— Pour l’instant, n’essayons pas de découvrir le motif qui a dirigé la main de ce fou. Nous laisserons ce problème aux aliénistes… encore que, personnellement, j’aie quelque expérience sur la criminalité des aliénés. Leurs mobiles sont des plus bizarres. Chez certains existe un désir d’affirmer leur personnalité, d’épater le public… en un mot se distinguer du commun.
— Est-ce possible, Monsieur Poirot ? demanda Clarke, l’air incrédule.
Cette question à son aîné ne sembla guère du goût de l’inspecteur Crome, qui plissa le front.
— Absolument, répondit mon ami belge.
— En tout cas, l’assassin ne saurait longtemps braver la police, dit Clarke d’un ton méditatif.
— Vous croyez ? Ces gens-là sont extraordinairement rusés. D’ordinaire, ils ne présentent aucun signe extérieur qui les distingue de la foule et appartiennent à cette catégorie d’individus auxquels nul n’attache d’importance et même dont on se moque !
— Voudriez-vous, je vous prie, me citer quelques faits, Monsieur Clarke ? interrompit Crome.
— Volontiers.
— Votre frère se trouvait hier, paraît-il, en excellente santé et dans une disposition d’esprit normale. Il n’a reçu aucune lettre ennuyeuse ? Rien n’est venu le tourmenter ?
— Non. Il était comme d’habitude.
— Sans souci et sans tracas d’aucune sorte ?
— Permettez, inspecteur. Je n’ai pas dit cela. À l’état normal, mon malheureux frère ne cessait d’être soucieux et inquiet.
— Pourquoi cela ?
— Vous ignorez sans doute que ma belle-sœur, Lady Clarke, est très malade. Entre nous, elle souffre d’un mal incurable, un cancer, et ne saurait vivre très longtemps. La maladie de sa femme tourmentait continuellement mon frère. À mon retour d’Orient, elle m’a semblé bien changée.
Poirot plaça une question.
— Monsieur Clarke, supposons que votre frère ait été trouvé assassiné au pied d’une falaise… ou qu’on ait découvert un revolver auprès de lui. Quelle eût été votre première pensée ?
— À vous dire vrai, j’aurais conclu au suicide, répondit Clarke.
— Encore ! soupira Poirot.
— Que voulez-vous dire ?
— Le même fait se répète. Détail sans importance. Continuons.
— En tout cas, il ne s’agit point de suicide, fit Crome d’un ton sec. Monsieur Clarke, votre frère avait, dit-on, coutume de sortir chaque soir ?
— Oui, il faisait sa petite promenade.
— Tous les soirs ?
— À moins qu’il ne plût à torrents.
— Tout le monde, dans la maison, était-il au courant de son habitude ?
— Oui.
— Et les gens du dehors ?
— Je ne sais au juste qui vous entendez par les gens du dehors. Le jardinier connaissait sans doute cette manie de mon frère. Demandez-le-lui.
— Et dans le village ?
— À proprement parler, on ne pourrait appeler Churston-Ferrers un village. Il existe bien un bureau de poste avec quelques maisonnettes… mais pas de boutiques.
— Un inconnu rôdant autour de la propriété se ferait-il aisément remarquer ?
— Nullement. Au moins d’août, toute la région est infestée d’étrangers au pays. Chaque jour il en arrive de Brixham, Torquay et Paignton en automobiles, en autobus et à pied. Broadsands, que vous apercevez d’ici, et Elbury Cove sont de superbes plages où les gens viennent fréquemment passer la journée en pique-nique, ce qui est d’ailleurs assez regrettable. Si vous connaissiez la beauté reposante de cette contrée en juin et au début de juillet !
— Ainsi vous croyez qu’un étranger passerait inaperçu dans la région ?
— Oui… à moins qu’il ne présente des allures extravagantes.
— Cet homme n’est pas aussi fou qu’il le paraît, croyez-m’en, Monsieur Clarke, appuya Crome avec certitude. Il a dû épier les alentours quelques jours à l’avance et observer l’heure à laquelle votre frère sortait chaque soir. À propos, est-ce que, dans la journée d’hier, un étranger s’est présenté à votre porte pour demander à voir Sir Carmichael ?
— Pas que je sache… Je vais interroger Deveril.
Il sonna et posa la question au valet de chambre.
— Non, Monsieur. Personne n’est venu demander Sir Carmichael. Je n’ai vu aucun étranger rôder autour de la maison, et les servantes non plus, car je les ai questionnées à cet égard.
Le domestique attendit un instant.
— Oui, Deveril, vous pouvez vous retirer.
Deveril sortit. Au moment de franchir la porte, il se rangea de côté pour laisser passer une jeune femme.
Franklin Clarke se leva à son entrée.
— Messieurs, je vous présente miss Grey, la secrétaire de mon frère.
Mon attention fut immédiatement attirée par la blondeur scandinave de cette jeune personne. Elle avait la chevelure cendrée, presque incolore, des yeux gris clair et le teint de la pâleur transparente et lumineuse des femmes norvégiennes ou suédoises. Je lui donnai environ vingt-sept ans et la jugeai aussi intelligente que décorative.
— Puis-je vous être utile, Messieurs ? demanda-t-elle en s’asseyant à la table.
Clarke lui apporta une tasse de café, mais elle ne voulut rien prendre d’autre.
— Étiez-vous chargée de la correspondance de Sir Carmichael ? demanda Crome.
— Tout son courrier me passait entre les mains.
— A-t-il reçu une ou plusieurs lettres signées A.B.C. ?
Elle hocha la tête :
— A.B.C. ? Non, il n’a reçu aucune lettre signée ainsi.
— N’a-t-il pas parlé devant vous d’une personne qu’il aurait rencontrée ces derniers temps au cours de ses promenades du soir ?
— Non. Il n’a fait aucune allusion de ce genre.
— Et vous-même, n’avez-vous croisé aucun inconnu dans les environs ?
— À cette époque de l’année, on voit toutes sortes d’individus se promener sans but précis sur les terrains de golf ou dans les sentiers conduisant à la plage. On pourrait dire que chacun d’eux est pour nous un inconnu.
Poirot hocha la tête d’un air pensif.
L’inspecteur Crome voulut suivre pas à pas le chemin parcouru chaque soir par Sir Carmichael. Franklin Clarke nous fit sortir par la porte-fenêtre et miss Grey nous accompagna.
Elle et moi nous marchions un peu en arrière des autres.
— Quelle émotion vous avez dû ressentir hier soir ! lui dis-je.
— Je ne pouvais croire à la réalité. J’étais déjà couchée lorsque la police a téléphoné. J’entendis en bas des bruits de voix et enfin je me levai et demandai ce qui arrivait. Deveril et M. Clarke se disposaient à sortir, munis de lanternes.
— À quelle heure Sir Carmichael rentrait-il habituellement de sa promenade ?
— Vers dix heures moins le quart. Il pénétrait dans la maison par la porte de côté et montait à sa chambre à coucher, ou bien il s’attardait dans la galerie renfermant ses collections. Si la police n’avait pas téléphoné, nous ne nous serions probablement aperçus de son absence que ce matin, lorsque Deveril l’eût réveillé.
— Quel coup pour sa femme !
— Lady Clarke est presque constamment sous l’effet de la morphine. Je ne crois pas qu’elle se rende compte de ce qui se passe autour d’elle.
Après avoir franchi une grille de jardin et passé sur les links, nous enjambâmes une barrière très basse et descendîmes un petit chemin en lacets.
Au bas de ce chemin, nous prîmes un sentier bordé de ronces et de fougères.
Soudain, nous débouchâmes sur un promontoire herbu dominant la mer et une grève de galets d’une éblouissante blancheur. Ce coin enchanté était couvert d’arbres au feuillage sombre. Le contraste du blanc, du vert foncé et de la mer d’un bleu de saphir produisait un effet des plus saisissants.
— Que c’est beau ! m’écriai-je.
Clarke se tourna vivement vers moi.
— N’est-ce pas ? Je me demande pourquoi les gens s’en vont à l’étranger, à la Riviera, alors qu’ils ont de si beaux sites chez eux. J’ai parcouru le monde entier et, en toute sincérité, je n’ai rien vu de comparable à ceci.
Puis, comme honteux de s’intéresser au paysage en la circonstance, il poursuivit, d’un ton plus calme :
— C’était la promenade du soir de mon frère. Il venait jusqu’ici, remontait le sentier, puis, tournant à droite, au lieu de prendre à gauche, il allait au-delà de la ferme et regagnait la maison par-derrière.
Nous continuâmes notre chemin et dans les champs, auprès d’une haie, Clarke nous montra l’endroit où le corps de Sir Carmichael avait été retrouvé.
Crome observa :
— Rien de plus facile. L’homme se tapissait ici dans l’ombre. Votre frère a reçu le coup tout à fait à l’improviste.
Miss Grey ne put réprimer un petit cri.
Franklin Clarke lui dit :
— Remettez-vous, Thora. Évidemment, ce crime est horrible, mais il faut affronter les faits.
Thora Grey… ce nom lui seyait admirablement.
Nous rentrâmes à la maison où le corps avait été déposé après avoir été photographié.
Comme mous montions le large escalier, le médecin, un sac noir à la main, sortait d’une chambre.
— Vous n’avez rien à nous dire, docteur ? demanda Clarke.
Le médecin hocha la tête.
— Un cas des plus simples. Je réserve les détails techniques pour l’enquête. Pour le moment, je puis vous assurer qu’il n’a pas souffert et que la mort a dû être instantanée.
Il s’éloigna.
— Je vais aller voir Lady Clarke.
Une infirmière sortit d’une autre chambre et le médecin alla la rejoindre.
Nous entrâmes dans la pièce que venait de quitter le médecin.
J’en ressortis presque aussitôt.
Thora Grey était demeurée au haut de l’escalier. Elle avait l’air terrifiée.
— Miss Grey… Qu’avez-vous ?
Elle me regarda.
— Je pensais… à D.
— À D. ?
Je ne comprenais pas.
— Oui. Le prochain assassinat. Il faut à tout prix empêcher qu’il se commette.
Clarke quitta la chambre derrière moi.
Il demanda :
— Que dites-vous qu’il faut empêcher, Thora ?
— Ces horribles crimes…
— Je partage votre avis. (Il avança les mâchoires de façon agressive.) J’en toucherai un mot à M. Poirot… Dites-moi, Monsieur Hastings, Crome connaît-il bien son métier ?
Cette question me sembla pour le moins insolite.
Je répondis que Crome passait pour un habile policier.
Sans doute ma voix ne laissait point percer un grand enthousiasme.
— Je ne prise pas énormément ses façons autoritaires, ajouta Clarke. On dirait que rien ne lui est étranger… Or, jusqu’ici, je ne vois pas qu’il en connaisse beaucoup plus que nous.
Il se tut un instant, puis il reprit :
— M. Poirot est l’homme qu’il me faut. Je lui donnerai le prix qu’il me demandera. Nous reviendrons sur cette question.
Il suivit le corridor et frappa à la porte de la chambre où le médecin venait d’entrer.
J’hésitai quelques secondes. La jeune fille regardait fixement devant elle.
— À quoi pensez-vous, Miss Grey ?
Elle tourna les yeux vers moi…
— Je me demande où est à présent… le meurtrier. Il y a douze heures à peine que le crime a été commis… Oh ! il n’existe donc aucun médium pour nous renseigner sur l’endroit où il se trouve maintenant et ce qu’il fait ?
— La police est à ses trousses… commençai-je.
Mes paroles la rappelèrent à la réalité. Thora se ressaisit et dit :
— Ah ! oui, c’est vrai !
Elle descendit l’escalier et je restai là, immobile me répétant les paroles :
— Où se trouve A.B.C. en ce moment ?