A propos de William Shakespeare de Victor Hugo

Shakespeare allait de temps en temps passer quelques jours à New Place. Dans ces petits voyages il rencontrait à mi−chemin Oxford, et à Oxford l’hôtel de la Couronne, et dans l’hôtel l’hôtesse, belle et intelligente créature, femme du digne aubergiste Davenant. En 1606, Mme Davenant accoucha d’un garçon qu’on nomma William, et en 1644 sir William Davenant, créé chevalier par Charles Ier, écrivait à lord Rochester : Sachez ceci qui fait honneur à ma mère, je suis le fils de Shakespeare ; se rattachant à Shakespeare de la même façon que de nos jours M. Lucas−Montigny s’est rattaché à Mirabeau. Shakespeare avait marié ses deux filles, Suzanne à un médecin, Judith à un marchand; Suzanne avait de l’esprit, Judith ne savait ni lire ni écrire et signait d’une croix. En 1613, il arriva que Shakespeare, étant allé à Stratford−sur−Avon, n’eut plus envie de retourner à Londres. Peut−être était−il gêné. Il venait d’être contraint d’emprunter sur sa maison. Le contrat hypothécaire qui constate cet emprunt, en date du 11 mars 1613, et revêtu de la signature de Shakespeare, existait encore au siècle dernier chez un procureur qui le donna à Garrick, lequel l’a perdu. Garrick a perdu de même, c’est Mlle Violetti, sa femme, qui le raconte, le manuscrit de Forbes, avec ses lettres en latin. A partir de 1613, Shakespeare resta à sa maison de New Place, occupé de son jardin, oubliant ses drames, tout à ses fleurs. Il planta dans ce jardin de New Place le premier mûrier qu’on ait cultivé à Stratford, de même que la reine Élisabeth avait porté en 1561 les premiers bas de soie qu’on ait vus en Angleterre. Le 25 mars 1616, se sentant malade, il fit son testament. Son testament, dicté par lui, est écrit sur trois pages; il signa sur les trois pages ; sa main tremblait ; sur la première page il signa seulement son prénom WILLIAM, sur la seconde : WILM SHASPR, sur la troisième: WILLIAM SHASP. Le 23 avril, il mourut. Il avait ce jour−là juste cinquante−deux ans, étant né le 23 avril 1564. Ce même jour 23 avril 1616, mourut Cervantes, génie de la même stature. Quand Shakespeare mourut, Milton avait huit ans, Corneille avait dix ans, Charles Ier et Cromwell étaient deux adolescents, l’un de seize, l’autre de dix−sept ans.

L’espace, le bleu, comme disent les Allemands, n’est certes pas interdit à Shakespeare. La terre voit et parcourt le ciel; elle le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur, doute et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la naissance et l’agonie, entre l’oeil qui s’ouvre et l’oeil qui se ferme. Ce secret, Shakespeare en a l’inquiétude. Dans Shakespeare, les oiseaux chantent, les buissons verdissent, les coeurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel flotte. La sève et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées, l’homme et l’humanité, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakespeare et dans Shakespeare, et, ce génie étant la terre, les morts en sortent. Certains côtés sinistres de Shakespeare sont hantés par les spectres. Shakespeare est frère de Dante. L’un complète l’autre. Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakespeare incarne toute la nature; et comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l’absolu la même unité, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les bords et adhèrent par le fond; il y a de l’homme dans Alighieri, et du fantôme dans Shakespeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de Shakespeare; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut−être même dégage−t−elle un sens plus profond et un plus haut enseignement dans le second que dans le premier.
Shakespeare la secoue et en fait tomber des étoiles. L’île de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d’Armuyr, la plate−forme d’Elseneur, ne sont pas moins éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque par la sombre réverbération des hypothèses. Le que sais−je? demi−chimère, demi−vérité, s’ébauche là comme ici. Shakespeare autant que Dante laisse entrevoir l’horizon crépusculaire de la conjecture. Dans l’un comme dans l’autre il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Shakespeare en déborde; partout la chair vive; Shakespeare a l’émotion, l’instinct, le cri vrai, l’accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c’est lui, et en même temps, c’est vous. Comme Homère, Shakespeare est élément. Les génies recommençants, c’est le nom qui leur convient, surgissent à toutes les crises décisives de l’humanité; ils résument les phases et complètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l’Asie et le commencement de l’Europe; Shakespeare marque la fin du Moyen Age. Cette clôture du Moyen Âge, Rabelais et Cervantes la font aussi; mais, étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu’un aspect partiel; l’esprit de Shakespeare est un total. Comme Homère Shakespeare est un homme cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. C’était là leur mission, ils l’ont accomplie: c’était là leur tâche, ils l’ont faite. La troisième grande crise est la Révolution française; c’est la troisième porte énorme de la barbarie, la porte monarchique, qui se ferme en ce moment. Le XIXe siècle l’entend rouler sur ses gonds. De là, pour la poésie, le drame et l’art, l’ère actuelle aussi indépendante de Shakespeare que d’Homère.

Shakespeare est, avant tout, une imagination. Or, c’est là une vérité que nous avons indiquée déjà et que les penseurs savent, l’imagination est profondeur. Aucune faculté de l’esprit ne s’enfonce et ne creuse plus que l’imagination; c’est la grande plongeuse. La science, arrivée aux derniers abîmes, la rencontre. Dans les sections coniques, dans les logarithmes, dans le calcul différentiel et intégral, dans le calcul des probabilités, dans le calcul infinitésimal, dans le calcul des ondes sonores, dans l’application de l’algèbre à la géométrie, l’imagination est le coefficient du calcul, et les mathématiques deviennent poésie. Je crois peu à la science des savants bêtes…

La comédie éclate dans les larmes, le sanglot naît du rire, les figures se mêlent et se heurtent, des formes massives, presque des bêtes, passent lourdement, des larves, femmes peut−être, peut−être fumée, ondoient; les âmes, libellules de l’ombre, mouches crépusculaires, frissonnent dans tous ces roseaux noirs que nous appelons passions et événements. A un pôle lady Macbeth, à l’autre Titama. Une pensée colossale et un caprice immense.

Qu’est−ce que la Tempête, Troïlus et Cressida , les Gentilshommes de Vérone, les Commères de Windsor, le Songe d’été, le Conte d’hiver ? c’est la fantaisie, c’est l’arabesque. L’arabesque dans l’art est le même phénomène que la végétation dans la nature. L’arabesque pousse, croît, se noue, s’exfolie, se multiplie, verdit, fleurit, s’embranche à tous les rêves. L’arabesque est incommensurable; il a une puissance inouïe d’extension et d’agrandissement; il emplit des horizons et il en ouvre d’autres; il intercepte les fonds lumineux par d’innombrables entre−croisements, et, si vous mêlez à ce branchage la figure humaine, l’ensemble est vertigineux; c’est un saisissement. On distingue à claire−voie, derrière l’arabesque, toute la philosophie; la végétation vit, l’homme se panthéise, il se fait dans le fini une combinaison d’infini, et, devant cette oeuvre où il y a de l’impossible et du vrai, l’âme humaine frissonne d’une émotion obscure et suprême.

Du reste, il ne faut laisser envahir ni l’édifice par la végétation, ni le drame par l’arabesque.

Un des caractères du génie, c’est le rapprochement singulier des facultés les plus lointaines. Dessiner un astragale comme l’Arioste, puis creuser les âmes comme Pascal, c’est cela qui est le poète. Le for intérieur de l’homme appartient à Shakespeare. Il vous en fait à chaque instant la surprise. Il tire de la conscience tout l’imprévu qu’elle contient. Peu de poètes le dépassent dans cette recherche psychique. Plusieurs des particularités les plus étranges de l’âme humaine sont indiquées par lui. Il fait savamment sentir la simplicité du fait métaphysique sous la complication du fait dramatique. Ce qu’on ne s’avoue pas, la chose obscure qu’on commence par craindre et qu’on finit par désirer, voilà le point de jonction et le surprenant lieu de rencontre du coeur des vierges et du coeur des meurtriers, de l’âme de Juliette et de l’âme de Macbeth; l’innocence a peur et appétit de l’amour comme le scélérat de l’ambition; périlleux baisers donnés à la dérobée au fantôme, ici radieux, là farouche.

À toutes ces profusions, analyse, synthèse, création en chair et en os, rêverie, fantaisie, science, métaphysique, ajoutez l’Histoire, ici l’histoire des historiens, là l’histoire du conte; des spécimens de tout; du traître, depuis Macbeth, l’assassin de l’hôte, jusqu’à Coriolan, l’assassin de la patrie; du despote, depuis le tyran cerveau, César, jusqu’au tyran ventre Henri VIII; du carnassier, depuis le lion jusqu’à l’usurier. On peut dire à Shylock: Bien mordu, juif! Et, au fond de ce drame prodigieux, sur la bruyère déserte, au crépuscule, pour promettre aux meurtriers des couronnes, se dressent trois silhouettes noires, où Hésiode peut−être, à travers les siècles, reconnaît les Parques. Une force démesurée, un charme exquis, la férocité épique, la pitié, la faculté créatrice, la gaieté, cette haute gaieté inintelligible aux entendements étroits, le sarcasme, le puissant coup de fouet aux méchants, la grandeur sidérale, la ténuité microscopique, une poésie illimitée qui a un zénith et un nadir, l’ensemble vaste, le détail profond, rien ne manque à cet esprit. On sent, en abordant l’oeuvre de cet homme, le vent énorme qui viendrait de l’ouverture d’un monde. Le rayonnement du génie dans tous les sens, c’est là Shakespeare.

Si jamais un homme a peu mérité la bonne note: Il est sobre , c’est, à coup sûr, William Shakespeare. Shakespeare est un des plus mauvais sujets que l’esthétique « sérieuse » ait jamais eu à régenter.

Shakespeare, c’est la fertilité, la force, l’exubérance, la mamelle gonflée, la coupe écumante, la cuve à plein bord, la sève par excès, la lave en torrent, les germes en tourbillons, la vaste pluie de vie, tout par milliers, tout par millions, nulle réticence, nulle ligature, nulle économie, la prodigalité insensée et tranquille du créateur. A ceux qui tâtent le fond de leur poche, l’inépuisable semble en démence. A−t−il bientôt fini?

Jamais. Shakespeare est le semeur d’éblouissements. À chaque mot, l’image; à chaque mot, le contraste; à chaque mot, le jour et la nuit…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer