Robinson Crusoé – Tome II

THOMAS JEFFRYS

Après avoir fait nos approvisionnements, nousfûmes obligés de demeurer là quelque temps ; et moi, toujoursaussi curieux d’examiner chaque recoin du monde où j’allais, jedescendais à terre aussi souvent que possible. Un soir, nousdébarquâmes sur le côté oriental de l’île, et les habitants, qui,soit dit en passant, sont très-nombreux, vinrent en foule autour denous, et tout en nous épiant, s’arrêtèrent à quelque distance.Comme nous avions trafiqué librement avec eux et qu’ils en avaientfort bien usé avec nous, nous ne nous crûmes point en danger ;mais, en voyant cette multitude, nous coupâmes trois branchesd’arbre et les fichâmes en terre à quelques pas de nous, ce quiest, à ce qu’il paraît, dans ce pays une marque de paix etd’amitié. Quand le manifeste est accepté, l’autre parti planteaussi trois rameaux ou pieux en signe d’adhésion à la trève. Alors,c’est une condition reconnue de la paix, que vous ne devez pointpasser par devers eux au-delà de leurs trois pieux, ni eux venirpar devers vous en-deçà des trois vôtres, de sorte que vous êtesparfaitement en sûreté derrière vos trois perches. Tout l’espaceentre vos jalons et les leurs est réservé comme un marché pourconverser librement, pour troquer et trafiquer. Quand vous vousrendez là, vous ne devez point porter vos armes avec vous, et poureux, quand ils viennent sur ce terrain, ils laissent près de leurspieux leurs sagaies et leurs lances, et s’avancent désarmés. Maissi quelque violence leur est faite, si, par là, la trève estrompue, ils s’élancent aux pieux, saisissent leurs armes et alorsadieu la paix.

Il advint un soir où nous étions au rivage,que les habitants descendirent vers nous en plus grand nombre quede coutume, mais touts affables et bienveillants. Ils nousapportèrent plusieurs sortes de provisions, pour lesquelles nousleur donnâmes quelques babioles que nous avions : leurs femmesnous apportèrent aussi du lait, des racines, et différentes chosespour nous très-acceptables, et tout demeura paisible. Nous fîmesune petite tente ou hutte avec quelques branches d’arbres pourpasser la nuit à terre.

Je ne sais à quelle occasion, mais je ne mesentis pas si satisfait de coucher à terre que les autres ; etle canot se tenant à l’ancre à environ un jet de pierre de la rive,avec deux hommes pour le garder, j’ordonnai à l’un d’eux de mettrepied à terre ; puis, ayant cueilli quelques branches d’arbrespour nous couvrir aussi dans la barque, j’étendis la voile dans lefond, et passai la nuit à bord sous l’abri de ces rameaux.

À deux heures du matin environ, nousentendîmes un de nos hommes faire grand bruit sur le rivage, nouscriant, au nom de Dieu, d’amener l’esquif et de venir à leursecours, car ils allaient être touts assassinés. Au même instant,j’entendis la détonation de cinq mousquets, – c’était le nombre desarmes que se trouvaient avoir nos compagnons, – et cela à troisreprises. Les naturels de ce pays, à ce qu’il paraît, nes’effraient pas aussi aisément des coups de feu que les Sauvagesd’Amérique auxquels j’avais eu affaire.

Ignorant la cause de ce tumulte, mais arrachésubitement à mon sommeil, je fis avancer l’esquif, et je résolus,armés des trois fusils que nous avions à bord, de débarquer et desecourir notre monde.

Nous aurions bientôt gagné le rivage ;mais nos gens étaient en si grande hâte qu’arrivés au bord de l’eauils plongèrent pour atteindre vitement la barque : trois ouquatre cents hommes les poursuivaient. Eux n’étaient que neuf entout ; cinq seulement avaient des fusils : les autres, àvrai dire, portaient bien des pistolets et des sabres ; maisils ne leur avaient pas servi à grand’chose.

Nous en recueillîmes sept avec assez de peine,trois d’entre eux, étant grièvement blessés. Le pire de tout, c’estque tandis que nous étions arrêtés pour les prendre à bord, noustrouvions exposés au même danger qu’ils avaient essuyé à terre. Lesnaturels faisaient pleuvoir sur nous une telle grêle de flèches,que nous fûmes obligés de barricader un des côtés de la barque avecdes bancs et deux ou trois planches détachées qu’à notre grandesatisfaction, par un pur hasard, ou plutôt providentiellement, noustrouvâmes dans l’esquif.

Toutefois, ils étaient, ce semble, tellementadroits tireurs que, s’il eût fait jour et qu’ils eussent puappercevoir la moindre partie de notre corps, ils auraient été sûrsde nous. À la clarté de la lune on les entrevoyait, et comme durivage où ils étaient arrêtés ils nous lançaient des sagaies et desflèches, ayant rechargé nos armes, nous leur envoyâmes unefusillade que nous jugeâmes avoir fait merveille aux cris quejetèrent quelques-uns d’eux. Néanmoins, ils demeurèrent rangés enbataille sur la grève jusqu’à la pointe du jour, sans doute, nousle supposâmes, pour être à même de nous mieux ajuster.

Nous gardâmes aussi la même position, nesachant comment faire pour lever l’ancre et mettre notre voile auvent, parce qu’il nous eût fallu pour cela nous tenir debout dansle bateau, et qu’alors ils auraient été aussi certains de nousfrapper que nous le serions d’atteindre avec de la cendrée unoiseau perché sur un arbre. Nous adressâmes des signaux de détresseau navire, et quoiqu’il fût mouillé à une lieue, entendant notremousquetade, et, à l’aide de longues-vues, découvrant dans quelleattitude nous étions et que nous faisions feu sur le rivage, monneveu nous comprit le reste. Levant l’ancre en toute hâte, il fitavancer le vaisseau aussi près de terre que possible ; puis,pour nous secourir, nous dépêcha une autre embarcation montée pardix hommes. Nous leur criâmes de ne point trop s’approcher, en leurfaisant connaître notre situation. Nonobstant, ils s’avancèrentfort près de nous : puis l’un d’eux prenant à la main le boutd’une amarre, et gardant toujours notre esquif entre lui etl’ennemi, si bien qu’il ne pouvait parfaitement l’appercevoir,gagna notre bord à la nage et y attacha l’amarre. Sur ce, nousfilâmes par le bout notre petit câble, et, abandonnant notre ancre,nous fûmes remorqués hors de la portée des flèches. Nous, duranttoute cette opération, nous demeurâmes cachés derrière la barricadeque nous avions faite.

Sitôt que nous n’offusquâmes plus le navire,afin de présenter le flanc aux ennemis, il prolongea la côte etleur envoya une bordée chargée de morceaux de fer et de plomb, deballes et autre mitraille, sans compter les boulets, laquelle fitparmi eux un terrible ravage.

Quand nous fûmes rentrés à bord et hors dedanger, nous recherchâmes tout à loisir la cause de cettebagarre ; et notre subrécargue, qui souvent avait visité cesparages, me mit sur la voie : – « Je suis sûr, dit-il,que les habitants ne nous auraient point touchés après une trèveconclue si nous n’avions rien fait pour les y provoquer. » –Enfin il nous revint qu’une vieille femme était venue pour nousvendre du lait et l’avait apporté dans l’espace libre entre nospieux, accompagnée d’une jeune fille qui nous apportait aussi desherbes et des racines. Tandis que la vieille, – était-ce ou non lamère de la jeune personne, nous l’ignorions, – débitait sonlaitage, un de nos hommes avait voulu prendre quelque grossièreprivauté avec la jeune Malgache, de quoi la vieille avait faitgrand bruit. Néanmoins, le matelot n’avait pas voulu lâcher sacapture, et l’avait entraînée hors de la vue de la vieille sous lesarbres : il faisait presque nuit. La vieille femme s’étaitdonc en allée sans elle, et sans doute, on le suppose, ayant parses clameurs ameuté le peuple, en trois ou quatre heures, toutecette grande armée s’était rassemblée contre nous. Nous l’avionséchappé belle.

Un des nôtres avait été tué d’un coup de lancedès le commencement de l’attaque, comme il sortait de la hutte quenous avions dressée ; les autres s’étaient sauvés, touts,hormis le drille qui était la cause de tout le méchef, et qui payabien cher sa noire maîtresse : nous ne pûmes de quelque tempssavoir ce qu’il était devenu. Nous demeurâmes encore sur la côtependant deux jours, bien que le vent donna, et nous lui fîmes dessignaux, et notre chaloupe côtoya et recôtoya le rivage l’espace deplusieurs lieues, mais en vain. Nous nous vîmes donc dans lanécessité de l’abandonner. Après tout, si lui seul eût souffert desa faute, ce n’eût pas été grand dommage.

Je ne pus cependant me décider à partir sansm’aventurer une fois encore à terre, pour voir s’il ne serait paspossible d’apprendre quelque chose sur lui et les autres. Ce fut latroisième nuit après l’action que j’eus un vif désir d’en venir àconnaître, s’il était possible, par n’importe le moyen, quel dégâtnous avions fait et quel jeu se jouait du côté des Indiens. J’eussoin de me mettre en campagne durant l’obscurité, de peur d’unenouvelle attaque ; mais j’aurais dû aussi m’assurer que leshommes qui m’accompagnaient étaient bien sous mon commandement,avant de m’engager dans une entreprise si hasardeuse et sidangereuse, comme inconsidérément je fis.

Nous nous adjoignîmes, le subrécargue et moi,vingt compagnons des plus hardis, et nous débarquâmes deux heuresavant minuit, au même endroit où les Indiens s’étaient rangés enbataille l’autre soir. J’abordai là parce que mon dessein, comme jel’ai dit, était surtout de voir s’ils avaient levé le camp et s’ilsn’avaient pas laissé derrière eux quelques traces du dommage quenous leur avions fait. Je pensais que, s’il nous était possibled’en surprendre un ou deux, nous pourrions peut-être ravoir notrehomme en échange.

Nous mîmes pied à terre sans bruit, et nousdivisâmes notre monde en deux bandes : le bosseman encommandait une, et moi l’autre. Nous n’entendîmes ni ne vîmespersonne bouger quand nous opérâmes notre descente ; nouspoussâmes donc en avant vers le lieu du combat, gardant quelquedistance entre nos deux bataillons. De prime-abord, nousn’apperçûmes rien : il faisait très-noir ; mais, peuaprès, notre maître d’équipage, qui conduisait l’avant-garde,broncha, et tomba sur un cadavre. Là-dessus touts firent halte, et,jugeant par cette circonstance qu’ils se trouvaient à la place mêmeoù les Indiens avaient pris position, ils attendirent mon arrivée.Alors nous résolûmes de demeurer là jusqu’à ce que, à la lueur dela lune, qui devait monter à l’horizon avant une heure, nouspussions reconnaître la perte que nous leur avions fait essuyer.Nous comptâmes trente-deux corps restés sur la place, dont deuxn’étaient pas tout-à-fait morts. Les uns avaient un bras de moins,les autres une jambe, un autre la tête. Les blessés, à ce que noussupposâmes, avaient été enlevés.

Quand à mon sens nous eûmes fait une complètedécouverte de tout ce que nous pouvions espérer connaître, je medisposai à retourner à bord ; mais le maître d’équipage et sabande me firent savoir qu’ils étaient déterminés à faire une visiteà la ville indienne où ces chiens, comme ils les appelaient,faisaient leur demeure, et me prièrent de venir avec eux. S’ils,pouvaient y pénétrer, comme ils se l’imaginaient, ils ne doutaientpas, disaient-ils, de faire un riche butin, et peut-être d’yretrouver Thomas Jeffrys. C’était le nom de l’hommeque nous avions perdu.

S’ils m’avaient envoyé demander la permissiond’y aller, je sais quelle eût été ma réponse : je leur eusintimé l’ordre sur-le-champ de retourner à bord ; car cen’était point à nous à courir à de pareils hasards, nous qui avionsun navire et son chargement sous notre responsabilité, et àaccomplir un voyage qui reposait totalement sur la vie del’équipage ; mais comme ils me firent dire qu’ils étaientrésolus à partir, et seulement demandèrent à moi et à mon escouadede les accompagner, je refusai net, et je me levai – car j’étaisassis à terre – pour regagner l’embarcation. Un ou deux de meshommes se mirent alors à m’importuner pour que je prisse part àl’expédition, et comme je m’y refusais toujours positivement, ilscommencèrent à murmurer et à dire qu’ils n’étaient point sous mesordres et qu’ils voulaient marcher. – « Viens,Jack, dit l’un d’eux ; veux-tu venir avecmoi ? sinon j’irai tout seul. » – Jackrépondit qu’il voulait bien, un autre le suivit, puis un autre.

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