Robinson Crusoé – Tome II

LA GRANDE MURAILLE.

La route, de ce côté-là du pays, esttrès-peuplée : elle est pleine de potiers et de modeleurs,c’est-à-dire d’artisans qui travaillent la terre à porcelaine, etcomme nous cheminions, notre pilote portugais, qui avait toujoursquelque chose à nous dire pour nous égayer, vint à moi en ricanantet me dit qu’il voulait me montrer la plus grande rareté de tout lepays, afin que j’eusse à dire de la Chine, après toutes les chosesdéfavorables que j’en avais dites, que j’y avais vu une chose qu’onne saurait voir dans tout le reste de l’univers. Intrigué au plushaut point, je grillais du savoir ce que ce pouvait être ; àla fin il le dit que c’était une maison de plaisance, toute bâtieen marchandises de Chine (en China ware). – « J’ysuis, lui dis-je, les matériaux dont elle est construite sont toutela production du pays ? Et ainsi elle est toute en Chinaware, est-ce pas ? » – « Non, non, répondit-il,j’entends que c’est une maison entièrement de China ware,comme vous dites en Angleterre, ou de porcelaine, comme ondit dans notre pays. » – « Soit, repris-je, cela esttrès-possible. Mais comment est-elle grosse ? Pourrions-nousla transporter dans une caisse sur un chameau ? Si cela sepeut, nous l’achèterons. » – « Sur unchameau ! » s’écria le vieux pilote levant ses deux mainsjointes, « peste ! une famille de trente personnes yloge. »

Je fus alors vraiment curieux de la voir, etquand nous arrivâmes auprès je trouvai tout bonnement une maison decharpente, une maison bâtie, comme on dit en Angleterre, avec latteet plâtre ; mais dont touts les crépis étaient réellement deChina ware, c’est-à-dire qu’elle était enduite de terre àporcelaine.

L’extérieur, sur lequel dardait le soleil,était vernissé, d’un bel aspect, parfaitement blanc, peint defigures bleues, comme le sont les grands vases de Chine qu’on voiten Angleterre, et aussi dur que s’il eût été cuit. Quant àl’intérieur, toutes les murailles au lieu de boiseries étaientrevêtues de tuiles durcies et émaillées, comme les petits carreauxqu’on nomme en Angleterre gally tiles, et toutes faites dela plus belle porcelaine, décorée de figures délicieuses d’unevariété infinie de couleurs, mélangées d’or. Une seule figureoccupait plusieurs de ces carreaux ; mais avec un mastic faitde même terre on les avait si habilement assemblés qu’il n’étaitguère possible de voir où étaient les joints. Le pavé des sallesétait de la même matière, et aussi solide que les aires de terrecuite en usage dans plusieurs parties de l’Angleterre, notammentdans le Lincolnshire, le Nottinghamshire et leLeicestershire ; il était dur comme une pierre, et uni, maisnon pas émaillé et peint, si ce n’est dans quelques petites piècesou cabinets, dont le sol était revêtu comme les parois. Lesplafonds, en un mot touts les endroits de la maison étaient faitsde même terre ; enfin le toit était couvert de tuilessemblables, mais d’un noir foncé et éclatant.

C’était vraiment à la lettre un magasin deporcelaine, on pouvait à bon droit le nommer ainsi, et, si jen’eusse été en marche, je me serais arrêté là plusieurs jours pourl’examiner dans touts ses détails. On me dit que dans le jardin ily avait des fontaines et des viviers dont le fond et les bordsétaient pavés pareillement, et le long des allées de belles statuesentièrement faites en terre à porcelaine, et cuites toutes d’unepièce.

C’est là une des singularités de la Chine, onpeut accorder aux Chinois qu’ils excellent en ce genre ; maisj’ai la certitude qu’ils n’excellent pas moins dans les contesqu’ils font à ce sujet, car ils m’ont dit de si incroyables chosesde leur habileté en poterie, des choses telles que je ne me soucieguère de les rapporter, dans la conviction où je suis qu’elles sontfausses. Un hâbleur me parla entre autres d’un ouvrier qui avaitfait en fayence un navire, avec touts ses apparaux, ses mâts et sesvoiles, assez grand pour contenir cinquante hommes. S’il avaitajouté qu’il l’avait lancé, et que sur ce navire il avait fait unvoyage au Japon, j’aurais pu dire quelque chose, mais comme jesavais ce que valait cette histoire, et, passez-moi l’expression,que le camarade mentait, je souris et gardai le silence.

Cet étrange spectacle me retint pendant deuxheures derrière la caravane ; aussi celui qui commandait cejour-là me condamna-t-il à une amende d’environ trois shellings etme déclara-t-il que si c’eût été à trois journées en dehors de lamuraille, comme c’était à trois journées en dehors, il m’en auraitcoûté quatre fois autant et qu’il m’aurait obligé à demander pardonau premier jour du Conseil. Je promis donc d’être plus exact, et jene tardai pas à reconnaître que l’ordre de se tenir touts ensembleétait d’une nécessité absolue pour notre commune sûreté.

Deux jours après nous passâmes la grandemuraille de la Chine, boulevart élevé contre les Tartares, ouvrageimmense, dont la chaîne sans fin s’étend jusque sur des collines etdes montagnes, où les rochers sont infranchissables, et lesprécipices tels qu’il n’est pas d’ennemis qui puissent y pénétrer,qui puissent y gravir, ou, s’il en est, quelle muraille pourraitles arrêter ! Son étendue, nous dit-on, est d’à peu près unmillier de milles d’Angleterre, mais la contrée qu’elle couvre n’ena que cinq cents, mesurée en droite ligne, sans avoir égard auxtours et retours qu’elle fait. Elle a environ quatre toises oufathoms de hauteur et autant d’épaisseur en quelques endroits.

Là, au pied de cette muraille, je m’arrêtaiune heure ou environ sans enfreindre nos réglements, car lacaravane mit tout ce temps à défiler par un guichet ; jem’arrêtai une heure, dis-je, à la regarder de chaque côté, de prèset de loin, du moins à regarder ce qui était à la portée de mavue ; et le guide de notre caravane qui l’avait exaltée commela merveille du monde, manifesta un vif désir de savoir ce que j’enpensais. Je lui dis que c’était une excellente chose contre lesTartares. Il arriva qu’il n’entendit pas ça comme je l’entendais,et qu’il le prit pour un compliment ; mais le vieux pilotesourit : – « Oh ! senhor Inglez,dit-il, vous parlez de deux couleurs. » – « De deuxcouleurs ! répétai-je ; qu’entendez-vous parlà ? » – « J’entends que votre réponse paraîtblanche d’un côté et noire de l’autre, gaie par là et sombre parici : vous lui dites que c’est une bonne muraille contre lesTartares : cela signifie pour moi qu’elle n’est bonne à rien,sinon contre les Tartares, ou qu’elle ne défendrait pas de toutautre ennemi. Je vous comprends, senhor Inglez, jevous comprends, répétait-il en se gaussant ; mais monsieur leChinois vous comprend aussi de son côté. »

– « Eh bien, senhor,repris-je, pensez-vous que cette muraille arrêterait une armée degens de notre pays avec un bon train d’artillerie, ou nosingénieurs avec deux compagnies de mineurs ? En moins de dixjours n’y feraient-ils pas une brèche assez grande pour qu’unearmée y pût passer en front de bataille, ou ne la feraient-ils passauter, fondation et tout, de façon à n’en pas laisser unetrace ? » – « Oui, oui, s’écria-t-il, je sais toutcela. » – Le Chinois brûlait de connaître ce que j’avaisdit : je permis au vieux pilote de le lui répéter quelquesjours après ; nous étions alors presque sortis du territoire,et ce guide devait nous quitter bientôt ; mais quand il sut ceque j’avais dit, il devint muet tout le reste du chemin, et noussevra de ses belles histoires sur le pouvoir et sur la magnificencedes Chinois.

Après avoir passé ce puissant rien, appelémuraille, à peu près semblable à la muraille des Pictes, si fameusedans le Northumberland et bâtie par les romains, nous commençâmes àtrouver le pays clairsemé d’habitants, ou plutôt les habitantsconfinés dans des villes et des places fortes, à cause desincursions et des déprédations des Tartares, qui exercent lebrigandage en grand, et auxquels ne pourraient résister leshabitants sans armes d’une contrée ouverte.

Je sentis bientôt la nécessité de nous tenirtouts ensemble en caravane, chemin faisant ; car nous netardâmes pas à voir rôder autour de nous plusieurs troupes deTartares. Quand je vins à les appercevoir distinctement, jem’étonnai que l’Empire chinois ait pu être conquis par de simisérables drôles : ce ne sont que de vraies hordes, de vraistroupeaux de Sauvages, sans ordre, sans discipline et sans tactiquedans le combat.

Leurs chevaux, pauvres bêtes maigres, affaméeset mal dressées ne sont bons à rien ; nous le remarquâmes dèsle premier jour que nous les vîmes, ce qui eut lieu aussitôt quenous eûmes pénétré dans la partie déserte du pays ; car alorsnotre commandant du jour donna la permission à seize d’entre nousd’aller à ce qu’ils appelaient une chasse. Ce n’était qu’une chasseau mouton, cependant cela pouvait à bon droit se nommerchasse ; car ces moutons sont les plus sauvages et les plusvites que j’aie jamais vus : seulement ils ne courent paslong-temps, aussi vous êtes sûr de votre affaire quand vous vousmettez à leurs trousses. Ils se montrent généralement en troupeauxde trente ou quarante ; et, comme de vrais moutons, ils setiennent toujours ensemble quand ils fuient.

Durant cette étrange espèce de chasse, lehasard voulut que nous rencontrâmes une quarantaine de Tartares.Chassaient-ils le mouton comme nous ou cherchaient-ils quelqueautre proie, je ne sais ; mais aussitôt qu’ils nous virent,l’un d’entre eux se mit à souffler très-fort dans une trompe, et ilen sortit un son barbare que je n’avais jamais ouï auparavant, etque, soit dit en passant, je ne me soucierais pas d’entendre uneseconde fois. Nous supposâmes que c’était pour appeler à eux leursamis ; et nous pensâmes vrai, car en moins d’un demi-quartd’heure une autre troupe de quarante ou cinquante parut à un millede distance ; mais la besogne était déjà faite, et voicicomment :

Un des marchands écossais de Moscou setrouvait par hasard avec nous : aussitôt qu’il entendit leurtrompe il nous dit que nous n’avions rien autre à faire qu’à lescharger immédiatement, en toute hâte ; et, nous rangeant toutsen ligne, il nous demanda si nous étions bien déterminés. Nous luirépondîmes que nous étions prêts à le suivre : sur ce ilcourut droit à eux. Nous regardant fixement, les Tartares s’étaientarrêtés touts en troupeau, pêle-mêle et sans aucune espèced’ordre ; mais sitôt qu’ils nous virent avancer ilsdécochèrent leurs flèches, qui ne nous atteignirent point, fortheureusement. Ils s’étaient trompés vraisemblablement non sur lebut, mais sur la distance, car toutes leurs flèches tombèrent prèsde nous, si bien ajustées, que si nous avions été environ à vingtverges plus près, nous aurions eu plusieurs hommes tués oublessés.

Nous fîmes sur-le-champ halte, et, malgrél’éloignement, nous tirâmes sur eux et leur envoyâmes des balles deplomb pour leurs flèches de bois ; puis au grand galop noussuivîmes notre décharge, déterminés à tomber dessus sabre en main,selon les ordres du hardi Écossais qui nous commandait. Ce n’était,il est vrai, qu’un marchand ; mais il se conduisit dans cetteoccasion avec tant de vigueur et de bravoure, et en même temps avecun si courageux sang-froid, que je ne sache pas avoir jamais vudans l’action un homme plus propre au commandement. Aussitôt quenous les joignîmes, nous leur déchargeâmes nos pistolets à la faceet nous dégaînâmes ; mais ils s’enfuirent dans la plus grandeconfusion imaginable. Le choc fut seulement soutenu sur notredroite, où trois d’entre eux résistèrent, en faisant signe auxautres de se rallier à eux : ceux-là avaient des espèces degrands cimeterres au poing et leurs arcs pendus sur le dos. Notrebrave commandant, sans enjoindre à personne de le suivre, fonditsur eux au galop ; d’un coup de crosse le premier fut renverséde son cheval, le second fut tué d’un coup de pistolet, letroisième prit la fuite. Ainsi finit notre combat, où nous eûmesl’infortune de perdre touts les moutons que nous avions attrapés.Pas un seul de nos combattants ne fut tué ou blessé ; mais ducôté des Tartares cinq hommes restèrent sur la place. Quel fut lenombre de leurs blessés ? nous ne pûmes le savoir ; mais,chose certaine, c’est que l’autre bande fut si effrayée du bruit denos armes, qu’elle s’enfuit sans faire aucune tentative contrenous.

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