A propos de William Shakespeare de Victor Hugo

Raffinement, excès d’esprit, afféterie, gongorisme, c’est tout cela qu’on a jeté à la tête de Shakespeare. On déclare que ce sont les défauts de la petitesse, et l’on se hâte de les reprocher au colosse.

Mais aussi ce Shakespeare ne respecte rien, il va devant lui, il essouffle qui veut le suivre, il enjambe les convenances, il culbute Aristote; il fait des dégâts dans le jésuitisme, dans le méthodisme, dans le purisme et dans le puritanisme; il met Loyola en désordre et Wesley sens dessus dessous; il est vaillant, hardi, entreprenant, militant, direct. Son écritoire fume comme un cratère. Il est toujours en travail, en fonction, en verve, en train, en marche. Il a la plume au poing, la flamme au front, le diable au corps. L’étalon abuse; il y a des passants mulets à qui c’est désagréable. Etre fécond, c’est être agressif. Un poète comme Isaïe, comme Juvénal, comme Shakespeare, est, en vérité, exorbitant. Que diable! on doit faire un peu attention aux autres, un seul n’a pas droit à tout, la virilité toujours, l’inspiration partout, autant de métaphores que la prairie, autant d’antithèses que le chêne, autant de contrastes et de profondeurs que l’univers, sans cesse la génération, l’éclosion, l’hymen, l’enfantement, l’ensemble vaste, le détail exquis et robuste, la communication vivante, la fécondation, la plénitude, la production, c’est trop; cela viole le droit des neutres.

Voilà trois siècles tout à l’heure que Shakespeare, ce poète en toute effervescence, est regardé par les critiques sobres avec cet air mécontent que de certains spectateurs privés doivent avoir dans le sérail.

Shakespeare n’a point de réserve, de retenue, de frontière, de lacune. Ce qui lui manque, c’est le manque. Nulle caisse d’épargne. Il ne fait pas carême. Il déborde, comme la végétation, comme la germination, comme la lumière, comme la flamme. Ce qui ne l’empêche pas de s’occuper de vous, spectateur ou lecteur, de vous faire de la morale, de vous donner des conseils, et d’être votre ami, comme le premier bonhomme La Fontaine venu, et de vous rendre de petits services. Vous pouvez vous chauffer les mains à son incendie.

Othello, Roméo, Iago, Macbeth, Shylock, Richard III, Jules César, Obéron, Puck, Ophélia, Desdemona, Juliette, Titania, les hommes, les femmes, les sorcières, les fées, les âmes, Shakespeare est tout grand ouvert, prenez, prenez, en voulez−vous encore? Voici Ariel, Parolles, Macduff, Prospero, Viola, Miranda, Caliban, en voulez−vous encore? Voici Jessica, Cordelia, Cressida, Portia, Brabantio, Polonius, Horatio, Mercutio, Imogène, Pandarus de Troie, Bottom, Thésée. Ecce Deus , c’est le poète, il s’offre, qui veut de moi? il se donne, il se répand, il se prodigue; il ne se vide pas. Pourquoi? Il ne peut. L’épuisement lui est impossible, il y a en lui du sans fond. Il se remplit et se dépense, puis recommence. C’est le panier percé du génie.

En licence et audace de langage, Shakespeare égale Rabelais, qu’un cygne dernièrement a traité de porc.

Comme tous les hauts esprits en pleine orgie d’omnipotence, Shakespeare se verse toute la nature, la boit, et vous la fait boire. Voltaire lui a reproché son ivrognerie, et a bien fait. Pourquoi aussi, nous le répétons, pourquoi ce Shakespeare a−t−il un tel tempérament? Il ne s’arrête pas, il ne se lasse pas, il est sans pitié pour les autres petits estomacs qui sont candidats à l’académie. Cette gastrite, qu’on appelle « le bon goût », il ne l’a pas. Il est puissant. Qu’est−ce que cette vaste chanson immodérée qu’il chante dans les siècles, chanson de guerre, chanson à boire, chanson d’amour, qui va du roi Lear à la reine Mab, et de Hamlet à Falstaff, navrante parfois comme un sanglot, grande comme l’Iliade!

Sa poésie a le parfum âcre du miel fait en vagabondage par l’abeille sans ruche. Ici la prose, là le vers; toutes les formes, n’étant que des vases quelconques pour l’idée, lui conviennent. Cette poésie se lamente et raille… Le drame de Shakespeare marche avec une sorte de rythme éperdu il est si vaste qu’il chancelle; il a et donne le vertige; mais rien n’est solide comme cette grandeur émue. Shakespeare, frissonnant, a en lui les vents, les esprits, les philtres, les vibrations, les balancements des souffles qui passent, l’obscure pénétration des effluves, la grande sève inconnue. De là son trouble, au fond duquel est le calme. C’est ce trouble qui manque à Goethe, loué à tort pour son impassibilité, qui est infériorité. Ce trouble, tous les esprits du premier ordre l’ont. Ce trouble est dans Job, dans Eschyle, dans Alighieri. Ce trouble, c’est l’humanité. Sur la terre, il faut que le divin soit humain. il faut qu’il se propose à lui−même sa propre énigme et qu’il s’en inquiète.
L’inspiration étant prodige, une stupeur sacrée s’y mêle. Une certaine majesté d’esprit ressemble aux solitudes et se complique d’étonnement. Shakespeare, comme tous les grands poètes et comme toutes les grandes choses, est plein d’un rêve. Sa propre végétation l’effare; sa propre tempête l’épouvante.

Au−dessus de Shakespeare il n’y a personne. Shakespeare a des égaux, mais n’a pas de supérieur. C’est un étrange honneur pour une terre d’avoir porté cet homme. On peut dire à cette terre alma parens . La ville natale de Shakespeare est une ville élue; une éternelle lumière est sur ce berceau : Stratford−sur−Avon a une certitude que n’ont point Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos et Athènes, les sept villes qui se disputent la naissance d’Homère.

Shakespeare est un esprit humain; c’est aussi un esprit anglais. Il est très anglais, trop anglais; il est anglais jusqu’à amortir les rois horribles qu’il met en scène quand ce sont des rois d’Angleterre, jusqu’à amoindrir Philippe Auguste devant Jean sans Terre, jusqu’à faire exprès un bouc, Falstaff, pour le charger des méfaits princiers du jeune Henri V, jusqu’à partager dans une certaine mesure les hypocrisies d’histoire prétendue nationale. Enfin il est anglais jusqu’à essayer d’atténuer Henri VIII; il est vrai que l’oeil fixe d’Élisabeth est sur lui. Mais en même temps, insistons−y, car c’est par là qu’il est grand, oui, ce poète anglais est un génie humain. L’art, comme la religion, a ses Ecce homo . Shakespeare est un de ceux dont on peut dire cette grande parole : il est l’Homme.

Avoir enfanté Shakespeare, cela grandit l’Angleterre.

La place de Shakespeare est parmi les plus sublimes dans cette élite de génies absolus qui, de temps en temps accrue d’un nouveau venu splendide, couronne la civilisation et éclaire de son rayonnement immense le genre humain. Shakespeare est légion. À lui seul il contrebalance notre beau XVIIe siècle français et presque le XVIIIe.

Shakespeare est un des poètes qui se défendent le plus contre le traducteur.

La vieille violence faite à Protée symbolise l’effort des traducteurs. Saisir le génie, rude besogne. Shakespeare résiste, il faut l’étreindre; Shakespeare échappe, il faut le poursuivre.

Il échappe par l’idée, il échappe par l’expression. Rappelez−vous le unsex , cette lugubre déclaration de neutralité d’un monstre entre le bien et le mal, cet écriteau posé sur une conscience eunuque. Quelle intrépidité il faut pour reproduire nettement en français certaines beautés insolentes de ce poète, par exemple le buttock of the night , où l’on entrevoit les parties honteuses de l’ombre. D’autres expressions semblent sans équivalents possibles; ainsi green girl , « fille verte, » n’a aucun sens en français. On pourrait dire de certains mots qu’ils sont imprenables. Shakespeare a un sunt lacrymoe rerum . Dans le we have kissed away kingdoms and provinces , aussi bien que dans le profond soupir de Virgile, l’indicible est dit. Cette gigantesque dépense d’avenir faite dans un lit, ces provinces s’en allant en baisers, ces royaumes possibles s’évanouissant sur les bouches jointes d’Antoine et de Cléopâtre, ces empires dissous en caresses et ajoutant inexprimablement leur grandeur à la volupté, néant comme eux, toutes ces sublimités sont dans ce mot kissed away kingdoms .

Shakespeare échappe au traducteur par le style, il échappe aussi par la langue. L’anglais se dérobe le plus qu’il peut au français. Les deux idiomes sont composés en sens inverse. Leur pôle n’est pas le même ; l’anglais est saxon, le français est latin. L’anglais actuel est presque l’allemand du XVe siècle, à l’orthographe près.
L’antipathie immémoriale des deux idiomes a été telle qu’en 1095 les Normands déposèrent Wolstan, évêque de Worcester, pour le seul crime d’être une vieille brute d’Anglais ne sachant pas parler français…

Shakespeare résiste par le style; Shakespeare résiste par la langue. Est−ce là tout? non. Il résiste par le sens métaphysique; il résiste par le sens historique; il résiste par le sens légendaire. Il a beaucoup d’ignorance, ceci est convenu ; mais ce qui est moins connu, il a beaucoup de science. Parfois tel détail qui surprend, où l’on croit voir sa grossièreté, atteste précisément sa particularité et sa finesse; très souvent ce que les critiques négateurs dénoncent dans Shakespeare comme l’invention ridicule d’un esprit sans culture et sans lettres, prouve, tout au contraire, sa bonne information. Il est sagace et singulier dans l’histoire. Il est on ne peut mieux renseigné dans la tradition et dans le conte. Quant à sa philosophie, elle est étrange; elle tient de Montaigne par le doute, et d’Ézéchiel par la vision…

Pour pénétrer la question shakespearienne et, dans la mesure du possible, la résoudre, toute une bibliothèque est nécessaire. Historiens à consulter, depuis Hérodote jusqu’à Hume, poètes, depuis Chaucer jusqu’à Coleridge, critiques, éditeurs, commentateurs, nouvelles, romans, chroniques, drames, comédies, ouvrages en toutes langues, documents de toutes sortes, pièces justificatives de ce génie. On l’a fort accusé; il importe d’examiner son dossier. Au British Museum, un compartiment est exclusivement réservé aux ouvrages qui ont un rapport quelconque avec Shakespeare. Ces ouvrages veulent être, les uns vérifiés, les autres approfondis. Labeur âpre et sérieux, et plein de complications. Sans compter les registres du Stationer’s Hall, sans compter les registres de Stratford, sans compter les archives de Bridgewater House, sans compter le Journal de Symon Forman. Il n’est pas inutile de confronter les dires de tous ceux qui ont essayé d’analyser Shakespeare, à commencer par Addison dans le Spectateur , et à finir par Jaucourt dans l’Encyclopédie . Shakespeare a été, en France, en Allemagne, en Angleterre, très souvent jugé, très souvent condamné, très souvent exécuté; il faut savoir par qui et comment. Où il s’inspire, ne le cherchez pas, c’est en lui−même; mais où il puise, tâchez de le découvrir. Le vrai traducteur doit faire effort pour lire tout ce que Shakespeare a lu. Il y a là pour le songeur des sources, et pour le piocheur des trouvailles. Les lectures de Shakespeare étaient variées et profondes. Cet inspiré était un étudiant.

Arriver à comprendre Shakespeare, telle est la tâche. Toute cette érudition a ce but parvenir à un poète. C’est le chemin de pierres de ce paradis.

Forgez−vous une clef de science pour ouvrir cette poésie.

Et de la sorte, vous saurez de qui est contemporain le Thésée du Songe d’une nuit d’été ; vous saurez comment les prodiges de la mort de César se répercutent dans Macbeth ; vous saurez quelle quantité d’Oreste il y a dans Hamlet. Vous connaîtrez le vrai Timon d’Athènes, le vrai Shylock, le vrai Falstaff. Shakespeare était un puissant assimilateur. Il s’amalgamait le passé. Il cherchait, puis trouvait; il trouvait, puis inventait; il inventait, puis créait. Une insufflation sortait pour lui du lourd tas des chroniques. De ces in−folio il dégageait des fantômes.

Fantômes éternels. Les uns terribles, les autres adorables. Richard III, Gloucester, Jean sans Terre. Marguerite, lady Macbeth, Regane et Goneril, Claudius, Lear, Roméo et Juliette, Jessica, Perdita, Miranda, Pauline, Constance, Ophélia, Cordelia, tous ces monstres, toutes ces fées. Les deux pôles du coeur humain et les deux extrémités de l’art représentés par des figures à jamais vivantes d’une vie mystérieuse, impalpables comme le nuage, immortelles comme le souffle. La difformité intérieure, Iago : la difformité extérieure, Caliban : et près d’Iago le charme, Desdemona, et en regard de Caliban la grâce, Titania.

Quand on a lu les innombrables livres lus par Shakespeare, quand on a bu aux mêmes sources, quand on s’est imprégné de tout ce dont il était pénétré, quand on s’est fait en soi un fac−similé du passé tel qu’il le voyait, quand on a appris tout ce qu’il savait, moyen d’en venir à rêver tout ce qu’il rêvait, quand on a digéré tous ces faits, toute cette histoire, toutes ces fables, toute cette philosophie, quand on a gravi cet escalier de volumes, on a pour récompense cette nuée d’ombres divines au−dessus de sa tête.

Un jeune homme s’est dévoué à ce vaste travail. À côté de cette première tâche, reproduire Shakespeare, il y en avait une deuxième, le commenter. L’une, on vient de le voir, exige un poète, l’autre un bénédictin. Ce traducteur a accepté l’une et l’autre. Parallèlement à la traduction de chaque drame, il a placé, sous le titre d’introduction , une étude spéciale, où toutes les questions relatives au drame traduit sont discutées et débattues, et où, pièce en mains, le pour et le contre est plaidé. Ces trente−six introductions aux trente−six drames de Shakespeare, divisés en quinze livres portant chacun un titre spécial, sont dans leur ensemble une oeuvre considérable. Oeuvre de critique, oeuvre de philologie, oeuvre de philosophie, oeuvre d’histoire, qui côtoie et corrobore la traduction; quant à la traduction en elle−même, elle est fidèle, sincère, opiniâtre dans la résolution d’obéir au texte; elle est modeste et fière; elle ne tâche pas d’être supérieure à Shakespeare.

Le commentaire couche Shakespeare sur la table d’autopsie, la traduction le remet debout; et après l’avoir vu disséqué, nous le retrouvons en vie.

Pour ceux qui, dans Shakespeare, veulent tout Shakespeare, cette traduction manquait. On l’a maintenant. Désormais il n’y a plus de bibliothèque bien faite sans Shakespeare. Une bibliothèque est aussi incomplète sans Shakespeare que sans Molière.

L’ouvrage a paru volume par volume et a eu d’un bout à l’autre ce grand collaborateur, le succès.

Le peu que vaut notre approbation, nous le donnons sans réserve à cette ouvrage, traduction au point de vue philologique, création au point de vue critique et historique. C’est une oeuvre de solitude. Ces oeuvres−là sont consciencieuses et saines. La vie sévère conseille le travail austère. Le traducteur actuel sera, nous le croyons et toute la haute critique de France, d’Angleterre et d’Allemagne l’a proclamé déjà, le traducteur définitif.
Première raison, il est exact; deuxième raison, il est complet. Les difficultés que nous venons d’indiquer, et une foule d’autres, il les a franchement abordées, et, selon nous, résolues. Faisant cette tentative, il s’y est dépensé tout entier. Il a senti, en accomplissant cette tâche, la religion de construire un monument. il y a consacré douze des plus belles années de la vie. Nous trouvons bon qu’un jeune homme ait eu cette gravité. La besogne était malaisée, presque effrayante ; recherches, confrontations de textes, peines, labeurs sans relâche. Il a eu pendant douze années la fièvre de cette grande audace et de cette grande responsabilité. Cela est bien à lui d’avoir voulu cette oeuvre et de l’avoir terminée. Il a de cette façon marqué sa reconnaissance envers deux nations, envers celle dont il est l’hôte et envers celle dont il est le fils. Cette traduction de Shakespeare, c’est, en quelque sorte, le portrait de l’Angleterre envoyé à la France. A une époque où l’on sent approcher l’heure auguste de l’embrassement des peuples, c’est presque un acte, et c’est plus qu’un fait littéraire, il y a quelque chose de pieux et de touchant dans ce don qu’un Français offre à la patrie, d’où nous sommes absents, lui et moi, par notre volonté et avec douleur.

HAUTEVILLE HOUSE, AVRIL 1865.

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