aujourd’hui tu as lâché ton premier feud’arquebuse. Demain tu auras ton cheval, tes pistolets, et tusuivras ton destin.

Mon destin ne fut pas gracieux pourcommencer.

Une année ne s’était pas bien écoulée depuisla nuit des révélations que voici la première bataille avec lapotéra, dont je me rappelle. Je n’avais pas encore mon arquebuse,mais je pouvais, à cinquante pas, cribler avec mon pistolet unecaciula[15]accrochée à un arbre. Et faute d’occasion de cribler une poitrineennemie, je m’amusais à décharger mes pistolets dans les caciulas,dans la lune, ou à l’oreille de mon coursier. C’était facile. Cefut plus difficile lorsque la poitrine de l’ennemi se présenta àmes pistolets.

L’embouchure du Sereth était à ce moment-là lelieu de nos rendez-vous. Un peu plus haut, le fourré était dense etsauvage, et là nous devions un jour partager, entre trente-deuxhommes, un beau butin, moitié payé, moitié raflé sur le Danube.Mais un péager, rancunier comme une belle-mère à cause de je nesais quel dégât fait par Cosma à son bac, flaira notre présence etnous vendit à l’administration de Braïla, qui dépêcha une nombreusepotéra. Heureusement pour nos hommes, celle-ci arriva trop tardpour nous surprendre, nous cerner et nous exterminer, mais asseztôt pour nous barrer les meilleurs chemins.

Cosma était connu comme peu fidèle à une ouplusieurs tactiques établies&|160;: il en avait cent. On le savait,aussi, entouré d’hommes dangereux et bien armés, dont le nombren’était jamais le même. Cela suffisait pour troubler l’esprit demercenaires qui, malgré leur masse, n’étaient que des fainéants peudécidés à risquer leur peau en affrontant des hommes mis hors laloi, fermes dans leur désir de vivre en liberté ou de vendrechèrement leur vie. Quant au prix offert de la tête de Cosma, ilssavaient combien ce leurre était aléatoire.

Dès le repas de midi, Cosma fut le premier àsentir le danger. Il se fiait beaucoup au pressentiment deschevaux. Le sien, surtout, et celui d’Élie, se trompaient rarement.Dressées depuis des années, ces belles bêtes flairaient à grandedistance la présence de leurs congénères ennemis et la signalaientà Cosma par des particularités peu communes.

On était au mois d’août. La répartition de lacontrebande finie, nous n’attendions plus que l’arrivée du soirpour repasser le Sereth sur le bac. C’est à ce moment que le chevalde Cosma cessa de brouter l’herbe et se mit à braquer les oreillesau vent, à renifler et, parfois, à tenir longuement ses naseauxcollés au sol, comme s’il écoutait un bruit. Cosma, qui toujours etpartout avait les yeux sur sa bête, remarqua son inquiétude, seleva, lui caressa la tête et lui parla&|160;:

–&|160;Mon rouan, mon beau rouan, dis-moi sile gibet s’approche du cou de ton maître&|160;!

Et se tournant vers les compagnons, ildit&|160;:

–&|160;Videz la charge de vos armes etrechargez avec de la poudre fraîche. Faites la même chose avec lespistolets.

Les rires cessèrent. Les mines s’assombrirent.On savait Cosma arbitraire, mais pas erroné, et on lui supportaittout à cause de sa clairvoyance. Il était notre Dieu et notremaître.

Les cloches miséreuses d’un village voisintintèrent l’heure des vêpres&|160;; tout était prêt pour le départ,quand l’homme de garde qui était dans un arbre annonça unecharrette à un cheval conduite par un paysan. Cosma nous signifia,à Élie et à moi, de nous dissimuler dans un buisson. Le paysans’approcha et arrêta devant la bande&|160;:

–&|160;Des pastèques, braves gens&|160;? J’aide bonnes pastèques, cria-t-il, roulant des yeux épeurés.

–&|160;C’est très bien, répondit Cosma, maisc’est dommage que tu arrives trop tard&|160;: nous sommes sur ledépart.

–&|160;Et de quel côté allez-vous, sinombreux, vous demanderai-je, avec humilité, si c’estpermis&|160;?

–&|160;Mais oui, c’est permis&|160;: nousallons du côté d’où tu viens. Et avec la même humilité, tedemanderai-je, moi aussi&|160;: n’as-tu pas aperçu des hommes del’oppression campés à l’entrée de la route dans la forêt&|160;?

–&|160;Pas un chien, mon brave&|160;! Pas unde ces maudits calamiteux&|160;!

–&|160;Tiens, tiens&|160;! fit Cosma d’un airconvaincu.

Et, s’adressant aux nôtres&|160;:

–&|160;Entendez-vous cette veine, mesamis&|160;? Debout avant que le soleil se couche&|160;!

Puis, au prétendu marchand depastèques&|160;:

–&|160;Merci, frère. Maintenant, uneprière&|160;: en allant vers le bac, tu rencontreras un homme commemoi, ayant autour de lui deux fois autant d’hommes que tu vois ici.Il s’appelle Élie. Eh bien, dis-lui de ma part de me suivre avectous ses hommes&|160;; et pour que ta parole soit crue, montre-luicette pièce d’or que je vais courber entre mes dents. Et garde lapièce pour toi, en souvenir de Cosma.

–&|160;C’est toi, Cosma&|160;? fit le fauxpaysan, feignant une surprise bête comme sa tête&|160;; Dieu soitloué, et ton chemin béni&|160;!

–&|160;Merci pour ton souhait, bonchrétien.

L’espion de la potéra s’en alla, gobant toutce que Cosma lui avait fait croire.

La charrette éloignée, Cosma s’étendit face auciel et hurla&|160;:

–&|160;Ah, sale péager, tu me paieras tatraîtrise&|160;!

Et m’appelant&|160;:

–&|160;Va, Jérémie, coupe la brousse, montesur un arbre et vois ce que fera le charretier en arrivant autournant de la route. Si c’est un vrai marchand de pastèques, ça,je me rase la barbe.

Peu après, j’étais de retour etrapportai&|160;:

–&|160;Il a abandonné la charrette, il estmonté sur le cheval et il a disparu à toute allure.

–&|160;Merci pour la pastèque&|160;! s’exclamaCosma.

Et il resta pensif. Les hommes parlaient entreeux à voix basse. Élie opina&|160;:

–&|160;Ce serait peut-être prudent de nousdébarrasser de la contrebande et la cacher dans la brousse.

–&|160;Oui, répondit Cosma, mais seulement aucas où nous serons obligés de couper à travers les marais, carvoici ce que je pense&|160;: dans ce lieu il y a deux routes et unsentier. Le sentier ne nous intéresse pas, qu’il soit gardé ou non,vu que par là nous nous ferions égorger l’un après l’autre, commedes agneaux. La potéra doit donc être partagée moitié sur la routequi monte du Sereth, moitié sur celle d’où venait l’espion. Lanouvelle que nous prendrions ce dernier chemin décidera lecommandant à dégarnir celui qui longe la rivière et à concentrerses troupes ici. Mais voilà, il s’agit de savoir s’il les enlèveratoutes ou en partie, et combien d’hommes resteront à garder laroute du Sereth. C’est ce que Jérémie tâchera d’apprendre&|160;:hé, Jérémie&|160;? Montre-nous que tu es digne de vivre enliberté&|160;! Je vais te déguiser en pauvre enfant de pêcheur, ettu courras, pieds nus, tête nue, bâton à la main, le long de larivière. Tombé dans le guêpier des potéraches[16], tu leur diras, essoufflé, queta mère se meurt et que tu vas au village chercher le pope pourqu’il lui serve les sacrements, mais tu diras cela en sanglotant,les larmes coulant le long de tes joues, entends-tu&|160;? Tu n’asjamais pleuré. Eh bien, pleure maintenant comme une femmeparesseuse&|160;! Et rentre aussitôt en te frayant un chemin àtravers la brousse.

&|160;

Plus de cinquante potéraches, alourdis d’armesà feu et de yatagans, restaient étendus à l’orée du bois etfumaient, lorsque je passai tout près d’eux en sanglotant comme unefemme paresseuse. Je pleurai facilement, car je me figurais Cosmaet Élie tués, pris, pendus, et moi allant travailler la terre commeesclave.

–&|160;Hé&|160;! gamin&|160;! où vas-tu ainsien versant des larmes&|160;? tu as peut-être perdu tamère&|160;?

–&|160;Je ne l’ai pas encore perdue, elle semeurt, je vais appeler le pope du village.

–&|160;Que ses péchés lui soientpardonnes&|160;! Mais, dis-nous, petit, n’as-tu pas vu, du côtéd’où tu viens, des hommes armés allant à cheval et habillés enpaysans&|160;?

–&|160;Oui, j’en ai rencontré.

–&|160;Nombreux&|160;?

–&|160;Deux fois votre nombre, peut-être.

–&|160;Et de quel côté sedirigeaient-ils&|160;?

–&|160;Du côté de Galatz, par la grand-routequi part du bac.

–&|160;Ça y est&|160;! s’écria, satisfait, lechef des potéraches, se tournant vers ses hommes. Notre grandcommandant a eu raison d’entasser les troupes à cetendroit-là&|160;! Ah, quel plaisir&|160;! Ils seront massacrés, lesbrigands&|160;! Nous pouvons rester tranquilles ici à fumer nospipes.

–&|160;Je vous laisse en bonne santé, bonnesgens, dis-je.

–&|160;Va en bonne santé, petiot. Ne veux-tupas monter sur un de nos chevaux, pour aller plus vite&|160;?

–&|160;Merci, j’ai peur de tomber.

–&|160;Quel travail fais-tu&|160;?

–&|160;J’attrape des poissons avec monpère.

&|160;

Le soleil touchait l’horizon de son disquerougeâtre, quand, tous les compagnons d’accord, notre troupe se miten marche le long du Sereth, décidée à fondre sur le groupe ennemi,le disperser et fuir avant l’arrivée du gros de la potéra attiréepar les décharges. Au moment du départ, Cosma dit auxhommes&|160;:

–&|160;Voici huit ans que nous vivons ensembleet libres, sans avoir le droit de nous plaindre de notre sort, carvous n’avez connu jusqu’à présent que la tracasserie desescarmouches. Maintenant il se peut que quelques-uns laissent leurvie. Eh bien, rappelons-nous qu’une seule année vécue en libertévaut davantage qu’une vie entière d’esclave. Ce n’est pas le nombred’années qui fait la vie, mais l’heure vécue sans violence. Pourl’homme libre, tout ce qui n’est pas liberté c’est la mort, maisune mort sans fin. Voyez notre enfant Jérémie, il va affronter toutà l’heure le même danger que nous&|160;; et moi seul je saiscombien il m’est cher, car il est de notre sang. C’est égal, à lui,comme à nous tous, je souhaite plutôt la mort que la chute dansl’esclavage.

Le vataf[17] de labande – qui dirigeait les opérations de vol sous les ordres etd’après les plans de Cosma – répondit, au nom de seshommes&|160;:

–&|160;Nous pensons comme toi, Cosma&|160;:vivre en liberté ou mourir.

Un galop fantastique suivit ces paroles. Seulun mur eût été capable d’arrêter une pareille avalanche. Munis,tous, de vestes en cuir de buffle qui nous protégeaient lapoitrine, nous craignions davantage les blessures portées auxchevaux qu’à nous-mêmes. Ma place était en tête de la galopade,entre Cosma et Élie.

Le temps de s’essuyer un œil, et nous tombionssur les potéraches, lesquels ne sachant de quoi il s’agissait,montaient en hâte sur leurs chevaux. Nous nous déversâmes sur eux,dans la demi-obscurité de la forêt, et nos arquebuses crachèrentune grêle étourdissante qui enveloppa le tout dans la fumée. Etdéjà, éparpillés parmi les arbres, nous reprenions notre route,quand une décharge qui nous fut envoyée dans le dos me brûla lanuque et me descendit de mon cheval.

C’est tout ce que je sus au premiermoment.

&|160;

Le moment d’après fut pour moi triste comme lamort et comme l’esclavage.

Gisant, par terre, dans mon sang, je vis notretroupe faire volte-face à l’ennemi, s’engager dans une horribleéchauffourée à coups de pistolets et de yatagans et risquer le grosdanger de l’arrivée de la potéra, rien que pour sauver ma vie. Etc’était presque fait, on y parvenait, les yatagans de Cosma, d’Élieet du vataf tombaient comme des coups de foudre sur les têtes despotéraches, le salut s’approchait de moi, et moi, appuyé sur mesgenoux, je me levais et tendais les bras.

Mais mon sort fut autrement écrit. À l’instantmême la terre trembla sous le galop de l’armée ennemie qui venaitau secours. Encouragés, les potéraches chargèrent avec élan. Alorsj’entendis Cosma me crier dans la nuit tombante&|160;:

–&|160;Reste&|160;! Je te sauverai&|160;!

Et les nôtres tournèrent bride et disparurent.Je m’évanouis.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Je me réveillai les poignets attachés dans ledos, au milieu d’une masse noire de potéraches, au milieu d’unenuit aussi noire que l’âme des potéraches et que mon avenir. Puisdeux torches furent allumées, et à leur flamme fumante je visamener, liés comme moi, deux des nôtres, grièvement blessés.

Un des deux mourut en route. L’autre futpendu. J’enviai leur sort, car le mien fut d’être livré, commeesclave, à la cour du grand boïar grec l’archonte Samourakis.

*

C’était une vraie citadelle, entourée dehautes murailles et gardée nuit et jour par des Albanais,véritables géants. Placée à une distance presque égale de Braïla etde Galatz, sur une belle colline qui dominait la vallée du Sereth,cette vaste maison, blanche comme la neige, semblait faite pouroffrir gîte et bonheur à tout venant, avec ses larges portesouvertes du lever au coucher du soleil, son esplanade, ses nombreuxbalcons en bois massif, ses fenêtres riantes et ses immensesavant-toits.

Et, en effet, elle offrait gîte et bonheur,mais pas à tout venant. Des «&|160;postalions&|160;», à quatre etsix chevaux, s’arrêtaient tous les jours devant la porte d’honneur.Des boïars, grands dignitaires administratifs ou simples fortunés,Roumains, Grecs, ou Turcs, accompagnés de leurs femmes, ydescendaient, secouant la poussière ou la neige qui embarrassaientleurs chlamydes princières en soie brodée, adulés par la valetaillealbanaise qui se prosternait jusqu’à terre et leur baisait le basdes robes, et «&|160;hiritisés&|160;» par le puissant maître,l’archonte Samourakis, gouverneur de la contrée etvénétic[18].

Aussitôt arrivé à la cour, je fus traînédevant l’archonte, toujours les poignets attachés, comme si j’étaiscapable de tuer tout le monde. L’archonte, seul, étendu sur un sofaqu’ombrageait une vigne grimpante, ordonna de me libérer les mainset chassa brutalement mes deux bourreaux, qui se retirèrent àreculons, prodiguant force courbettes.

Nous nous regardâmes franchement dans le blancdes yeux, lui, très calme, moi, fort haineux. L’archonte était lepremier homme distingué que je voyais. Sa barbe teinte en noir medéplaisait, mais sa longue silhouette était souple et gracieusedans son manteau à franges. La main ornée de belles bagues tenaitnonchalamment le tchibouk[19] d’ambre.Il me demanda, et je répondis en grec&|160;:

–&|160;Comment t’appelles-tu&|160;?

–&|160;Jérémie.

–&|160;Fils de Cosma&|160;?

–&|160;Fils de la forêt.

L’archonte souleva le bras dans un geste delassitude&|160;:

–&|160;Ne parade pas, même si tu escourageux&|160;! Je sais que tu es prêt à te laisser brûler vif,mais c’est autre chose que je voudrais apprendre de toi. Écoutedonc&|160;: comme tu n’es pas d’âge pour que je t’envoie au gibet,je pense faire de toi mon valet de chambre.

–&|160;Quoi&|160;? Un valet, du fils…

–&|160;… de la forêt, parfaitement.Attends, ce n’est pas tout. Par ton intermédiaire, je pense encoreamener ici Cosma, et faire de lui mon homme de confiance.

J’éclatai de rire&|160;:

–&|160;Tu penses rien que des sottises, monpauvre archonte&|160;!

L’archonte eut un brusque sursaut qui brisa letchibouk et fit craquer le sofa, mais aussitôt il se domina et dit,comme pour soi-même&|160;:

–&|160;Cet enfant me tutoie et m’appellepauvre.

Et s’adressant à moi&|160;:

–&|160;… Sache, mon petit aigle, qu’auxinsolents je fais couper le bout de leur langue.

En disant cela, il claqua des mains. Deuximbéciles armés surgirent comme du sol.

–&|160;Amenez-moi le«&|160;Sans-Langue&|160;»&|160;! ordonna-t-il.

Ils disparurent et revinrent avec un homme auxcheveux gris et au regard de fou. À un signe du maître, il memontra le trou béant de sa bouche à la langue coupée.

Lorsqu’ils furent congédiés, l’archonte medit&|160;:

–&|160;As-tu vu&|160;? Tâche de parlerautrement devant des témoins. Ici il n’y a qu’un seul homme quipeut dire tout ce qu’il veut&|160;: c’est moi, l’archonteSamourakis&|160;!

Je lui répondis sans me soucier de samenace&|160;:

–&|160;Tu es un lâche, archonte Samourakis, ettu fais bien de ne pas te promener dans la forêt&|160;: là-bas tune dirais plus tout ce que tu voudrais.

Le tyran rit sourdement dans sonmenton&|160;:

–&|160;Hum&|160;! hm&|160;! hm&|160;! monpetit ours&|160;! Ici aussi c’est une forêt, forêt et gouvernement,car je peux dicter des lois. En plus, je ne risque rien.

–&|160;Au diable, avec ta forêt dedomestiques&|160;!

–&|160;Ce sont des hommes forts comme vousautres.

–&|160;Comme nous&|160;? Jamais&|160;! Ce sontdes buffles, bons à traîner ta charrue.

–&|160;Pas tous&|160;; ma garde personnelleest composée de vrais bandits, et c’est à cette garde que jevoudrais donner comme chef Cosma, ce terrible bandit qui me rafleles plus beaux cuivres, les plus belles armes, les tapis, lessoieries et les cachemires les plus chers, pour les vendre auxHongrois. Et pourquoi ne voudrait-il pas devenir le chef de mabande&|160;? Il aurait de l’or, de beaux vêtements, de bellesfemmes et même du sang à verser à volonté.

–&|160;Tu me dégoûtes, archonte&|160;! Allons,livre-moi à ton bourreau.

–&|160;Prends garde, Jérémie&|160;! Ne mepousse pas à la colère&|160;!

–&|160;Je me moque de ta colère&|160;!

–&|160;On verra ça. Je te laisse le temps deréfléchir.

Il claqua des mains. Les deux chiens de gardeapparurent&|160;:

–&|160;Livrez ce garçon aux travaux de laforge, et amenez-le devant moi dès qu’il le demandera. Pour lesméchancetés dont il se rendra coupable, c’est moi seul qui dicterailes punitions. Partez&|160;!

&|160;

Le maître forgeron était un énorme tzigane,ancien esclave, devenu encore plus esclave par la libération. Lesmanches retroussées, les yeux rouges, la poitrine nue et couvertede poils gris, il me fulmina du regard, me serra le bras et me fitmal aux muscles. Je ne bronchai pas, mais le sang me monta à latête.

–&|160;C’est ça le «&|160;petit aigle&|160;»de notre maître&|160;? Ha&|160;! ha&|160;! Il a l’air de se croireencore sur le faîte des chênes&|160;! On va lui couper un peu lesserres&|160;! Allons, «&|160;petit ours&|160;», prends ce grosmarteau et frappe ici, sur ce fer rouge, mais frappefort&|160;!

Je frappai sur le fer rouge qu’il tenait avecdes pinces.

–&|160;Oh, plus fort que ça, et penche-toibien sur l’enclume&|160;!

Les hommes de la forge riaient. Je frappaiplus fort sur le fer qu’il tournait sans cesse, je me penchai surl’enclume, car je savais que je devais travailler. Mais voilà que,brusquement, le tzigane retire son fer, mon marteau rencontrel’enclume nue, saute en l’air comme repoussé par un ressort etvient me heurter rudement au front, où une bosse se lève aussitôt.Des rires cyniques éclatent autour de moi. Le tziganericana&|160;:

–&|160;C’est comme ça qu’on apprend lemétier&|160;!

–&|160;Et c’est comme ça, dis-je en luilançant son marteau en pleine poitrine, qu’on désapprend lemétier&|160;!

Le forgeron lâcha un cri de bête ets’affaissa&|160;:

–&|160;Courez vite et rapportez aumaître&|160;! hurla-t-il. Attends, bandit, je vais t’appliquer cent«&|160;nerfs de bœuf&|160;» sur le dos nu&|160;!

L’homme envoyé revint et ditsolennellement&|160;:

–&|160;Notre maître ordonne au forgeron depasser Jérémie au maître charron.

–&|160;C’est tout ce qu’il a dit&|160;? rageale tzigane.

–&|160;C’est tout, fit l’autre humblement.

–&|160;Sacrés noms de tous les Anges duciel&|160;! jura le forgeron. Qu’est-ce qu’il a dans le cul, cechien de bandit, pour se faire si vite protéger par notremaître&|160;!

Je passai au charron, mais là non plus je neramassai pas de mousse. Son atelier étant contigu à la forge, letzigane chercha tout de suite à se venger. Et il me joua un fortmauvais tour. Pendant que j’aidais le charron à fixer un cercle enfer au moyeu d’une roue, le forgeron, sûrement d’accord avec soncollègue, trouva moyen de substituer en vitesse au cercle froid, unautre, chauffé jusqu’au violet, que je pris dans ma main et ylaissai la chair collée dessus. Alors, rageant de douleur, je meprécipitai sur le Tzigane et renversai l’enclume sur sesjambes.

Il eut un pied écrasé. Moi, j’eus à supporter«&|160;trente nerfs de bœuf sur le dos habillé et sans faire creverla peau&|160;», disait l’ordre de l’archonte. Enfin je fustransféré à l’entretien des chevaux, où je ne me trouvai pas mal etrestai.

*

Deux ans passèrent, deux longues annéespendant lesquelles je ne fis que mourir tous les matins en meréveillant. Je pensais aux paroles de Cosma&|160;: «&|160;Une mortsans fin.&|160;» C’était vrai. La chance même de me trouver encompagnie des chevaux ne m’apporta aucune joie, car c’étaient desbêtes sans caractère, gavées d’avoine, alourdies de graisse,dormant debout, presque stupides. En les regardant, je concluaisque la vie inactive et opulente doit être pour l’esprit plusfuneste que l’esclavage.

En effet, comme les chevaux, les Albanais dela garde, eux aussi, dormaient debout, affublés de leursilliks aux manches larges et fendues, de chalvars[20] serrés à la cheville, de pantoufles àpompon, du petit fez blanc ridiculement planté sur une oreille,amas de vêtements carnavalesques chamarré de broderie, depassementerie, de fils d’or, et flanqué de pistolets et de yatagansbons à épouvanter des femmes enceintes. Ces gros fainéants, abrutispar la bonne vie et le sommeil, venaient parfois me visiter à montravail et me poser la même question sotte&|160;:

–&|160;Ne te trouves-tu pas mieux ici que dansla vie dangereuse de bête traquée&|160;?

Je leur répondais&|160;:

–&|160;Le chien de garde ne peut pascomprendre la vie du loup.

Les serfs, mes compagnons de peine, n’étaientni curieux, ni effrontés&|160;; ils coulaient leurs jours entravaillant, en priant, et en espérant une vie meilleure dans leciel. Je les plaignais et les méprisais en moi-même.

Pendant ce temps, l’archonte m’avait demandétrois ou quatre fois pour me dire qu’il ne m’avait pas oublié etqu’il attendait toujours mon consentement à devenir son valet dechambre. Je lui répondis que je préférais la servitude àl’ignominie. Au dernier entretien, cependant, malgré mes refus, ilm’offrit une faveur à choisir. J’acceptai, mais&|160;:

–&|160;Sans aucune condition, dis-je.

–&|160;Sans aucune&|160;;qu’aimerais-tu&|160;?

–&|160;Me permettre de me promener seul lesoir, dans le parc du maître, après l’extinction.

–&|160;Tu veux t’évader&|160;?

–&|160;Non, je te donne ma parole. C’est parceque, depuis deux ans, j’étouffe dans la cour des travaux, à mecoucher en même temps que les poules et à ne plus voir un arbre, lalune, ni entendre le bruit du vent dans le feuillage. Je crois queje mourrai.

–&|160;Tu es libre de faire cela à partir dedemain. En plus, tu auras une coliba[21] àtoi seul pour coucher, et tu iras chercher tes repas à la cuisinede la garde.

–&|160;C’est très bien, fis-je.

–&|160;C’est tout ce que tu saisremercier&|160;?

–&|160;Et que dois-je faire&|160;?

–&|160;Me baiser la main, sinon le bas de larobe&|160;!

–&|160;Je n’ai jamais fait de choses commeça.

L’archonte rit, me donna une tape et mecongédia.

Tout d’abord, ce relâchement de servitude megonfla la poitrine d’une bourrasque de bonheur, mais ce fut decourte durée.

Ces innombrables kiosques de vigne grimpanteet de houblon, ces bosquets de rose et de lilas, ces immensespeupliers – répandus comme des chênes ou droits comme des sapins –n’étaient autre chose que des domestiques crevant de vie facile,comme les chevaux et les Albanais. En dehors de ce petit boisesclave, et lui donnant le tour, l’épouvantable mur, haut de quinzepieds, promenait sa masse infranchissable comme un défi de brute.Pas un oiseau autre que des corbeaux et des moineaux. Le vent – cevertigineux voyageur parlant aux hommes libres en toutes leslangues de la terre – ne daignait pas descendre dans cette fosse demalheur&|160;; il s’entretenait avec les seuls faîtes despeupliers, et encore pour les plaindre. La lune elle-mêmes’assombrissait au zénith, et glissait sa pâleur comme unesouffrance de phtisique sur ce lieu de faux bonheur, pendant queles veilleurs de nuit faisaient leurs cent pas, aussi indifférentsque s’ils étaient dans une cave, pendant que la mélodie plaintivedes violons s’échappait du banquet des maîtres, pareille à deslambeaux de chair farcis de joie, et pendant que je déambulaisparmi les troncs nus des arbres, songeant à ce qu’il y avait del’autre côté du mur&|160;: Cosma, Élie, et des souvenirs dont lanostalgie était écrasante.

J’entrais dans ma quinzième année. Un jour detriste septembre, grand mouvement à la cour, grouillement de lavermine&|160;: l’archonte partait pour un voyage d’un mois. Je fusappelé par lui. Prêt à monter dans sa voiture fermée, il souffla,en mettant ses gants&|160;:

–&|160;Tu n’essaieras pas de t’évader&|160;:ce n’est pas possible&|160;; il y a ordre de te tuer.

–&|160;Je le sais, dis-je.

Et les quatre chevaux décampèrent.

Aussitôt, la valetaille leva le nez et gonflases oripeaux, confirmant le proverbe&|160;: «&|160;Quand le chatn’est pas à la maison, les rats dansent sur la table.&|160;» Elledansa, se gava, se soûla. Il y avait bien un chat qui restait pourgarder la maison – un frère âgé du maître –, mais ce n’était plusqu’un épouvantail, un matou rabougri et chauve à force d’avoir tropcouru sur des toits disparus.

Ce fut pendant cette absence de l’archonte,que Cosma me donna le premier signe de vie. Un après-midi, un vieuxTurc à la barbe blanche, vendeur de nougat, s’arrêta devant lagrande porte, et offrit sa marchandise aux Albanais, qui sejetèrent dessus. C’était jour férié. Les serfs se reposaient,chacun de son côté. Moi, je me trouvais près de la palissade quiséparait la cour de travail de la cour du maître. Les crispuissants de&|160;: Alvitz[22]&|160;! alvitz que le marchandde nougat lança aux airs, me firent battre le cœur rapidement. Jegrimpai sur la palissade et regardai. Oui, je ne me trompais pas,c’était bien le vieil Ibrahim, pêcheur d’écrevisses et notre hommede confiance. Il me vit et porta une main à ses lèvres, en signed’amitié sincère. Puis, avec une audace incroyable, il se fraya unchemin entre les deux rangées de gardes qui se léchaient lesdoigts&|160;:

–&|160;Eh bien, cria-t-il en turc, pourquoi neporterai-je pas un morceau d’alvitz à ce garçon-là. Il doit enavoir l’eau à la bouche, de vous voir manger&|160;!

Et sous le nez des Albanais, ébahis de ceculot, il traversa le parc à pas de jeune homme, et me tendit lenougat et dit à forte voix&|160;:

–&|160;Tiens mon brave, mange… Je sais que tun’as pas de sous pour t’en payer, mais je te dis que tu enauras sûrement au printemps prochain&|160;!

–&|160;Qu’en sais-tu s’il en aura le printempsprochain&|160;? lui dit d’un ton menaçant le chef de la gardelorsqu’il fut de nouveau à la porte.

–&|160;Eh&|160;! fit Ibrahim d’un airdégagé&|160;; pourquoi ne pas faire bon cœur à un enfant, si ça necoûte rien&|160;? Les serfs ont, eux aussi, droit àl’espérance.

Avec ça, il posa sur son crâne le plateau denougat et partit en criant&|160;:

–&|160;Alvitz et espérance, pour les bouchesamères&|160;!

Je me réfugiai dans ma hutte, étourdi par lesmots d’Ibrahim&|160;: au printemps prochain&|160;! Motsmagiques&|160;! Jour et nuit, ils flambèrent sous mes yeux comme lefeu follet de la délivrance. Mais comment serais-je délivré&|160;?Douze Albanais, changés toutes les six heures, montaient la garde.Soixante autres se reposaient, s’amusaient, ou dormaient dans deuxdortoirs, et n’attendaient que le signal d’alarme pour sortir enmasse, les armes à la main. Comment oserait-il, Cosma, attaquer unepareille armée avec ses trente hommes&|160;?

Au bout d’un mois, nouvelle arriva à la courdisant que l’archonte, qui se trouvait à Stamboul, ne rentreraitqu’après un autre mois, et au bout de ce second mois, il arriva,avec un grand tapage.

Le tapage consistait en ceci qu’il ne rentraitpas seul, et qu’une femme l’accompagnait.

Tous les mercenaires alignés sur deux rangs,formant une haie entre la porte blindée et lepridvor[23], l’archonte et sa maîtressetraversèrent le parc détrempé et sombre, en souriant comme dessouverains, pendant que soixante-dix pistolets, se répétant parsalves de dix à la fois, crachaient leur feu innocent contre leciel sinistre de cet automne. Derrière la palissade, nous autresbêtes de somme, restions tapis à l’aguet, l’œil collé surl’entrebâillement des planches, mais il n’y eut pas moyen de voirquelque chose.

Dès le lendemain, on répéta de bouche enbouche que la maîtresse de notre seigneur était belle comme une deces trois cents cadânas[24] quipeuplent le harem du sultan. Après quoi, trois jours de silenceabsolu s’ensuivirent. Le quatrième, journée froide et ensoleilléede mi-novembre. Ordre de nous laver proprement, de mettre nosvêtements de fête et de nous rassembler tous, grands et petits,dans la cour d’honneur. À midi, nous y étions. Autour de moi,silence et crainte. En dehors de notre masse, la gardealbanaise.

Un cavas ouvre les deux battants de la porte.L’archonte, rayonnant de bonheur, apparaît, soutenant le bras de samaîtresse et les deux avancent jusqu’à la balustrade du pridvor quidomine la cour. Il porte une chlamyde bleu ciel brodée d’un grec enfil d’or aux manches et en bas. Elle, manteau d’hermine&|160;; etau-dessus du front, un diadème de diamants. Les cheveux sontd’ébène, comme les sourcils, les cils et la prunelle de ses grandsyeux. La peau est brune et mate.

L’archonte nous parle en un fort mauvaisroumain&|160;:

–&|160;La belle princesse que vous voyez à monbras, c’est ma fiancée, mon épouse dans quinze jours et votremaîtresse à partir d’aujourd’hui. Sa seigneurie est de votrepays&|160;; son nom est Floritchica[25]. À côté de sa seigneurie,j’oublierai ma nation pour aimer la sienne. Je serai roumain.Allez, reposez-vous trois jours, mangez bien et buvez du vin à sasanté&|160;!

Un grouillement de brutes aphones remplitl’air avec des cris&|160;: «&|160;Qu’elle vive, saseigneurie&|160;!&|160;» «&|160;Que vous soyezheureux&|160;!&|160;» «&|160;Nous prierons Dieu pour votresanté&|160;!&|160;»

Plusieurs se jetèrent face à terre etbaisèrent le sol au pied de l’esplanade. D’autres pleuraient debonheur, les pauvres. Et le troupeau s’en alla trouver ses augesgarnies d’une meilleure ragougnasse, chacune flanquée d’un quartd’alcool puant et d’un pot de vin peu joyeux. Seul le repos futappréciable, mais il profita davantage à l’archonte qu’à ses serfs,car, trois jours durant, les esclaves ne firent que parler de labonté de leur maître et prier pour lui.

*

Le lendemain de cette grâce seigneuriale,assez tard dans la soirée, le cavas vint me dire que son maîtrem’appelait.

Dans une petite chambre basse, aux plancher etmurs entièrement couverts de tapis roumains, l’archonte etFloritchica faisaient leur digestion, étendus sur deux grandesfourrures d’ours, les têtes reposant sur des traversins en veloursde soie rouge. Quatre bougies de cire brûlaient discrètement dansun chandelier d’argent et mêlaient leur arôme de miel aux arômes decafé turc et de tabac d’Orient. Une soba[26] rustique chauffait la pièce du dehors.Partout des coussins et des tabourets en désordre.

Je fus reçu en homme libre. L’heureux couplevenait de fumer ses narguilés, et, à mon entrée, il me salua,presque d’une seule voix&|160;:

–&|160;Bonsoir, Jérémie.

Floritchica s’exprima dans un grecparfait.

Je fus ébloui de sa beauté. C’était une fleurde chardon en plein épanouissement. Gracieusement enveloppée danssa robe de chambre en cachemire couleur orange, laissant voir unecheville de chèvre, son corps était tout abandon et dignité à lafois. Son visage allongé ne portait aucune trace demaquillage&|160;; ses cheveux lissés en arrière, aucun artifice.Elle me regarda d’un air drôle, presque ému. Sous la fixité de sesyeux, grands ouverts, je me sentis absorbé.

–&|160;Jérémie, dit l’archonte, tu as de lachance&|160;: ma fiancée s’intéresse à ton histoire. Elle voudraitsavoir si tu connais ta mère. Réponds-lui, et sois poli.

–&|160;Je suis le fils de la forêt… Je neconnais ni mère ni père… Cosma m’a élevé.

Floritchica parut réprimer un nœud dans lagorge. Elle m’interrogea d’une voix tremblante, mais tendre etharmonieuse&|160;:

–&|160;Sais-tu, Jérémie, qui t’a donné àCosma&|160;?

–&|160;Je ne sais pas. Il m’a trouvé dans laforêt, étant âgé de deux ans, m’a mis dans sa besace et m’a nourriavec du jus de viande.

À cette réponse à moi, une chose bizarre sepassa. Floritchica, d’un seul mouvement de son corps de sirène, serenversa sur le ventre, enfouit le visage dans le traversin etsanglota. L’archonte s’émut et fut gêné de cette scène&|160;:

–&|160;Qu’est-ce qu’il y a, amie&|160;?Pourquoi pleures-tu&|160;?

Et se tournant vers moi&|160;:

–&|160;Tu peux t’en aller.

Deux jours plus tard, je fus appelé denouveau, aux mêmes heures et dans la même chambre.

Floritchica était un peu pâle et me souriaitgentiment. L’archonte, content, se promenait, les mains dans lespoches d’une large veste. Il me dit&|160;:

–&|160;Voilà, Jérémie&|160;; ma fiancée veutfaire de toi son valet personnel, attaché à son seul service.

–&|160;Oui, Jérémie, dit-elle, aimable maissérieuse&|160;; veux-tu me servir&|160;?

–&|160;Madame, dis-je, irrité, j’ai déjàdepuis longtemps répondu à l’archonte que j’aime mieux mourir qued’être le valet de qui que ce soit.

–&|160;Mais tu seras traité avec les égardsque l’on doit à un enfant… de la forêt, fit-elle avec douceur.

–&|160;Je m’en passe de vos égards, et si vousvoulez tout savoir, eh bien, sachez que je vous déteste. Vous êtesmes ennemis.

L’archonte voulut parler&|160;; elle l’enempêcha et me demanda&|160;:

–&|160;Moi aussi, je suis ton ennemie,Jérémie&|160;?

–&|160;Oui, toi aussi. Tu es la femme de ceuxqui veulent tuer les hommes libres. De quel droit me tient-onenfermé ici depuis plus de deux ans, quand je veux vivre ailleursavec Cosma&|160;?

Elle baissa la tête et appuya le front sur samain. L’archonte cria vivement&|160;:

–&|160;Je ne veux tuer personne, mais Cosma etsa bande sont des voleurs&|160;!

–&|160;Tu appelles «&|160;voleurs&|160;» leshommes qui se refusent d’être tes valets&|160;? Ou tu croispeut-être que la terre a été créée pour te faire plaisir à toiseul&|160;!

Il se tourna vers sa maîtresse&|160;:

–&|160;Je t’avais dit, chérie, qu’il n’y arien à faire avec ce têtu&|160;!

Je fus congédié. Et ce fut la dernièredémarche de l’archonte pour faire de moi un valet.

&|160;

Rude hiver… Engourdissement… Les arbres, leskiosques pliaient sous le poids du givre et de la neige. La courétait plongée dans la tristesse, mais cette tristesse n’était pasdue uniquement à la rigueur de la saison. Les fidèles serviteurs del’archonte nous apprirent que la vie intime de celui-ci étaitdevenue un enfer, que Floritchica cuisait notre maître à petit feuet qu’il ne se passait pas un jour sans qu’il y ait des disputesorageuses. Cela expliqua l’absence des fêtes et le renvoi, auxcalendes grecques, du mariage et de la noce que tout le mondeattendait.

Un soir, je me trouvais dans ma coliba, que labise secouait furieusement, et regardais le feu des branches avecun sentiment de voluptueuse détresse. Je raisonnais déjà à cemoment-là comme un homme d’âge mûr, et je jugeais la vie avec unelucidité que les expériences qui ont suivi n’ont pointdépassée.

Ainsi, le regard braqué sur les palpitationsdes flammes, ma raison envisagea froidement ma situation. Je mevoyais arrivé au monde grâce à un plaisir accidentel de Cosma, lerésultat d’un plaisir entre mille. Et je haïs Cosma. Je me voyaislanguir parmi les brutes grâce à la volonté de Cosma d’affronter lapotéra, tandis qu’il eût été bien plus sage de suivre l’idée d’Éliequi proposait d’abandonner la contrebande et de nous sauver àtravers les marécages. Et cela me fit détester Cosma. Maintenant,un sentiment bien plus atroce me tourmentait&|160;: le soupçon queCosma ne souffrait pas assez de ma détention, et qu’il continuaitsa vie libre et joyeuse, se souciant peu du sort des autres,s’appropriant tout ce qui lui donnait envie et se moquant de sonexistence comme de celles qu’il écrasait autour de lui. Et alors,j’en voulus à Cosma comme à un ennemi.

Un dégoût amer me prit à la gorge. La vien’eut plus de sens. Prison ou forêt libre, plaisir ou souffrancem’apparurent comme des choses également absurdes.

Le feu de branches s’assoupissait lentement,comme mon désir de vivre. En ce moment, la porte de ma colibas’ouvrit. Floritchica apparut.

&|160;

Elle était enveloppée dans une longue choubade renard au col relevé sur le châle qui lui couvrait la tête etduquel son visage ressortait comme une image de madone méridionale.Ses orbites hâves et la souffrance qui marquait ses traitsm’impressionnèrent.

Après avoir secoué la neige, elle se laissachoir sur le bord de mon grabat… Je m’empressai de lui offrir monescabeau… Elle se tut comme si je n’avais rien dit et me regarda…Je la regardai… Longuement, nous nous regardâmes… Puis, je luitournai le dos et ne fis plus attention&|160;; je l’oubliai.Qu’est-ce que c’est qu’une belle madone méridionale dans une choubade renard quand on a quinze ans et qu’on languit enprison&|160;?

Plus tard, deux mains plus fines que le plusfin velours saisirent mes joues. Floritchica se lamenta avec desparoles inspirées par Dieu, avec une voix qui venait duciel&|160;:

–&|160;Enfant de la forêt&|160;!… Enfant del’amour&|160;!… Tu es le résultat de l’illusion. Tu es beau&|160;;tu es intelligent&|160;; tu es fier, et tu préfères la mort àl’esclavage… Tu pâlis dans une coliba entourée de hautes murailles,quand tu as droit au palais sans digue que les chênes bâtissent surles montagnes… Tes yeux fixent un misérable feu de branches, quandils devraient contempler l’incendie des forêts… Et des hauteurs oùplanent les aigles, tu es tombé dans une écurie… Mais c’estpeut-être juste que ce soit ainsi&|160;: les enfants expientsouvent les péchés de leurs parents.

–&|160;Qui es-tu, ensorceleuse, qui crois queles enfants doivent expier les péchés de leurs parents&|160;?

–&|160;Je suis celle qui a cherché lebonheur complet, qui a voulu rêver, les yeux ouverts surle soleil, et qui s’est brûlé les yeux&|160;!

Une haleine parfumée frôla mon visage, deslèvres fiévreuses baisèrent mon front, et Floritchica disparutcomme elle était venue.

Mon feu s’éteignit… La coliba devintnoire.

*

Belle fin de mars… Envie de s’étendre, debâiller, et d’écouter l’alouette. Mais point d’alouette à la courde l’archonte Samourakis. Depuis les petites bestioles quifourmillaient par terre, depuis les serfs, les chevaux et lesAlbanais, qui pétaient en chœur ou à tour de rôle, et jusqu’àl’archonte lui-même et sa Floritchica, tout ce monde sentait lebesoin de sortir de ses crevasses et de bouger dehors. L’archontene bougeait pas beaucoup, il lâchait seulement de gros et fréquentsrenvois de cochon bourré de maïs, car il digérait en faisant sasieste allongé sur un sofa placé dans le pridvor, à l’air. Ses yeuxmi-clos étaient fixés sur la grande porte de la cour, large ouverteet gardée par ses géants armés. Floritchica brodait des mouchoirs,et moi, près d’elle, je lui parlais de la montagne, de la plaine,de la forêt, de toutes choses qui donnent envie de vivre, car, àforce de geler dans ma coliba, j’avais compris qu’il valait mieuxtenir compagnie à une maîtresse d’archonte et coucher dans unpalais. Oui, j’avais cédé&|160;: on finit presque toujours parcéder lorsqu’on vous frotte trop le dos avec une étrille.

Mais je ne rendais aucun service et àpersonne. Je faisais mon petit archonte, pour la plus grande ragedes Albanais et à la stupéfaction des esclaves.

Le maître écoutait mon bavardage avec plaisiret était tolérant.

–&|160;Dis-moi, Jérémie, Cosma n’a pas peur dema potéra&|160;?

–&|160;Il s’en fiche, de ta potéra.

–&|160;Mais il sera quand même pris un jour,et alors le terrible Cosma aura à choisir entre la corde et monservice.

–&|160;Il ne te servira pas&|160;; la cordelui sera préférable.

–&|160;Quel sacré bougre&|160;! Et pourquoic’est si difficile de servir un seigneur comme moi&|160;? Je letraiterais en homme libre, rien que pour avoir Cosma à ma cour.

–&|160;Archonte, les hommes libres n’ont pointde seigneurs, et les seigneurs ne peuvent pas avoir d’hommes libresà leur cour&|160;: c’est vouloir mettre une pastèque dans unebouteille.

–&|160;Eh bien, je le pendrai,alors&|160;!

–&|160;Quand tu l’auras…

La terre humide exhalait des vapeurs sous lachaleur du soleil. Dans le cadre de la porte, deux hommesapparurent. C’était deux de ces moines voyageurs de Jérusalem ou dumont Athos, fort nombreux dans le pays, qui mendient pour leursmonastères. Ils étaient grands et solides comme les Albanais,portaient des barbes et cheveux longs et roux, visages bronzés,soutanes châtaigne, en loques, bottes crottées. Ils étaient chargésde besaces. Un d’eux tenait sous le bras la boîte en fer, scelléeet cadenassée, où l’on met l’argent&|160;; l’autre, le plus grand,portait le livre où l’on inscrit les oboles et les noms desdonateurs au cœur chrétien. Celui-ci cria en grec, et d’une voixpuissante, dès qu’il aperçut l’archonte sur le pridvor&|160;; etdès qu’il parla Floritchica pâlit. Moi, je reconnus Cosma etÉlie&|160;:

–&|160;Qu’il soit heureux, le bien réputé parsa générosité archonte Samourakis&|160;! Qu’elle soit heureuse, sanoble épouse, la plus vertueuse femme du pays roumain&|160;! Enhumbles serviteurs de Dieu que nous sommes, passant toute notre vieen des jeûnes et des prières pour la gloire du Seigneur et le reposdes âmes, nous venons demander au grand archonte la grâce de nouspermettre de lui baiser le bas de sa robe, sachant que jamais hommeen détresse ne fit appel à sa bonté sans qu’il partît comblé defaveurs&|160;!

La garde, habituée aux visites des moines,resta indifférente et admira la taille herculéenne de l’orateur.L’archonte se souleva, souriant et flatté&|160;:

–&|160;Soyez les bienvenus, vénéréskaloghéris[27]&|160;! Et approchez-vous.

Avec une hypocrisie dont je ne les aurais pascrus capables, Cosma et Élie se jetèrent aux pieds de l’archonte.Je les regardai de près&|160;: ils étaient méconnaissables. Melançant une œillade significative et bougeant sa moustache, Cosmadit&|160;:

–&|160;Je demande humblement pardon à votreadoré fils pour avoir oublié de le féliciter&|160;: qu’il soitheureux lui aussi, et que le Seigneur lui accorde la sagesse dupère, de longues années à vivre et des héritiers qui perpétuent àtravers les siècles le nom de Samourakis&|160;!

–&|160;Merci, mes braves, pour vos bonssouhaits&|160;! Soyez, pendant trois jours, mes honorables hôtes,hébergés et servis avec déférence. Pour quel monastèrequêtez-vous&|160;?

–&|160;Pour le monastère Saint-Ghérasim, dumont Athos, fit Cosma, dévorant des yeux Floritchica, quidétournait son regard comme du soleil.

–&|160;C’est bizarre, s’esclaffa l’archonte.Je n’ai jamais vu de moines comme vous&|160;: on ne dirait pas quevous passez votre vie en jeûnes et en prières, mais que vous avalezdes bœufs entiers et buvez des rivières de vin&|160;!

–&|160;C’est le Saint-Esprit, dont nous sommesporteurs, qui est notre meilleure nourriture, archonte&|160;!

–&|160;Vrai miracle&|160;! Je ne savais pasque le Saint-Esprit était si substantiel. À quoi sert-il, l’argent,alors&|160;?

–&|160;Ô archonte&|160;! hurla Cosma. C’estpour bâtir des temples au Seigneur et les entretenir, c’est pourl’huile d’olive qui brûle dans les veilleuses, les cierges,l’encens, ainsi que pour les vêtements en or des martyrs del’Église – tant de choses saintes, nécessaires au repos de notreâme&|160;!

–&|160;Eh bien, pour le repos de notre âme jevous offre quatre ducats impériaux.

Et il glissa les pièces d’or dans le trou dela boîte que tenait Élie&|160;; puis, prenant le livre, il yinscrivit son nom.

–&|160;Tiens&|160;! s’exclama-t-il, en lisantles signatures des donateurs&|160;; vous avez été chez leCârc-Serdar Mavromyckalis, chez l’archonte Coutzarida&|160;: et ilsne vous ont donné que dix zlotes d’argent chacun&|160;?Quelle avarice&|160;!

–&|160;Vérité, généreux archonte&|160;! Chacunachète dans le ciel la place qui lui convient.

–&|160;La leur ne sera pas bienconvenable&|160;!

–&|160;Amen&|160;! Seul votre illustre nomsera gravé en lettres d’or sur le marbre de l’autel de notremonastère, au-dessus duquel est placée l’icône de saint Ghérasim,dont les vêtements moulés en or vingt-deux carats pèsent trentekilos. Et pour vous prouver notre gratitude, je vais prononcer unkyriacodromion[28].

Reculant de trois pas – pectoraux bombés,barbe et soutane au vent, braise dans les yeux –, Cosmatonna&|160;:

–&|160;Une seule fois vit l’homme sur laterre&|160;! Et la terre est à nous. C’est pour nous que Dieu l’afaite&|160;! Pour nous, le fruit de l’arbre et son ombre. Pournous, le rayon du soleil, le jus du raisin, et la chair du mouton.Pour nous, la forêt de pins et les belles tchobanitzas aux seinsdurcis par le vent, au regard audacieux et au désir démesuré. Pournous, tout ce qui se présente à nos yeux, et de tout il fautprendre&|160;: Dieu le veut, et l’homme en a besoin. Mais malheur àcelui qui prend davantage que ce qu’il peut mordre avec les deuxrangées de ses dents&|160;! Ses semblables en seront privés et Dieuse fâchera. Alors Il enverra la peste dans les palais aux murs decristal&|160;; Il lâchera les prisonniers des forteresses, quimettront feu aux villes éblouissantes&|160;; et Il fera, au milieude la nuit, surgir les bandits de la montagne dans la chambre àcoucher des seigneurs gardés par des valets armés jusqu’auxdents&|160;!…

–&|160;Arrête&|160;! s’écria l’archonte en selevant&|160;; je n’aime pas ce kyriacodromion&|160;!

Et s’adressant à moi&|160;:

–&|160;Va, Jérémie, conduis ceskaloghéris à la caserne&|160;! Et qu’ils prononcent plutôtune bénédiction sur mes armes, pour qu’elles soient toujoursvictorieuses sur les bandits&|160;!

Je descendis l’escalier, suivi des deuxmoines, besace au dos. Des Albanais s’échelonnèrent à notre suite.Et dès qu’on fut à la caserne, la valetaille assaillit les moinesavec des demandes&|160;:

–&|160;Avez-vous des souvenirs sacrés du montAthos&|160;? Des talismans&|160;? Des porte-bonheur&|160;?

–&|160;Nous en avons de tout, dit Cosma,fouillant dans les besaces. Voici de l’huile qui a brûlé dans laveilleuse de saint Ghérasim, et qui guérit toutes les maladies dèsqu’on l’applique sur l’endroit endolori… Voici du corail trouvédans le ventre des poissons de mer&|160;; il rend amoureuse toutefemme qui le porte sur son sein… Voici du bois saint, coupé dans lacroix sur laquelle expira Notre-Seigneur&|160;; c’est le meilleurtalisman contre les balles des bandits. Enfin, j’ai des croix denacre, d’ivoire et de…

–&|160;Donnez-nous&|160;! Donnez-nous del’huile, du bois saint, du corail, et des croix du montAthos&|160;!

L’argent en main, chacun des hommes de lagarde s’empressa d’en acheter. Et Cosma leur distribuagénéreusement les bêtises miraculeuses.

&|160;

Le dîner de ce soir-là, dans la caserne, futmémorable. Le prestige déjà assez haut, grâce à l’accueil cordialde l’archonte Cosma s’imposa davantage aux Albanais par sa verveexotique, ses histoires amusantes du mont Athos, et même par desplaisanteries qui étaient fort peu ecclésiastiques. C’était lapremière fois que la garde abandonnait son rôle sordide et devenaithumaine&|160;: elle riait à gorge déployée.

Les mets se succédèrent. Le vin coula à flots.Au comble de la joie, Cosma devint soudain sérieux etdit&|160;:

–&|160;Mes enfants&|160;! Avant de pousserplus loin, mon devoir m’oblige de vous rappeler que votre maîtrem’a chargé de dire une liturgie à la victoire de vos armes sur lesbandits. Dans ce but, vous devez sortir toutes vos armes dehors,les mettre en tas sous les fenêtres de l’archonte, et là, dès quela lune paraîtra sur le firmament, je prononcerai la bénédiction.Débarrassons-nous d’abord de cette corvée, sortons les armes. Puis,je vous ferai goûter ma mastikha[29] deChio.

Les Grecs furent frappés de folie&|160;:

–&|160;Mastikha de Chio&|160;? Vous enavez&|160;? ô Chio&|160;! ô patrida d’Homyros&|160;! ômastikha sans rival, quelle aubaine pour nos langues&|160;!

En moins de temps qu’il n’en faudrait pourfumer une cigarette, arquebuses, pistolets et yatagans furententassés pêle-mêle sous les fenêtres de l’archonte. Celui-ci,attiré par le bruit, ouvrit la fenêtre&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cetapage-là&|160;?

–&|160;C’est pour la bénédiction, réponditCosma.

–&|160;Au diable&|160;! Ça va bien, labénédiction, mais vous allez abîmer tous les silex et les chiensdes fusils&|160;!

–&|160;Ne craignez rien, archonte&|160;! Unefois bénies, les arquebuses partiront, même si vous les bourrezavec de la sciure de bois au lieu de poudre&|160;!

Cette blague fit rire tout le monde.

Et voici ce qui se passa ensuite. Rentré dansla caserne, Cosma tira des besaces deux grosses gourdes en bois,ayant chacune une capacité de trois okas.

–&|160;Voici la mastikha, larme du pays deChio&|160;! Il y aura à peine une lampée pour chacun de vous, maisil faut se contenter, car Dieu n’a pas voulu faire des rivières deraki de Chio. Allons, prenez vos gamelles&|160;!

Et dans chaque gamelle il versa avec avaricela portion indiquée. Puis, les deux gourdes dans les mains de Cosmaet d’Élie, les gamelles au-dessus des têtes, on cria&|160;:

–&|160;Pour l’orthodoxie&|160;! Pour la santéde l’archonte et de sa garde. Pour la victoire de leurs armes –éviva&|160;!

–&|160;Éviva&|160;!…

On but.

–&|160;Nous allons maintenant donner le restede mastikha aux hommes qui montent la garde, dit Cosma.

Et nous sortîmes. Dehors, il me saisit lebras&|160;:

–&|160;Va, apporte deux bonnes brassées decopeaux, autant de bois, et un bidon d’huile d’olive, et mets-letout près du tas d’armes&|160;!

–&|160;Mais…

–&|160;Ne crains rien&|160;! Tout est fini. Ilne nous reste que le plus facile à faire.

&|160;

Nuit infernale, nuit meurtrière en pleinerésurrection de la nature… Soixante-dix hommes, forts à déracinerdes arbres, s’écroulaient à droite et à gauche comme des colonnesqui s’abattent. Sur les deux rangées de planches couvertes detapis, qui formaient deux longs, interminables lits dans lacaserne, ainsi que sur le sol, des corps humains, faits pour jouirde la vie, se tordaient dans les spasmes, les bouches écumantes,les yeux hors de la tête, au milieu d’écœurants débris de repas etdes vomissements. Leurs hurlements auraient réveillé les morts. Lespeupliers humides, dénués de feuillage, semblaient frissonnerd’horreur. Dans le vestibule du palais, deux Grecs farouches, lesseuls qui s’étaient refusés à boire la funeste mastikha, gisaientdans leur sang, poignardés.

Cosma vida le bidon d’huile sur le bois et lescopeaux et y mit le feu. Les flammes saisirent les armes. Lesfenêtres de la chambre du maître luirent. Et nous pénétrâmes dansl’intimité de l’archonte.

Il était dans le lit, à côté de Floritchica,qui avait le visage blanc comme la craie. Nous apercevant, droitscomme des justiciers, l’archonte se crut la proie d’un cauchemar ets’essuya les yeux. Puis, se redressant&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est&|160;? Commentêtes-vous entrés&|160;? Et pourquoi&|160;?…

–&|160;C’est encore un miracle duSaint-Esprit&|160;; et nous venons pour dire la fin dukyriacodromion, répondit Cosma, sortant son pistolet.

–&|160;Les bandits&|160;!…

–&|160;Je vous avais dit&|160;: et Ilfera, en pleine nuit, surgir les bandits de la montagne dans lachambre à coucher des seigneurs gardés par des valets armésjusqu’aux dents – vous vous rappelez, archonte&|160;?

–&|160;Hé&|160;! Arvanitakia&|160;!Aux armes&|160;!

–&|160;… Et alors les seigneurs crieronten vain au secours&|160;! Alors ils sauront que tout ce qui vientpar la force des autres s’en va avec la force des autres.

–&|160;Qui es-tu, mauditkaloghéros&|160;? C’est le bandit qui est devenumoine&|160;?

–&|160;Non, archonte&|160;! C’est le moine quia toujours été bandit&|160;!

&|160;

Sur le chemin régional qui oblique vers lagrande route nationale de Calarasi, et par cette nuit noire commele bitume, nos quatre chevaux avançaient péniblement à la queue leuleu. En tête, Cosma disait à Floritchica&|160;:

–&|160;… Tes seins seront durcis, fouettés partous les vents de la terre… Ton corps se baignera dans lestorrents, sera essoré par le soleil, et les fleurs des champsl’imprégneront de leur parfum… Et tu seras aimée par Cosma…

Puis, arrêtant sa marche, il regarda vers lacour de l’archonte Samourakis, entièrement enveloppée de flammes,et murmura avec cruauté&|160;:

–&|160;Un nid de vipères en moins…

*

Pendant une semaine entière, nous ne fîmes quedescendre vers le sud, en côtoyant la Jalomitza et autres rivières,en évitant les routes. Les sabots des chevaux s’enfonçaient dans laterre détrempée des champs comme dans la mie de pain imbibée d’eau.Des pluies fines et ininterrompues nous obligeaient parfois à noustenir, pendant des heures, tapis sous nos deux tentes. Alors, nousétions moroses. Mais le soleil apparaissait&|160;; des vents chaudsd’avril gonflaient nos manteaux&|160;; et nous voilà gais etdébordants de vie.

Déguisé en berger, Élie allait dans lesvillages chercher du pain et du vin. On chassait des lièvres. Lanuit, cachés dans les brousses ou dans les marécages, on était degarde à tour de rôle et on soignait les feux brûlant devant lestentes.

Cosma ne me questionna point, tout le long duvoyage, sur ma vie à la cour de l’archonte. Il s’occupa deFloritchica, le jour et la nuit. J’en fus vexé&|160;:

–&|160;Se fit-il, au moins, du mauvais sangsur mon sort, pendant ces deux ans&|160;? demandai-je un soir àÉlie, pendant la halte.

–&|160;Très peu.

–&|160;Alors il n’a pas de cœur&|160;!

–&|160;Si, il en a&|160;; mais sa générositéest comme celle du vin&|160;: elle ne chauffe que les présents.Elle chauffe, et elle glace&|160;: c’est les deux faces deCosma.

Élie semblait avoir la gorge étranglée.J’entendais à peine sa voix. Bien moins gênée, celle de Cosmaclamait à côté, dans sa tente&|160;:

–&|160;… Toi, ô Floritchica, toi, tu seras laplus aimée…

Élie esquissa un sourire attristé. Ses yeuxluirent dans la nuit, mirant les flammes du feu qui brûlait à nospieds.

–&|160;Jérémie&|160;! fit-il dans unmugissement sourd, me saisissant la main et collant sa barbe contrema poitrine, Jérémie&|160;! Cosma est un démon&|160;! Entends-tu cequ’il dit à la femme&|160;? Eh bien, elles sont légion, les femmesauxquelles je l’ai entendu faire cette même déclaration. Et, bonDieu, je veux mourir tout de suite s’il a jamais menti et s’il ajamais été sincère&|160;! Oui, avec toutes il a été amoureux ettendre comme un tourtereau&|160;; généreux comme la pluie quiabreuve une terre grillée par le soleil. Avec toutes, il a étéingrat comme un matou, et, devant leurs larmes, indifférent commela mort. Écoute, Jérémie, cette histoire que je vais te raconter.Tu comprendras mieux&|160;:

*

Une année environ après la bataille avec lapotéra d’où tu sortis captif, nous allâmes, très loin en Moldavie,venger les habitants d’une contrée terrorisée par un maître cruel.Selon la règle qu’il s’était faite, Cosma se sépara de nos hommes,et, à nous deux, déguisés en markitans merciers, nousentrâmes un soir dans la cour du tyran. Sa garde était alléegrossir les rangs d’une potéra créée pour donner la chasse à unhaïdouc fort courageux qui semait la mort parmi les satrapes dupays moldave. Nos renseignements disaient&|160;: Vous trouverezà la cour une vingtaine de domestiques poltrons, qu’on vous aideraà ligoter. C’est ce que nous trouvâmes, mais quant à lesligoter, ce fut plutôt le contraire, car dès que nous posâmes nosballes à terre, une fille du peuple à l’âme naïve et au regardtroublant vint mettre le feu à la passion de Cosma et embrouillerses desseins. Le soir même, nous conduisant à une meule de foin oùnous devions passer la nuit, elle dit à Cosma&|160;:

–&|160;Markitan-mercier.

Déguisant mal l’acier,

tu ne tueras point mon maître, car il m’a faitdu bien&|160;!

Cosma s’écria&|160;:

–&|160;Dis-moi, ô enfant venue au monde dansla saison où la cerise mûre s’offre à notre appétit, où la prairieinvite à la paresse, et quand les oiseaux proclament leur droit àl’amour – dis-moi quel bien t’a fait le tyran, et j’oublierai lenombre de ses forfaits et ma mission vengeresse de cette nuit.

–&|160;Oui, Cosma, tu oublieras tout cela, carmon maître m’a arrachée aux serres d’un charognard et m’a rendue,intacte, à ma liberté&|160;: «&|160;Tu vivras ici à ta guise et tuaimeras qui te plaira&|160;», m’a-t-il dit. Ce charognard, c’estson intendant, et comme ce soir il y a lune neuve, demainà l’aube il viendra par le chemin que voici devant nous, apporter àson maître la dîme et la soumission. Il sera seul, à cheval. Vaau-devant de lui et les plombs que tu destinais au maître, loge-lesdans les reins du domestique&|160;! Et prends son or… Et achèteavec cet or des bœufs aux paysans appauvris… Puis je serai tonesclave.

Cette nuit-là, en fumant nos pipes et enregardant les étoiles, je dis à Cosma&|160;:

–&|160;Tu feras, Cosma, comme le démon teconseille&|160;?

–&|160;Je ferai, Élie, comme le démon meconseille, car j’aime ce démon et je le veux.

–&|160;Tu suivras donc la déraison…

–&|160;Je suivrais le diable même…

–&|160;Et tu risqueras ta vie pour frapper lemal aux pieds, au lieu de le frapper à la tête… Cosma, tu es fort,mais tu n’as pas raison&|160;!…

–&|160;Élie, tu as toujours raison, mais taraison m’embête&|160;: mets-toi debout&|160;!

Je me levai, Cosma me sauta au dos&|160;; etje tournoyai ainsi autour de la meule jusqu’à ce que je perdisse lesouffle et tombasse. Alors nous nous assîmes.

–&|160;Parle, maintenant, ta raison, Élie.

Je dis ceci, pendant que Cosma, tout enm’écoutant, s’assenait de terribles coups de poing sur lapoitrine&|160;:

–&|160;Cosma… On ne peut pas être héros àmoitié… Tu passes pour être un héros… On t’adore… Mais tu ne l’espas, et tu n’adores rien… Ou tu adores trop de choses… Voici unecontrée qui dira demain, après notre départ&|160;: Cosma estvenu pour tuer le dragon de notre pays, et il n’a tué qu’unecouleuvre. Est-ce, peut-être, parce que la couleuvre voulait mangerun vermisseau et que ce vermisseau plaisait à Cosma&|160;?Voilà ce que dira la contrée… Et elle aura raison… Et tu aurastort… Et un héros ne doit jamais avoir tort.

Le lendemain, à l’aube, nous nous trouvionscachés derrière une haie de ronces qui bordait le grand chemin paroù devait passer la couleuvre. Le vermisseau était avec nous. Cosmalui caressait la tête et mâchait le désir, car ce vermisseau,hélas, était fille du soleil, grain de braise femelle qui embrasela poudre du mâle&|160;:

–&|160;Je rêve de toi, Cosma, depuis ma petiteenfance&|160;!

–&|160;Et moi, je te cherche, flamme, depuisle commencement du monde&|160;!

–&|160;Mais tu tueras l’homme que je temontrerai tout à l’heure&|160;!

–&|160;Oui, je le tuerai, car mes oreillesbrûlent et mes tempes éclatent… Et si longtemps que tu feras mesoreilles brûler et mes tempes éclater, je tuerai, coupables ouinnocents, tout ce que tu voudras&|160;!

–&|160;Comme tu es vaillant, Cosma&|160;!

–&|160;Vaillant, fillette, vaillant jusqu’àtes pieds&|160;!

Et voici qu’un homme passe à cheval, allant aupas, une musette à l’arçon. Il est en bras de chemise propre, têtenue, et chantonne sa joie de vivre, joie d’homme beau et bienportant. Soudain, il tressaille, arrête, tourne la tête en toussens et porte sa main droite au pistolet&|160;: il avait entendunos chevaux ronfler dans le voisinage. Mais son inquiétude est decourte durée, car la fillette ferme les yeux et couvre son visageavec le tablier, pendant que Cosma met le cavalier en joue etcrache sa grêle à bout portant.

L’homme se renverse, le cheval s’emballe… Surla route dorée par le soleil levant, la bête galope furieusement,traînant le corps de son maître dont la cheville est prise parl’étrier, tandis que la tête, fracassée, balaie la poussière duchemin.

Cosma se redresse devant son démon&|160;:

–&|160;Femme, es-tu contente&|160;? Queveux-tu encore&|160;? Veux-tu que je tue mon frère&|160;? Veux-tuque je tue mon cheval qui frémit dans la clairière&|160;? Dis-moice que tu veux&|160;!

–&|160;Je te veux, toi, Cosma…

–&|160;Tu m’auras, éternité&|160;! Tu m’auras,tant que mes oreilles brûleront, et que mes tempeséclateront&|160;!

Peu après, un paysan, grand vieillard,apparaît avec nos deux chevaux. Cosma lui donne quatre boursesd’or&|160;:

–&|160;C’est tout, Cosma&|160;?

–&|160;C’est tout, ami, pour lemoment&|160;!

–&|160;Mais tu n’as pas fait tout tondevoir.

–&|160;Je n’ai aucun devoir&|160;: lesgénéreux ne doivent rien à personne.

Nous montâmes… Cosma chevauchait en tête, sonéternité d’un jour dans les bras. Derrière lui, à vingt pas dedistance, je le suivais, silencieux, en pensant à la solitude del’homme.

Par des chemins forestiers, rocailleux etaccidentés – où les sabots des chevaux glissaient, écrasant lamousse, où les branches déchargeaient leurs grosses gouttes depluie sur nos têtes –, ainsi qu’à travers d’immenses champs, quandles bêtes éventraient l’espace, nous redescendions versl’embouchure du Sereth.

Le premier soir, nous fîmes halte à l’oréed’un bois, fourré sauvage qu’il ne fallait pas affronter la nuit. Ànos pieds, interminable campagne en friche, dans laquelle Dieucultivait les parfums les plus fins pour le plaisir de sespapillons reconnaissants.

Et voilà que la pleine lune se lève sur lacoupole céleste, remplit le fourré de mystères, la campagne decigales et le cœur de Cosma d’impiété. Oui, ce soir-là, Cosma futpour moi impie, cruel comme un ennemi, car il me demanda de jouerde la flûte pour son démon, quand il savait bien que je ne jouaisjamais que pour mon Dieu et notre liberté.

Elle avait dit&|160;:

–&|160;Si une flûte résonnait en ce moment, leciel s’ouvrirait, et les anges du Seigneur descendraient chanterles hymnes&|160;!

Cosma tressaillit et me montra son visageéclairé par l’astre&|160;: c’était un visage rouge et gonflé, commes’il eût soufflé longtemps dans le feu. Je compris sa prièreimpétueuse, mais je baissai les yeux et me tus, pendant que monsang se révoltait.

–&|160;Joue, Élie&|160;!

–&|160;Jouer pour qui&|160;?

–&|160;Joue pour l’éternité&|160;!

–&|160;Elle est courte, ton éternité,Cosma…

–&|160;Courte, Élie, mais forte comme l’éclairqui embrase la terre.

Je tirai ma flûte de la ceinture&|160;; je luisalivai les trous&|160;; je jouai… Et dès que les premiers sonsfirent vibrer la nuit, le ciel s’ouvrit, les anges chantèrent leshymnes, car la voix du démon éclata dans un flot métallique plusharmonieux que la voix du rossignol. Mes cheveux se dressèrent sousle bonnet, mes doigts trépidèrent diaboliquement sur la flûte. Maraison, elle, se mit à croire que l’enfer devait être bien plusdivin que le Paradis, et qu’un démon qui chante est plus pieuxqu’un ange qui prie&|160;:

Je suis celle qu’on ne prend pas,

Je suis l’âme qui se livre.

Il n’y a pas de Dieu tyran,

Mon cœur ne connaît point de péché…

Ainsi chanta le démon… Et sa voix couvrit lebruissement de la forêt et le concert des cigales. Alors j’oubliaima loi, je trahis mon Dieu, et je jouai rageusement. Je jouaijusqu’à ce que les gouttes salées de sueur vinssent brûler mesyeux. À ce moment je m’arrêtai, je m’essuyai le visage et m’aperçusqu’il n’y avait plus de Cosma, plus de démon, et que j’étais seul,enveloppé par la nuit et le silence – seul, comme nous sommes toussur la terre.

Notre marche fut poursuivie par un temps sanscesse pluvieux. Hommes et bêtes, on était trempés comme des ratssortis de l’eau. Pour protéger son trésor, Cosma resta en bras dechemise et jeta tous ses vêtements sur le dos de la femme, quidevint ainsi un gros paquet informe et mouillé. Les nuits, on lespassait dans des grottes. Alors, Cosma était d’un dévouement sansbornes. Il courait seul à la recherche du bois sec, allumait desbons feux, séchait les effets, préparait des boissons chaudes, etnu jusqu’au ventre, semblable à un vrai sauvage, il se mettait àfrotter les armes et les recharger avec du matériel sec.

Enfin, nous atteignîmes notre but,l’embouchure du Sereth, ce lieu maudit où, une année auparavant,nous avions dû livrer bataille à la potéra par la trahison dupéager. L’heure était venue maintenant pour ce vilain de nous payersa trahison.

Son compte fut vite réglé, mais l’affaire secompliqua et le drame devint double, grâce à la trame enchevêtréedu destin.

Embusqués tous trois dans une fosse, près dela tête du pont, côté moldave, Cosma guettait, l’arme prête,l’apparition du traître, pendant que les chevaux, libres et sages,broutaient l’herbe à cent pas de nous. La femme – dont l’étoilepassionnante devait se coucher le jour même – demanda&|160;:

–&|160;Que faisons-nous là, Cosma&|160;?

–&|160;Tu verras tout à l’heure&|160;: j’aiune dette à payer.

–&|160;Tu as l’habitude de payer tesdettes&|160;?

–&|160;Parfois, oui…

L’homme apparut, les mains dans les poches,alla à droite, alla à gauche, puis il se dirigea droit sur le fusilde Cosma, pour accomplir ce qu’il y avait d’inscrit sur son front.Mais à l’instant même où Cosma le mettait en joue, la femme blêmit,lui saisit le bras et cria&|160;:

–&|160;Attends&|160;! C’est monfrère&|160;!

Bleu de colère, Cosma la renversa d’un coup decrosse&|160;:

–&|160;Ton frère, peut-être, mais monennemi&|160;!

Et il foudroya le péager, que la menaceavertit trop tard. La sœur, lançant de hauts cris, vola au secoursdu frère, qui n’en avait plus besoin, se jeta sur son corps et selamenta. Puis, à notre approche, elle se dressa devantCosma&|160;:

–&|160;Tu as tué mon frère&|160;!

–&|160;J’ai tué un espion&|160;! Et quepensais-tu&|160;? Que je ne tuerais donc plus que desintendants&|160;?

–&|160;C’est lui qui m’a sauvé des griffes del’intendant. Il m’a fait le plus grand bien&|160;!

–&|160;Et à moi, il m’a fait le plus grandmal&|160;: il m’a livré à la potéra&|160;!

La jeune femme s’agenouilla près du cadavre etpria. Nous allâmes chercher les chevaux. De retour, Cosma déposapar terre une bourse avec des ducats, et dit, à son éternité d’unesemaine&|160;:

–&|160;Quand tu auras fini de prier, tuenterreras ton frère&|160;; puis, tu iras t’enterrer toi-même dansun cloître, et là, tu continueras à prier Dieu, ce qui sera à tongoût, sans effort et sans dommage, car il a des frères comme letien et ne craint pas les espions.

Peu après, galopant en toute liberté, Cosma medisait avec conviction&|160;:

–&|160;Les femmes sont faites pour détournerle destin des hommes&|160;!

*

Élie se tut. Son visage, que la flambéeéclairait à peine, exprimait un étonnement enfantin&|160;:

–&|160;Pense, Jérémie, à ces choses tortueusesde la vie… me dit-il, pour toute conclusion.

Et s’enveloppant dans sa ghéba, il se jeta surun tas de chaume.

Je restai seul, sous la tente qu’un vent légerfaisait clapoter comme des vagues. Aucune envie de dormir. Mapensée se répandait sur tout ce que j’avais vécu, alors que l’ouïes’efforçait de percevoir quelque bruit dans la tente de Cosma et desa Floritchica, mais je n’entendais que le bruissement des chosessolitaires. Agacé dans mes sentiments, je quittai la tente, fisquelques pas dehors, et aussitôt, le temps cessa d’exister pourmoi. Harmonie… Accord perpétuel… L’empire du roseau et de lalaîche, du mûrier sauvage, des milliers de grenouilles accroupiessur la feuille du nénuphar et des vanneaux somnolant, un œilouvert, goûtait le bonheur nocturne de l’existence. J’entendis unecarpe sauter à la surface de l’eau et retomber lourdement dans sonélément. Une grue claqua longuement du bec, en même temps qu’unépervier déchirait l’espace invisible avec son puissant battementdes ailes. Et sous la poussée caressante du zéphyr, lesinnombrables épis floconneux du carex dominateur se répandaient endes remerciements silencieux envers le Créateur.

Ma raison s’effaça…

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Une main lourde comme le plomb me fitbondir&|160;: Cosma était devant moi, énorme masse noire. Sachevelure épaisse reposait en désordre sur l’encolure, ainsi que lamoustache et la barbe embroussaillées&|160;; les sourcils touffusne laissaient plus rien voir de sa figure, sauf un nez charnu etdeux grands yeux qui me semblèrent bons et contents. D’une voixbasse apaisée, grave et harmonieuse, il me dit&|160;:

–&|160;Je te salue, Jérémie, jeune hommelibre&|160;!… Tu veilles au bonheur de Cosma, ce qui est bien… Maiston heure de repos a sonné… Va&|160;! Cosma te remplace.

–&|160;Tu te trompes, Cosma&|160;: je neveille pas à ton bonheur, je vis avec le marécage.

Il fit un pas en arrière&|160;:

–&|160;Ça c’est encore mieux&|160;! Tu faisdeux bonnes choses à la fois&|160;: toi, d’abord,moi, ensuite&|160;!… C’est dans la loi. Mais, disdonc&|160;: est-ce que, par hasard, tu m’en veux un peu&|160;?

–&|160;Oui, un peu.

Cosma s’étira. Devant le vaste déploiement deses bras, la terre parut se rapetisser.

–&|160;Quand on en veut à quelqu’un qu’onaime, la meilleure façon de s’y prendre pour se débarrasser de lapetite haine et de passer vite à l’amour, c’est de le battre toutde suite, car la colère qui ronge lentement fait plus de mal que lecoup de poing amoureux. Voici une poitrine, tellement remplie debonheur, qu’à coups de marteau même on ne pourrait pas ladémolir&|160;: frappe, Jérémie&|160;!

J’assenai un coup, de toutes mes forces. Cosmane broncha pas.

–&|160;Frappe fort&|160;!

Je frappai, rouge de colère.

–&|160;Encore&|160;!

Je levai la main… Mais cette face épanouie, cethorax d’ours… Et surtout ces deux bras étendus comme des ailes,prêts à m’encercler le corps… Non&|160;!

Je me jetai sur cette poitrine et enfouis monvisage dans les poils qui sentaient la transpiration mâle. Cosma meserra et me caressa les cheveux.

–&|160;Qu’as-tu, Jérémie&|160;? Que t’ai-jefait&|160;?

–&|160;Tu es trop heureux, Cosma, et tonbonheur me laisse, moi, trop seul.

Il ne répondit pas, mais je sentis ses bras deplomb lui glisser le long du corps, pendant que son cœur frappaitavec la violence du marteau et la régularité de l’horloge. Puis,allant s’asseoir à la turque, il m’invita à faire comme lui, bourrasa pipe, l’alluma et me parla à peu près comme suit&|160;:

–&|160;Le bonheur de Cosma, mon garçon, nepeut laisser les autres que seuls et vides. Il est pareil à l’oragequi déchiquette les arbres chargés de bourgeons, arrache lespétales lourds de tendresse, entrave le cours du ruisseau heureuxde son lit et de son murmure, tue les bêtes… Il boit tout… Tout cequi est vivant. Après, il se casse la tête, quelque part, contreune masse de rochers qui le rendent prisonnier, ou se faitengloutir par un ventre de terre rempli d’eau et de ciel sans fin.Mais aussi, il est généreux, car, après son passage, la vie renaîtavec plus de force. Je suis comme lui. Peut-être un peu plusingrat&|160;; peut-être un peu moins juste. Sache que seules leschoses médiocres peuvent être partagées et vécues en commun. Dèsque l’homme est trop heureux, il reste seul&|160;; et il resteseul, également, dès qu’il est trop malheureux. C’est commeça&|160;: dans la petite fosse, tout le monde peut sauter avectoi&|160;; mais nul ne peut te suivre dans l’abîme. Le bonheurcomplet, aussi, c’est une espèce de gouffre&|160;: n’étais-tu pasabsorbé, tout à l’heure, par ton rêve, au point d’oublier le dangeret de te laisser surprendre par moi&|160;? Lequel de nos compagnonsde liberté t’aurait suivi jusque-là&|160;? Qui m’a suivi, moi, dansla souricière de l’archonte Samourakis quand, l’autre jour, l’envieme prit d’aller te délivrer sur-le-champ&|160;? Élie&|160;! Éliem’a suivi. Mais Élie est mon ange gardien que je n’écoute jamais.Et il me suit toujours, malgré lui. Cela doit venir du fait quenotre père le bouc s’était mis en tête, le jour de notreconception, de féconder son harem rien qu’avec le germe de lafolie, de toutes les folies, et c’est ainsi qu’il eut&|160;: moi,Cosma ou la folie érotique&|160;; Élie ou la folieraisonnable&|160;; notre sœur, Kyra ou la folie coquette&|160;; et,enfin, notre frère cadet, qui eut la folie pure et se pendit, nesachant probablement quoi faire de sa vie. Encore, je n’en suis passûr, car il aimait si follement la brioche farcie de noix qu’ilhurlait de plaisir dès qu’on la sortait du four, et peut-êtres’est-il pendu, la bouche remplie de brioche. Il faut savoir mourirpour sa folie. Mais on ne doit jamais se mêler de la folie d’unautre.

En disant cela, Cosma braqua un regard de fousur sa tente&|160;: la pleine lune de minuit s’était levée de troislances au-dessus de l’horizon et présentait son disque de braisemorne à Floritchica, qui se tenait debout devant la tente, les brascroisés sur la poitrine, et la contemplait, immobile. Sur sesépaules, enveloppées dans une chlamyde de soie blanche, l’abondantechevelure défaite coulait comme du goudron.

Devant cette belle apparition, Cosmas’agenouilla face au sol, les bras en avant, tel un musulman danssa prière, et resta longtemps. Puis, comme accablé, il se levalentement, se mit debout, et tendit vers le ciel deux bras nus etmusculeux qu’on aurait pu prendre pour des jambes. AlorsFloritchica me parut moins imposante, les autres choses, mesquineset ratatinées&|160;; et Élie – qui surgit à ce moment de l’autretente, en bâillant – ne fut à mes yeux qu’un pauvre homme dans unepauvre ghéba.

Nous le regardions, tous, et je crois que lesautres aussi pensaient comme moi, c’est-à-dire que Cosma eût punous écraser rien qu’en se laissant tomber sur nous&|160;; mais ilne nous faisait pas peur.

Il alla prendre Floritchica par la taille.Elle se laissa porter comme une plume. Ses brodequins touchaient àpeine le tapis souple de l’emplacement. Et ensemble ils firentquelques pas dans le même rythme parfait. Cependant, à regardercette fragile châtelaine à côté de ce rude braconnier, on auraitdit une nymphe séduite par un satyre.

C’est en ce lieu et en ce moment que, tournantsa face sauvage vers la lune et serrant sa poitrine entre lesmains, Cosma clama le comble de son bonheur. D’une voix de bourdon,qui fit aux chevaux soulever les têtes, il parla&|160;:

&|160;

–&|160;Pourquoi ce cœur veut-il rompre sesattaches&|160;? Pourquoi la carcasse lui semble étroite&|160;?Pourquoi le sang l’étouffe-t-il&|160;?

Prenant la main de sa maîtresse, il avoua sacrainte&|160;:

–&|160;Floritchica&|160;! Tu es l’abîme quiengloutit le désir de l’homme&|160;! Connais-tu, au moins, laconstance&|160;? Nous repartirons, tout à l’heure, par clair delune&|160;; et à l’aube de ce matin nous joindrons notre campement.Trente gaillards nous attendent là-bas, impatients&|160;! Ce sont,tous, des hommes hors la loi et qui ne craignent point la mort. Enfait de loi, ils n’en connaissent qu’une&|160;: satisfaire leurdésir, but suprême de la vie&|160;! Toute loi qui s’oppose à cebut, ils l’affrontent au prix de leur vie même. C’est pourquoi jeles appelle des héros. Héros, ils le sont encore plus aux yeux dela femme, avec leurs regards de taureaux excités qui fascinent,leur moustache pointue qui perce de loin, leur barbe ondoyante quicaresse le duvet, la culotte tendue sur la cuisse et cette sacréebourse à semence inquiète.

Et Cosma demanda l’impossible&|160;:

&|160;

–&|160;Floritchica, fleur petite,

Tout beau gaillard la soulève&|160;!

&|160;

toi, ne te laisse pas soulever… Je nesuis pas le maître de ces hommes, je suis leur Dieu&|160;; mais,devant la femme, il n’y a pas de Dieu qui tienne&|160;! Et moi, jeveux rester Cosma, et je veux mourir Cosma. Jure-moi, Floritchica,jure-moi fidélité&|160;!

Floritchica éclata dans un rire victorieux,pareil aux clochettes des traîneaux en hiver&|160;; et à ce rire,la lune répondit en parant son image d’un voile d’argent qui égayale marécage&|160;:

&|160;

–&|160;Cosma, Cosma, au bras fort,

Guerroyant sur neuf frontières,

&|160;

tu demandes à la foudre d’éclater dansune marmite&|160;? Tu demandes au chêne de pousser sous lelit&|160;? Tu demandes à la terre de résister à la charrue quil’éventre&|160;? de refuser la semence qui la féconde&|160;?Ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;!…

Déployant ses bras aux manches larges, tel uncygne prenant le vol, elle se sauva vers la tente et y disparut,pendant que Cosma, blême, la démarche lourde, se dirigea droit surÉlie et dit, à voix basse&|160;:

–&|160;Que dis-tu, Élie, de la réponse quecette femme me fit&|160;?

Élie allongea le cou et le visage&|160;:

–&|160;Je dis que la femme a raison, et que saréponse est juste et méritée.

Cosma hurla, hors de lui&|160;:

–&|160;Que le diable t’emporte avec ta raisonet ta justice&|160;! C’est pas ça que je veux savoir&|160;!

–&|160;Quoi, alors&|160;? fit Élie, trèscalme.

L’autre se pencha vers son oreille, maîtrisantsa rage&|160;:

–&|160;Ne crois-tu pas, Élie, que cette femmec’est la tchobanitza de la forêt de pins, il y a dix-sept ans deça&|160;?

–&|160;Peut-être bien, Cosma… Il se peut quece soit elle… Mais je n’en suis pas sûr… Et puis, à quoi bon lesavoir&|160;? Si c’est bien elle la tchobanitza de la forêt depins, souviens-toi de ta fierté de cette nuit-là. Et si tu latrouves meilleure aujourd’hui, à dix-sept ans de distance, celaveut dire que la femme est comme le cheval&|160;: plus elle court,meilleure elle devient.

Cosma tomba pensif, la pipe oubliée au coin dela bouche.

Et quand la lune toucha au zénith, nous avionsquitté notre dernière halte, nous frayant un chemin dans lesfourrés de roseaux et les laîches aux feuilles gluantes qui noussalissaient de bave. Personne ne parlait.

*

Personne ne parlait, nom de Dieu&|160;! Etcependant, il aurait fallu. Parler&|160;? Non, mais hurler, taper,saccager, broyer. Il nous aurait fallu, à ce moment-là, untremblement de terre qui ouvrît des crevasses béantes&|160;; ou unegrêle de glaçons, gros comme des œufs de pintade, qui nous couvrîtles têtes de bosses&|160;; ou une bataille inégale avec la potéra,qui nous mît en fuite, criblés de blessures&|160;; ou lafoudre&|160;; ou la peste&|160;; ou toute autre calamité, pourempêcher ce silence pendant lequel la tête de Cosma s’était mise àgermer sa perte.

Je ne me doutais de rien, bien sûr. Élie, lui,en savait peut-être quelque chose, et Floritchica aussi. Mais nousle sûmes bien dès que les ténèbres s’évanouirent et que l’aube jetason blanc linceul sur nos visages et sur la terre.

Nous nous trouvions alors sur un champ désertet avancions sur un rang, au pas des chevaux, en suivant la routesinueuse. Floritchica, blottie dans les bras de Cosma qui laportait sur son cheval, somnolait, frileuse, entièrement abandonnéeau dandinement du cheval&|160;; et Cosma, semblant tout ignorer dumonde, la face hagarde, graisseuse, inspectait son trésor d’un œilféroce. Cet œil de fauve sanguin s’arrêtait tantôt sur ce visageaux traits calmes de vierge, orné d’un superbe nez de libertine,tantôt sur ce ventre aux lignes gracieuses découpées dans lemanteau et ondulées par les secousses.

Et voilà que, brusquement, Cosma arrête soncheval et lâche son précieux fardeau&|160;; Floritchica se laisseplier comme un traversin sur les genoux de son amant. Ses yeux,ouverts, sourient. Les cheveux se déversèrent vers le sol. Épaules,seins et cuisses ne sont plus qu’harmonie diabolique.

Cosma contemple toute cette fortune ets’écrie&|160;:

–&|160;Comment&|160;! Ça, c’est une terre quis’est laissé labourer par toutes les charrues, féconder par toutesles semences&|160;? Et moi, Cosma, qui veux tout ça pour moi seul,je dois entendre cela sans aller, de suite, trancher les mains quiont offensé mon bien&|160;?

Floritchica noua les bras au-dessous de satête et dit, avec un mépris indulgent&|160;:

–&|160;Oui, Cosma… Tu dois entendre tout cela,et encore ceci&|160;: les terres en friche ne sont estimées parpersonne, pas même par toi.

Et avec un sursaut de son corps de serpent,elle sauta à terre. Élie et moi, nous la suivîmes.

&|160;

Cosma ne broncha pas, mais le sang luiaffluait à la tête&|160;: la réplique de Floritchica avait frappéjuste. Cela ne pouvait se supporter sans un écrasement decolère&|160;; et comme les épaules de la femme étaient trop faiblespour soutenir ce poids, il s’en prit à lui-même. Avant que nousnous fussions rendu compte de ce dont il s’agissait, il s’étaitlaissé glisser à terre, s’était étendu sous son cheval et, prenantde ses mains fermes le sabot ferré de la bête, l’avait posé sur sapoitrine. Au même instant, il frappa d’un coup de pied le ventre del’animal qui, non habitué à ce genre de brutalités, lâcha unhennissement et sauta par-dessus le corps de son maître.

Épouvantés, nous accourûmes tous trois à sonsecours. Cosma avait une face de cire et vomissait du sang par labouche et par le nez. Mais ses yeux étaient bons, paisibles. Auxcris de Floritchica, il voulut répondre quelque chose&|160;; unflux abondant de sang l’en empêcha. Il ferma doucement lespaupières et s’évanouit.

Nous le crûmes mort et le transportâmes dansle champ, où nous nous aperçûmes aussitôt qu’il respirait, luilavâmes la figure ensanglantée et le ramenâmes à la vie.

Floritchica, un peu pâle, lui prit la tête surses genoux, lui écarta les cheveux collés sur le visage, l’embrassatendrement et lui dit&|160;:

–&|160;Mon ami… mon ami… Sois bon&|160;! Nesois pas si injuste&|160;! Et ne demande pas à la vie ce qu’elle nepeut pas nous donner.

Cosma grommela d’une voix râlante&|160;:

–&|160;Je m’en moque, du juste… et del’injuste… et de ce que la vie donne… et de ce qu’elle ne donnepas. Ma poitrine, c’est toute la vie. Ce qu’elle veut, je le veuxau prix de cette vie. Et je veux maintenant couper les mains quiont souillé mon bien… Et je les couperai&|160;!

À ces dernières paroles, sa face blême secolora de nouveau. Elle flamboya comme le cuivre frotté, sous unjet soudain de rayons orange que le soleil, surgissant à l’horizon,lui envoya en plein visage. Cosma ouvrit de grands yeux sur lequart du disque phosphorescent qui montait à vue d’œil, droitdevant lui, à l’infini. Alors, avec un effort de grand blessé, illança son buste en avant et envoya à l’astre un gros crachat desang, en prononçant, avec rage, ces mots&|160;:

–&|160;Pour celui qui t’a fait, toi… et moi…et la terre… et…

Il s’arrêta net, la bouche fermée, comme pourécouter, mais une explosion de sang la lui ouvrit et déversa leliquide sur sa poitrine.

Cosma retomba sur les genoux de Floritchica,les yeux ouverts, des yeux qui criaient toute leur haine contre lavie. Aucun de nous n’osa lui venir en aide.

Élie me prit par le bras et m’entraîna vers lechamp en friche.

*

–&|160;Tu m’éloignes pour que je ne voie pascomment il va mourir&|160;? demandai-je à Élie, un peu plusloin.

Il suivait du regard le vol majestueux d’ungros charognard&|160;:

–&|160;Je ne pense pas qu’il meure de cetteblessure&|160;; Cosma, c’est un homme à sept vies. Mais je pensequ’il mourra&|160;: demain, dans une semaine, ou dans un mois, caril a une douve de trop à son crâne, et elle le détruira… C’est unemaladie qui ne pardonne pas. Je vais te dire ce que c’est. Dans lecœur de tout homme il y a un ver rongeur qui dort. Chez l’hommemou, il ne se réveille jamais, ou rarement, et alors ce n’est quepour bâiller et se rendormir&|160;: ça, c’est l’homme qui se heurtedix fois par jour contre le même caillou, se fâche, jure etn’enlève pas la pierre&|160;; ou bien, quand sa porte grince dansles gonds, se contente de dire&|160;: ah, cette sacrée porte&|160;!mais ne lui met pas un peu d’huile pour la graisser. C’est l’hommeque Dieu créa, je ne sais pas pourquoi, à la fin de la semaine,lorsqu’il avait le cerveau fatigué de tant de choses merveilleusesfaites avant l’homme. Mais le Démon, qui n’avait fait que flâner etcritiquer le Créateur pendant les six jours, profita du dimanche etajouta au crâne de l’homme une douve de plus, la douve démoniaque,celle qui fait rager l’homme dès qu’une chose n’est pas à son goût,dès qu’il est contrarié. Bien sûr, pendant la nuit qui s’étaitécoulée, l’homme normal avait eu le temps de peupler la terred’imbéciles, et c’est pourquoi l’on voit si peu d’hommes qui sefont du mauvais sang. Néanmoins, les hommes au crâne à la douve enplus surgirent assez nombreux pour chambarder la terre et troublerla paix divine, à ce point que saint Pierre vint un jour seplaindre au Créateur&|160;: «&|160;Seigneur, dit-il, mon bergern’est pas comme le tien, calme, sage, soumis, bon garçon. Le mien,c’est un tapageur&|160;: si une brebis s’égare, il part avec tousles chiens à sa recherche et laisse le troupeau à la merci desloups&|160;; si le fromage est un peu rance, il me le jette aunez&|160;; et pour une puce qui le pique la nuit, il se met danstous les états et m’empêche de dormir. Seigneur, je suis bienennuyé&|160;!&|160;» Le Créateur prit sa canne et partit aussitôt,avec son conseiller. À leur arrivée au pâturage, le berger duTrès-Haut dormait, la bouche ouverte, se réveilla et saluarespectueusement. Le Maître lui donna sa bénédiction. Le berger desaint Pierre, lui, restait assis sur un monticule et jouait sipassionnément de la flûte que Dieu lui-même dut l’écouter&|160;;puis il lui toucha l’épaule&|160;: «&|160;Dis donc, l’ami, pourquoiabandonnes-tu la garde du troupeau pour une brebis quis’égare&|160;? – Parce que c’est toujours une de celles que j’aimele plus qui s’égare&|160;», répondit le berger, sans aucunerévérence, chose qui déplut à Dieu. «&|160;Mon garçon, tu es icipour servir. Aimer ou haïr, ce n’est pas affaire deserviteur&|160;!&|160;» L’autre se mit en colère&|160;: «&|160;Etquoi, alors&|160;? Je ne suis pas homme, tout d’abord&|160;?&|160;»Le voyant arrogant, le Seigneur l’écrasa d’un lourd sommeil, luiexamina le crâne et s’écria&|160;: «&|160;C’est bien ça, l’œuvre duDémon&|160;: ce crâne a une douve de trop&|160;!&|160;» Et il lalui enleva. Le berger se réveilla&|160;; calme, sage, soumis, bongarçon. Il demanda pardon aux visiteurs pour l’avoir trouvéendormi, salua respectueusement, ne pensa plus à la flûte, et n’eutplus ni d’amour ni de haine que juste ce qu’il faut à un serviteur.La douve supplémentaire de Cosma, c’est toute sa vie. Serais-jeDieu, que je ne la lui enlèverais pas. Mais il mourra… Son verrongeur, réveillé par cette femme, finira par le tuer. Encore quepour le sauver, s’il ne s’agissait que de trancher les deux mainsseigneuriales qui ont tripoté son bien, je l’aideraisvolontiers…

Élie garda pour lui la suite de sa pensée.

Je ne savais plus que croire… Je savaisseulement que Cosma était très malade et qu’il allait mourir. Celame faisait beaucoup de peine.

&|160;

Nous nous trouvions dans les terres quis’étendent entre Cernavoda et Calarasi, à une petite lieue à peinede la forêt où campaient nos vaillants compagnons. Ils attendaientimpatiemment leurs chefs partis, seuls et courageusement, à madélivrance. Ils ne savaient pas si nous étions morts ouvivants&|160;; et, sans la brusque colère de Cosma qui nous clouasur ce plateau découvert, nous aurions dû, à l’heure qu’il était,nous trouver dans le camp ami.

Maintenant, qu’allions-nous devenir&|160;?L’endroit était dangereux&|160;: pas bien loin de nous, une granderoute départementale le traversait, et d’un moment à l’autre nouspouvions être surpris, vu que le passage du Danube, par le bac deCernavoda, n’était qu’à une lieue et demie.

L’angoisse me prit à la gorge… Je regardaiÉlie&|160;: il songeait. Son front, d’habitude serein, étaitlabouré de plis. Ses pas, volontairement mesurés, semblaient songereux-mêmes. Tout songeait. Sa ghéba, longue jusqu’aux chevilles, luidonnait la gravité d’un moine sincère. Et dans l’air muet, pas unoiseau… Le plateau, silencieux comme un cimetière… Seuls, quelquesrares chardons, balançant piteusement leurs têtes, et plusieursbuttes sablonneuses, veillant çà et là depuis le commencement dumonde, adoucissaient de leur présence la sécheresse de cedésert.

Élie dirigea sa sombre promenade vers une deces buttes, que nous gravîmes. Là-haut, le regard braqué sur Cosmaet Floritchica, toujours assis par terre et à peine visibles, iltira l’arquebuse de sous le manteau et dit&|160;:

–&|160;Nous allons voir jusqu’à quel pointCosma est malade.

Et à l’instant, il lâcha un coup de feu.L’instant d’après, Cosma était debout, face à nous, les bras levésvers le ciel, ce qui voulait dire&|160;: Il y adanger&|160;?

Élie prit l’arquebuse par le canon et décrivitdes cercles en l’air, par-dessus sa tête, ce qui signifiait&|160;:Rien d’inquiétant&|160;! Puis, déridant lefront&|160;:

–&|160;Ha&|160;! C’est bien&|160;! Du momentque ses jambes soutiennent le corps&|160;!

Nous descendîmes. Il me montra de la vieillecrotte de brebis&|160;:

–&|160;Il doit y avoir, pas très loin d’ici,des troupeaux. Nous allons chercher un petit agneau de lait.

En effet, au bord du plateau, une grandeprairie inondable, parsemée de buissons de saules, nourrissaitd’innombrables brebis. À notre approche, de terribles chiensarrivèrent pour nous assaillir. Avec un seul cri, le berger lesramena, dociles, à ses pieds, où ils s’allongèrent, tapant le solde leur queue. L’homme était de la stature d’un nain. Brun, trèspoilu, la caciula enfoncée jusque sur les sourcils, longuesarica qui le couvrait entièrement, il nous attendait,debout, le menton appuyé sur un gros bâton. On ne savait pas s’ilétait armé ou non, mais la ferme volonté de ce visage sculpté parsa vie riche d’expériences, la tranquillité de son corps, etsurtout cet œil petit et noir, qui nous fouillait les ventres deloin, en imposaient à tout homme qui respecte la beauté humaine. Unlâche, seul, peut abattre un tel homme&|160;; et alors, sa chutefait trembler toute la terre.

À dix pas de lui, Élie s’arrêta&|160;:

–&|160;Bonne journée, berger, de notre part,hommes bienveillants.

–&|160;Soyez bienvenus, voyageurs, et que lapensée vous soit bienveillante comme la parole&|160;!

–&|160;Notre pensée est, d’abord,celle-ci&|160;: es-tu le maître de ce troupeau, ou ledomestique&|160;?

–&|160;Je suis le maître de ma volonté. Cetroupeau, il me fait vivre en liberté.

–&|160;Si c’est comme ça, dis-nous combien desfanz nous devons te payer un agneau capable de calmer lafaim de quatre hommes bien portants&|160;?

–&|160;Les sfanz, mes chers, ne font pasl’honnêteté. Choisissez-en. Puisque ce n’est que pour la faim,prenez celui qui a la fourrure laide. Et mangez-le en bonne santé,me remerciant en pensée.

&|160;

Le soleil avait fait plus d’un quart de sonchemin sur la coupole céleste, lorsque, l’agneau sous le brasd’Élie, nous rejoignîmes Cosma et Floritchica. Ils avaient montéune tente et restaient allongés à l’ombre, silencieux. Les chevaux,débarrassés de nos bagages, broutaient l’herbe. Sur les taches desang caillé, des mouches vertes s’étaient posées. Élie y jeta de laterre, puis, sans mot dire, s’en alla très loin, dans les ronces,et n’en revint que fort tard, l’agneau rôti et tout sale de cendreset tisons.

Nous n’avions plus de pain. Du vin, à peineune demi-plosca. Élie étendit une toile par terre et dépeçal’agneau. Floritchica s’approcha, visiblement affamée, et s’assit àla turque. Cosma fit de même, mais sans élan, machinalement, lapensée lointaine&|160;: il n’était pas parmi nous. Élie leramena.

Se découvrant, sa longue face tout imprégnéede foi apostolique, il dit&|160;:

–&|160;Soumettons-nous, amis, aux lois qui nesont pas faites par la main de l’homme…

Cosma apostropha&|160;:

–&|160;Je ne me soumets pas&|160;!

–&|160;… et acceptons-les, commeinébranlables…

–&|160;… je n’accepte rien&|160;!

Élie resta perplexe. Plein d’indulgence, il nevoulut pas énerver Cosma davantage, et se mit le premier à manger.Mais nous avions, tous, fini le repas, alors que Cosma n’avait pasencore porté trois morceaux à sa bouche ni bu trois fois. Il s’eninquiéta le premier&|160;:

–&|160;Frère Élie, je suis entré dansl’année de la mort…Depuis que je me connais sur ce monde,jamais colère ne put me couper l’appétit. Frère Élie, que penses-tude cela&|160;?

Élie le regarda fixement dans lesyeux&|160;:

–&|160;Badé[30] Cosma,je pense que tu mourras…

À son tour, Cosma resta perplexe, mais il eutun haut-le-corps&|160;:

–&|160;N’est-ce pas, Élie, que jemourrai&|160;? Et c’est Floritchica qui me tuera&|160;!…

La femme protesta&|160;:

–&|160;Mais moi, je t’aime, Cosma&|160;! Jet’ai toujours aimé.

Cosma répéta&|160;:

–&|160;Tu m’as toujours aimé… Et tu m’arrivescoupable&|160;!…

–&|160;Qu’as-tu fait, Cosma, de celles qui tesont venues innocentes&|160;?

–&|160;Je les ai oubliées le lendemain, maisça ce n’est pas mon affaire, c’est l’affaire de Dieu&|160;: à luid’expliquer les injustices de l’homme, puisque c’est lui qui adonné à l’homme la besace qui crève d’envies et le goût de vouloirtoujours s’abreuver aux fontaines à l’eau non entamée.

Élie écarquilla les yeux etintervint&|160;:

–&|160;Vrai, Cosma&|160;!… Si Dieu est juste,il doit se trouver embarrassé de cette affaire. Je t’accepte, avecta folie. Et si, pour t’arracher à la mort, une vengeance, mêmeindigne de nous, te suffit, je te prête mon bras à l’instant.Dis-moi, à qui en veux-tu&|160;?

–&|160;À Dieu&|160;!… À toute laterre&|160;!

–&|160;Mais nous ne pouvons pas nous battreavec Dieu ni avec la terre&|160;! Et si ton mal vient deFloritchica, elle n’y est pour rien.

–&|160;Je n’ai fait aucun mal à Cosma, seplaignit Floritchica. À d’autres, oui, j’en ai fait, comme àl’archonte Samourakis, brûlé vif par vous…

–&|160;Tant mieux&|160;!… grinça Cosma.

–&|160;… ou comme au pacha de Silistrie…

–&|160;… Pacha de Silistrie&|160;? Tu as étésalie par ce chien&|160;? Et moi, je reste ici à manger del’agneau, au lieu d’aller tout de suite lui manger lesoreilles&|160;?

À ces mots, Cosma sauta debout, et alors sepassa quelque chose qui fut, à mes yeux, comme une explosion delumière.

&|160;

Nous étions tous debout. Cosma, blême, vint memettre une main sur l’épaule et dit&|160;:

–&|160;Jérémie, j’ai mal, je suis offensé,j’ai la douleur du joueur qui a perdu toute sa fortune et se voitruiné. Es-tu généreux&|160;? Veux-tu, comme Élie, me prêter tonjeune bras pour une action basse&|160;? Elle est basse, mon garçon,mais peut-être qu’elle m’apportera le soulagement&|160;: je veuxverser du plomb fondu dans la gorge du pacha de Silistrie&|160;!Viens m’aider&|160;! Tu es mon fils, tu me dois ta vie et taliberté.

Alors Floritchica sauta entre nous, comme unetigresse, et nous sépara avec violence&|160;:

–&|160;Mensonge&|160;!… hurla-t-elle, les yeuxhors de la tête. Mensonge&|160;! C’est à moi qu’il doit sa vie etsa liberté&|160;! Il est le fruit de l’illusion et doit sacrifiersa vie à un rêve&|160;: je suis sa mère&|160;!

Comme traversés par une même décharge, nousreculâmes, tous trois, d’un bond, tandis que Floritchica se tenaitdroite comme une justicière.

Se passant la main sur le visage, Cosmal’interrogea avec élan&|160;:

–&|160;Qui es-tu, femme énigmatique&|160;?N’es-tu pas, par hasard, la petite tchobanitza de la forêt depins&|160;?… Es-tu celle qui surgit avec le bébé dans les bras, ledéposa sur mon chemin et disparut&|160;?

Floritchica croisa les bras sur sa poitrine etrépondit, d’une voix noyée de larmes qui me déchira le cœur et merappela sa visite nocturne dans ma triste coliba, chezl’archonte&|160;:

–&|160;Je suis celle qui a désiré tout lebonheur, qui a voulu rêver avec les yeux ouverts sur le soleilet qui s’est brûlé les yeux&|160;! C’est toi, Cosma, qui fus monsoleil d’un instant dans une nuit de rêve, et c’est toi qui m’asappris à voir juste dans la vie. Depuis, j’ai fait mon chemin, j’aigravi mon calvaire, et je te reviens plus pure que jamais&|160;: jene veux plus tout le bonheur pour moi seule. Hélas, tun’as pas parcouru le même chemin que moi, tu ne connais pas lapitié. L’injustice ne te révolte que lorsqu’elle te touche toiseul, et pour satisfaire une de tes envies, tu broierais la terre.Mais je vais te prouver, Cosma, que tu es toujours mon idole&|160;:tu espères qu’une basse vengeance soulagera ton cœur de la rancunequi le ronge et tu veux mettre une tache de sang honteuse sur tesmains destinées à rompre des chaînes&|160;; bien plus, tu veuxfaire de Jérémie un sanguinaire ignoble, quand son jeune cœur nedoit connaître que le tumulte de la révolte juste. Eh bien, jem’offre pour vous conduire chez le pacha de Silistrie, mais à lacondition de m’obéir&|160;: jure-moi obéissance&|160;!

–&|160;Obéissance&|160;? s’exclama Cosma – etbaissant la tête&|160;: Oui, Floritchica, je t’obéirai, moi quin’ai jamais obéi qu’à ma volonté, mais cela me prouve encore que jesuis entré «&|160;dans l’année de la mort&|160;». Cosma n’est plusCosma du moment qu’il obéit&|160;!

*

La femme doit cacher dans ses jupes quelquechose du mystère qui a présidé à la création du monde.

Cette idée me vint à l’esprit en regardantFloritchica chevaucher à côté de Cosma, alors qu’Élie et moi, nousles suivions de près. Elle montait à califourchon. Sa large jupe nela gênait guère sur une selle d’homme, mais ses jambes, habilléesde bas en fil de soie crue, se voyaient jusqu’aux genoux, desjambes qui auraient pu troubler la tête à un ermite dégoûté de lavie. Sa taille, droite et à l’aise dans le corsage sans manches, sebalançait avec aplomb et grâce au pas du cheval, pendant que latête tournait sans cesse comme dans une vis, fouillant du regardl’infini du plateau. Et alors, sachant que nous lui avions promisobéissance, je me suis demandé où logeait cette volonté qui s’estimposée à nous&|160;: dans cette petite tête fragile, ou dans cesjupes mystérieuses qui couvraient tout le dos de soncoursier&|160;?…

À côté d’elle, la masse lourde de Cosma, quin’avait plus le commandement, me paraissait inerte. Élie… Iln’avait rien perdu, et rien gagné. Mais c’était drôle quand même,cette femme qui avait eu tout d’un coup la volonté de Cosma et laraison d’Élie&|160;!

Et elle se disait ma mère&|160;! Et Cosma sedisait mon père&|160;! Et ils allaient, tous deux,maintenant, débrouiller une affaire que je comprenais mal&|160;:demander compte au pacha de Silistrie d’avoir aimé Floritchicaavant Cosma, ou après Cosma, je ne savais pas très bien&|160;! Oùétait la faute de ce pacha&|160;? Et où le droit de Cosma&|160;? Etpourquoi laissait-on nos compagnons nous attendre dansl’angoisse&|160;?

Que de choses ténébreuses&|160;!

Cependant, je n’étais plus oppressé depuis queje savais Cosma soumis, car il commençait à me faire peur. Élieaussi avait l’air content. Notre expédition ne devait donc pas êtretrop tragique, et je m’amusais à l’idée de connaître un pachavéritable, après avoir goûté d’un archonte.

Pour aller à Silistrie, il fallait passer leDanube sur un bac.

Floritchica dirigea la cavalcade vers lachaussée nationale, au lieu de prendre un petit chemin régional et,à l’observation de Cosma que cette voie était dangereuse, notrecommandant à jupe répondit par une boutade&|160;:

–&|160;Ce serait sage et prudent de prendreune route plus cachée&|160;; mais, sur ce plateau découvert, oùl’on pourrait voir un mulot se brossant les moustaches à une lieue,aller par le petit chemin ce serait nous cacher à la façon del’autruche et attirer sur nous l’attention des patrouilleurs. Mieuxvaut donc aborder carrément le chemin des gens qui se croient sanstache, et compter sur ce «&|160;gramme de veine&|160;» qui faitparfois des miracles. En connaissez-vous l’histoire&|160;?

–&|160;Nous ne la connaissons pas.

–&|160;Ça se voit, dit-elle, que vous n’avezpas été à l’école. Je vais vous la raconter. Deux hommescheminaient ensemble sur une route champêtre. Un d’eux possédait«&|160;une tonne de sagesse&|160;», l’autre «&|160;un gramme deveine&|160;». La nuit d’été les surprenant entre deux villages, ilsdécidèrent de coucher à la belle étoile. Sans trop réfléchir, celuiau «&|160;gramme de veine&|160;» se couvrit la tête de sa ghéba etse jeta au milieu de la route. L’autre, qui avait «&|160;une tonnede sagesse&|160;», raisonna&|160;: Il peut passer une voiturequi m’écrasera. Et il alla se jeter à côté de la route, surl’herbe d’un champ. Tard dans la nuit, un phaéton à deux chevauxpassa. Arrivés devant la tache noire du milieu de la route, lesanimaux s’effrayèrent, firent un bond de côté et allèrent écrasercelui qui dormait dans le champ. «&|160;Mieux vaut ungramme de veine qu’un charde sagesse&|160;», dittextuellement le roumain. C’est sur cette veine que nous devonscompter, nous aussi, pour arriver au bac. Et si elle ne nous sertpas, alors, comme toujours, il nous reste le plomb de nosarquebuses et les jambes de nos montures.

Heureusement pour nous, il n’y eut pointbesoin ni du gramme,ni de la tonne, il ne nous yarriva rien, mais je fus révolté d’une aventure qui pouvait nousmettre aux prises avec des patrouilles nombreuses, sur un terrainsi défavorable. Et pourquoi, bon Dieu&|160;? Cosma était aimé denous tous&|160;: que diable avait-il dans le ventre, maintenant,avec ce pacha&|160;?

Je le demandai à Élie. Il merépondit&|160;:

–&|160;Cosma est entré «&|160;dans l’année desa mort&|160;». Il veut demander au soleil de marcher à rebours etdéfaire ce qu’il a fait. Cela ne se peut pas. Et Cosma mourra. Maisnous ne devons rien lui refuser, pas même de risquer nos vies pourune folie, car sache, Jérémie&|160;: la folie occupe une plusgrande place dans l’existence que la sagesse.

Je ne fus pas du tout content de la réponsed’Élie, et l’idée de voir un pacha véritable ne m’amusa plus, dumoment qu’il s’agissait d’affronter les patrouilles. Je venais desortir d’un esclavage et peut-être que déjà un autre m’attendait,de l’autre côté du Danube&|160;; peut-être la mort.

Je me mis à bouder. Cosma s’en aperçutbientôt, devina la cause et fut brave, douloureux, héroïque&|160;;faisant halte, il s’approcha de moi et me dit, avec une sérénitéqui me glaça le sang&|160;:

–&|160;Pas plus loin que la nuit dernière, jet’avais expliqué comment, dans les grandes joies, aussi bien quedans les grands malheurs, nous restons seuls, personne ne peut noussuivre. Tu vois donc que j’avais raison&|160;: me voilà frappé parle plus grand mal, et me voilà seul. Eh bien, mes amis, je ne forcepersonne à me suivre dans ma folie. Allez tous les trois rejoindrenotre troupe&|160;; Élie connaît le chemin. Moi… j’irai seul, là oùme pousse mon malheur, seul avec mon cheval, mes deux arquebuses,mes quatre pistolets, mon yatagan, ma chemise et mon destin…

Je ne le laissai pas continuer. Je lui sautaiau cou et l’embrassai. Il resta froid et indifférent à mon élanainsi qu’aux paroles des autres qui l’assuraient de leurdévouement. Mais il ne nous quitta pas. Et nous reprîmes lamarche.

Soudain, en approchant au bord du plateau, leDanube apparut à nos yeux, tout bas, tout loin, grisâtre, touffu,solitaire et ami de l’homme libre.

À sa vue, Cosma se dressa sur ses éperons etse mit aussitôt à chanter – de sa voix mâle et modulée, mais briséepar la souffrance, cette chanson du haïdouc&|160;:

&|160;

Approche ton bac, péager&|160;!

Pour que je passe chez ce gospodar[31]

Qui est pourri de richesses.

Il est seul comme le coucou&|160;:

Neïca est jeune et haïdouc.

Tire ton bac un peu en aval,

Ou je t’envoie un plomb dans les reins&|160;!

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

À peine avait-il fini son chant qu’une calèchesurgit de l’ombre d’un vallon et se mit à gravir la côte que nousdescendions. On s’inquiéta, mais tout de suite on s’aperçut que lacalèche était conduite par un homme seul, un noble du pays, vêtu àla manière de ceux qui habitent les terres du soleilcouchant&|160;: chapeau haut de forme, grand faux col raide nouéd’une cravate, culotte, redingote et bottes. Il avait la moustacherasée et portait des favoris.

Floritchica dit&|160;:

–&|160;Ne vous inquiétez pas, je le connais,c’est un ami…

Cosma sursauta&|160;:

–&|160;Quoi&|160;? Un ami, à toi, cetépouvantail&|160;?

Le noble s’approcha, ôta son chapeau de trèsloin, arrêta et salua Floritchica dans une langue roumaineraffinée&|160;:

–&|160;Je présente mes hommages les plusrespectueux à la joupânitza[32]Floritchica&|160;!

Et comme celle-ci lui tendait la main, lebonhomme la baisa, ce qui fit à Cosma enfoncer à tel point leséperons dans les côtes de son cheval qu’il le mit debout sur sesjambes de derrière.

–&|160;Il y a longtemps que vous êtes rentréede Constantinople&|160;? On vous a beaucoup regrettée&|160;!

–&|160;Ah&|160;? fit-elle, aveccoquetterie&|160;; il vous manquait des femmes&|160;?

–&|160;Des femmes&|160;? Non, certes, mais desfemmes d’esprit&|160;!

Puis, jetant un regard de maître sur nous, ilquestionna&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cettecompagnie&|160;?

–&|160;Des gardes forestiers que je viensd’embaucher.

–&|160;Hm&|160;!… On dirait desbandits&|160;!

–&|160;Ma foi, les gardes forestiers, toutcomme les bandits, sont barbus, portent des armes et se laventrarement.

–&|160;À propos de bandits, avez-vous entendules ravages que fait dans le pays le haïdouc Cosma&|160;? C’estnavrant, mais «&|160;les nôtres&|160;» aussi ont tort, ils poussentla spoliation au-delà du supportable.

Sur ce, il baisa de nouveau la main deFloritchica, la salua très bas, et partit au pas de son cheval.

&|160;

Mais Cosma ne reprit point sa marche. Alors,nous remarquâmes que, durant cette courte conversation, il s’étaitrongé un côté de sa moustache au ras de la lèvre. Et il nebronchait pas, restait calme, épiant du coin de l’œil leboïar qui s’éloignait. Quand celui-ci se trouva à unecinquantaine de pas, il le mit en joue et le foudroya dans le dosplus vite qu’il ne faut pour le dire. L’homme se renversa sur lesol&|160;; la calèche s’en alla à travers champs.

Et Cosma conclut&|160;:

–&|160;Ça t’apprendra, salaud, à ne plusbaiser la main des femmes qui se trouvent en compagnie d’hommesqui se lavent rarement…

Se tournant vers Floritchica&|160;:

–&|160;Tu as couché avec ce mannequinaussi&|160;? Malheur des malheurs&|160;! J’aurai à faire si je doisaller à Stamboul les chercher tous et les tuer&|160;!

Puis, à moi&|160;:

–&|160;Va, Jérémie&|160;: s’il n’est pascrevé, achève-le avec ton pistolet.

Je m’en fus et revins&|160;: il était mort, latête fracassée.

Floritchica dit&|160;:

–&|160;Je ne te respecte plus, Cosma, quoiqueje t’aime toujours&|160;: tu m’as promis obéissance et tu…

–&|160;… Et j’ai oublié, par manqued’habitude…

–&|160;Eh bien, tu as tué un des meilleurshommes que je connaisse, et qui n’avait qu’un défaut&|160;: celuid’être venu au monde riche, ainsi que de croire, avec tous lesriches de son temps, que c’est Dieu lui-même qui a fait les hommesinégaux. Mais, à la différence des autres, il avait supprimé leservage sur ses terres et avait construit des hôpitaux…

Cosma, énervé, coupa&|160;:

–&|160;Oui, il avait enlevé la peau de l’hommeet lui avait offert une chemise&|160;!… Et puis… je m’enmoque&|160;!… C’est pas ça qui me turlupine, moi…

Après un long et pénible silence&|160;:

–&|160;… Nous ne pouvons plus aller chez lepacha de Silistrie&|160;: je pensais le châtier, le croyant tonseul amant. Tu en as eu des douzaines, et jusqu’à Tzarigrade.Alors&|160;? Attrape l’aveugle et arrache-lui lesyeux&|160;! Non. J’aime mieux rentrer au camp. Là-bas, jeverrai… C’est-à-dire, je ne verrai rien, mais je me laisserai allerau gré du nœud qui m’arrête le souffle.

*

Nous y arrivâmes vers la chute du soir et,sur-le-champ, j’oubliai et Cosma et son «&|160;nœud&|160;» et marancune, pour me jeter follement dans les bras ouverts d’une natureque l’homme n’avait pas encore avilie. Il y avait de vieux saules,gros comme des tonneaux, et dont les troncs caverneux pouvaientenfermer deux hommes debout. Des centaines de petits canaux –veines généreuses du généreux Danube – se faufilaient en tous senset fertilisaient, sur des dizaines de kilomètres, une terremarécageuse dont personne ne voulait, qui faisait le bonheur desplantes aquatiques crevant de sève. Poissons, oiseaux, insectesvivaient en paix, malgré loups et renards, se délectaient del’existence et respectaient l’œuvre du Créateur.

Lui seul, l’homme de toutes les bêtes de laterre la plus féroce, sème, sur son passage, la mort, la misère,l’esclavage, là où, avec si peu de peine, bien moins de crime, tantde jouissance nous attendrait.

&|160;

Je trouvai nos compagnons un peu vieillis, ilsme trouvèrent grand et beau.

Au milieu d’une vaste île perdue à six heuresde marche, loin de la dernière habitation, ils avaient fondé unpetit hameau&|160;; avertis par les sentinelles de notre arrivée,ils nous saluèrent par les trois salves de dix arquebuses à la foiset crièrent&|160;:

–&|160;Qu’ils vivent, notre vaillant capitaineet sa belle compagne&|160;! Et qu’ils vivent, Élie le sage, etJérémie le brave, que nous croyions mort&|160;!

Cela me fit un peu rire, car cettemanifestation, quoique plus sincère, ressemblait comme deux gouttesd’eau à celle qui avait eu lieu, à la cour de l’archonte, lors deson arrivée de Constantinople avec Floritchica. Jepensais&|160;:

–&|160;Libres ou esclaves, les hommes ont àpeu près les mêmes habitudes et les mêmes sentiments. Que le diableles emporte&|160;!

Et je me mis tout de suite à courir comme unveau et à m’affoler. Il y avait de quoi&|160;!

Sur une aire un peu soulevée et nettoyée, destentes partout, solidement fixées et dans lesquelles il n’y avaitqu’une couchette, roseau et foin, plus la couverture. Toutes lesautres affaires, armes comprises, se trouvaient dans les creux dessaules, suspendues comme en des armoires, chaque contrebandierayant la sienne. Et de femmes aussi, presque chacun avait lasienne, jeunes, étourdies, trépidant pieds nus et toutes couvertesde piqûres de moustiques.

L’heure du dîner approchant, elles sedémenaient comme dans une popote de petite caserne. En plusieursgrosses marmites, accrochées à des crémaillères de fortune,bouillait la mamaliga[33] quirépandait un arôme de farine de maïs et d’où leterciu[34] sautait en gouttes brûlantes sur lespieds des cuisinières. Dans d’autres marmites, on préparait laciorba[35] de brochet aux oignons, persil,fenouil et livèche, tandis que, exposées aux tas de braises vives,des carpes de dix kilos, saupoudrées de poivre rouge, sedébattaient encore dans leurs protzapes[36]. Une dizaine de canards etd’oies sauvages, farcis d’ail, d’oignon et de lard fumé, grillaientaussi. Et à tel point était appétissante la fumée dont ce charnieremplissait les environs que les loups eux-mêmes hurlaientd’envie.

Mais il fallait de la boisson pour cettemangeaille, sur laquelle près de soixante bouches allaients’abattre, et l’on sait que l’eau des marais «&|160;fait naître despetites grenouilles dans le ventre&|160;». Eh bien, il y en avait,et comment&|160;!

Enfoui sous une meule de laîche humide qui letenait au frais, un fût de cent vadras d’un vin qui«&|160;défonçait le palais&|160;» ressemblait à une chapelledivine, toute frissonnante de mystère, alors qu’à côté de cettechapelle, et bizarrement pareil à un tabernacle, un autre fût devingt vadras renfermait le Saint-Esprit d’une saintetsouika[37] qui«&|160;eût réveillé les morts mêmes&|160;», s’il y en avait eu parlà&|160;!

&|160;

Mais il n’y en avait heureusement point pournous embêter avec leur éternel témoignage de néant. Cosma lui-même,qui portait la mort dans l’âme, l’oublia ce soir-là, emboîta le pasà toute la communauté et, en capitaine qu’il était, donna le signalde l’attaque.

Tout le monde assis par terre, en fer àcheval, chacun pouvait y aller à volonté, se couper de la mamaligaet remplir sa troaca[38] du metsdont le cœur lui disait, puis, y revenir et manger sur ses genoux,en se servant d’une leochka[39] pour laciorba et de ses doigts pour les fritures. Quant au vin, lespetites cofas[40] allaient vides et revenaient pleinesdans un pèlerinage ininterrompu à la chapelle où trônait le divinsang du Christ.

Le visage épanoui comme l’intérieur d’unepastèque rouge coupée en deux, Cosma, le gobelet de tsouika à lamain, ainsi que tous les autres convives, parla&|160;:

–&|160;Amis&|160;!… La vie et la mort sont lesdeux œuvres éternelles de la jument du Seigneur&|160;: c’est elle,avec ses naseaux, qui allume les vies sur la terre et les éteint.Nous n’avons pas demandé à naître, nous ne devons donc rien àpersonne. Nous avons un seul devoir, qui est celui de nous porterbien, et pour nous porter bien, nous devons faire trois bonneschoses, c’est-à-dire&|160;: bien manger, bien boire et bienpéter&|160;! Commençons par manger et boire. Nous péterons ensuitesous la tente&|160;!

De gros éclats de rire furent la réponse à cediscours. Les gobelets se renversèrent dans les gosiers, la tsouikaalla vivement piquer l’appétit, puis «&|160;quarante fous se mirentà batailler devant chaque bouche&|160;!&|160;» Les boules demamaliga, après avoir été sommairement arrondies dans la main,partaient comme des projectiles, expédiées de loin, avec unmouvement adroit du poignet, pour économie de temps. Lesleochkas étaient vidées avant de toucher les lèvres. Etlorsque, en dévorant le brochet et la carpe grillée, il arrivaitque les arêtes donnassent trop de fil à retordre au mangeur, toutela bouchée malencontreuse était promptement soufflée derrière ledos. Des visages disparaissaient entièrement dans les trous descofas et s’y attardaient jusqu’à ce qu’on vît les cous se gonfleret devenir bleus. Alors, le buveur n’avait qu’une pensée&|160;:reprocher à Dieu que le souffle de l’homme fût si court et laplace, dans son ventre, si mesurée. Pour remédier un peu à cettemaladresse divine, le convive qui se jugeait lésé dans son comptese levait lestement et se mettait à sauter sur place, en vue defaire descendre la mangeaille, puis s’y remettait de plus belle. Ily avait aussi les renvois qui facilitaient l’opération, mais ilsn’étaient pas toujours heureux, car s’ils surgissaient pendant quela bouche était pleine, les aliments se trouvaient expédiés dans lecerveau et sortaient par les narines.

&|160;

Vers la fin de nos franches lippées, un hommevint nous gâter la digestion. Ce fut tout au bout de l’ovale qu’ilfit son apparition. Le sous-chef de la bande, qui siégeait à sadroite, se leva, le montra à Cosma et dit&|160;:

–&|160;Capitaine, peut-être tu t’es aperçuqu’un étranger se trouve parmi nous&|160;: c’est ce moine, quis’est présenté un jour à une de nos sentinelles et que nous avonsadmis provisoirement, le trouvant révolté, dévoué et brave. Il veutboire à ta santé et demander l’admission définitive.

Alors, nous vîmes se lever un homme de taillemoyenne, à la carrure puissante, encore jeune, barbe et moustachesblondes bien peignées encadrant une face éblouissante de propreté,mais terne, que surplombait un front bombé et chauve comme un melonet qu’éclairaient deux grands yeux gris cendre au regard franc.Tombant jusqu’aux chevilles, son froc monastique, tout fripé etrapiécé, le couvrait de tristesse.

D’une voix limpide, il dit à peu près ce quisuit&|160;:

–&|160;Oui, Cosma… Je veux boire à ta santéd’abord, à celle de tous les présents ensuite, et je demande defaire partie de ta troupe de haïdoucs. Mais, permets-moi de te ledire, tes paroles de tout à l’heure m’ont un peu déçu.Comment&|160;? La vie et la mort, les œuvres éternelles d’unejument&|160;? Fût-elle, cette jument, montée par le Seigneurlui-même, non, cela ne se peut pas&|160;!… La vie et la mort sontles œuvres de Dieu, non pas de sa jument, en admettant qu’il en aitune. Et puis, cette autre offense, infligée à l’homme, qui, d’aprèstoi, n’a que le devoir de manger, boire et péter&|160;! Devoir decochon&|160;! J’en suis déçu&|160;! Le peuple voit en vous seslibérateurs, et c’est grâce à son aide amicale que vous n’êtes paspendus du jour au lendemain. Il ne vous empêche ni de manger ni deboire comme des braves, mais si ce n’est que pour péter sous latente, ma foi, je doute fort que vous soyez autre chose que desnobles&|160;! Je ne puis pas vous dire ce soir qui je suis et quelchemin j’ai fait pour venir ici. Je vous dis seulement ceci&|160;:soyez des libérateurs et je vous y aiderai&|160;!…

À peine eut-il prononcé le dernier mot queFloritchica bondit de sa place, vola au moine et lui baisa lefront&|160;:

–&|160;C’est ma pensée que je baise, luidit-elle.

Les maîtresses de nos compagnons rigolèrent,car la rigolade remplace la pensée chez les maîtresses, tandis queceux-ci, voyant Cosma assombri à la suite de cet incident, étaientfort embarrassés.

Élie avait l’air content. Cosmal’interrogea&|160;:

–&|160;Qu’en dis-tu, Élie, de ce drôle demoine&|160;?

Élie souleva les épaules et regarda la minebouffie de Cosma&|160;:

–&|160;Je dis que tout moine a sonkyriacodromion… qui fait plaisir aux femmes&|160;: rappelle-toi lesuccès qu’eut le tien, la semaine dernière.

Le jour devint tout faible. On distinguaitdifficilement les visages. Alors, chaque couple se dirigea vers sacouchette. Et cette nuit-là, à cause de trop manger, j’entendistoutes sortes de gémissements partir de sous les tentes.

*

Et voilà la fin de ce récit&|160;:

Cosma se leva le lendemain, méchant comme lagale, et cria de devant sa tente&|160;:

–&|160;Si nous continuons de ce train-là, ilnous faudra, d’ici peu, une demi-douzaine de sages-femmes.Allons&|160;! Que les femelles s’en aillent pondre chez leursmères. Et nous&|160;: aux balles&|160;! aux chevaux&|160;! et enroute&|160;!

–&|160;Et moi&|160;? demanda Floritchica.

–&|160;Toi, tu n’es pas une femelle, tu esmâle, un haïdouc&|160;! Le destin t’envoie pour me remplacer etfaire mieux que moi, le jour où je mourrai. Et ce jour estproche&|160;: cette nuit j’ai rêvé que mon prochain coupd’arquebuse ratera l’ennemi par pleine lune. Ce coup raté seraalors le troisième, dans ma vie, par pleine lune, et mesursitele[41] ontdécidé que je dois mourir de la main de ce dernier ennemi. Ce seraainsi. Et ce sera bien&|160;: Cosma a vécu.

Les hommes se mirent aussitôt à emballer,pendant que leurs amoureuses, tout en préparant le dernier repas,allaient de temps en temps pleurer, le front appuyé sur un saule ousur l’épaule de l’ami qui s’en allait.

Floritchica, quoique femme, eut le cœur dur,cœur de vrai haïdouc, tel que Cosma l’avait jugée&|160;:

–&|160;Bien sûr, disait-elle, parlant à cellesqui se lamentaient&|160;; vous êtes des malheureuses, mais la fauteest à vous. Vous avez oublié que ces hommes-là se sont mis hors laloi, qu’ils doivent dormir à cheval et embrasser la femme au galop.L’amoureuse, ici, n’a qu’une mission&|160;: recharger laflinta[42] que l’homme décharge. Pour peu qu’onvous eût laissées faire, vous auriez bâti une église, créé unemairie, fondé une sous-préfecture, monté une garnison.

Et se tournant vers les hommes quiempaquetaient la contrebande&|160;:

–&|160;Regardez-moi voir ces marchands debric-à-brac&|160;! Vous, des haïdoucs&|160;? Il y a de quoirire&|160;! Broderies, perles, tissus, poignards sans tranchant etpistolets mignons, tout un fouillis de carnaval exactement pareilaux chiffons et ferrailles qui encombrent les trottoirs desmahallas[43] àStamboul, ha&|160;!… ha&|160;!…

Puis à Cosma&|160;:

–&|160;C’est toi, le «&|160;capitaine&|160;»de ce bazar&|160;?

À ces paroles, le moine se jeta surFloritchica&|160;:

–&|160;Laisse-moi, femme, baiser ton front,qui cache ma pensée&|160;!

Floritchica lui offrit son front.

Cosma regarda cette scène impossible, sifflaau malheur et partit seul dans un fourré de roseau, d’où retentitla chanson navrante du haïdouc Ianco Jiano&|160;:

&|160;

La petite fleur de fève,

Sur la rive du Sereth,

Broute le cheval de Ianco,

Broute l’herbe et hennit.

Ianco s’est couché et songe&|160;;

Et son rêve&|160;: une amoureuse&|160;!

Amoureuse endiablée,

Ourdit de la trame, à Ianco,

Dans la vallée du Hanneton.

Mais ce n’est pas de la trame

Pour faire du linge de rechange&|160;:

C’est un linceul pour couvrir

Deux yeux noirs qui ont aimé&|160;!…

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Le chant s’éteignit au loin. Je fus tout desuite saisi par la terreur de la pitié et me mis à la poursuite deCosma, en suivant sa trace, mais prudemment. Au bout d’une heure, àforce de traverser des clairières, je crus l’avoir perdu de vue, etje montai dans un saule pour chercher de quel côté le mouvement duroseau trahissait sa présence. Il n’était plus dans le roseau, maisau bord d’un étang limpide, à une vingtaine de pas seulement demoi, et alors je vis et entendis des choses incroyables&|160;!

Cosma s’était agenouillé et priait. Longtemps,il ne fit que toucher le sol avec son front, puis sa voix s’échappacomme un gémissement&|160;:

–&|160;Eh bien, Seigneur&|160;! Soyons justes,si tu veux justice&|160;! Me suis-je écarté d’une ligne de l’ordreque tu as mis dans ma poitrine&|160;? J’étais un tout jeune hommequand tu m’as fait sentir la répugnance du lucre et de l’égoïsme,et alors je volai mon père et donnai aux pauvres. Puis, j’ai gagnéla forêt et vécu de crimes et de brigandages. Oui, crimes etbrigandages, à l’exemple des boïars et des nobles qui vivent du volet du crime, qui bâtissent des temples à ta gloire et que tu tegardes bien de foudroyer. C’est sur eux que je me suis abattu, passur le pauvre. Et si, parfois, étranglé par la colère, j’ai sautésur le dos d’Élie et je l’ai écrasé, c’est parce qu’il avait tropraison. Mais, tu ne fais pas la même chose&|160;? N’écrases-tu pas,davantage, le pauvre qui te reproche tes injustices&|160;? Et sic’est comme ça, oses-tu m’envoyer pareille douleur, qui me broieles entrailles&|160;? As-tu le culot de t’ériger en justicierdevant moi, qui te connais&|160;? Ptiu&|160;!…

Il cracha dans l’étang. Puis se coucha sur ledos.

Peu après, une femme, conduisant sa vache àl’abreuvoir, surgit du fourré. Pendant que la bête buvait, elledonna le bonjour à Cosma, l’appelant «&|160;chrétien&|160;»,soupira et le considéra. Cosma ne fit aucune attention à elle. Lafemme, les bras croisés au-dessous des seins et une verge à lamain, dit&|160;:

–&|160;Je sais que tu es Cosma… et que tu vis,avec tes compagnons, ici, tout près, en terre sauvage, comme nousautres. Eh&|160;! que le Seigneur tout-puissant te protège&|160;!Mais, aie pitié de nous aussi, les persécutés du sort. Nous sommesdes simples. Les riches nous enlèvent jusqu’à notre chemise.Deh&|160;! quoi faire&|160;? Le Seigneur le veut, pour nous punirde nos potéras.

Cosma, sans bouger, coupa court&|160;:

–&|160;Va-t’en d’ici&|160;!… Tu medégoûtes&|160;!… Nous-som-mes-des-sim-ples&|160;!Vous êtesdes brutes&|160;! Le-Sei-gneur-le-veut&|160;! J’emmerdevotre Seigneur&|160;!…

Et sautant debout, s’en alla.

La femme se signa et pria&|160;:

–&|160;Pardonne-lui, Seigneur chéri. Il nesait pas ce qu’il dit. Et sa vie est dure.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Pendant deux mois, sans lâcher un coup de feusinon sur le gibier, nous traînâmes comme des condamnés à mort enremontant la Dobroudja, vers les montagnes du Macin. Cosma nousavait complètement abandonnés, se tenant à l’écart, acceptant,rarement et à contrecœur, même ma compagnie et celle d’Élie, plusdu tout celle de Floritchica qui fit tout ce qu’elle put pour leconsoler. Les hommes, conduits par le sous-chef de la bande, selivrèrent à des pillages mesquins que Cosma avait toujoursdédaignés.

Et nous voilà de nouveau en face de Braïla,région favorite pour la vie libre, pleine d’embuscades, fortdangereuse pour les potéras.

Ici, à peine arrivés, Cosma et Élie nousquittèrent mystérieusement un beau soir, passèrent le Danube ets’attardèrent cinq jours. Lorsqu’ils rentrèrent, Cosma s’écriad’emblée&|160;:

–&|160;J’ai tiré mon troisième feu d’arquebusepar pleine lune, et j’ai raté l’homme. Dorénavant, ne me comptezplus parmi les vivants.

Et, jetant par terre toutes ses armes, montason coursier et s’en alla au pas. Élie et moi, nous nous mîmes àl’escorter, ce jour-là et les jours suivants, ne le quittant pasd’un pouce, de crainte de le voir mettre fin à sa vie&|160;; maisnous nous convainquîmes vite que nos soupçons n’étaient pas fondés.D’ailleurs, il n’allait pas loin&|160;; des balades aux alentoursdu campement&|160;; il revenait, mangeait et buvait à des heuresindues, repartait. Son humeur ni trop sombre ni gaie&|160;; mais àtoutes les questions qu’on lui posait, il ne répondait qu’enhaussant les épaules. Parfois, il caressait les cheveux deFloritchica, qui pleurait, lui embrassait les mains et l’assuraitde son amour. Il souriait.

Et à voir Cosma déparé de toutes les armes, onaurait dit un gros porcher.

Oh, les épouvantables belles journées de cetteépoque-là&|160;! L’été tirait vers sa fin, et c’est alors que leslevers et les couchers de soleil dans les marécages font crier sajoie jusqu’à la plus petite bestiole. Les pontes sont finies… Lenouveau monde de canards et oies sauvages, de foulques, de vanneauxéchappés à la destruction, se croise dans l’azur limpide end’interminables nuées et à des altitudes qui désespèrent lechasseur. Le jeune loup et le jeune renard qui rôdent autour desfermes, on les reconnaît à leurs allures poltronnes, à leursfourrures impeccables. Bourdons, hannetons et autres insectesvolettent, étourdis, se heurtant aux arbres. La végétation arrêtesa croissance, se repose et jouit. C’est le triomphe de la vie surla mort.

C’était tout le contraire dans notre camp.

La vengeance personnelle, à laquelle s’étaientlivré Cosma et Élie dans leur visite à Braïla et qui valut aupremier son coup raté, avait remué les autorités et nous sentîmesqu’une nombreuse potéra était à nos trousses. Nous avions redoubléde vigilance. On ne dormait plus que d’un œil et on changeaitconstamment de camp.

Cela finit par énerver tout le monde, saufCosma, qui continuait ses allées et venues comme dans la pluspaisible des existences.

Un après-midi, aussitôt le repas terminé, ilse leva, selon sa nouvelle habitude, pour aller se promener.

Élie, renversé sur un coude, improvisa, surune voix profonde qui semblait venir d’un tombeau&|160;:

&|160;

Badé Cosma, ne pars paaas,

Car voiciii… laaa… potéra&|160;!…

&|160;

Cosma se retourna un instant et répondit, enimprovisant sur une voix encore plus profonde&|160;:

&|160;

Laisse-la veniir, je l’emmerde&|160;:

Comme elle vient, ainsi elle s’en vaaa&|160;!…

&|160;

Et il monta sur son cheval.

Nous le suivîmes, également à cheval, à unetrentaine de pas.

C’était dans les environs d’Isaccea… Routesolitaire, bordée de hauts buissons…

Et tout d’un coup, sous nos yeux, deux canonsde flintas surgirent d’un buisson et se braquèrent sur Cosma, quileva les bras et cria&|160;:

–&|160;Je n’ai point d’armes&|160;!

–&|160;Tant mieux&|160;! lui répondit-on.

Et deux coups de feu partirent. Nous eûmes àpeine le temps de répondre par un feu d’arquebuses et de pistoletscontre le buisson, puis, voyant Cosma se pencher sur son cheval,lui enlacer l’encolure avec les bras et voler comme une flèche,nous nous mîmes à sa poursuite, le croyant sauvé.

Il ne l’était pas, car, en pleine fuite, soncorps se renversa sur la route, comme un sac rempli de terre, lapoitrine défoncée, pendant que l’animal continuait sa course.

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