« Le plan était d’une extrême simplicité ; Shaila devait quitter Genève en compagnie d’un membre de cette légation, mais, à la dernière minute, celle-ci fut avisée que la directrice du pensionnat genevois chaperonnerait la jeune fille jusqu’à son arrivée dans la capitale britannique. Une fois sortie de l’école, Shaila fut conduite, très discrètement, par les conjurés, dans un chalet vaudois, ou elle est encore traitée avec tous les égards désirables. Entre-temps, à Londres, un officiel qui n’avait jamais vu la princesse accompagna une pseudo-Shaila à Meadowbank. Cette remplaçante était plus âgée que le vrai personnage ; peu d’importance, estimaient les conjurés, car les Orientales sont précoces. En l’occurrence, on avait eu recours à une jeune actrice spécialisée dans les rôles d’écolière.
Un court silence, et Poirot reprit :
— J’ai demandé si quelqu’un avait remarqué les genoux de la soi-disant Shaila. Voici pourquoi : les genoux d’une femme de vingt-trois ans ne peuvent être confondus avec ceux d’une gamine de quatorze ou quinze ans. Hélas ! personne n’a pu me renseigner.
« En revanche, le plan des conjurés n’eut pas le résultat escompté. Aucune personne du dehors ne chercha à entrer en contact avec « Shaila » ; pas la moindre lettre ; aucun appel téléphonique de quelque importance. Dans le cas contraire, la « remplaçante » eût trouvé le moyen d’aviser ses complices. Pis, l’émir Ibrahim pouvait maintenant surgir d’un moment à l’autre. Un désastre, cette arrivée d’un personnage qui connaissait la vraie Shaila ! Dès que la « remplaçante » sut que l’oncle voulait la voir à Londres, elle donna un bref coup de téléphone de Meadowbank même, et une demi-heure avant l’arrivée de l’auto envoyée par l’émir, une autre, portant une fausse plaque « C.D.[11] » fit son apparition, et l’on crut à un enlèvement. La fausse Shaila fut tout simplement déposée dans une certaine ville où elle reprit sa véritable identité. La demande de rançon, envoyée peu après, ne tendait qu’à accréditer la version d’un kidnapping ici même, alors qu’il avait eu lieu trois semaines auparavant, à Genève.
Ce que Poirot ne dit pas – il était trop poli – c’est que personne d’autre que lui n’y avait songé.
— Maintenant, passons à des choses plus graves : les assassinats. La soi-disant Shaila eût pu tuer miss Springer, mais pas miss Vansittart ou Mlle Blanche ; elle était déjà partie. La vérité est qu’elle n’avait pas le moindre motif pour supprimer qui que ce fût et sûrement aucun ordre dans ce sens. Son rôle se bornait à attendre qu’on lui remît l’objet convoité, ou quelques nouvelles à son sujet.
« Mais revenons à Ramat même. On y sut bientôt que le prince Ali Yusuf avait confié un petit paquet à Bob Rawlinson, son pilote. Or, le jour même où l’émeute commença, Rawlinson se rendit au principal hôtel de la ville, où résidait sa sœur, Mrs Sutcliffe, et sa fille, Jennifer. Toutes deux étant sorties, Rawlinson pénétra dans leur chambre, où il resta pendant vingt minutes au moins. Plutôt un long arrêt, compte tenu des circonstances. D’autant que le pilote n’écrivit qu’un court message.
« À ce stade, plusieurs déductions semblent valables : Rawlinson s’est décidé à cacher le paquet dans les bagages de sa sœur et celle-ci l’a ainsi rapporté en Angleterre, sans le savoir. Un clan intéressé – plusieurs, peut-être – a pensé qu’il en était ainsi. Ce qui explique la tentative de cambriolage chez les parents de Jennifer. De toute évidence, elle prouve que ses auteurs ignoraient où se trouvait exactement le trésor convoité.
« En revanche, quelqu’un d’autre était parfaitement au courant, et je crois qu’il est possible, maintenant, de vous révéler la cachette choisie par Rawlinson : le manche d’une raquette de tennis, soigneusement évidée, puis remise en état, avec une telle adresse qu’il était extrêmement difficile de soupçonner quoi que ce fût.
« Cette raquette appartenait à Jennifer. En conséquence, la personne qui « savait » se rendit, pendant la nuit, au pavillon des sports, ayant pris soin, auparavant, de prendre une empreinte de la clef, et d’en faire faire une réplique. À cette heure, tout le monde aurait dû dormir à Meadowbank. Mais ce n’était pas le cas : de l’école, miss Springer ayant aperçu une lumière dans le pavillon, voulut se rendre compte par elle-même. Forte, courageuse, elle ne doutait pas qu’à elle seule, elle pourrait faire face à une éventuelle surprise. Quand elle arriva, la personne à laquelle j’ai déjà fait allusion cherchait, parmi les raquettes, celle qui l’intéressait. Surprise et reconnue par miss Springer, elle n’hésita pas à tirer. Mais craignant que le coup de feu n’ait été entendu, l’assassin s’enfuit sur-le-champ, laissant les choses en l’état.
« Puis, quelques jours plus tard, on change de tactique. Une étrangère affectant un accent américain, se présente à Jennifer Sutcliffe, et lui raconte une histoire plausible au sujet d’une nouvelle raquette. Heureuse, Jennifer accepte l’échange contre celle dont elle se servait. Mais l’inconnue ignorait, et pour cause, que Jennifer et Julia Upjohn avaient déjà fait un troc ; tant et si bien que l’étrangère emporta la raquette qui avait précédemment appartenu à Julia.
« Passons au deuxième crime : pour une raison encore mystérieuse, mais peut-être liée à l’enlèvement de Shaila qui avait eu lieu dans l’après-midi, miss Vansittart se rend au pavillon des sports, après l’heure du coucher. Quelqu’un la suit et l’assomme avec un boudin de sable, alors qu’elle se penche sur le casier de Shaila. Le crime est découvert presque immédiatement par miss Chadwick.
« Une fois de plus, la police prit le pavillon en charge, et le tueur dut cesser ses activités.
Cependant, Julia Upjohn, une jeune fille intelligente, s’était prise à réfléchir, et le résultat fut qu’elle comprit que la raquette en sa possession – antérieurement celle de Jennifer – avait une certaine importance. Elle fit sa propre enquête et m’apporta ce qu’elle avait trouvé. Le tout a été déposé en lieu sûr, et nous n’avons plus à nous en préoccuper, ici.
Un court silence, et Poirot reprit la parole : « Reste le troisième crime. Ce que Mlle Blanche savait ou soupçonnait, nous ne le saurons probablement jamais. Elle peut avoir vu quelqu’un quitter Meadowbank, la nuit de l’assassinat de miss Springer. Dans ce cas, elle a identifié le criminel. Mais elle a préféré ne rien dire, et tenté de faire acheter son silence.
« Rien n’est plus dangereux, souligna Poirot avec force, que d’essayer de faire chanter une personne qui a déjà deux crimes sur la conscience. « Mlle Blanche a cru avoir pris toutes les précautions voulues, mais elle s’est trompée et il lui en a coûté la vie. »
De nouveau une pause, avant d’ajouter :
— Et vous avez maintenant un compte rendu de toute l’affaire.
Tous les yeux étaient braqués sur lui. Les réactions que chaque auditeur avait eues au cours du récit semblaient s’être fondues dans un calme pesant. On eût dit que l’assistance craignait maintenant d’extérioriser ses réflexes. Poirot inclina la tête :
— Je conçois votre état d’esprit. Vous étiez, oserais-je dire, dans l’ambiance même du crime. C’est pourquoi l’inspecteur Kelsey, Mr Adam Goodman et moi-même poussons l’enquête à fond. Il nous faut savoir s’il y a encore un loup dans la bergerie. Vous comprenez sûrement ce que je veux dire : y a-t-il, ici, un imposteur, muni de faux papiers d’identité ?
Un léger frémissement, dans la salle ; des regards furtifs, donnant l’impression que chacun voulait dévisager son voisin, mais n’osait s’y risquer.
— Je suis heureux de pouvoir vous rassurer sur un point, reprit Poirot. À ce moment précis, vous êtes tous exactement ce que vous avez dit être… Si Adam Goodman, qui travaille en qualité de jardinier, ne porte pas son vrai nom, en revanche celui qui figure sur ses papiers est vraiment le sien. En conséquence, nous devons, non pas chercher une personne qui se fait passer pour une autre, mais une personne qui, sous sa véritable identité, commet des crimes.
Silence complet autour de Poirot. Une menace pesait sur chacun. Un léger toussotement, et Poirot continua :
— Il nous faut découvrir, en premier lieu, une personne qui se trouvait à Ramat, il y a trois mois. Il n’y avait qu’un seul moyen de savoir que le trésor était caché dans la raquette : avoir vu Bob Rawlinson manier celle-ci. Donc qui, de vous tous, était là-bas, à l’époque voulue ?… Miss Chadwick était à Meadowbank ; miss Vansittart également, ainsi que miss Rowan et miss Blake…
Pointant son index, il ajouta rapidement :
— Mais miss Rich n’était pas ici, au cours du dernier trimestre, je crois ?
— J’ai été malade, répondit rapidement l’interpellée, et je me suis absentée.
— Nous ne l’avons appris, par hasard, que la semaine dernière. Quand la police vous a interrogée, vous vous êtes contentée de dire que vous étiez à Meadowbank depuis dix-huit mois. Dans un sens, c’est vrai, mais il y a eu cette coupure d’un trimestre. Vous avez très bien pu vous rendre à Ramat. Même, je le crois. Faites attention ; facile à vérifier sur votre passeport.
Une pause, et Eileen Rich se décida :
— Eh bien ! oui, je suis allée à Ramat. Pourquoi pas ?
— Dans quel but, ce séjour à Ramat ?
— Vous le savez déjà ; j’étais malade, et on m’a conseillé de me reposer à l’étranger. J’ai écrit à miss Bulstrode à ce sujet, et elle a parfaitement compris.
— C’est exact, intervint miss Bulstrode. J’ai reçu une lettre d’un docteur certifiant qu’il serait imprudent de la part de miss Rich de reprendre ses fonctions avant le prochain trimestre.
— Et…, miss Rich, vous aviez choisi Ramat ?
— Mon droit, je suppose, répondit la maîtresse dont la voix tremblait quelque peu. Des voyages à prix réduits sont offerts aux professeurs et, là-bas, le soleil ne fait pas défaut. J’y suis restée deux mois. Pourquoi pas Ramat ? Pourquoi ?
— Vous n’avez jamais dit que vous y résidiez au moment de la révolution.
— Cela ne regardait personne. De surcroît, je n’ai aucun crime sur la conscience. Aucun, je le répète.
— Savez-vous qu’on a failli vous reconnaître. Certes, les réponses de Jennifer Sutcliffe à ce sujet sont imprécises. Elle pensait vous avoir aperçue à Ramat, mais, en fin de compte, cette jeune fille a déclaré que la personne remarquée par elle était beaucoup plus forte que vous.
Poirot se pencha en avant, dévisageant Eileen Rich :
— Qu’avez-vous à dire ? lança-t-il.
Elle fit face :
— Je sais que vous voulez me faire passer pour un agent secret, ou quelqu’un de cette sorte, qui a commis les crimes ! J’entends pour une personne qui se trouvait sur place, et qui, par hasard, a vu qu’on cachait les bijoux dans une raquette ; une personne qui, sachant que Jennifer venait à Meadowbank, aurait ainsi l’occasion de se saisir du trésor. Mais, c’est faux !
Poirot se tourna vers Kelsey :
— Inspecteur…
Kelsey se dirigea vers la porte, l’ouvrit, et Mrs Upjohn fit son entrée.
*
* *
— Comment allez-vous, miss Bulstrode, dit Mrs Upjohn, semblant plutôt gênée. Je m’excuse de me présenter ainsi, mais, hier, j’étais encore près d’Ankara, et je n’ai pas eu le temps de me changer, ou de penser à quoi que ce soit.
— Aucune importance, coupa Poirot. Nous désirons vous poser une question.
— Madame Upjohn, intervint Kelsey, quand vous avez accompagné votre fille à Meadowbank, et au moment où vous vous trouviez dans le salon de l’école, vous avez regardé par une fenêtre donnant sur l’allée principale, et vous avez poussé une exclamation en reconnaissant une personne qui se trouvait à l’extérieur. Exact ?
L’interpellée dévisagea Kelsey avant de répondre :
— Quand j’étais… Oh ! oui, il me souvient d’avoir aperçu quelqu’un…
— Et cette rencontre vous a surprise ?…
— Eh bien !… plutôt… elle me ramenait soudainement à un passé déjà lointain.
— Vous voulez dire à l’époque où vous opériez pour l’Intelligence Service ?
— Exact. Il y a une quinzaine d’années. Évidemment, cette personne avait pris de l’âge, mais je l’ai reconnue sur-le-champ et je me suis demandé ce qu’elle faisait à Meadowbank.
— Madame, voulez-vous jeter un regard autour de vous, et me dire si vous voyez cette personne ?
— Inutile, je l’ai reconnue dès mon entrée. La voici…
Elle leva une main. L’inspecteur et Adam eurent le réflexe voulu ; pas assez vite cependant : Ann Shapland s’était levée d’un bond, pointant un petit pistolet sur Mrs Upjohn. Plus rapide que les deux hommes, miss Bulstrode se lança en avant, mais miss Chadwick l’avait devancée. Ce n’était pas Mrs Upjohn qu’elle entendait protéger, mais sa directrice, qui se trouvait entre Ann Shapland et Mrs Upjohn.
— Pas vous ! s’écria-t-elle, se collant à miss Bulstrode, juste au moment où un coup de feu claqua.
Miss Chadwick chancela, puis, lentement, s’affaissa. Déjà, miss Johnson s’empressait auprès d’elle, tandis que Kelsey et Adam maîtrisaient Ann Shapland qui se débattait comme un chat sauvage.
Haletante, Mrs Upjohn murmura :
— Déjà, à l’époque, elle était considérée comme l’une de leurs plus dangereuses agentes. Son nom de code : Angelica.
— Damnée menteuse ! hurla Shapland qui cracha presque ces deux mots.
— Aucun mensonge, dit Poirot. Jusqu’à ce jour, personne n’avait soupçonné vos activités toutes spéciales. Tous les emplois remplis sous votre vrai nom de famille semblaient normaux, et vous étiez une employée modèle. En revanche, tous avaient un but secret : obtenir de précieuses informations. Même avec cette actrice, dont le protecteur était un homme politique éminent. Depuis l’âge de seize ans, vous opérez en tant qu’agent secret – pour le compte de divers « patrons ». La plupart du temps, vous conserviez votre vrai nom, mais plusieurs de vos missions exigeaient un changement de personnalité. C’est pourquoi vous affirmiez être dans l’obligation de vous rendre auprès de votre mère.
« Cependant, je soupçonne fort que la vieille dame, assistée d’une nurse, et à qui j’ai rendu visite dans un village – son état mental est plutôt confus – n’est pas votre mère ; vous vous en serviez pour justifier vos disparitions intermittentes. Les trois mois que vous avez soi-disant passés à ses côtés, cet hiver même, sous le prétexte de la soigner, couvrent votre séjour à Ramat. Pas en tant que Shapland, mais sous le nom d’Angélica de Toredo, une « danseuse espagnole », engagée dans un cabaret, et vous occupiez la chambre voisine de celle de Mrs Sutcliffe. D’une façon ou d’une autre, vous vous êtes doutée de l’endroit où Bob Rawlinson avait caché les bijoux. Certes, il vous a été impossible d’agir sur place, du fait de l’évacuation des ressortissants britanniques, mais ayant pu lire le nom et l’adresse indiqués sur les valises, vous avez suivi la piste. Obtenir un poste de secrétaire à Meadowbank a été relativement facile. L’enquête a révélé que, moyennant une somme substantielle versée à votre prédécesseur, celle-ci a prétexté une grande fatigue et donné sa démission.
« Vous pensiez que le reste serait facile : si une raquette de jeune fille disparaissait, quelle importance ? Mais vous aviez compté sans miss Springer. Peut-être vous avait-elle déjà vue examiner les raquettes ; toujours est-il qu’elle vous a suivie, au cours de la nuit fatale, et que vous l’avez tuée. Plus tard, Mlle Blanche a essayé de vous faire chanter, et son sort fut vite réglé. Pour vous, tuer n’est que bagatelle, il semble ! Qu’en dites-vous ?
En guise de réponse, Ann Shapland se prit à invectiver le détective, et le flot de ses basses injures épouvanta l’assistance.
Alors que Kelsey la traînait au-dehors, Adam prit un air dégoûté :
— Et dire que je croyais avoir affaire à une fille charmante !
Miss Johnson s’affairait toujours auprès de miss Chadwick :
— Elle est grièvement blessée, je crois. Mieux vaut ne pas la transporter avant l’arrivée du docteur.
*
* *
L’inspecteur Kelsey ne semblait pas complètement satisfait :
— Il est évident, dit-il à Poirot, que vous pouvez dire et faire beaucoup de choses qui nous sont interdites ; en outre, j’admets que votre plan était bien conçu : lui laisser croire qu’elle n’était nullement suspecte, puis la convaincre que nous visions Rich. Ainsi, elle a perdu la tête, quand Mrs Upjohn est arrivée soudainement.
— Facile à prévoir, répondit Poirot posément.
— Soit. Mais, Poirot, je ne vois pas comment Shapland aurait pu tuer miss Vansittart. Même, c’est impossible : elle a un alibi sans faille – à moins que le jeune Dennis Rathbone et tout le personnel du Nid Sauvage ne soient ses complices !
Poirot secoua vigoureusement la tête :
— L’alibi de Shapland tient parfaitement. Si elle a tué Springer et Mlle Blanche, en revanche miss Vansittart…
Il hésita un moment, dirigeant son regard vers l’endroit où, assise, miss Bulstrode les écoutait :
— Miss Vansittart, reprit-il lentement, a été abattue par miss Chadwick.
— Quoi ! s’écrièrent miss Bulstrode et Kelsey, presque en même temps.
— J’en suis certain, affirma Poirot.
— Mais… pour quelle raison ?
— Je pense, répondit le détective que miss Chadwick aimait trop Meadowbank.
De nouveau, il fixa miss Bulstrode, toute pensive.
Enfin, elle murmura :
— Vous voulez dire que…
— J’entends qu’elle a débuté ici avec vous et que, depuis, elle considérait l’école comme une entreprise en commun.
— Ce qui, dans un sens, est exact, ponctua miss Bulstrode.
— D’accord, mais quand vous avez commencé à faire allusion à votre retraite, elle s’est considérée comme la personne même qui devait vous succéder.
— Elle est trop âgée !
— Évidemment, mais elle ne le croyait pas. Et elle a appris que vous pensiez à miss Vansittart. Si elle adorait Meadowbank, en revanche elle ne prisait guère miss Vansittart. Je crois qu’en définitive, elle s’était prise à la haïr !
— Possible, monsieur Poirot. Eleanor Vansittart était toujours… comment s’exprimer ?… très sûre d’elle, si supérieure en toutes choses. Voilà ce qu’une personne jalouse ne peut supporter ! Car Chaddy était jalouse : c’est bien ce que vous pensez ?
— Oui, jalouse de Meadowbank ; jalouse de miss Vansittart, et la seule idée que celle-ci régnerait ici en maîtresse l’épouvantait. Sans oublier que votre propre attitude la portait à craindre un fléchissement de votre activité…
— La vérité est, interrompit miss Bulstrode, que je cherchais une directrice plus dynamique que miss Vansittart. Un moment j’ai cru l’avoir trouvée, mais, après avoir réfléchi, j’ai décidé qu’elle était trop jeune. Et Chaddy le savait.
— Elle en a déduit que vous reveniez à votre premier choix. Le drame a dû se dérouler comme suit : cette nuit-là, miss Chadwick était agitée ; elle se leva, vit une lumière dans le pavillon et bondit hors de l’école. Son but : affronter le cambrioleur qui, pour la seconde fois, s’était introduit dans le même endroit ; dans son esprit, l’arme sommaire dont elle s’était munie devait lui permettre de se défendre, si on l’attaquait. Et qui a-t-elle trouvé ? Eleanor Vansittart, penchée sur un casier ! De toute évidence, un choc cérébral s’ensuivit. À demi inconsciente, elle leva le bras et frappa. N’étant pas une criminelle née, miss Chadwick ne tarda pas à être épouvantée par son geste.
« Miss Vansittart morte, miss Chadwick était certaine de vous succéder à la direction. Aussi n’a-t-elle pas avoué son crime. Et, quand on l’a questionnée au sujet de la crosse de hockey gisant dans un coin du pavillon, elle a promptement répondu qu’elle-même l’avait apportée. Une raison à cela : elle ne voulait pas qu’on la soupçonnât de s’être servie de l’un des boudins restés dans un coin de l’école depuis les raids de la dernière guerre.
— Pourquoi Ann Shapland a-t-elle pris une arme similaire pour tuer Mlle Blanche ? demanda miss Bulstrode.
— Tout simplement pour éviter le bruit d’un coup de feu. Rappelez-vous le premier assassinat, celui de miss Springer : la détonation du pistolet dont la criminelle s’était alors munie l’obligea à fuir. D’autre part, Shapland est très rusée : en choisissant un boudin, elle voulait lier la mort de la Française, dont elle était responsable, à celle de miss Vansittart, abattue par miss Chadwick. Très adroit !
— Je n’arrive pas à comprendre ce qu’Eleanor Vansittart faisait dans le pavillon des sports !
— Mon idée est que la disparition de Shaila la tourmentait beaucoup plus qu’il ne le paraissait. De fait, elle était aussi inquiète que miss Chadwick. Et sa responsabilité ne faisait aucun doute, puisqu’elle vous remplaçait directement. En outre, elle a d’abord minimisé l’affaire, par crainte de faire face à des incidents déplaisants.
— Ce qui revient à dire que, sous des apparences d’énergie, se cachait une certaine faiblesse, murmura miss Bulstrode. Parfois, je m’en suis doutée.
— Elle aussi, je pense, ne pouvait trouver le sommeil. Elle s’est donc rendue au pavillon pour fouiller le casier de Shaila dans l’espoir de trouver quelque chose se rapportant à la disparition de la jeune fille.
— Vous semblez avoir une explication pour tout, monsieur Poirot !
— C’est sa spécialité, intervint Kelsey, non sans malice.
— Et dans quel but avez-vous demandé à Eileen Rich d’esquisser les traits de différents membres de mon personnel ?
— Je désirais me rendre compte si Jennifer serait apte à reconnaître un visage. Preuve me fut donnée que, s’intéressant exclusivement à ses affaires personnelles, cette jeune fille ne jetait que de vagues regards sur son entourage, ne retenant que les lignes générales. Par exemple, elle n’a pas identifié Mlle Blanche, dont, seule, la coiffure avait été modifiée. À plus forte raison, n’aurait-elle pas reconnu Ann Shapland qu’elle ne rencontrait guère.
— Pensez-vous que la femme à la raquette était Ann Shapland ?
— Oui. Un « travail » exclusivement féminin : vous vous souvenez certainement du jour où vous avez sonné pour qu’elle vienne prendre un message destiné à Julia Upjohn. Comme l’appel restait sans réponse, vous avez chargé Paula, une élève, de cette mission. Shapland était occupée… ailleurs. Habituée à se déguiser, peu de temps lui a suffi : une perruque blonde, des sourcils modifiés grâce à quelques coups de crayon, une robe et un chapeau hors du commun (jouer à l’Américaine). Les esquisses de miss Rich m’avaient prouvé combien il est facile, pour une femme, de se donner une tout autre allure.
— Eileen Rich…, murmura miss Bulstrode, je me demande…
— Qu’elle vienne, coupa Poirot. C’est le meilleur moyen.
Il se tourna discrètement vers Kelsey et l’inspecteur déclara qu’il lui fallait partir.
Quelques instants plus tard, miss Rich fit son apparition, traits tirés, mais avec une expression de défi dans le regard.
— Vous voulez savoir, dit-elle d’emblée à miss Bulstrode, ce que je faisais à Ramat ?
— Je crois m’en douter, répondit la directrice.
— Exactement, coupa Poirot. Aujourd’hui, les jeunes n’ignorent aucune des réalités de la vie… mais leurs yeux reflètent souvent une parfaite innocence.
Sur ce, il prit rapidement congé.
— Alors, c’était bien cela ? reprit miss Bulstrode, aussitôt après son départ. Jennifer avait simplement noté que la femme vue par elle à Ramat était très forte. Elle n’a pas su qu’il s’agissait d’une personne enceinte.
— Oui, vous avez vu juste, répondit Eileen Rich sans hésiter. J’allais être mère et je ne voulais pas perdre mon emploi à Meadowbank. Aussi suis-je restée ici jusqu’au moment où… la chose a commencé à se voir. Un docteur m’a donné un certificat de maladie, et j’ai décidé de me rendre dans un pays éloigné, où personne ne serait susceptible de me reconnaître. L’enfant est mort. Je suis revenue pour le trimestre suivant, et j’espérais que le tout demeurerait un secret. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai répondu, en premier lieu, que je me serais empressée de refuser une offre d’association, si vous l’aviez faite plus tôt. Maintenant seulement, face à la tourmente qui s’est abattue sur l’école, j’aurais pu être tentée de l’accepter.
Un silence, et elle ajouta, d’une voix neutre :
— Désirez-vous que je parte sur-le-champ, ou dois-je attendre la fin du trimestre en cours ?
— Vous resterez, répondit miss Bulstrode sans sourciller. Et si l’école continue, ce que je veux encore espérer, vous continuerez.
— Continuer ?… Entendez-vous que vous désirez me garder ?
— Évidemment ! Vous n’avez tué personne, ni convoité des bijoux. Une chose seulement : vous avez probablement voulu faire fi de vos instincts pendant une longue période et, finalement, vous vous êtes follement éprise de l’homme qui vous courtisait. Je suppose qu’il vous fut impossible de l’épouser.
— Il ne pouvait être question d’un mariage, et je le savais. Donc, l’homme n’est pas à blâmer.
— En somme, vous avez vécu un roman d’amour. Vous vouliez avoir un enfant ?
— Certainement.
— Eh bien ! J’ai quelque chose à ajouter : mon opinion est qu’en dépit de tout cela, votre réelle vocation est d’enseigner. Je dirai même que, pour vous, le professorat représente davantage qu’une vie normale avec un mari et des enfants.