A B C Contre Poirot d’Agatha Christie

— Nous avons annoncé la triste nouvelle au père et à la mère de la jeune fille, poursuivit le chef inspecteur. Quel coup pour ces pauvres gens ! Je les ai laissés se ressaisir un peu, avant de leur poser des questions. Vous pourrez donc commencer par là.

— La famille se compose-t-elle d’autres membres ? s’enquit Poirot.

— Oui… une sœur, dactylographe à Londres. Nous nous sommes déjà mis en contact avec elle. Il y a aussi un fiancé… Les parents supposaient que la jeune fille était sortie avec lui.

— L’A.B.C. ne vous a rien révélé de particulier ? demanda Crome.

— Le voilà, dit le chef inspecteur en jetant un coup d’œil vers la table. Pas d’empreintes. Ouvert à la page des trains pour Bexhill. Il paraît tout à fait neuf : en tout cas, on ne s’en est pas beaucoup servi. Il n’a pas été acheté par ici : j’ai interrogé tous les libraires du pays.

— Qui a découvert le corps ?

— Un de ces vieux militaires amateurs de promenade matinale, le colonel Jérôme. Vers sept heures, en compagnie de son chien, il longeait la côte dans la direction de Cooden. Son chien le quitta pour aller renifler quelque chose sur la grève. Le colonel l’appela, le chien ne bougea point. Trouvant le fait étrange, son maître le rejoignit. Devant la funèbre découverte, le colonel se comporta comme il le fallait : sans toucher au cadavre, il nous appela immédiatement.

— Le crime a été commis vers minuit ?

— Entre minuit et une heure du matin… vous pouvez en être certain. Notre farceur homicide est un homme de parole. S’il annonce le 25, il commet son crime ce jour-là même, ne serait-ce que quelques minutes après minuit.

Crome approuva d’un signe de tête.

— Oui, c’est bien sa mentalité, observa-t-il. Rien d’autre ? Personne n’a pu fournir quelque renseignement utile ?

— Pas jusqu’ici… mais l’enquête ne fait que débuter. Toutes les personnes qui ont rencontré hier soir une jeune fille vêtue de blanc en compagnie d’un homme ont été invitées à se présenter devant nous, et comme il y avait au moins quatre ou cinq cents jeunes filles en blanc qui se promenaient hier soir avec leurs amoureux, ce sera un joli défilé !

— Mieux vaut que je m’y mette tout de suite, Monsieur, dit Crome. Je vais aller au café et à la maison de la jeune fille. Kelsey pourra m’accompagner.

— Et M. Poirot ? demanda le chef inspecteur.

— Je vous suis, dit M. Poirot à Crome, avec un gracieux salut.

Crome me parut légèrement ennuyé. Kelsey, qui ne connaissait M. Poirot que de réputation, eut un large sourire.

La première fois qu’on voyait mon ami, on le prenait inévitablement pour un farceur, ce qui me mortifiait au plus haut point.

— Qu’est devenue la ceinture avec laquelle le crime a été commis ? demanda Crome. M. Poirot la considère comme une importante pièce à conviction. Sans doute désire-t-il la voir ?

— Pas du tout, répliqua vivement Poirot. Vous m’avez mal compris.

— Cette ceinture ne vous apprendra rien, dit Carter. Si elle était en cuir, on aurait pu y relever des empreintes digitales, mais il s’agit d’une grosse tresse de soie… l’idéal en la circonstance.

Je frissonnai.

— Eh bien, dit Crome, partons.

Nous sortîmes tous quatre.

Nous allâmes d’abord à la Chatte Rousse. Situé sur le front de mer, cet établissement ressemblait aux autres salons de thé de l’endroit. On y voyait de petites tables recouvertes de napperons aux damiers orange, des fauteuils de paille très inconfortables, garnis de coussins orange. Beaucoup de personnes y prenaient leur petit déjeuner, car on y servait du café et cinq différentes marques de thé ; à l’heure du lunch, les clients pouvaient commander des œufs brouillés, des crevettes et des macaroni au gratin.

Nous y entrâmes à l’heure du petit déjeuner et la patronne nous fit passer vivement dans une arrière-boutique tout en désordre.

— Miss… euh… Merrion ? s’enquit Crome.

Miss Merrion, d’une voix geignarde, nous répondit :

— C’est moi, Monsieur. Quel épouvantable scandale ! Cette affaire va certainement nuire à ma maison.

Miss Merrion était une femme maigre d’environ quarante ans, aux cheveux carotte (elle ressemblait étonnamment à une chatte rousse). Ses doigts nerveux jouaient avec les fanfreluches qui faisaient partie de sa tenue professionnelle.

— Au contraire, rassura l’inspecteur. Pour vous, c’est une extraordinaire publicité. Vous verrez ! D’ici peu, vous ne saurez où donner de la tête à l’heure du thé.

— C’est écœurant, dit miss Merrion. Vraiment écœurant ! C’est à désespérer de la nature humaine.

Cependant son œil éclatait de joie.

— Quels renseignements pouvez-vous nous fournir sur la malheureuse petite assassinée ?

— Aucun ! déclara miss Merrion. Absolument aucun !

— Depuis combien de temps travaillait-elle chez vous ?

— C’était son second été.

— Étiez-vous satisfaite de ses services ?

— C’était une bonne serveuse… vive et avenante.

— Elle était jolie, n’est-ce pas ? s’enquit Poirot.

À son tour, miss Merrion le considéra d’un regard qui voulait dire : « Oh ! ces étrangers ! »

— C’était une jolie fille, à l’air honnête, ajouta-t-elle avec condescendance.

— À quelle heure a-t-elle quitté son travail hier soir ? demanda Crome.

— À huit heures. Nous fermons à cette heure-là. Nous ne servons pas à dîner. Quelques clients viennent prendre des œufs brouillés et du thé (Poirot en frémit d’horreur) vers sept heures et parfois un peu plus tard, mais le coup de feu est terminé à six heures trente.

— Vous a-t-elle dit comment elle comptait passer sa soirée ?

— Certes, non ! s’écria miss Merrion. Nous n’étions pas intimes à ce point.

— Personne n’est venu la demander ? Ou l’attendre ?

— Non.

— Était-elle comme à l’ordinaire ? Ou paraissait-elle gaie ou déprimée ?

— Je ne pourrais vous le dire, répondit miss Merrion de son air distant.

— Combien de serveuses employez-vous ?

— Deux en temps normal, et deux autres du 30 juillet à fin août.

— Elisabeth Barnard n’était point parmi les extra ?

— Non, elle travaillait ici toute l’année.

— Et l’autre ?

— Miss Higley ? Elle est très comme il faut.

— Miss Barnard et elle étaient-elles amies ?

— Ma foi, je ne saurais vous l’affirmer.

— Nous ferions peut-être bien de l’entendre.

— Maintenant ?

— S’il vous plaît.

— Je vais vous l’envoyer, dit miss Merrion en se levant. Mais ne la retenez pas plus qu’il ne faudra. C’est le coup de feu pour le petit déjeuner.

La féline et rousse miss Merrion s’éloigna.

— Très distinguée, remarqua l’inspecteur Kelsey.

Il imita les effets de voix de la femme : « Ma foi, je ne saurais l’affirmer. »

Une grosse fille dodue, aux cheveux noirs, aux joues roses et aux yeux marron agrandis par l’émotion, entra en coup de vent dans la pièce.

— Miss Merrion m’envoie ici, annonça-t-elle, sans reprendre haleine.

— Vous êtes bien Miss Higley ?

— Oui, Monsieur.

— Vous connaissiez Elisabeth Barnard ?

— Oui, je connaissais Betty. Si ce n’est pas affreux ! Je ne puis croire que ce malheur est arrivé. Je ne fais que le répéter à mes collègues : c’est impossible ! Betty assassinée ! Je ne puis me figurer pareille chose. Je me demande si je ne suis pas le jouet d’un mauvais rêve. Cinq ou six fois, j’ai dû me pincer pour savoir si oui ou non je dormais. Betty tuée par un homme… cela me semble invraisemblable !

— Vous connaissiez la défunte ? insista Crome.

— Elle était ici avant moi. Je suis entrée seulement en mars dernier. Elle était si tranquille ! Vous comprenez : ce n’était pas une fille à plaisanter et à rire avec le premier venu. Je ne veux pas dire qu’elle était triste. Elle aimait à rire et à s’amuser comme tout le monde. N’empêche qu’elle était sérieuse… Vous comprenez…

Je dois dire, à la louange de l’inspecteur Crome, qu’il témoigna d’une patience angélique envers la grosse miss Higley, qui répétait chacune de ses phrases au moins une demi-douzaine de fois. Cet interrogatoire fut des plus décevants. Elle n’était point l’amie intime de la jeune victime. Elisabeth Barnard, on le supposait, devait se considérer une coudée au-dessus de miss Higley. Durant les heures de travail, elle se montrait aimable avec toutes ses collègues, mais, en dehors du café, elle ne les fréquentait pas. Elisabeth Barnard était fiancée à un jeune homme de l’agence immobilière située près de la gare : MM. Court et Brunskill. Non, ce n’était ni M. Court, ni M. Brunskill, mais un employé dont elle ignorait le nom. Elle le connaissait de vue : c’était un beau garçon, toujours vêtu avec élégance. Il était facile de deviner une pointe de jalousie dans le cœur de miss Higley.

En somme, le résultat de notre visite se résumait ainsi : Elisabeth Barnard n’avait fait part à personne dans le café de ses intentions pour la soirée, mais, selon miss Higley, elle était allée rejoindre son fiancé. En effet, elle portait une jolie robe blanche, toute neuve, agrémentée d’un col à la mode.

Nous interrogeâmes sommairement chacune des deux serveuses, mais en pure perte ! Betty Barnard ne leur avait confié aucun de ses projets et nulle d’entre elles ne l’avait rencontrée au cours de la soirée.

CHAPITRE X

LA FAMILLE BARNARD

Les parents d’Elisabeth Barnard habitaient un minuscule bungalow parmi la cinquantaine de pavillons de bois récemment construits, sur les confins de la station balnéaire, par un entrepreneur avisé. Ils avaient baptisé leur villa « Llandudno ».

M. Barnard, un fort gaillard de cinquante-cinq ans, apparut. Ayant remarqué notre approche, il se tenait sur le seuil de sa maison, l’air bouleversé.

— Veuillez entrer, messieurs, dit-il.

L’inspecteur Kelsey prit le premier la parole :

— Je vous présente M. l’inspecteur Crome, de Scotland Yard, Monsieur. Il est venu ici pour nous aider dans l’enquête.

— Scotland Yard ? répéta M. Barnard, reprenant ses esprits. Allons, tant mieux. Il faut absolument qu’on retrouve cet infâme assassin. Ma malheureuse enfant…

Son visage se crispa dans un spasme de chagrin.

— Je vous présente également M. Poirot, de Londres, et…

— Le capitaine Hastings, ajouta Poirot.

— Enchanté de faire votre connaissance, Messieurs, prononça machinalement M. Barnard. Donnez-vous la peine d’entrer. Je ne sais pas si ma pauvre femme est en état de vous recevoir. Elle est si remuée par cet événement !

Cependant, dès que nous fûmes installés dans la salle à manger du bungalow, Mme Barnard fit son apparition. Les yeux rougis, elle avançait de la démarche chancelante d’une personne accablée sous le poids d’une immense douleur.

— À la bonne heure, maman, dit M. Barnard. Te sens-tu un peu mieux, hein ?

Il lui caressa l’épaule et l’assit dans un fauteuil.

— M. le chef inspecteur est très bon. Après nous avoir fait connaître l’affreuse nouvelle, il nous a promis de nous interroger seulement un peu plus tard, pour nous donner le temps de nous remettre du premier choc.

— C’est épouvantable… épouvantable… se lamentait Mme Barnard à travers ses larmes. Est-ce possible que pareil malheur arrive !

— Je comprends votre peine, madame, dit l’inspecteur Crome. Et tout le monde, ici présent, vous offre sa sympathie. Mais nous voudrions connaître les faits afin de nous mettre à l’œuvre le plus vite possible.

— C’est tout à fait raisonnable, dit M. Barnard en approuvant de la tête.

— Votre fille avait vingt-trois ans. Elle vivait ici avec vous et travaillait au café de la Chatte Rousse. Est-ce bien exact ?

— Oui.

— Vous habitez une nouvelle maison, n’est-ce pas ? Où viviez-vous auparavant ?

— Je travaillais dans la quincaillerie, à Kennington. Voilà deux ans que je me suis retiré. J’ai toujours souhaité vivre au bord de la mer.

— Vous avez deux filles ?

— Oui. Mon aînée est employée dans un bureau à Londres.

— N’avez-vous pas éprouvé de l’inquiétude en ne voyant pas votre fille rentrer hier soir ?

— Nous ignorions qu’elle n’était pas revenue, dit Mme Barnard de grosses larmes aux yeux. Papa et moi nous couchons très tôt… jamais après neuf heures. Avant l’arrivée de l’officier de police nous ignorions que Betty n’était pas de retour à la maison.

— Votre fille avait-elle l’habitude de… rentrer tard ?

— Vous connaissez les jeunes filles d’aujourd’hui, inspecteur dit Barnard. Elles ne rêvent que de liberté. Et l’été on ne les voit pas de bonne heure, le soir à la maison. Néanmoins Betty était toujours là vers onze heures.

— Comment entrait-elle ? La porte restait-elle ouverte ?

— Nous glissions toujours une clef sous le paillasson.

— Votre fille était, paraît-il, fiancée et allait bientôt se marier.

— Oui, c’est exact, dit M. Barnard.

— Il se nomme Donald Fraser et me plaisait beaucoup, déclara Mme Barnard. Le pauvre garçon va être bien bouleversé par… cette nouvelle. Je me demande s’il est déjà au courant.

— Il travaille chez MM. Court et Brunskill, n’est-ce pas ?

— Oui, chez les agents immobiliers.

— Avait-il coutume d’aller chercher votre fille après son travail ?

— Pas tous les soirs… environ deux fois par semaine.

— Savez-vous s’ils sont sortis ensemble hier soir ?

— Elle ne nous en a pas touché mot. Elle ne nous racontait jamais ses affaires. Mais, à part cela, c’était une excellente fille. Oh ! je ne puis me figurer…

Mme Barnard se remit à sangloter de plus belle.

— Remets-toi un peu, maman, lui conseilla son mari. Essaie de dominer ton chagrin. Il faut absolument que ces messieurs aillent au fond des choses.

— Je suis bien sûre que jamais Donald n’aurait… jamais…, murmura Mme Barnard.

— Voyons, calme-toi… calme-toi ! répondit M. Barnard.

Il se tourna vers les deux inspecteurs.

— Je ne demanderais pas mieux que de vous rendre service… mais je ne sais rien… rien qui puisse vous mettre sur la piste de cet infâme assassin. Betty était une jeune fille insouciante et gaie… fiancée à un garçon sérieux… elle sortait avec lui… Qui pouvait avoir intérêt à la tuer ? Je n’y comprends rien…

— Monsieur Barnard, dit M. Crome, nous désirerions jeter un coup d’œil dans la chambre de Mlle Barnard. Peut-être y découvrirons-nous des lettres… un journal… ou quelque objet qui nous mette sur la voie.

— Je vais vous y conduire, dit M. Barnard en se levant.

Crome le suivit, puis Poirot et Kelsey. Je fermais la marche.

Je dus faire halte un instant pour renouer le lacet de ma chaussure. Un taxi stoppa devant la porte du jardin et une jeune fille en sortit. Après avoir réglé le chauffeur, elle courut dans l’allée menant à la maison. Elle portait une petite valise à la main. En pénétrant dans la maison, elle me vit et s’arrêta net.

L’inquiétude peinte sur son visage ne laissa pas de m’intriguer.

— Qui êtes-vous ? me demanda-t-elle.

Embarrassé pour lui répondre, je descendis quelques marches. Devais-je lui dire mon nom… ou lui apprendre que j’étais venu ici en compagnie de la police ? Mais la jeune personne ne me donna pas le temps de prendre une décision.

— Oh ! dit-elle, je devine !

Elle enleva le béret de laine qu’elle portait et le lança à terre. La lumière qui tombait sur elle me permit de mieux la voir.

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