Acté

Chapitre 2

 

Le lendemain du jour où la porte d’Amyclèss’était ouverte pour Lucius, le jeune Romain, Acté et son père,réunis dans le triclinium, autour d’une table près d’être servie,se préparaient à tirer aux dés la royauté du festin. Le vieillardet la jeune fille avaient voulu la décerner à l’étranger ;mais leur hôte, soit superstition, soit respect, avait refusé lacouronne : on apporta en conséquence les tali, et l’on remitle cornet au vieillard, qui fit le coup d’Hercule. Acté jeta lesdés à son tour, et leur combinaison produisit le coup duchar ; enfin elle passa le cornet au jeune Romain, qui le pritavec une inquiétude visible, le secoua longtemps, le renversa entremblant sur la table, et poussa un cri de joie en regardant lerésultat produit : il avait amené le coup de Vénus, quil’emporte sur tous les autres.

– Vois, Sporus, s’écria-t-il en idiome latin,vois, décidément les dieux sont pour nous, et Jupiter n’oublie pasqu’il est le chef de ma race : le coup d’Hercule, le coup duchar et le coup de Vénus, y a-t-il plus heureuse combinaison pourun homme qui vient disputer les prix de la lutte, de la course etdu chant, et à la rigueur le dernier ne me promet-il pas un doubletriomphe ?

– Tu es né dans un jour heureux, réponditl’enfant, et le soleil t’a touché avant que tu touchasses laterre : cette fois comme toujours tu triompheras de tous tesconcurrents.

– Hélas ! il y eu une époque, répondit ensoupirant le vieillard, adoptant la langue que parlait l’étranger,où la Grèce t’aurait offert des adversaires dignes de te disputerla victoire : mais nous ne sommes plus au temps où Milon leCrotoniate fut couronné six fois aux jeux pythiens, et oùl’Athénien Alcibiade envoyait sept chars aux jeux olympiques, etremportait quatre prix. La Grèce avec sa liberté a perdu ses artset sa force, et Rome, à compter de Cicéron, nous a envoyé tous sesenfants pour nous enlever toutes nos palmes. Que Jupiter, dont tute vantes de descendre, te protège donc, jeune homme ! caraprès l’honneur de voir remporter la victoire par un de mesconcitoyens, le plus grand plaisir que je puisse éprouver est de lavoir favoriser mon hôte : apporte donc les couronnes defleurs, ma fille, en attendant les couronnes de laurier.

Acté sortit et rentra presque aussitôt avecune couronne de myrte et de safran pour Lucius, une couronne d’acheet de lierre pour son père, et une couronne de lis et de roses pourelle : outre celles-là, un jeune esclave en apporta d’autresplus grandes, que les convives se passèrent autour du cou. AlorsActé s’assit sur le lit de droite, Lucius se coucha à la placeconsulaire, et le vieillard, debout au milieu de sa fille et de sonhôte, fit une libation de vin et une prière aux dieux, puis il secoucha à son tour, en disant au jeune Romain :

– Tu le vois, mon fils, nous sommes dans lesconditions prescrites, puisque le nombre des convives, si l’on encroit un de nos poètes, ne doit pas être au-dessous de celui desGrâces, et ne doit pas dépasser celui des Muses. Esclaves, servezla première table.

On apporta un plateau tout garni ; lesserviteurs se tinrent prêts à obéir au premier geste, Sporus secoucha aux pieds de son maître, lui offrant ses longs cheveux pouressuyer ses mains, et le scissor commença ses fonctions.

Au commencement du second service, et lorsquel’appétit des convives commença de s’apaiser, le vieillard fixa lesyeux sur son hôte, et, après avoir regardé quelque temps, avecl’expression bienveillante de la vieillesse, la belle figure deLucius, à qui ses cheveux blonds et sa barbe dorée donnaient uneexpression étrange :

– Tu viens de Rome ? lui dit-il.

– Oui, mon père, répondit le jeune homme.

– Directement ?

– Je me suis embarqué au port d’Ostie.

– Les dieux veillaient toujours sur le divinempereur et sur sa mère ?

– Toujours.

– Et César préparait-il quelque expéditionguerrière ?

– Aucun peuple n’est révolté dans ce moment.César, maître du monde, lui a donné la paix pendant laquellefleurissent les arts : il a fermé le temple de Janus, puis ila pris sa lyre pour rendre grâce aux dieux.

– Et ne craint-il pas que pendant qu’il chanted’autres ne règnent ?

– Ah ! fit Lucius en fronçant le sourcil,en Grèce aussi l’on dit donc que César est un enfant ?

– Non ; mais on craint qu’il ne tardeencore longtemps à devenir un homme.

– Je croyais qu’il avait pris la robe virileaux funérailles de Britannicus ?

– Britannicus était depuis longtemps condamnépar Agrippine.

– Oui, mais c’est César qui l’a tué, je vousen réponds, moi ; n’est-ce pas Sporus ?

L’enfant leva la tête et sourit.

– Il a assassiné son frère ! s’écriaActé.

– Il a rendu au fils la mort que la mère avaitvoulu lui donner. Ne sais-tu donc pas, jeune fille, alorsdemande-le à ton père qui paraît savant en ces sortes de choses,que Messaline envoya un soldat pour tuer Néron dans son berceau, etque le soldat allait frapper, lorsque deux serpents sont sortis dulit de l’enfant et ont mis en fuite le centurion ?… Non, non,rassure-toi, mon père, Néron n’est point un imbécile commeClaudius, un fou comme Caligula, un lâche comme Tibère, ni unhistrion comme Auguste.

– Mon fils, dit le vieillard effrayé, fais-tuattention que tu insultes des dieux ?

– Plaisants dieux, par Hercule ! s’écriaLucius ; plaisant dieu qu’Octave qui avait peur du chaud, peurdu froid, peur du tonnerre ; qui vint d’Apollonie et seprésenta aux vieilles légions de César en boitant commeVulcain ; plaisant dieu dont la main était si faible qu’ellene pouvait parfois supporter le poids de sa plume ; qui a vécusans oser être une fois empereur, et qui est mort en demandant s’ilavait bien joué son rôle ! Plaisant dieu que Tibère, avec sonOlympe de Caprée, dont il n’osait pas sortir, et où il se tenaitcomme un pirate sur un vaisseau à l’ancre, ayant à sa droiteTrasylle qui dirigeait son âme, et à sa gauche Chariclès quigouvernait son corps ; qui, possédant le monde, sur lequel ilpouvait étendre ses ailes comme un aigle, se retira dans le creuxd’un rocher comme un hibou ! Plaisant dieu que Caligula, à quiun breuvage avait tourné la tête, et qui se crut aussi grand queXercès parce qu’il avait jeté un pont de Pouzzoles à Baïa, et aussipuissant que Jupiter parce qu’il imitait le bruit de la foudre enfaisant rouler un char de bronze sur un pont d’airain ; qui sedisait le fiancé de la lune, et que Chérea et Sabinus ont envoyé devingt coups d’épée consommer son mariage au ciel ! Plaisantdieu que Claude qu’on a trouvé derrière une tapisserie quand on lecherchait sur un trône ; esclave et jouet de ses quatreépouses, qui signait le contrat de mariage de Messaline, sa femme,avec Silius son affranchi ! Plaisant dieu dont les genouxployaient à chaque pas, dont la bouche écumait à chaque parole, quibégayait de la langue et qui tremblait de la tête ! Plaisantdieu qui vécut méprisé sans savoir se faire craindre, et qui mourutpour avoir mangé des champignons cueillis par Halotus, épluchés parAgrippine, et assaisonnés par Locuste ! Ah, les plaisantsdieux encore une fois, et quelle noble figure ils doivent fairedans l’Olympe, près d’Hercule, le porte-massue, près de Castor, leconducteur de chars, et près d’Apollon, le maître de lalyre !

Quelques instants de silence succédèrent àcette brusque et sacrilège sortie. Amyclès et Acté regardaient leurhôte avec étonnement, et la conversation interrompue n’avait pointencore repris son cours, lorsqu’un esclave entra, annonçant unmessager de la part de Cneus Lentulus, le proconsul : levieillard demanda si le messager s’adressait à lui ou à son hôte.L’esclave répondit qu’il l’ignorait ; le licteur futintroduit.

Il venait pour l’étranger : le proconsulavait appris l’arrivée d’un navire dans le port, il savait que lemaître de ce navire avait intention de disputer les prix, et il luifaisait donner l’ordre de venir inscrire son nom au palaispréfectoral, et déclarer à laquelle des trois couronnes ilaspirait. Le vieillard et Acté se levèrent pour recevoir les ordresdu proconsul ; Lucius les écouta couché.

Lorsque le licteur eut fini, Lucius tira de sapoitrine des tablettes d’ivoire enduites de cire, écrivit sur unedes feuilles quelques lignes avec un stylet, appuya le chaton de sabague au-dessous, et remit la réponse au licteur, en lui donnantl’ordre de la porter à Lentulus. Le licteur étonné hésita ;Lucius fit un geste impératif ; le soldat s’inclina et sortit.Alors Lucius fit claquer ses doigts pour appeler son esclave,tendit sa coupe que l’échanson remplit de vin, en but une partie àla prospérité de son hôte et de sa fille, et donna le reste àSporus.

– Jeune homme, dit le vieillard, eninterrompant le silence, tu te dis Romain, et cependant j’ai peineà le croire : si tu avais vécu dans la ville impériale, tuaurais appris à mieux obéir aux ordres des représentants deCésar : le proconsul est ici maître aussi absolu et aussirespecté que Claudius Néron l’est à Rome.

– As-tu oublié que les dieux au commencementdu repas m’ont fait momentanément l’égal de l’empereur, enm’élisant roi du festin ? Et quand as-tu vu un roi descendrede son trône pour se rendre aux ordres d’un proconsul ?

– Tu as donc refusé ? dit Acté aveceffroi.

– Non, mais j’ai écrit à Lentulus que, s’ilétait curieux de savoir mon nom, et dans quel but j’étais venu àCorinthe, il n’avait qu’à venir le demander lui même.

– Et tu crois qu’il viendra ? s’écria levieillard.

– Sans doute, répondit Lucius.

– Ici, dans ma maison ?

– Écoute, dit Lucius.

– Qu’y a-t-il ?

– Le voilà qui frappe à la porte : jereconnais le bruit des faisceaux. Fais ouvrir, mon père, etlaisse-nous seuls.

Le vieillard et sa fille se levèrent étonnéset allèrent eux-mêmes à la porte ; Lucius resta couché.

Il ne s’était point trompé : c’étaitLentulus lui-même ; son front humide de sueur indiquait quellepromptitude il avait mise à se rendre à l’invitation del’étranger : il demanda d’une voix rapide et altérée où étaitle noble Lucius, et, dès qu’on lui eut indiqué la chambre, il mitbas sa toge et entra dans le triclinium, qui se referma sur lui etdont les licteurs gardèrent aussitôt la porte.

Nul ne sut ce qui se passa dans cetteentrevue. Au bout d’un quart-d’heure seulement le consul sortit, etLucius vint rejoindre Amyclès et Acté sous le péristyle où ils sepromenaient ; sa figure était calme et souriante.

– Mon père, lui dit-il, la soirée est belle,ne voudrais-tu pas accompagner ton hôte jusqu’à la citadelle, d’oùl’on dit qu’on embrasse une vue magnifique ? puis je suiscurieux de savoir si l’on a exécuté les ordres de César, qui,lorsqu’il a su que des jeux devaient être célébrés à Corinthe, arenvoyé l’ancienne statue de Vénus, afin qu’elle fût propice auxRomains qui viendraient vous disputer les couronnes.

– Hélas ! mon fils, répondit Amyclès, jesuis maintenant trop vieux pour servir de guide dans lamontagne ; mais voici Acté, qui est légère comme une nymphe,et qui t’accompagnera.

– Merci, mon père, je n’avais point demandécette faveur de peur que Vénus ne fût jalouse, et ne se vengeât surmoi de la beauté de ta fille : mais tu me l’offres, j’aurai lecourage de l’accepter.

Acté sourit en rougissant, et, sur un signe deson père, elle courut chercher un voile et revint aussi chastementdrapée qu’une matrone romaine.

– Ma sœur a-t-elle fait quelque vœu, ditLucius, ou bien, sans que je le sache, serait-elle prêtresse deMinerve, de Diane ou de Vesta ?

– Non, mon fils, dit le vieillard en prenantle Romain par le bras et en le tirant à l’écart ; maisCorinthe est la ville des courtisanes, tu le sais : en mémoirede ce que leur intercession a sauvé la ville de l’invasion deXercès, nous les avons fait peindre dans un tableau, comme lesAthéniens les portraits de leurs capitaines après la bataille deMarathon ; depuis lors, nous craignons tellement d’en manquer,que nous en faisons acheter à Byzance, dans les îles de l’Archipelet jusqu’en Sicile. On les reconnaît à leur visage et à leur seindécouvert. Rassure-toi, Acté n’est point une prêtresse de Minerve,de Diane ni de Vesta ; mais elle craint d’être prise pour uneadoratrice de Vénus. Puis, haussant la voix : Allez, mesenfants, va ma fille, continua le vieillard, et, du haut de lacolline, rappelle à notre hôte, en lui montrant les lieux qui lesgardent, tous les vieux souvenirs de la Grèce : le seul bienqui reste à l’esclave et que ne peuvent lui arracher ses maîtres,c’est la mémoire du temps où il était libre.

Lucius et Acté se mirent en route, et en peud’instants le Romain et la jeune fille eurent atteint la porte dunord, et s’engagèrent dans le chemin qui conduit à la citadelle.Quoiqu’à vol d’oiseau elle parût à cinq cents pas à peine de laville, il se repliait en tant de manières, qu’ils furent près d’uneheure à le parcourir. Deux fois sur la route Acté s’arrêta :la première, pour montrer à Lucius le tombeau des enfants deMédée ; la seconde, pour lui faire remarquer la place oùBellérophon reçut des mains de Minerve le cheval Pégase ;enfin ils arrivèrent à la citadelle, et, à l’entrée d’un temple quiy attenait, Lucius reconnut la statue de Vénus couverte d’armesbrillantes, ayant à sa droite celle de l’Amour, et à sa gauchecelle du Soleil, le premier dieu qu’on ait adoré à Corinthe :Lucius se prosterna et fit sa prière.

Cet acte de religion accompli, les deux jeunesgens prirent un sentier qui traversait le bois sacré et conduisaitau sommet de la colline. La soirée était superbe, le ciel pur et lamer tranquille. La Corinthienne marchait devant, pareille à Vénusconduisant Énée sur la route de Carthage ; et Lucius, quivenait derrière elle, s’avançait au travers d’un air embaumé desparfums de sa chevelure ; de temps en temps elle seretournait, et comme, en sortant de la ville, elle avait rabattuson voile sur ses épaules, le Romain dévorait de ses yeux ardentscette tête charmante à laquelle la marche donnait une animationnouvelle, et ce sein qu’il voyait haleter à travers la légèretunique qui le recouvrait. À mesure qu’ils montaient, le panoramaprenait de l’étendue. Enfin à l’endroit le plus élevé de lacolline, Acté s’arrêta sous un mûrier, et, s’appuyant contre luipour reprendre haleine :

– Nous sommes arrivés, dit-elle àLucius ; que dites-vous de cette vue ? ne vaut-elle pascelle de Naples ?

Le Romain s’approcha d’elle sans lui répondre,passa, pour s’appuyer, son bras dans une des branches de l’arbre,et au lieu de regarder le paysage, fixa sur Acté des yeux sibrillants d’amour, que la jeune fille, se sentant rougir, se hâtade parler pour cacher son trouble.

– Voyez du côté de l’orient, dit-elle ;malgré le crépuscule qui commence à s’étendre, voici la citadelled’Athènes, pareille à un point blanc, et le promontoire de Sunium,qui se découpe sur l’azur des flots comme le fer d’une lance ;plus près de nous, au milieu de la mer Saronique, cette île quevous voyez, et qui a la forme d’un fer de cheval, c’est Salamine,où combattit Eschyle et où fut battu Xercès ; au-dessous, versle midi, dans la direction de Corinthe, et à deux cents stadesd’ici à peu près, vous pouvez apercevoir Némée et la forêt danslaquelle Hercule tua le lion dont il porta toujours la dépouillecomme un trophée de sa victoire ; plus loin, au pied de cettechaîne de montagnes qui borne l’horizon, est Épidaure, chère àEsculape ; et, derrière elle, Argos, la patrie du roi desrois ; à l’occident, noyées dans les flots d’or du soleilcouchant, au bout des riches plaines de Sycione, au-delà de cetteligne bleue que forme la mer, comme des vapeurs flottantes sur leciel, apercevez-vous Samos et Ithaque ? Et maintenant tournezle dos à Corinthe et regardez vers le nord : voici, à notredroite, le Cythéron où fut exposé Oedipe ; à notre gaucheLeuctres où Épaminondas battit les Lacédémoniens ; et, en facede nous, Platée où Aristide et Pausanias, vainquirent lesPerses ; puis, au milieu, et à l’extrémité de cette chaîne demontagnes qui court de Attique en Étolie, l’Hélicon, couvert depins, de myrtes et de lauriers, et le Parnasse avec ses deuxsommets tout blancs de neige, entre lesquels coule la fontaineCastalie, qui a reçu des Muses le don de donner l’esprit portique àceux qui boivent de ses eaux.

– Oui, dit Lucius, ton pays est la terre desgrands souvenirs : il est malheureux que tous ses enfants neles conservent pas avec une religion pareille à la tienne, jeunefille ; mais console-toi, si la Grèce n’est plus reine par laforce, elle l’est toujours par la beauté, et cette royauté-là estla plus douce et la plus puissante.

Acté porta la main à son voile ; maisLucius arrêta sa main. La Corinthienne tressaillit, et cependantn’eut point le courage de la retirer : quelque chose comme unnuage passa devant ses yeux, et, sentant ses genoux faiblir, elles’appuya contre le tronc du mûrier.

On en était à cette heure charmante qui n’estdéjà plus le jour et point encore la nuit : le crépuscule,étendu sur toute la partie orientale de l’horizon, couvraitl’Archipel et l’Attique ; tandis que du côté opposé, la merIonienne, roulant des vagues de feu, et le ciel des nuages d’or,semblaient n’être séparés l’un de l’autre que par le soleil qui,semblable à un grand bouclier rougi à la forge, commençaitd’éteindre dans l’eau son extrémité inférieure. On entendait encorebourdonner la ville comme une ruche : mais tous les bruits dela plaine et de la montagne mouraient les uns après lesautres ; de temps en temps seulement le chant aigu d’un pâtreretentissait du côté de Cythéron, ou le cri d’un matelot tirant sabarque sur la plage montait de la mer Saronique ou du golfe deCrissa. Les insectes de la nuit commençaient à chanter sousl’herbe, et les lucioles, répandues par milliers dans l’air tièdedu soir, brillaient comme les étincelles d’un foyer invisible. Onsentait que la nature, fatiguée de ses travaux du jour, se laissaitaller peu à peu au sommeil, et que dans quelques instants tout setairait pour ne pas troubler son voluptueux repos.

Les jeunes gens eux-mêmes, cédant à cetteimpression religieuse, gardaient le silence, lorsqu’on entendit ducôté du port de Léchée un cri si étrange, qu’Acté frissonna. LeRomain, de son côté, tourna vivement la tête, et ses yeux seportèrent directement sur sa birème qu’on apercevait sur la plage,pareille à un coquillage d’or. Par un sentiment de crainteinstinctif, la jeune fille se releva et fil un mouvement pourreprendre le chemin de la ville ; mais Lucius l’arrêta :elle céda sans rien dire, et, comme vaincue par une puissancesupérieure, s’appuya de nouveau contre l’arbre ou plutôt contre lebras que Lucius avait passé, sans qu’elle s’en aperçût, autour desa taille, et, laissant tomber sa tête en arrière, elle regarda leciel les yeux à demi fermés et la bouche à demi close. Lucius lacontemplait amoureusement dans cette pose charmante, et,quoiqu’elle sentît les yeux du Romain l’envelopper de leurs rayonsardents, elle n’avait pas la force de s’y soustraire, lorsqu’unsecond cri, plus rapproché et plus terrible, traversa cet air douxet calme, et vint réveiller Acté de son extase.

– Fuyons, Lucius, s’écria-t-elle avec effroi,fuyons ! il y a quelque bête féroce qui erre dans lamontagne ; fuyons. Nous n’avons que le bois sacré à traverser,et nous sommes au temple de Vénus ou à la citadelle. Viens, Lucius,viens.

Lucius sourit.

– Acté craint-elle quelque chose, dit-il,lorsqu’elle est près de moi ? Quant à moi, je sens que pourActé je braverais tous les monstres qu’ont vaincus Thésée, Herculeet Cadmus.

– Mais sais-tu quel est ce bruit ? dit lajeune fille tremblante.

– Oui ; répondit en souriant Lucius, oui,c’est le rauquement du tigre.

– Jupiter ! s’écria Acté en se jetantdans les bras du Romain ; Jupiter, protège-nous !

En effet, un troisième cri, plus rapproché etplus menaçant que les deux premiers, venait de traverserl’espace ; Lucius y répondit par un cri à peu près pareil.Presqu’au même moment une tigresse bondissante sortit du boissacré, s’arrêta, se dressant sur ses pattes de derrière commeindécise du chemin ; Lucius fit entendre un sifflementparticulier, la tigresse s’élança, franchissant myrtes,chênes-verts et lauriers-roses, comme un chien fait de la bruyère,et se dirigea vers lui, rugissante de joie. Tout à coup le Romainsentit peser à son bras la jeune Corinthienne : elle étaitrenversée, évanouie et mourante de terreur.

Lorsqu’Acté revint à elle, elle était dans lesbras de Lucius, et la tigresse, couchée à leurs pieds, étendaitcâlinement sur les genoux de son maître sa tête terrible dont lesyeux brillaient comme des escarboucles. À cette vue, la jeune fillese rejeta dans les bras de son amant, moitié par terreur, moitiépar honte, tout en étendant la main vers sa ceinture dénouée, jetéeà quelques pieds d’elle. Lucius vit cette dernière tentative de lapudeur, et, détachant le collier d’or massif qui entourait le coude la tigresse, et auquel pendait encore un anneau de la chaînequ’elle avait brisée, il l’agrafa autour de la taille mince etflexible de sa jeune amie ; puis, ramassant la ceinture qu’ilavait furtivement dénouée, il attacha un bout du ruban au cou de latigresse, et remit l’autre entre les doigts tremblantsd’Acté ; alors, se levant tous deux, ils redescendirentsilencieusement vers la ville, Acté s’appuyant d’une main surl’épaule de Lucius, et de l’autre conduisant, enchaînée et docile,la tigresse qui lui avait fait si grande peur.

À l’entrée de la ville, ils rencontrèrentl’esclave nubien chargé de veiller sur Phoebé ; il l’avaitsuivie dans la campagne, et l’avait perdue de vue au moment oùl’animal, ayant retrouvé la trace de son maître, s’était élancé ducôté de la citadelle. En apercevant Lucius, il se mit à genoux,baissant la tête et attendant le châtiment qu’il croyait avoirmérité ; mais Lucius était trop heureux en ce moment pour êtrecruel : d’ailleurs Acté le regardait en joignant lesmains.

– Relève-toi, Lybicus, dit le Romain :pour cette fois je te pardonne ; mais désormais veille mieuxsur Phoebé : tu es cause que cette belle nymphe a eu si grandepeur qu’elle a pensé en mourir. Allons, mon Ariane, remettez votretigresse à son gardien ; je vous en attellerai une couple à unchar d’or et d’ivoire, et je vous ferai passer au milieu d’unpeuple qui vous adorera comme une déesse… C’est bien, Phoebé, c’estbien. Adieu…

Mais la tigresse ne voulut point s’en allerainsi : elle s’arrêta devant Lucius, se dressa contre lui, et,posant ses deux pattes de devant sur ses épaules, elle le caressade sa langue en poussant de petits rugissements d’amour.

– Oui, oui, dit Lucius à demi-voix ; oui,vous êtes une noble bête ; et quand nous serons de retour àRome, je vous donnerai à dévorer une belle esclave chrétienne avecses deux enfants. Allez, Phoebé, allez.

La tigresse obéit comme si elle comprenaitcette sanglante promesse, et elle suivit Lybicus, mais non sans seretourner vingt fois encore du côté de son maître ; et ce nefut que lorsqu’il eut disparu avec Acté, pâle et tremblante,derrière la porte de la ville, qu’elle se décida à regagner sansopposition la cage dorée qu’elle habitait à bord du navire.

Sous le vestibule de son hôte, Lucius trouval’esclave cubiculaire : il l’attendait pour le conduire à sachambre. Le jeune Romain serra la main d’Acté, et suivit l’esclavequi le précédait avec une lampe. Quant à la belle Corinthienne,elle alla, selon son habitude, baiser le front du vieillard qui, lavoyant si pâle et si agitée, lui demanda quelle crainte latourmentait.

Alors elle lui raconta la terreur que luiavait faite Phoebé, et comment ce terrible animal obéissait aumoindre signe de Lucius.

Le vieillard resta un instant pensif ;puis avec inquiétude :

– Quel est donc cet l’homme, dit-il, qui joueavec les tigres, qui commande aux proconsuls, et qui blasphème lesdieux !

Acté approcha ses lèvres froides et pâles dufront de son père ; mais à peine osa-t-elle les poser sur lescheveux blancs du vieillard : elle se retira dans sa chambre,et, tout éperdue, ne sachant si ce qui s’était passé était un songeou une réalité, elle porta les mains sur elle-même pour s’assurerqu’elle était bien éveillée. Alors elle sentit sous ses doigts lecercle d’or qui avait remplacé sa ceinture virginale, et,s’approchant de la lampe, elle lut sur le collier ces mots quirépondaient si directement à sa pensée : J’appartiens àLucius.

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