Acté

Chapitre 15

 

Néron avait touché juste : cette promessecalma à l’instant les murmures ; parmi tous les spectaclesdont ses édiles, ses préteurs et ses Césars le gorgeaient, ceuxdont le peuple était plus avide étaient les chasses d’animaux etles présents de gladiateurs. Autrefois ces deux spectacles étaientdistincts ; mais Pompée avait eu l’idée de les réunir enfaisant combattre pour la première fois, pendant son secondconsulat, à l’occasion de la dédicace du temple de Vénusvictorieuse, vingt éléphants sauvages contre des Gétules armés dejavelots : il est vrai que longtemps auparavant, si l’on encroit Tite-Live, on avait tué pour un seul jour cent quarante-deuxéléphants dans le cirque ; mais ces éléphants, pris dans unebataille contre les Carthaginois, et que Rome pauvre et prudentealors ne voulait ni nourrir ni donner aux alliés, avaient étéégorgés à coups de javelots et de flèches par les spectateurs desgradins : quatre-vingts ans plus tard, l’an 523 de Rome,Scipion Nasica et P. Lentulus avaient fait descendre dans le cirquesoixante- trois panthères d’Afrique, et l’on croyait les Romainsblasés sur ce genre de fête, lorsque Segurus, transportant lespectacle sur un autre élément, avait rempli d’eau l’amphithéâtre,et dans cette mer factice, lâcha quinze hippopotames et vingt-troiscrocodiles ; Sylla, préteur, avait donné une chasse de centlions à crinière : le grand Pompée une de trois centquinze ; et Julius César une de quatre cents ; enfinAuguste, qui avait gardé d’Octave un arrière-goût de sang, avaitfait tuer dans les fêtes qu’il avait données tant en son nom qu’encelui de son petit-fils, environ trois mille cinq cents lions,tigres et panthères ; et il n’y eut pas jusqu’à un certain P.Servilius, de la vie duquel on n’a retenu que ce souvenir, quidonna une fête où l’on tua trois cents ours et autant de panthèreset de lions amenés des déserts de l’Afrique : plus tard celuxe n’eut plus de frein, et Titus fit dans une seule chasseégorger jusqu’à cinq mille bêtes féroces de toute espèce.

Mais de tous, celui qui jusqu’alors avaitdonné les fêtes les plus riches et les plus variées étaitNéron : outre les impôts d’argent imposés aux provincesconquises, il avait taxé le Nil et le désert, et l’eau et le sablelui fournissaient leur dîme de lions, de tigres, de panthères et decrocodiles : quant aux gladiateurs, les prisonniers de guerreet les chrétiens les avaient avantageusement et économiquementremplacés : ils manquaient bien de l’adresse que donnait auxpremiers l’étude de leur art, mais ils avaient pour eux le courageet l’exaltation, qui ajoutaient une poésie et une forme nouvelle àleur agonie : c’était tout ce qu’il fallait pour réchauffer lacuriosité.

Rome tout entière se précipita donc dans lecirque : cette fois on avait puisé à pleines mains dans ledésert et dans les prisons : il y avait assez de bêtes féroceset de victimes pour que la fête durât tout le jour et toute lanuit : d’ailleurs l’empereur avait promis d’éclairer le cirqued’une manière nouvelle : aussi fut-il reçu par d’unanimesacclamations : cette fois il était vêtu en Apollon, etportait, comme le dieu pythien, un arc et des flèches : cardans les intervalles des combats il devait donner des preuves deson adresse ; quelques arbres avaient été déracinés de laforêt d’Albano, transportés à Rome et replantés dans le cirque,avec leurs branches et leurs feuilles, et sur ces arbres des paonset des faisans apprivoisés, étalant leur plumage d’azur et d’or,offraient un but aux flèches de l’empereur : il arrivait aussique parfois César prenait en pitié quelque bestiaire blessé, ou enhaine quelque animal qui faisait mal son métier de bourreau :alors il prenait ou son arc ou ses javelots, et de sa place, de sontrône, il donnait la mort à l’autre bout du cirque, pareil àJupiter Foudroyant.

À peine l’empereur fut-il placé que lesgladiateurs arrivèrent sur des chars : ceux qui devaientcommencer les combats étaient comme d’habitude achetés à desmaîtres ; mais comme la solennité était grande, quelquesjeunes patriciens s’étaient mêlés aux gladiateurs de professionpour faire leur cour à l’empereur ; on disait même que parmiceux-ci deux nobles, que l’on savait ruinés par leurs débauches,s’étaient loués, l’un pour la somme de deux cent cinquante, l’autrepour celle de trois cent mille sesterces.

Au moment où Néron entra, les gladiateursétaient dans l’arène, attendant le signal et s’exerçant entre eux,comme si les combats qu’ils allaient se livrer étaient un simplejeu d’escrime. Mais à peine le mot l’empereur !l’empereur ! eut-il retenti dans le cirque, et eut-on vuCésar-Apollon s’asseoir sur son trône, en face des vestales, queles maîtres des jeux entrèrent dans le cirque, tenant en main desarmes émoulues qu’ils présentèrent aux combattants, et que ceux-ciéchangèrent contre les armes émoussées avec lesquelles ilss’exerçaient : puis ils défilèrent devant Néron, élevant leursépées vers lui, afin qu’il s’assurât qu’elles étaient acérées ettranchantes, ce qu’il pouvait faire en se baissant : sa logen’était élevée que de neuf à dix pieds au-dessus de l’arène.

On présenta la liste des combattants à Césarafin qu’il désignât lui-même l’ordre dans lequel ils devaientcombattre : il décida que le rétiaire et le mirmilloncommenceraient ; après eux devaient venir deux dimachères,puis deux andabates : alors pour clore cette première séancequi devait finir à midi, deux chrétiens, un homme et une femme,seraient donnés à dévorer aux bêtes féroces. Le peuple parut assezsatisfait de ce premier programme, et au milieu des cris de viveNéron ! gloire à César ! fortune à l’empereur ! lesdeux premiers gladiateurs entrèrent dans le cirque, chacun par uneporte située en face l’une de l’autre.

C’étaient, comme l’avait décidé César, unmirmillon et un rétiaire. Le premier qu’on appelait aussi sécutor,parce qu’il lui arrivait plus souvent de poursuivre l’autre qued’en être poursuivi, était vêtu d’une tunique vert-clair à bandestransversales d’argent, serrée autour du corps par une ceinture decuivre ciselée, dans laquelle brillaient des incrustations decorail : sa jambe droite était défendue par une bottine debronze, un casque à visière pareil à celui des chevaliers du XIVesiècle, surmonté d’un cimier représentant une tête d’urus auxlongues cornes, lui cachait tout le visage ; il portait aubras gauche un grand bouclier rond, et à la main droite un javelotet une massue plombée : c’était l’armure et le costume desGaulois.

Le rétiaire tenait de la main droite le filetauquel il devait son nom, et qui était à peu près pareil à celuique, de nos jours, les pêcheurs désignent sous celui d’épervier, etde la gauche, défendue par un petit bouclier nommé parme, un longtrident au manche d’érable et à la triple pointe d’acier : satunique était de drap bleu, ses cothurnes de cuir bleu, sa bottinede bronze doré ; son visage, au contraire de celui de sonennemi, était découvert, et sa tête n’avait d’autre protectionqu’un long bonnet de laine bleue, auquel pendait un réseaud’or.

Les deux adversaires s’approchèrent l’un del’autre, non pas en ligne droite, mais circulairement : lerétiaire tenant son filet préparé, le mirmillon balançant sonjavelot. Lorsque le rétiaire se crut à portée, il fit un bondrapide en avant, en même temps qu’il lança son filet en ledéveloppant ; mais aucun de ses mouvements n’avait échappé aumirmillon, qui fit un bond pareil en arrière ; le filet tombaà ses pieds. Au même moment, et avant que le rétiaire eût eu letemps de se couvrir de son bouclier, le javelot partit de la maindu mirmillon ; mais son ennemi vit venir l’arme, et se baissa,pas si rapidement cependant que le trait qui devait l’atteindre àla poitrine n’emportât son élégante coiffure.

Alors le rétiaire, quoique armé de sontrident, se mit à fuir, traînant après lui son filet, car il nepouvait se servir de son arme que pour tuer son ennemi prisonnierdans les mailles : le mirmillon s’élança aussitôt à sapoursuite, mais sa course, retardée par sa lourde massue et par ladifficulté de voir à travers les petits trous qui formaient lavisière de son casque, donna le temps au rétiaire de préparer denouveau son filet et de se retrouver en garde : aussitôt lachose faite, il se remit en position, et le mirmillon endéfense.

Pendant sa course, le sécutor avait ramasséson javelot, et pendu comme un trophée à sa ceinture le bonnet deson adversaire : chaque combattant se retrouva donc avec sesarmes ; cette fois ce fut le mirmillon qui commença : sonjavelot, lancé une seconde fois de toute la force de son bras, allafrapper en plein dans le bouclier du rétiaire, traversa la plaquede bronze qui le recouvrait, puis les sept lanières de cuirrepliées les unes sur les autres, et alla effleurer sapoitrine : le peuple le crut blessé à mort, et de tous côtéss’élança le cri : « Il en tient ! il en tient !»

Mais aussitôt, le rétiaire écartant de sapoitrine son bouclier, où était resté pendu le javelot, montraqu’il était à peine blessé ; alors l’air retentit de cris dejoie, car ce que craignaient avant tout les spectateurs, c’étaientles combats trop courts ; aussi regardait-on avec mépris,quoique la chose ne fût pas défendue, les gladiateurs quifrappaient à la tête.

Le mirmillon se mit à fuir, car sa massue,arme terrible lorsqu’il poursuivait le rétiaire désarmé de sonfilet, lui devenait à peu près inutile du moment où celui-ci leportait sur son épaule ; car, en s’approchant assez près deson adversaire pour le frapper, il lui donnait toute facilité del’envelopper de ses mailles mortelles. Alors commença le spectacled’une fuite dans toutes les règles, car la fuite était aussi unart ; mais, dans l’une comme dans l’autre course, le mirmillonse trouvait empêché par son casque ; bientôt le rétiaire setrouva si près de lui, que des cris partirent pour avertir leGaulois ; celui- ci vit qu’il était perdu s’il ne sedébarrassait promptement de son casque qui lui était devenuinutile ; il ouvrit, en courant toujours, l’agrafe de fer quile maintenait fermé, et l’arrachant de sa tête, il le jeta loin delui. Alors on reconnut avec étonnement dans le mirmillon un jeunehomme d’une des plus nobles familles de Rome, nommé Festus, quiavait pris ce casque à visière bien plus pour se déguiser que pourse défendre ; cette découverte redoubla l’intérêt que lesspectateurs prenaient au combat.

Dès lors ce fut le jeune patricien qui gagnadu terrain sur l’autre, qui, à son tour, se trouvait embarrassé deson bouclier percé du javelot, qu’il n’avait pas voulu arracher depeur de rendre une arme à son ennemi ; excité par les cris desspectateurs et par la fuite continue de son adversaire, il jetaloin de lui le bouclier et le trait, et se retrouva libre de sesmouvements ; mais alors, soit que le mirmillon vit dans cetteaction une imprudence qui égalisait de nouveau le combat, soitqu’il fût las de fuir, il s’arrêta tout à coup, faisant tourner samassue autour de sa tête ; le rétiaire, de son côté, préparason arme ; mais, avant qu’il fût à portée de son ennemi, lamassue, lancée en sifflant comme la poutre d’une catapulte, allafrapper le rétiaire au milieu de la poitrine ; celui-cichancela un instant, puis tomba, abattu et couvert lui- même desmailles de son propre filet. Festus alors s’élança sur le bouclier,en arracha le javelot, et d’un seul bond se retrouvant près de sonennemi, lui posa le fer de son arme sur la gorge, et interrogea lepeuple pour savoir s’il devait le tuer ou lui faire grâce. Toutesles mains alors s’élevèrent, les unes rapprochées, les autresisolées, en renversant le pouce ; mais comme il étaitimpossible au milieu de cette foule de distinguer la majorité, lecri : Aux vestales ! aux vestales ! se fitentendre : c’était l’appel en cas de doute. Festus se retournadonc vers le podium ; les douze vestales se levèrent :huit avaient le pouce renversé : la majorité était pour lamort ; en conséquence, le rétiaire prit lui-même la pointe dufer, l’appuya sur sa gorge, cria une dernière fois : César estDieu ! et sentit, sans pousser une plainte, le javelot deFestus lui ouvrir l’artère du cou et pénétrer jusqu’à sapoitrine.

Le peuple alors battit des mains au vainqueuret au vaincu, car l’un avait tué avec adresse et l’autre était mortavec grâce. Festus fit le tour de l’amphithéâtre pour recevoir lesapplaudissements, et sortit par une porte tandis que l’on emportaitpar l’autre le corps de son ennemi.

Aussitôt un esclave entra avec un râteau,retourna le sable pour effacer la trace du sang, et deux nouveauxcombattants parurent dans la lice : c’étaient deuxdimachères.

Les dimachères étaient les raffinés du sièclede Néron sans casque, sans cuirasse, sans bouclier, sans ocréa, ilscombattaient, une épée de chaque main, comme faisaient noscavaliers de la Fronde dans leurs duels à la dague et aupoignard ; aussi ces combats étaient-ils regardés comme letriomphe de l’art, et quelquefois les champions n’étaient autresque les maîtres d’escrime eux-mêmes. Cette fois, c’était unprofesseur et son élève ; l’écolier avait si bien profité desleçons, qu’il venait attaquer le maître avec ses propresfeintes ; quelques mauvais traitements qu’il en avait reçusavaient depuis longtemps fait germer une haine vivace au plusprofond de son cœur ; mais il l’avait dissimulée à tous lesyeux ; et dans l’intention de se venger un jour, il avaitcontinué ses exercices journaliers, et fini par surprendre tous lessecrets de la profession. Ce fut donc pour des spectateurs aussiartistes une chose curieuse à voir que ces deux hommes qui, pour lapremière fois, allaient substituer à leurs jeux fictifs un combatréel, et changer leurs armes émoussées contre des lames acérées ettranchantes. Aussi leur apparition fut-elle saluée par une triplesalve d’applaudissements, qui cessèrent, aussitôt que le maître desjeux eut donné le signal sur un geste de l’empereur, pour faireplace au plus profond silence.

Les adversaires s’avancèrent l’un contrel’autre, animés de cette haine profonde qu’inspire touterivalité ; mais cependant cette haine, qui jaillissait enéclairs de leurs yeux, donnait une nouvelle circonspection àl’attaque et à la défense, car c’était non seulement leurs viesqu’ils jouaient, mais encore la réputation que l’un possédaitdepuis longtemps, et que l’autre venait d’acquérir.

Enfin leurs épées se touchèrent ; deuxserpents qui jouent, deux éclairs qui se croisent, sont plusfaciles à suivre dans leur flamboyante rapidité que ne l’était lemouvement de l’épée qu’ils tenaient de la main droite et aveclaquelle ils s’attaquaient, tandis que de la gauche ils paraientcomme avec un bouclier. Passant successivement de l’attaque à ladéfense, et avec une régularité merveilleuse, l’élève fit d’abordreculer le maître jusqu’au pied du trône où était l’empereur, et lemaître à son tour fit reculer l’élève jusqu’au podium, oùsiégeaient les vestales ; puis ils revinrent au milieu ducirque, sains et saufs tous deux, quoique vingt fois la pointe dechaque épée se fût approchée assez près de la poitrine pourdéchirer la tunique sous laquelle elle cherchait le cœur ;enfin le plus jeune des deux fit un bond en arrière ; lesspectateurs crièrent : il en tient ! Mais aussitôt,quoique le sang coulât par le bas de sa tunique, le long d’une deses cuisses, il revint au combat, plus acharné qu’auparavant, et aubout de deux passes, ce fut le maître à son tour qui indiqua, parun mouvement imperceptible à des yeux moins exercés que ceux qui leregardaient, que la froide sensation du fer venait de passer dansses veines ; mais cette fois aucun cri ne se fitentendre : l’extrême curiosité est muette ; onn’entendait, à quelques coups habilement portés ou parés, que cefrémissement sourd qui indique à l’acteur que si le public nel’applaudit pas, ce n’est pas faute de l’apprécier, mais aucontraire pour ne pas l’interrompre dans son jeu. Aussi chacun descombattants redoublait-il d’ardeur, et les épées continuèrent-ellesde voltiger avec la même vélocité, si bien que cette singulièrelutte menaçait de n’avoir pas d’autre fin que l’épuisement desforces, lorsque le maître, en reculant devant l’élève, glissa ettomba tout à coup : son pied avait porté sur la terre fraîchede sang ; l’élève, profitant de cet avantage que lui donnaitle hasard, se précipita sur lui ; mais au grand étonnement desspectateurs, on ne les vit se relever ni l’un ni l’autre ; lepeuple tout entier se leva en joignant les deux mains et encriant : Grâce ! liberté ! mais aucun des deuxcombattants ne répondit. Le maître des jeux entra alors dans lecirque, apportant de la part de l’empereur les palmes de victoireet les baguettes de liberté ; mais il était trop tard, leschampions étaient déjà, sinon victorieux, du moins libres :ils s’étaient enferrés l’un l’autre, et tués tous deux.

Aux dimachères devaient succéder, comme nousl’avons dit, les andabates ; sans doute on les avait inscritsimmédiatement après les dimachères pour réjouir le peuple par uncontraste ; car à ces nouveaux gladiateurs l’art et l’adresseétaient complètement inutiles ; ils allaient la têteentièrement enfermée dans un casque qui n’avait d’ouverture qu’à laplace de la bouche pour les laisser respirer ; et en face desoreilles pour qu’ils pussent entendre ; ils combattaient doncen aveugles. Le peuple se réjouissait fort, au reste, à ce terriblecolin-maillard où chaque coup portait, les adversaires n’ayantaucune armure défensive qui pût ni le repousser ni l’amortir.

Au moment où les nouvelles victimes, car cesmalheureux ne méritaient pas le nom de combattants, étaientintroduites dans l’arène, au milieu des éclats de rire de lamultitude, Anicétus s’approcha de l’empereur et lui remit deslettres. Néron les lut avec une grande inquiétude, et à la dernièreune altération profonde se peignit sur son visage. Il resta uninstant pensif, puis, se levant tout à coup, il s’élança hors ducirque en faisant signe de continuer les jeux malgré sonabsence ; cette circonstance, qui n’était pas nouvelle, carsouvent des affaires pressantes appelaient inopinément, au milieud’une fête, les Césars au forum, au sénat ou au palatin, loind’avoir un résultat fâcheux pour les plaisirs des spectateurs, leurdonnait au contraire une nouvelle liberté, car n’étant plus empêchépar la présence de l’empereur, le peuple devenait alorsvéritablement roi : les jeux comme l’avait ordonné Néron,continuèrent donc d’avoir leur cours, quoique César ne fût plus làpour y présider.

Les deux champions se mirent donc en marchepour se rejoindre, traversant le cirque dans sa largeur ; àmesure qu’ils s’approchaient l’un de l’autre, on les voyait,substituant le sens de l’ouïe à celui de la vue, essayer d’écouterle danger qu’ils ne pouvaient voir ; mais on comprend combienune pareille appréciation était trompeuse : aussi étaient-ilsencore loin l’un de l’autre qu’ils agitaient déjà leurs épées, quine frappaient encore que l’air ; enfin excités par cescris : En avant, en avant ! à droite ! àgauche ! ils s’avancèrent avec plus de hardiesse ; mais,se dépassant sans se toucher, ils finirent par se tourner le dos encontinuant de se menacer. Aussitôt les éclats de rire et les huéesdes spectateurs devinrent tels qu’ils s’aperçurent de ce qu’ilsvenaient de faire ; et, se retournant d’un même mouvement, ilsse retrouvèrent en face l’un de l’autre et à portée : leursépées se touchèrent, et en même temps, frappant d’une manièredifférente, l’un reçut un coup de pointe dans la cuisse droite,l’autre un coup d’estoc sur le bras gauche. Chaque blessé fit unmouvement, et les deux adversaires se trouvèrent de nouveauséparés, et ne sachant plus comment se rejoindre. Alors, l’un desdeux se coucha à terre pour écouter le bruit des pas, et surprendreson ennemi, puis, comme il s’approchait, pareil à un serpent cachéqui darde sa langue, le gladiateur couché atteignit son adversaireune seconde fois ; celui-ci se sentant dangereusement blessé,fit un pas rapide en avant, heurta du pied le corps de son ennemi,et alla tomber à deux ou trois palmes de lui, mais, se relevantaussitôt, il décrivit avec son épée un cercle horizontal si rapideet si vigoureux que l’arme, rencontrant le cou de son adversaire àl’endroit où cessait de le protéger le casque, lui enleva la têtede dessus les épaules aussi habilement qu’eût pu le faire lebourreau ; le tronc resta un instant debout, tandis que latête, enfermée dans son enveloppe de fer, roulait loin de lui,puis, faisant quelques pas stupides et insensés, comme s’ilcherchait après elle, il tomba sur le sable qu’il inonda de sang.Aux cris du peuple, le gladiateur qui était resté debout jugea quele coup qu’il venait de porter était mortel, mais il ne continuapas moins de se tenir en défense contre l’agonie de son adversaire.Alors un des maîtres entra et lui ouvrit son casque, encriant :

– Tu es libre et vainqueur.

Il sortit alors par la porte qu’on appelaitsana vivaria, parce que c’était par elle que quittaient le cirqueles combattants échappés à la mort, tandis qu’on emportait lecadavre dans le spoliaire, espèce de caverne située sous les degrésde l’amphithéâtre, où des médecins attendaient les blessés, et oùdeux hommes se promenaient, l’un habillé en Mercure et l’autre enPluton : Mercure, afin de voir s’il était demeuré dans lescorps, en apparence insensibles, quelque reste de vitalité, lestouchait avec un caducée rougi à la forge, tandis que Plutonassommait avec un maillet ceux que les médecins jugeaientincapables de guérison.

À peine les andabates furent-ils sortis, qu’ungrand tumulte régna dans le cirque ; aux gladiateurs allaientsuccéder les bestiaires, et ceux-là étaient des chrétiens, de sorteque toute la haine était pour les hommes et toute la sympathie pourles animaux. Cependant, quelle que fut l’impatience de la foule,force lui fut d’attendre que les esclaves eussent passé les râteauxsur le sable du cirque, mais cette opération fut hâtée par les crisfurieux qui s’élevaient de tous les points de l’amphithéâtre ;enfin les esclaves se retirèrent, l’arène resta un instant vide, etla multitude dans l’attente ; enfin une porte s’ouvrit, ettous les regards se tournèrent vers les nouvelles victimes quiallaient entrer.

Ce fut d’abord une femme, vêtue d’une robeblanche et couverte d’un voile blanc. On la conduisit vers un desarbres, et on l’y attacha par le milieu du corps ; alors undes esclaves lui arracha son voile, et les spectateurs purent voirune figure d’une beauté parfaite, pâle, mais résignée : unlong murmure se fit entendre. Malgré son titre de chrétienne, lajeune fille avait, dès la première vue, ému l’âme de cette foule siimpressionnable et si changeante. Pendant que tous les yeux étaientfixés sur elle, une porte parallèle s’ouvrit, et un jeune hommeentra : c’était l’habitude d’exposer ainsi aux bêtes unchrétien et une chrétienne, en donnant à l’homme tous les moyens dedéfense, afin que le désir de retarder non seulement sa mort, maisencore celle de sa compagne, que l’on choisissait toujours sœur,maîtresse ou mère, donnant au fils, à l’amant ou au frère unnouveau courage, prolongeât un combat que les chrétiens refusaientpresque toujours pour le martyre, quoiqu’ils sussent que, s’ilstriomphaient des trois premiers animaux qu’on lâchait contre eux,ils étaient sauvés.

En effet, quoique cet homme, dont au premieraspect il était facile de reconnaître la vigueur et la souplesse,fût suivi de deux esclaves dont l’un portait une épée et deuxjavelots, et dont l’autre conduisait un coursier numide, il neparut pas disposé à donner au peuple le spectacle de la lutte qu’ilattendait. Il s’avança lentement dans le cirque, promena autour delui un regard calme et assuré, puis, faisant signe de la main quele cheval et les armes étaient inutiles, il regarda le ciel, tombaà genoux et se mit à prier. Alors le peuple, trompé dans sonattente, commença de menacer et de rugir : c’était un combatet non un martyre qu’il était venu voir, et les cris : « À lacroix ! à la croix ! » se firent entendre, car, supplicepour supplice, il préférait au moins celui dont l’agonie était laplus longue. Alors un rayon de joie ineffable apparut dans les yeuxdu jeune homme, et il étendit les bras en signe d’actions degrâces, heureux qu’il était de mourir de la même mort dont leSauveur avait fait une apothéose : en ce moment il entendit unsi profond soupir qu’il se retourna.

– Silas ! Silas !… murmura la jeunefille.

– Acté ! s’écria le jeune homme en serelevant et en se précipitant vers elle.

– Silas, ayez pitié de moi, dit Acté ;lorsque je vous ai reconnu, un espoir est entré dans mon cœur. Vousêtes brave et fort, Silas, habitué à lutter avec les habitants desforêts et les hôtes du désert, peut-être si vous eussiez combattunous eussiez-vous sauvés tous deux.

– Et le martyre ! interrompit Silas enmontrant le ciel.

– Et la douleur ! dit Acté en laissanttomber sa tête sur sa poitrine. Hélas ! je ne suis pas commetoi née dans une ville sainte ; je n’ai point entendu laparole de vie de la bouche de celui pour qui nous allonsmourir : je suis une jeune fille de Corinthe, élevée dans lareligion de mes ancêtres ; ma foi et ma croyance sontnouvelles, et le mot de martyre ne m’est connu que depuishier ; peut-être aurais-je encore du courage pourmoi-même ; mais, Silas, s’il me faut vous voir mourir devantmoi de cette mort lente et cruelle, peut-être n’en aurais-je paspour vous.

– C’est bien, je combattrai, réponditSilas : car je suis toujours sûr de retrouver plus tard lajoie que vous m’enlevez aujourd’hui. Alors, faisant un signe decommandement aux esclaves : Mon cheval, mon épée et mesjavelots ! dit-il à haute voix et avec un gested’empereur.

Et la multitude se mit à battre des mains, carelle comprit à cette voix et à ce geste qu’elle allait voir une deces luttes herculéennes comme il lui en fallait pour ranimer sessensations blasées par les combats ordinaires.

Silas s’approcha d’abord du cheval ;c’était comme lui un fils de l’Arabie ; ces deux compatriotesse reconnurent ; l’homme dit au cheval quelques paroles dansune langue étrangère, et, comme si le noble animal les eûtcomprises, il répondit en hennissant. Alors Silas arracha du dos etde la bouche de son compagnon la selle et la bride que les Romainslui avaient imposés en signe d’esclavage, et l’enfant du désertbondit en liberté autour de celui qui venait de la lui rendre.

Pendant ce temps Silas se débarrassait à sontour de ce que son costume avait de gênant, et, roulant son manteaurouge autour de son bras gauche, il resta avec sa tunique et sonturban. Alors il ceignit son épée, prit ses javelots, appela soncheval qui obéit, docile comme une gazelle et, s’élançant sur sondos, il fit, en se courbant sur le cou, et sans autre secours pourle diriger que celui de ses genoux et de sa voix, trois fois letour de l’arbre où était enchaînée Acté, pareil à Persée prêt àdéfendre Andromède : l’orgueil de l’Arabe venait de reprendrele dessus sur l’humilité du chrétien.

En ce moment une porte à deux battantss’ouvrit au dessous du podium, et un taureau de Cordoue, excité pardes esclaves, entra en mugissant dans le cirque ; mais à peiney eut-il fait dix pas, qu’épouvanté du grand jour, de la vue desspectateurs et des cris de la multitude, il plia sur ses jarrets dedevant, abaissa sa tête jusque sur la terre, et, dirigeant surSilas ses yeux stupides et féroces, il commença à se lancer, avecles pieds de devant, du sable sous le ventre, à écorcher le solavec ses cornes, et à souffler la fumée par ses naseaux. En cemoment un des maîtres lui jeta un mannequin bourré de paille etressemblant à un homme, le taureau s’élança aussitôt dessus et lefoula aux pieds ; mais au moment où il était le plus acharnécontre lui, un javelot partit en sifflant de la main de Silas, etalla s’enfoncer dans son épaule : le taureau poussa unrugissement de douleur, puis, abandonnant aussitôt l’ennemi fictifpour l’adversaire réel, il s’avança sur le Syrien, rapide, la têtebasse et, traînant sur le sable un sillon de sang. Mais celui-ci lelaissa tranquillement s’approcher, puis, lorsqu’il ne fut plus qu’àquelques pas de lui, il fit faire, avec l’aide de la voix et desgenoux, un bond de côté à sa légère monture, et tandis que letaureau passait, emporté par sa course, le second javelot allacacher dans les flancs ses six pouces de fer : l’animals’arrêta frémissant sur ses quatre pieds, comme s’il allait tomber,puis, se retournant presque aussitôt, il se rua sur le cheval et lecavalier ; mais le cheval et le cavalier commencèrent à fuirdevant lui, comme emportés par un tourbillon.

Ils firent ainsi trois fois le tour del’amphithéâtre, le taureau s’affaiblissant à chaque fois et perdantdu terrain sur le cheval et sur le cavalier ; enfin, autroisième tour il tomba sur ses genoux ; mais presque aussitôtse relevant, il poussa un mugissement terrible, et, comme s’il eûtperdu l’espoir d’atteindre Silas, il regarda circulairement autourde lui, pour voir s’il ne trouverait pas quelque autre victime oùépuiser sa colère : c’est alors qu’il aperçut Acté. Il sembladouter un instant que ce fût un être animé, tant son immobilité etsa pâleur lui donnaient l’aspect d’une statue, mais bientôt,tendant le cou et les narines, il aspira l’air qui venait de soncôté. Aussitôt, rassemblant toutes ses forces, il piqua droit surelle : la jeune fille le vit venir, et poussa un cri deterreur ; mais Silas veillait sur elle : ce fut lui à sontour qui s’élança vers le taureau, et le taureau qui sembla lefuir ; mais en quelques élans de son fidèle numide, il l’eûtbientôt rejoint : alors il sauta du dos de son cheval surcelui du taureau, et, tandis que du bras gauche il le saisissaitpar une corne et lui tordait le cou, de l’autre il lui plongeaitson épée dans la gorge jusqu’à la poignée ; le taureau égorgétomba expirant à une demi-lance d’Acté, mais Acté avait fermé lesyeux, attendant la mort, et les applaudissements seuls du cirquelui apprirent la première victoire de Silas.

Trois esclaves entrèrent alors dans le cirque,deux conduisaient chacun un cheval qu’ils attelèrent au taureauafin de le traîner hors de l’amphithéâtre ; le troisièmetenait une coupe et une amphore ; il emplit la coupe et laprésenta au jeune Syrien ; celui-ci y trempa ses lèvres àpeine, et demanda d’autres armes : on lui apporta un arc, desflèches et un épieu ; puis tout le monde se hâta de sortir,car au-dessous du trône que l’empereur avait laissé vide, unegrille se soulevait, et un lion de l’Atlas, sortant de sa loge,entrait majestueusement dans le cirque.

C’était bien le roi de la création, car, aurugissement dont il salua le jour, tous les spectateurs frémirent,et le coursier lui-même, se défiant pour la première fois de lalégèreté de ses pieds, répondit par un hennissement de terreur.Silas seul, habitué à cette voix puissante pour l’avoir plus d’unefois entendue retentir dans les déserts qui s’étendent du lacAsphalte aux sources de Moïse, se prépara à la défense ou àl’attaque en s’abritant derrière l’arbre le plus voisin de celui oùétait attachée Acté, et en apprêtant sur son arc la meilleure et laplus acérée de ses flèches ; pendant ce temps-là, son noble etpuissant ennemi s’avançait avec lenteur et confiance, ne sachantpas ce qu’on attendait de lui, ridant les plis de sa large face, etbalayant le sable de sa queue. Alors les maîtres lui lancèrent pourl’exciter des traits émoussés avec des banderoles de différentescouleurs ; mais lui, impassible et grave, continuait des’avancer sans s’inquiéter de ces agaceries, lorsque tout à coup,au milieu des baguettes inoffensives, une flèche acérée etsifflante passa comme un éclair, et vint s’enfoncer dans une de sesépaules. Alors il s’arrêta tout à coup avec plus d’étonnement quede douleur, et comme ne pouvant comprendre qu’un être humain fûtassez hardi pour l’attaquer : il doutait encore de sablessure ; mais bientôt ses yeux devinrent sanglants, sagueule s’ouvrit, un rugissement grave et prolongé, pareil aubruissement du tonnerre, s’échappa comme d’une caverne de laprofondeur de sa poitrine ; il saisit la flèche fixée dans laplaie, et la brisa entre ses dents ; puis, jetant autour delui un regard qui, malgré la grille qui les protégeait, fit reculerles spectateurs eux-mêmes, il chercha un objet où faire tomber saroyale colère : en ce moment il aperçut le coursier,frémissant comme s’il sortait de l’eau glacée, quoiqu’il fûtcouvert de sueur et d’écume ; et, cessant de rugir, pourpousser un cri court, aigu et réitéré, il fit un bond qui lerapprocha de vingt pas de la première victime qu’il avaitchoisie.

Alors commença une seconde course plusmerveilleuse encore que la première ; car là il n’y avait plusmême la science de l’homme pour gâter l’instinct des animaux ;la force et la vitesse se trouvèrent aux prises dans toute leursauvage énergie, et les yeux de deux cent mille spectateurs sedétournèrent un instant des deux chrétiens pour suivre autour del’amphithéâtre cette chasse fantastique d’autant plus agréable à lafoule qu’elle était moins attendue : un second élan avaitrapproché le lion du cheval, qui, acculé au fond du cirque, n’osantfuir ni à droite ni à gauche, s’élança par dessus la tête de sonennemi, qui se mit à le poursuivre par bonds inégaux, hérissant sacrinière, et poussant de temps en temps des rauquements aigusauxquels le fugitif répondait par des hennissementsd’épouvante ; trois fois on vit passer comme une ombre, commeune apparition, comme un coursier infernal échappé du char dePluton, l’enfant rapide de la Numidie, et chaque fois, sans que lelion parût faire effort pour le suivre, on le vit se rapprocher decelui qu’il poursuivait jusqu’à ce qu’enfin, rétrécissant toujoursle cercle, il se trouvât courir parallèlement avec lui ; enfinle cheval, voyant qu’il ne pouvait plus échapper à son ennemi, sedressa tout debout le long de la grille, battant convulsivementl’air de ses pieds de devant ; alors le lion s’approchalentement, comme fait un vainqueur sûr de sa victoire, s’arrêtantde temps en temps pour rugir, secouer sa crinière et déchireralternativement le sable de l’arène avec chacune de ses griffes.Quant au malheureux coursier, fasciné comme le sont, dit-on, lesdaims et les gazelles à la vue du serpent, il tomba, se débattant,et se roula sur le sable dans l’agonie de la terreur : en cemoment, une seconde flèche partit de l’arc de Silas, et allas’enfoncer profondément entre les côtes du lion : l’hommevenait au secours du coursier et rappelait à lui la colère qu’ilavait détournée un instant de lui.

Le lion se retourna, car il commençait decomprendre qu’il y avait dans le cirque un ennemi plus terrible quecelui qu’il venait d’abattre en le regardant ; ce fut alorsqu’il aperçut Silas qui venait de tirer de sa ceinture unetroisième flèche et la posait sur la corde de son arc ; ils’arrêta un instant en face de l’homme, cet autre roi de lacréation. Cet instant suffit au Syrien pour envoyer à son ennemi untroisième messager de douleur, qui traversa la peau mouvante de saface et alla s’enfoncer dans son cou ; puis ce qui se passaalors fut rapide comme une vision : le lion s’élança surl’homme, l’homme le reçut sur son épieu. Puis l’homme et le lionroulèrent ensemble ; on vit voler des lambeaux de chair, etles spectateurs les plus proches se sentirent mouiller d’une pluiede sang. Acté jeta un cri d’adieu à son frère : elle n’avaitplus de défenseur, mais aussi elle n’avait plus d’ennemi : lelion n’avait survécu à l’homme que le temps nécessaire à savengeance, l’agonie du bourreau avait commencé comme celle de lavictime finissait : quant au cheval, il était mort sans que lelion l’eût touché.

Les esclaves rentrèrent, et emportèrent, aumilieu des cris, des applaudissements frénétiques de la multitude,le cadavre de l’homme et des animaux.

Alors tous les yeux se reportèrent sur Acté,que la mort de Silas laissait sans défense. Tant qu’elle avait vuson frère vivant, elle avait espéré pour elle. Mais en le voyanttomber elle avait compris que tout était fini, et elle avait essayéde murmurer, pour lui qui était mort et pour elle qui allaitmourir, des prières qui s’éteignaient en sons inarticulés, sur seslèvres pâles et muettes : au reste, contre l’habitude, il yavait sympathie pour elle dans cette foule, qui la reconnaissait àses traits pour une Grecque ; tandis qu’elle l’avait prised’abord pour une juive. Les femmes, et les jeunes gens, qui surtoutcommençaient à murmurer, et quelques spectateurs, se levaient pourdemander sa grâce, lorsque les cris : « Assis !assis ! » se firent entendre des gradins supérieurs : unegrille s’était levée, et une tigresse se glissait dans l’arène.

À peine sortie de sa loge, elle se coucha àterre, regardant autour d’elle avec férocité, mais sans inquiétudeet sans étonnement ; puis elle aspira l’air, et se mit àramper comme un serpent vers l’endroit où le cheval s’étaitabattu : arrivée là, elle se dressa comme il avait fait contrela grille, flairant et mordant les barreaux qu’il avait touchés,puis elle rugit doucement, interrogeant le fer, et le sable etl’air, sur la proie absente : alors des émanations de sangtiède encore et de chair palpitante parvinrent jusqu’à elle, carles esclaves, cette fois, n’avaient pas pris la peine de retournerle sable : elle marcha droit à l’arbre contre lequel s’étaitlivré le combat de Silas et du lion, ne se détournant à droite et àgauche que pour ramasser des lambeaux de chair qu’avait fait volerautour de lui le noble animal qui l’avait précédée dans le cirque,enfin elle arriva à une flaque de sang que le sable n’avait pointencore absorbée, et elle se mit à boire comme un chien altéré,rugissant et s’animant à mesure qu’elle buvait : puis,lorsqu’elle eut fini, elle regarda de nouveau autour d’elle avecdes yeux étincelants, et ce fut alors seulement qu’elle aperçutActé, qui, attachée à l’arbre et les yeux fermés, attendait la mortsans oser la voir venir.

Alors la tigresse se coucha à plat ventre,rampant d’une manière oblique vers sa victime, mais sans la perdrede vue ; puis arrivée à dix pas d’elle, elle se releva,aspira, le cou tendu et les naseaux ouverts, l’air qui venait deson côté ; alors d’un seul bond franchissant l’espace qui laséparait encore de la jeune chrétienne, elle retomba à ses pieds,et lorsque l’amphithéâtre tout entier, s’attendant à la voir mettreen pièces, jetait un cri de terreur dans lequel éclatait toutl’intérêt qu’avait inspiré la jeune fille à ces spectateurs quiétaient venus pour battre des mains à sa mort, la tigresse secoucha, douce et câline comme une gazelle, poussant de petits crisde joie, et léchant les pieds de son ancienne maîtresse : àces caresses inattendues Acté surprise rouvrit les yeux et reconnutPhoebé, la favorite de Néron.

Aussitôt les cris de Grâce ! grâce !retentirent de tous côtés, car la multitude avait pris lareconnaissance de la tigresse et de la jeune fille pour unprodige ; d’ailleurs Acté avait subi les trois épreuvesvoulues, et puisqu’elle était sauvée, elle était libre : alorsl’esprit changeant des spectateurs passa, par une de cestransitions si naturelles à la foule, de l’extrême cruauté àl’extrême clémence. Les jeunes chevaliers jetèrent leurs chaînesd’or, les femmes leurs couronnes de fleurs. Tous se levèrent surles gradins, appelant les esclaves pour qu’ils vinssent détacher lavictime. À ces cris, Lybicus, le noir gardien de Phoebé, entra etcoupa avec un poignard les liens de la jeune fille, qui tombaaussitôt sur ses genoux : car ces liens étaient le seul appuiqui soutenait debout son corps brisé par la terreur ; maisLybicus la releva, et, soutenant sa marche, il la conduisit,accompagnée de Phoebé qui la suivait comme un chien, vers la porteappelée sana vivaria, parce que c’était par cette porte, comme nousl’avons dit déjà, que sortaient les gladiateurs, les bestiaires etles condamnés qui échappaient au carnage : à l’autre seuil unefoule immense l’attendait, car les hérauts, descendant dans lecirque, venaient d’annoncer la suspension des jeux qui ne devaientreprendre qu’à cinq heures du soir ; à son aspect elle éclataen applaudissements et voulut l’emporter en triomphe, mais Actésuppliante joignit les mains, et le peuple s’ouvrit devant elle,lui laissant le passage libre : alors elle gagna le temple deDiane, s’assit derrière une colonne de la cella ; elle y restapleurante et désespérée, car elle regrettait maintenant de n’êtrepas morte en se voyant seule au monde, sans père, sans amant, sansprotecteur et sans ami : car son père était perdu pour elle,son amant l’avait oubliée, Paul et Silas étaient morts martyrs.

Lorsque la nuit fut venue, elle se rappelaqu’il lui restait une famille, et elle reprit seule et silencieusele chemin des Catacombes.

Le soir, à l’heure dite, l’amphithéâtre serouvrit de nouveau : l’empereur reprit sa place sur le trônequi était resté vide pendant une partie de la journée, et les fêtesrecommencèrent ; puis, lorsque l’ombre fut descendue, Néron sesouvint de la promesse qu’il avait faite au peuple de lui donnerune chasse aux flambeaux : on attacha à douze poteaux de ferdouze chrétiens enduits de soufre et de résine, et l’on y mit lefeu ; puis l’on fit descendre dans le cirque de nouveaux lionset de nouveaux gladiateurs.

Le lendemain, un bruit se répandit dans Rome,c’est que les lettres qu’avait reçues César pendant le spectacle,et qui avaient paru lui faire une si profonde impression,annonçaient la révolte des légions de l’Espagne et des Gaulescommandées par Galba et par Vindex.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer