Acté

Chapitre 5

 

Les deux victoires successives de Lucius, etles circonstances bizarres qui les avaient accompagnées, avaientproduit, comme nous l’avons dit, une impression profonde surl’esprit des spectateurs : la Grèce avait été autrefois laterre aimée des dieux ; Apollon, exilé du ciel, s’était faitberger et avait gardé les troupeaux d’Admète, roi deThessalie ; Vénus, née au sein des flots, et poussée par lesTritons vers la plage la plus voisine, avait abordé près de Hélos,et, libre de se choisir les lieux de son culte, avait préféréGnide, Paphos, Idalie et Cythère, à tous les autres pays du monde.Enfin, les Arcadiens, disputant aux Crétois l’honneur d’être lescompatriotes du roi des dieux, faisaient naître Jupiter sur le montLycée, et cette prétention, fût-elle fausse, il était certain dumoins que, lorsqu’il lui fallut choisir un empire, enfant ausouvenir pieux, il posa son trône au sommet de l’Olympe. Hé bien,tous ces souvenirs des âges fabuleux s’étaient représentés, grâce àLucius, à l’imagination poétique de ce peuple que les Romainsavaient déshérité de son avenir, mais n’avaient pu dépouiller deson passé : aussi les concurrents qui s’étaient présentés pourlui disputer le prix du chant se retirèrent-ils en voyant lemauvais destin de ceux qui lui avaient disputé la palme de la lutteet de la course. On se rappelait le sort de Marsyas luttant avecApollon, et des Piérides défiant les Muses. Lucius resta donc seuldes cinq concurrents qui s’étaient fait inscrire : mais iln’en fut pas moins décidé par le proconsul que la fête aurait lieuau jour et à l’heure dits.

Le sujet choisi par Lucius intéressaitvivement les Corinthiens : c’était un poème sur Médée, quel’on attribuait à l’empereur César Néron lui-même ; on saitque cette magicienne, conduite à Corinthe par Jason qui l’avaitenlevée, et abandonnée par lui dans cette ville, avait déposé aupied des autels ses deux fils, les mettant sous la garde des dieux,tandis qu’elle empoisonnait sa rivale avec une tunique semblable àcelle de Nessus. Mais les Corinthiens, épouvantés du crime de lamère, avaient arraché les enfants du temple, et les avaient écrasésà coups de pierres. Ce sacrilège ne resta point impuni ; lesdieux vengèrent leur majesté outragée, et une maladie épidémiquevint frapper alors tous les enfants des Corinthiens. Cependant,comme plus de quinze siècles s’étaient écoulés depuis cette époque,les descendants des meurtriers niaient le crime de leurs pères.Mais une fête instituée tous les ans le jour du massacre des deuxvictimes, l’habitude de faire porter aux enfants une robe noire, etde leur raser la tête jusqu’à l’âge de cinq ans, en signed’expiation, était une preuve évidente que la terrible véritél’avait emporté sur toutes les dénégations ; il est doncfacile de comprendre combien cette circonstance ajoutait à lacuriosité des assistants.

Aussi comme la multitude qui avait afflué àCorinthe ne pouvait se placer tout entière dans ce théâtre qui,beaucoup plus petit que le stade et l’hippodrome, ne contenait quevingt mille spectateurs, on avait distribué aux plus nobles desCorinthiens et aux plus considérables des étrangers, de petitestablettes d’ivoire sur lesquelles étaient gravés des numéros quicorrespondaient à d’autres chiffres creusés sur les gradins. Desdésignateurs, placés de précinctions en précinctions, étaientchargés de faire asseoir tout le monde, et de veiller à ce que nuln’usurpât les places désignées ; aussi, malgré la foule qui sepressait au dehors, tout se passa-t-il avec la plus granderégularité.

Pour amortir le soleil du mois de mai, lethéâtre était couvert d’un immense velarium : c’était un voileazuré, composé d’un tissu de soie parsemé d’étoiles d’or, et aucentre duquel, dans un cercle radieux, on voyait Néron en costumede triomphateur et monté sur un char traîné par quatre chevaux.Malgré l’ombre dont cette espèce de tente couvrait le théâtre, lachaleur était si grande que beaucoup de jeunes gens tenaient à lamain de grands éventails de plume de paon, avec lesquels ilsrafraîchissaient les femmes plutôt couchées qu’assises sur descoussins de pourpre, ou des tapis de Perse, que des esclavesavaient placés d’avance sur les gradins qui leur étaient réservés.Parmi ces femmes, on voyait Acté qui, n’osant porter les couronnesque lui avait vouées le vainqueur, s’était coiffée entremêlant àses cheveux les deux feuilles d’or apportées par la colombe.Seulement, au lieu d’une cour de jeunes gens folâtrant auprèsd’elle, comme autour de la plupart des femmes présentes auspectacle, elle avait son père, dont la belle figure grave, mais enmême temps souriante, indiquait l’intérêt qu’il prenait auxtriomphes de son hôte, ainsi que la fierté qu’il en avaitressentie. C’était lui qui, confiant dans la fortune de Lucius,avait déterminé sa fille à venir, certain que cette fois encore ilsassisteraient à une victoire.

L’heure annoncée pour le spectacle approchaitet chacun était dans l’attente la plus vive et la plus curieuse,lorsqu’un bruissement pareil à celui du tonnerre retentit, etqu’une légère pluie tomba sur les spectateurs et rafraîchitl’atmosphère qu’elle embauma. Tous les assistants battirent desmains, car ce tonnerre, produit par deux hommes qui roulaientderrière la scène des cailloux dans un vase d’airain, étant celuide Claudius Pulcher, annonçait que le spectacle allaitcommencer ; quant à cette pluie, ce n’était autre chose qu’unerosée de parfums, composée d’une infusion de safran de Cilicie, quis’échappait par jets des statues qui couronnaient le pourtour duthéâtre. Un moment après la toile s’abaissa, et Lucius parut lalyre à la main, ayant à sa gauche l’histrion Pâris chargé de faireles gestes pendant qu’il chantait, et derrière lui le chœur,conduit par le chorège, dirigé par un joueur de flûte et réglé parun mime.

Aux premières notes que laissa tomber le jeuneRomain il fut facile de reconnaître un chanteur habile etexercé ; car, au lieu d’entamer à l’instant même son sujet, ille fit précéder d’une espèce de gamme contenant deux octaves et unequinte, c’est-à-dire la plus grande étendue de voix humaine quel’on eût entendue depuis Timothée ; puis ce prélude achevéavec autant de facilité que de justesse, il entra dans sonsujet.

C’était, comme nous l’avons dit, les aventuresde Médée, la femme à la ravissante beauté, la magicienne auxterribles enchantements. En maître habile dans l’art scénique,l’empereur Claudius César Néron avait pris la fable au moment oùJason, monté sur son beau navire Argo, aborde aux rives de laColchide, et rencontre Médée, la fille du roi Aetès, cueillant desfleurs sur la rive. À ce premier chant, Acté tressaillit :c’est ainsi qu’elle avait vu arriver Lucius ; elle aussicueillait des fleurs lorsque la birème aux flancs d’or toucha laplage de Corinthe, et elle reconnut dans les demandes de Jason, etdans les réponses de Médée, les propres paroles échangées entreelle et le jeune Romain.

En ce moment, et comme si pour de si douxsentiments il fallait une harmonie particulière, Sporus, profitantd’une interruption faite par le chœur, s’avança, tenant une lyremontée sur le mode ionien, c’est-à-dire à onze cordes : cetinstrument était pareil à celui dont Thimotée fit retentir les sonsaux oreilles des Lacédémoniens, et que les éphores jugèrent sidangereusement efféminé, qu’ils déclarèrent que le chanteur avaitblessé la majesté de l’ancienne musique, et tenté de corrompre lesjeunes Spartiates. Il est vrai que les Lacédémoniens avaient renduce décret vers le temps de la bataille d’Aegos-Potamos, qui lesrendit maîtres d’Athènes.

Or, quatre siècles s’étaient écoulés depuiscette époque ; Sparte était au niveau de l’herbe, Athènesétait l’esclave de Rome, la Grèce était réduite au rang deprovince ; la prédiction d’Euripide s’était accomplie, et, aulieu de faire retrancher par l’exécuteur des décrets publics quatrecordes à la lyre corruptrice, Lucius fut applaudi avec unenthousiasme qui tenait de la fureur ! Quand à Acté, elleécoutait sans voix et sans haleine ; car il lui semblait quec’était sa propre histoire que son amant avait commencé deraconter.

En effet, comme Jason, Lucius venait enleverun prix merveilleux, et déjà deux tentatives couronnées de succèsavaient annoncé que, comme Jason, il serait vainqueur ; mais,pour célébrer la victoire, il fallait une autre lyre que celle surlaquelle il avait chanté l’amour. Aussi du moment où, après avoirrencontré Médée au temple d’Hécate, il a obtenu de sa bellemaîtresse l’aide de son art magique, et les trois talismans quidoivent l’aider à surmonter les obstacles terribles qui s’opposentà la conquête de la toison, c’est sur une lyre lydienne, lyre auxtons tantôt graves et tantôt perçants, qu’il entreprend saconquête : c’est alors qu’Acté frémit de tout son corps :car elle ne peut dans son esprit séparer Jason de Lucius :elle suit le héros, frotté des sucs magiques qui le rendentinvulnérable, dans la première enceinte où se présentent à lui deuxtaureaux vulcaniens, à la taille colossale, aux pieds et aux cornesd’airain, et à la bouche qui vomit le feu ; mais à peine Jasonles a-t-il touchés du fouet enchanté, qu’ils se laissenttranquillement attacher à une charrue de diamant, et que l’héroïquelaboureur défriche les quatre arpents consacrés à Mars. De là, ilpasse dans la seconde enceinte, et Acté l’y suit : à peine yest-il, qu’un serpent gigantesque dresse sa tête au milieu d’unbois d’oliviers et de lauriers-roses qui lui sert de retraite, ets’avance en sifflant contre le héros. Alors une lutte terriblecommence, mais Jason est invulnérable, le serpent brise ses dentsen vaines morsures, il s’épuise inutilement à le presser dans sesreplis, tandis qu’au contraire chaque coup de l’épée de Jason luifait de profondes blessures : bientôt c’est le monstre quirecule, et Jason qui attaque : c’est le reptile qui fuit, etl’homme qui le presse ; il entre dans une caverne étroite etobscure : Jason, rampant comme lui, y entre derrière lui, puisressort bientôt tenant à la main la tête de son adversaire ;alors il revient au champ qu’il a labouré, et, dans les profondesrides que le soc de sa charrue a tracées au fond de la terre, ilsème les dents du monstre. Aussitôt du sillon magique surgitvivante et belliqueuse une race d’hommes armés qui se précipitentsur lui. Mais Jason n’a qu’à jeter au milieu d’eux le caillou quelui a donné Médée, pour que ces hommes tournent leurs armes les unscontre les autres et, occupés de s’entretuer le laissent pénétrerjusqu’à la troisième enceinte, au milieu de laquelle s’élèvel’arbre au tronc d’argent, au feuillage d’émeraude, et aux fruitsde rubis, aux branches duquel pend la toison d’or, dépouille dubélier Phryxus. Mais un dernier ennemi reste plus terrible et plusdifficile à vaincre qu’aucun de ceux qu’a déjà combattusJason : c’est un dragon gigantesque, aux ailes démesurées,couvert d’écailles de diamant, qui le rendent aussi invulnérableque celui qui l’attaque : aussi avec ce dernier antagonisteles armes sont- elles différentes ; c’est une coupe d’orpleine de lait que Jason pose à terre, et où le monstre vient boireun breuvage soporifique qui amène un sommeil profond, pendantlequel l’aventureux fils d’Éson enlève la toison d’or. Alors Luciusreprend la lyre ionienne, car Médée attend le vainqueur, et il fautque Jason trouve des paroles d’amour assez puissantes pourdéterminer sa maîtresse à quitter père et patrie, et à le suivresur les flots. La lutte est longue et douloureuse, mais enfinl’amour l’emporte : Médée, tremblante et demi-nue, quitte sonvieux père pendant son sommeil ; mais, arrivée aux portes dupalais, une dernière fois elle veut revoir encore celui qui lui adonné le jour : elle retourne, le pied timide, la respirationsuspendue, elle entre dans la chambre du vieillard, s’approche dulit, se penche sur son front, pose un baiser d’adieu éternel surses cheveux blancs, jette un cri sanglotant que le vieillard prendpour la voix d’un songe, et revient se jeter dans les bras de sonamant, qui l’attend au port et qui l’emporte évanouie dans cevaisseau merveilleux construit par Minerve elle-même sur leschantiers d’Iolchos, et sous la quille duquel les flots se courbentobéissants ; si bien qu’en revenant à elle, Médée voit lesrives paternelles décroître à l’horizon, et quitte l’Asie pourl’Europe, le père pour l’époux, le passé pour l’avenir.

Cette seconde partie du poème avait étéchantée avec tant de passion et d’entraînement par Lucius, quetoutes les femmes écoutaient avec une émotion puissante : Actésurtout, comme Médée, prise du frisson ardent de l’amour, l’œilfixe, la bouche sans voix, la poitrine sans haleine, croyaitécouter sa propre histoire, assister à sa vie dont un art magiquelui représentait le passé et l’avenir. Aussi au moment où Médéepose ses lèvres sur les cheveux blancs d’Aetès et laisse échapperde son cœur brisé le dernier sanglot de l’amour filial à l’agonie,Acté se serra contre Amyclès, et, pâlissante et éperdue, elleappuya sa tête sur l’épaule du vieillard. Quand à Lucius, sontriomphe était complet : à la première interruption du poème,il avait été applaudi avec fureur ; cette fois c’étaient descris et des trépignements, et lui seul put faire taire, enreprenant la troisième partie de son drame, les clameursd’enthousiasme que lui-même avait excitées.

Cette fois encore il changea de lyre, car cen’était plus l’amour virginal ou voluptueux qu’il avait àpeindre ; ce n’était plus le triomphe de l’amant et duguerrier, c’étaient l’ingratitude de l’homme, les transports jalouxde la femme : c’était l’amour furieux, délirant,frénétique ; l’amour vengeur et homicide, et alors le modedorien seul pouvait exprimer toutes ses souffrances et toutes sesfureurs.

Médée vogue sur le vaisseau magique, elleaborde en Phéacie, touche à Iolchos pour payer une dette filiale aupère de Jason, en le rajeunissant ; puis elle aborde àCorinthe, où son amant l’abandonne pour épouser Creuse, fille duroi d’Épire. C’est alors que la femme jalouse remplace la maîtressedévouée. Elle enduit une robe d’un poison dévorant, et l’envoie àla fiancée qui s’en enveloppe sans défiance ; puis, pendantqu’elle expire au milieu des tortures et aux yeux de Jasoninfidèle, frénétique et désespérée, pour que la mère ne conserveaucun souvenir de l’amante, elle égorge elle-même ses deux fils etdisparaît sur un char traîné par des dragons volants.

À cet endroit du poème, qui flattait l’orgueildes Corinthiens en rejetant, comme l’avait déjà fait Euripide,l’assassinat des enfants sur leur mère, les applaudissements et lesbravos firent place à des cris et à des trépignements, au milieudesquels éclatait la voix bruyante des castagnettes, instrumentsdestinés à exprimer au théâtre le dernier degré d’enthousiasme.Alors ce ne fut plus seulement la couronne d’olivier préparée parle proconsul qui fut décernée au chanteur merveilleux, ce fut unepluie de fleurs et de guirlandes que les femmes arrachaient de leurtête, et jetaient frénétiquement sur le théâtre. Un instant on eûtpu craindre que Lucius ne fût étouffé sous les couronnes, commel’avait été Tarpeïa sous les boucliers sabins ; d’autant plusqu’immobile et en apparence insensible à ce triomphe inouï, ilcherchait des yeux, au milieu de ces femmes, celle-là surtout auxyeux de laquelle il était jaloux de triompher. Enfin, il l’aperçutà demi morte aux bras du vieillard, et, seule au milieu de cesbelles Corinthiennes, ayant encore sur la tête sa parure de fleurs.Alors il la regarda avec des yeux si tendres, il étendit vers elledes bras si suppliants, qu’Acté porta sa main à sa couronne, ladétacha de son front, mais manquant de force pour l’envoyer jusqu’àson amant, la laissa tomber au milieu de l’orchestre, et se jeta enpleurant dans les bras de son père.

Le lendemain, au point du jour, la birème d’orflottait sur les eaux bleues du golfe de Corinthe, légère etmagique comme le navire Argo ; comme lui elle emportait uneautre Médée, infidèle à son père et à son pays : c’était Actésoutenue par Lucius, et qui, pâle et debout sur le couronnement dela poupe, regardait, à travers un voile, s’abaisser graduellementles montagnes du Cythéron, à la base desquelles s’appuie Corinthe.Immobile, l’œil fixe et la bouche entrouverte, elle resta ainsitant qu’elle put voir la ville couronnant la colline, et lacitadelle dominant la ville. Puis, lorsque la ville, la première,eut disparu derrière les vagues, lorsque la citadelle, point blancperdu dans l’espace, balancé quelque temps encore au sommet desflots, se fut effacé comme un alcyon qui plonge dans la mer, unsoupir, où s’épuisèrent toutes les forces de son âme, s’échappa desa poitrine, ses genoux faiblirent, et elle tomba évanouie auxpieds de Lucius.

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