AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

— Oui : laisser une certaine liberté à nos filles, sans oublier une surveillance appropriée.

— Exact. Et nous avons toujours réussi. Il n’y a jamais eu de scandale à Meadowbank. Vous pouvez être fière du succès obtenu.

— Je crois avoir bien rempli ma tâche. Mais si vous dirigiez cette école à ma place, quels changements décideriez-vous ? N’hésitez pas à parler. Votre réponse m’intéresserait beaucoup.

— Je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit à modifier. L’esprit de Meadowbank et son organisation sont parfaits.

— Donc vous suivriez les mêmes principes ?

— Certainement. Impossible de les améliorer.

Miss Bulstrode demeura silencieuse pendant un moment : « Me parle-t-elle ainsi pour me plaire ? » se dit-elle. S’exprimer autrement eût été un manque de tact, et à Meadowbank, le tact est capital, qu’il s’agisse des parents, des élèves, ou du personnel. « Oui, Eleanor a du tact… »

— Toutefois, reprit miss Bulstrode, à haute voix, il y a toujours des améliorations à apporter, ne serait-ce que parce que le caractère des gens et les conditions de vie évoluent.

— D’accord sur ce point. Il faut être de son époque. Mais il s’agit de votre école, Honoria ; vous en êtes l’essence même et savez que la tradition joue un grand rôle.

Miss Bulstrode ne répondit pas, bien qu’elle fût tentée de prononcer les mots décisifs. Et miss Vansittart devait s’en douter. La vérité était-elle qu’il répugnait à la directrice d’abandonner le gouvernail ? Cependant, avec des conseils appropriés, Eleanor ferait l’affaire. Certes, il y avait bien Chaddy, si dévouée, mais qui l’eût choisie en tant que responsable d’une école de premier ordre ?

Une cloche résonna, à distance.

— Mon cours d’allemand ! s’écria miss Vansittart.

Et rapidement – mais sans pour autant perdre de sa dignité – elle s’éloigna. La suivant à distance, yeux baissés, miss Bulstrode faillit se heurter à Eileen Rich, surgie d’une allée latérale.

— Oh ! excusez-moi, miss Bulstrode, je ne vous avais pas vue.

Comme à l’accoutumée, ses cheveux s’échappaient d’un chignon en désordre, et, une fois de plus, la directrice prit conscience de l’ossature exagérée de son visage. Une jeune femme étrange, mais dynamique et qui forçait l’attention.

— Vous avez un cours, maintenant ?

— Oui, le cours d’anglais.

— Et le professorat vous plaît ?

— C’est fascinant !

— Pourquoi ?

— Je ne cache pas que j’ai cherché à me l’expliquer. Est-ce parce qu’enseigner vous donne une réelle importance ? Non… ce serait de la vanité ! Cela évoque plutôt la pêche au harpon : on ne sait pas ce qui va surgir d’un fond encore inconnu, et c’est précisément le choc, le réflexe qui sont captivants. La qualité du réflexe, plus exactement. Malheureusement, elle fait parfois défaut parmi les élèves.

Miss Bulstrode acquiesça. Ainsi, elle ne s’était pas trompée : cette jeune fille avait une personnalité.

— Je pense qu’un jour ou l’autre, vous dirigerez votre propre école, dit-elle.

— Oh ! je l’espère de tout cœur.

— Peut-être avez-vous déjà des idées sur ce genre de fonction ?

— Chacun a ses idées, je suppose. Un grand nombre d’entre elles sont fantastiques, et mises à l’épreuve, conduiraient peut-être à un échec complet, mais il convient d’oser, d’apprendre sur le vif. On ne peut progresser avec la seule expérience des autres, n’est-ce pas ?

— Pas tout à fait. Les erreurs sont nécessaires, ne serait-ce que pour se perfectionner. Les risques ne vous effraient pas, je pense ?

— Je crois que j’ai toujours vécu parmi eux…

Une ombre passa sur le visage d’Eileen Rich, qui s’empressa d’ajouter :

— Il me faut vous quitter ! Les élèves m’attendent.

Miss Bulstrode la regarda s’éloigner :

« Dommage ! Pas encore mûre. Ce serait un gros risque », pensa-t-elle.

Miss Chadwick, qui passa à proximité, nota l’air soucieux de la directrice.

— Auriez-vous des soucis, Honoria ?

— La vérité est que j’hésite. Étrange de ma part : je sais ce que je désire faire… mais il ne serait pas digne de l’école de choisir un successeur qui n’aurait pas l’initiative voulue.

— Je voudrais tant que vous abandonniez cette idée de retraite. Vous faites corps avec Meadowbank qui ne peut se passer de vous.

— Meadowbank représente tout, pour vous, n’est-ce pas ?

— Il n’y a aucune école qui puisse lui être comparée !

Miss Bulstrode posa affectueusement une main sur l’épaule de sa collaboratrice :

— Exact, Chaddy ! Et vous êtes mon meilleur soutien. Rien de ce qui concerne l’école ne vous échappe.

Miss Chadwick rougit de plaisir. Il était si rare de voir Honoria Bulstrode sortir de sa réserve.

*

* *

— Impossible de jouer avec cette ignoble chose !

Désespérée, Jennifer jeta sa raquette à terre.

— Oh ! s’écria Julia, quel drame vous en faites !

Elle ramassa l’objet délaissé :

— Mais elle est en bien meilleur état que la mienne, une véritable ruine. On devait la remettre en état, mais maman a oublié !

— Toujours est-il que je la préfère à mon minable outil, répondit Jennifer qui s’en saisit et fit quelques essais :

— Eh bien ! elle me plaît, décida-t-elle. Faisons un troc, voulez-vous ?

— D’accord !

Aussitôt, les jeunes filles enlevèrent les étiquettes portant leurs noms respectifs, puis chacune recolla la sienne sur la raquette qui, désormais, lui appartiendrait.

*

* *

Adam sifflait joyeusement, tout en réparant le filet de tennis. Soudain, la porte du pavillon des sports s’ouvrit et Mlle Blanche, la « musaraigne », apparut. La vue de l’aide-jardinier parut la surprendre. Une courte hésitation et elle rentra à nouveau dans le pavillon.

« Que complote-t-elle ? » se dit Adam.

Il n’aurait guère fait attention à elle, n’était son attitude bizarre, qui l’intrigua immédiatement. L’air de quelqu’un qui se sent pris en défaut. Bientôt, elle sortit de nouveau, ferma la porte derrière elle et, au passage, interpella Adam :

— Ainsi, vous réparez le filet ?

— Il semble, mademoiselle.

— Splendides installations : la piscine, les courts, le pavillon ! Décidément, les sports sont appréciés en Angleterre !

— Je le suppose.

— Jouez-vous au tennis ?

Elle semblait s’intéresser au physique d’Adam d’une façon toute féminine.

— Non, mentit-il. Je n’ai pas le temps.

— Alors, au hockey ?

— Oh ! quand j’étais adolescent.

Un très court silence.

— Je n’avais pas encore eu le temps de faire un tour, reprit Angèle Blanche. Profitant du beau temps, j’ai pensé à visiter le pavillon des sports, pour le décrire à des amis qui tiennent une école en France.

De nouveau, Adam s’étonna quelque peu. On eût dit que la Française s’efforçait de justifier sa présence dans le pavillon. N’avait-elle pas le droit d’aller où bon lui semblait, dans toute la propriété ? Et pourquoi s’excuser, ou presque, auprès d’un aide-jardinier ?

Pensif, il regardait Mlle Blanche. Peut-être conviendrait-il d’en savoir davantage sur son compte. Subtilement, il modifia son attitude. Toujours respectueux, mais… moins. Il permit à ses yeux de faire comprendre à son interlocutrice qu’elle ne manquait pas de charme.

— Vous devez parfois trouver la vie monotone dans une école de jeunes filles, mademoiselle ? dit-il, enfin.

— Oh ! rien de très amusant, admit-elle.

— Cependant, vous avez du temps de reste…

De nouveau une pause. Sans doute Mlle Blanche se posait-elle de secrètes questions, le résultat étant qu’au regret d’Adam, elle reprit ses distances :

— Les conditions de vie sont excellentes ici…

Un léger signe de tête, ponctué d’un banal « au revoir », et elle s’éloigna rapidement.

« Décidément, elle mijote quelque chose, se dit encore Adam. Et cela doit se passer dans le pavillon des sports. »

D’instinct, il se dirigea vers celui-ci, et y jeta un regard. Rien de ce qu’il put voir ne paraissait avoir été dérangé. Mais Adam n’était pas convaincu.

Alors qu’il sortait, il se trouva face à Ann Shapland.

— Savez-vous où se trouve miss Bulstrode ? demanda-t-elle.

— Je crois qu’elle est retournée à l’école, miss. Elle vient de parler à Briggs.

— Et que faisiez-vous dans le pavillon ? reprit-elle en fronçant les sourcils.

Question qui déconcerta quelque peu l’aide-jardinier. « Un damné esprit soupçonneux », pensa-t-il. Puis il répondit, avec une légère trace d’insolence :

— J’ai eu l’idée d’y jeter un coup d’œil. Aucun mal, je suppose ?

— Ne devriez-vous pas plutôt finir votre travail ?

— Je viens de réparer le filet de tennis.

Et, se tournant vers le pavillon, il ajouta :

— Il vient d’être construit, n’est-ce pas ? Et cela a dû coûter cher. Rien n’est trop beau pour les jeunes pensionnaires.

— Elles payent en conséquence, répliqua Ann, sèchement.

— Au maximum, je pense, concéda Adam. Il comprenait à peine pourquoi il éprouvait soudain le désir de vexer la secrétaire. Une créature si sûre d’elle. Mais Ann ne lui en laissa pas le temps. Elle haussa les épaules, et partit en toute hâte, sans oublier de se retourner, cependant. Un regard sur Adam, puis sur le pavillon, et, semblant intriguée, elle disparut.

*

* *

De service de nuit au poste de police de Hurst Street, le sergent Green bâillait, quand la sonnerie du téléphone retentit. Quelques instants plus tard, l’attitude de Green s’était complètement modifiée, et il se saisit d’un bloc-notes :

— Vous dites bien : Meadowbank… Bien, et de qui s’agit-il ?… Épelez… Springer ?… Bon. Veillez à ce que rien ne soit dérangé. J’envoie quelqu’un au plus vite.

Et Green mit en branle la procédure habituelle.

— Meadowbank ? dit l’inspecteur Kelsey, au bout du fil. Une école de filles, que je sache ; qui a été tué ?

— Une certaine miss Springer, professeur de gymnastique.

— Voilà qui évoque un roman policier bon marché !

— Qui peut avoir commis un tel crime ? demanda Green.

— L’athlétisme n’exclut pas les intrigues amoureuses, sergent. Où a-t-on trouvé le corps ?

— Dans ce qu’ils appellent le pavillon des sports. Une expression snob, désignant sans doute le gymnase.

— Et la victime a été abattue d’un coup de revolver ?

— Oui.

— A-t-on découvert l’arme ?

— Non.

*

* *

L’entrée principale de Meadowbank était grande ouverte et le vestibule éclairé. Miss Bulstrode, la directrice, vint à la rencontre de l’inspecteur Kelsey. Comme la plupart des habitants des environs, il la connaissait de vue. Même à un pareil moment, elle conservait son sang-froid, et savait en imposer.

— Je suis l’inspecteur-détective Kelsey, dit le visiteur, avec toute la courtoisie voulue.

— Où voulez-vous vous rendre en premier ? Au pavillon des sports, sans doute… ou désirez-vous entendre, d’abord, tous les détails ?

— Le médecin légiste m’accompagne avec deux assistants pour examiner le corps. Peut-on leur montrer le chemin ? Pour ma part, il me conviendrait d’avoir un court entretien avec vous.

— Miss Rowan, l’une de mes collaboratrices, conduira le docteur. Déjà, quelqu’un est sur place pour empêcher qu’on touche à quoi que ce soit. Voulez-vous me suivre dans mon bureau ?

Là, la première question de Kelsey fut :

— Qui a découvert le corps ?

— Miss Johnson, la surveillante générale. L’une de nos pensionnaires souffrait cette nuit d’une oreille, et elle était auprès d’elle pour la soigner. Ce faisant, elle s’aperçut que le rideau d’une fenêtre était resté entrouvert et, en le refermant, elle vit de la lumière dans le pavillon des sports. À une heure du matin, tout aurait dû être éteint depuis longtemps.

— Je le conçois. Où se trouve miss Johnson ?

— Elle se tient à votre disposition. Voulez-vous lui parler ?

— Dans un moment. Veuillez continuer, madame.

— Miss Johnson alerta l’une de ses collègues, miss Chadwick, et elles décidèrent de se rendre sur place. Alors qu’elles sortaient d’ici, elles entendirent une détonation et coururent vers le pavillon, où elles…

— Je devine la suite, miss Bulstrode, et je vais entendre miss Johnson. Auparavant, pourriez-vous me donner quelques renseignements sur la victime. Était-elle depuis longtemps à Meadowbank ?

— Non. Miss Springer était nouvelle dans mon école. Celle qui l’a précédée est partie pour l’Australie.

— Et que savez-vous du passé de miss Springer ?

— Excellentes références, en vérité.

— Vous ne l’aviez jamais vue, auparavant ?

— Non.

— Avez-vous une quelconque idée, même vague, de la cause de cette tragédie ? Des ennuis… ou des complications… disons regrettables ?

— Rien que je sache. Et elle ne donnait nullement l’impression d’être tentée de vivre… une aventure. Pas elle !

— On a parfois des surprises. Après avoir entendu miss Johnson, je me rendrai au gym… plutôt au pavillon des sports, comme vous l’appelez.

— Il vient d’être construit, et se trouve près de la piscine. Naturellement, il y a un grand vestiaire où sont déposées, entre autres, les crosses de hockey et les raquettes de tennis. Sans oublier les maillots de bain.

— Miss Springer avait-elle une raison quelconque pour s’y trouver pendant la nuit ?

— Aucune, affirma miss Bulstrode, sans hésitation.

— Bien. Voulez-vous prier miss Johnson de venir ?

Miss Bulstrode sortit et revint bientôt avec la surveillante générale. À seule fin d’apaiser ses émotions, on lui avait administré une bonne dose de brandy, le résultat étant une tendance accrue à la loquacité.

— Voici l’inspecteur-détective Kelsey. Remettez-vous, Elspeth, et dites-lui exactement tout ce que vous savez.

— Horrible ! s’exclama miss Johnson. Je n’aurais jamais cru que miss Springer puisse être assassinée !

Impression qui retint l’attention de l’inspecteur.

— Et pourquoi, oserai-je demander ?

— Eh bien ! elle était si décidée. Le genre de femme qui aurait dû avoir raison d’un cambrioleur. De deux, même !

— Cambrioleurs, dites-vous ? Hum ! Au fait, y avait-il quoi que ce soit à voler dans le pavillon ?

— La vérité est que je ne saurais dire qu’il contienne des objets dignes d’être emportés.

— En somme, rien qui puisse justifier une effraction. La serrure a-t-elle été forcée ?

— J’avoue n’avoir pas pensé à la regarder… La porte était ouverte quand nous sommes venues.

— La serrure semblait intacte, précisa miss Bulstrode.

— Vous m’en direz tant, répondit Kelsey. Donc, on s’est servi d’une clef.

Puis, tourné vers miss Johnson, il demanda :

— Miss Springer était-elle populaire dans l’école ?

Une courte hésitation et l’interpellée répondit :

— Vraiment, je ne saurais le dire. Après tout, elle est morte.

— Ainsi, vous ne l’aimiez guère, insinua le policier, tenant compte des réflexes intimes de la surveillante.

— Je n’ai jamais eu l’impression que quiconque eût pu réellement s’attacher à elle. Elle était très réaliste et ne se privait pas de contredire les gens. En revanche, ses capacités professionnelles ne faisaient aucun doute et elle était très attachée à ses fonctions.

— De toute évidence, ponctua miss Bulstrode.

— Eh bien ! Miss Johnson, veuillez me préciser les faits.

— Jane, l’une de nos élèves, s’était réveillée avec de vives douleurs dans une oreille. Aussi allai-je chercher un calmant. À mon retour, je vis que le rideau d’une fenêtre était entrouvert. Craignant que l’air frais n’aggrave l’état de la malade, je me préparais à le fermer complètement quand, à ma grande surprise, j’aperçus une lumière dans le pavillon des sports. Aucune erreur possible, elle allait et venait.

— Vous voulez dire qu’on n’avait pas allumé l’éclairage habituel et qu’il s’agissait d’une lampe ou d’une torche portative ?

— Exactement, et je me demande encore qui a pu s’introduire à pareille heure, dans le pavillon… s’il ne s’agit pas d’un cambrioleur.

— Aucune idée ?

Miss Johnson lança un regard dans la direction de miss Bulstrode avant de répondre :

— Je n’ai aucun soupçon précis…

Miss Bulstrode vint à son secours :

— J’imagine que miss Johnson a cru que l’une de nos élèves avait un rendez-vous. Exact, Elspeth ?

La surveillante eut un léger sursaut.

— Sur le moment, admit-elle, oui. L’une de nos pensionnaires italiennes, peut-être. Les jeunes étrangères sont plus précoces que…

— Ne soyez pas insulaire, coupa de nouveau miss Bulstrode. Nombreuses sont les élèves britanniques qui seraient tentées de vivre une aventure.

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