Agnès Grey

Chapitre 11Les paysans.

N’ayant plus qu’une élève, quoiqu’elle medonnât plus de peine que trois ou quatre, et quoique sa sœur prîtencore des leçons d’allemand et de dessin, j’avais beaucoup plus detemps à ma disposition que je n’en avais jamais eu depuis quej’avais pris le joug de gouvernante ; temps que j’employaispartie à correspondre avec mes amis, partie à lire, à étudier, àpratiquer la musique, le chant, etc. ; et partie à me promenerdans le domaine ou les champs adjacents, avec mes élèves, si ellesdésiraient ma compagnie ; seule, si elles ne se souciaientpoint de m’avoir avec elles.

Souvent, quand elles n’avaient point sous lamain de plus agréable occupation, les miss Murray s’amusaient àvisiter les pauvres paysans qui demeuraient sur le domaine de leurpère, pour recevoir leurs hommages flatteurs ou pour entendre lesanciennes histoires et les commérages racontés par les vieillesfemmes ; ou peut-être pour le plaisir plus pur de faire desheureux par leur présence et leurs dons, si aisément accordés,reçus avec tant de reconnaissance. Quelquefois j’étais priéed’accompagner l’une des deux sœurs ou toutes les deux dans cesvisites, et quelquefois on me demandait d’y aller seule pourremplir quelque promesse qu’elles avaient été plus promptes à fairequ’à tenir, pour porter quelques petits dons, ou faire la lecture àceux qui étaient malades ou tristes. De cette façon, je fisquelques connaissances parmi les paysans ; et, de temps entemps, j’allais leur rendre visite pour mon propre compte.

J’avais généralement plus de satisfaction à yaller seule qu’avec l’une ou l’autre des jeunes ladies : car,par suite de leur éducation défectueuse, elles se comportaientenvers leurs inférieurs d’une manière qui m’était fort désagréableà voir. Elles regardaient ces pauvres créatures pendant leursrepas, faisant des remarques inciviles sur leur nourriture et leurfaçon de manger ; elles riaient de leur ignorance et de leurlangage campagnard, au point que quelques-uns osaient à peineparler ; elles traitaient de graves vieillards des deux sexes,de vieux fous et de vieilles bêtes, à leur nez, et cela sans aucuneintention de les offenser. Je pouvais voir que ces gens étaientsouvent offensés et ennuyés de cette conduite, quoique leur craintedes « grandes ladies » les empêchât de montrer aucunressentiment ; mais elles ne s’apercevaient de rien. Ellespensaient que ces paysans étant pauvres et ignorants, ils devaientêtre stupides et abrutis ; qu’aussi longtemps qu’elles, leurssupérieures, voudraient condescendre à leur parler, à leur donnerdes schellings, des demi-couronnes et des articles d’habillement,elles avaient le droit de s’amuser à leurs dépens ; que lepeuple devait les adorer comme des anges de lumière s’abaissant àpourvoir à leurs besoins et à illuminer leur humble demeure.

Je fis de nombreuses et diverses tentativespour débarrasser mes élèves de ces idées erronées sans alarmer leurorgueil, qui s’offensait vite et se calmait difficilement, maisavec peu de résultats, et je ne sais vraiment laquelle était leplus répréhensible des deux : Mathilde était plus rude et plusemportée ; mais Rosalie, que par son âge et son extérieurdistingué on eût pu croire plus raisonnable, était aussiinconsidérée, aussi insouciante, aussi étourdie qu’une enfant dedouze ans.

Par un beau soleil de la fin de février, je mepromenais un jour dans le parc, jouissant du triple luxe de lasolitude, d’un livre et d’un temps agréable : car missMathilde était montée à cheval, comme elle le faisait tous lesjours ; et mis Murray était sortie en voiture avec sa mèrepour faire quelques visites du matin. La pensée me vint alors delaisser là ces plaisirs égoïstes et le parc avec son magnifiqueciel bleu, le vent de l’ouest soufflant doucement dans ses branchessans feuillage, la neige que l’on voyait encore dans les bas-fonds,mais qui fondait rapidement sous les chauds rayons du soleil, etles gracieux daims broutant l’herbe humide qui commençait à prendrela fraîcheur et la verdure du printemps, et d’aller jusqu’aucottage de Nancy Brown, une pauvre veuve dont le fils travaillaittout le jour dans les champs ; elle était affligée d’uneinflammation des yeux qui, depuis quelque temps, la rendaitincapable de lire, à son grand chagrin, car c’était une femme d’unesprit sérieux et réfléchi. J’allai donc, et la trouvai seule,comme d’habitude, dans sa petite cabane sombre, sentant la fumée etl’air renfermé, mais aussi propre qu’elle la pouvait tenir. Je latrouvai assise devant son petit feu, tricotant activement, avec unpetit coussin à ses pieds, placé là pour la commodité de son gentilami le chat, qui y était couché mollement, sa longue queueencerclant ses pattes veloutées et les yeux demi-clos regardant lefeu d’un air rêveur.

« Eh bien, Nancy, comment allez-vous,aujourd’hui ?

– Doucement, miss. Mes yeux ne vont pasmieux, mais mon esprit est un peu plus tranquille, »répondit-elle en se levant et en me saluant d’un air content, cequi me fit plaisir à voir, car Nancy avait été quelque peu atteintede mélancolie religieuse.

Je la félicitai sur son changement. Elleconvint que c’était un grand bienfait du ciel, et s’en montratrès-reconnaissante, ajoutant :

« S’il plaît à Dieu de me conserver lavue et de me permettre de lire encore la Bible, je me croirai aussiheureuse qu’une reine.

– J’espère qu’il vous la conservera,Nancy, répondis-je ; et, en attendant, je viendrai vous fairela lecture de temps en temps, quand je pourrai disposer d’unmoment. »

Avec des expressions de reconnaissance, lapauvre femme se leva pour m’offrir une chaise ; mais, comme jelui en avais épargné la peine, elle s’occupa de tisonner le feu etd’y jeter quelques morceaux de bois, puis alla prendre sa Bible surle rayon, l’épousseta avec soin et me l’apporta. Lui ayant demandés’il y avait quelque passage qu’elle désirât entendre depréférence, elle me répondit :

« Eh bien, miss Grey, si cela vous estégal, j’aimerais à entendre ce chapitre de la première épître desaint Jean, qui dit : « Dieu est amour, et celui quihabite dans l’amour, habite en Dieu, et Dieu en lui. »

En cherchant un peu, je trouvai ces mots dansle quatrième chapitre. Lorsque je fus au quatrième verset, ellem’interrompit, et, en me demandant pardon d’une telle liberté, mepria de lire très-lentement, afin qu’elle pût bien saisir le sens,et d’appuyer sur chaque mot, espérant que je voudrais bienl’excuser, attendu qu’elle était une simple créature.

« Les plus sages personnes, répondis-je,pourraient réfléchir sur chacun de ces versets pendant une heure,et en tirer profit, et j’aime mieux les lire lentement quevite. »

Je finis donc le chapitre avec autant delenteur qu’elle le désirait, lisant, en outre, avec autantd’expression que je le pus. Mon auditeur m’écoutatrès-attentivement, et me remercia sincèrement lorsque j’eusterminé. Je demeurai sans rien dire environ une demi-minute, pourlui donner le temps de réfléchir sur cette lecture, quand, à masurprise, elle rompit le silence en me demandant comment jetrouvais M. Weston.

« Je ne sais, répliquai-je, un peudéconcertée par l’imprévu de la question ; je pense qu’ilprêche fort bien.

– Oui ! et il cause bienaussi !

– Vraiment ?

– Oui. Mais peut-être ne l’avez-vous pasvu beaucoup et n’avez-vous encore guère causé avec lui ?

– Non ; je ne parle jamais àpersonne, excepté aux jeunes ladies du château.

– Ah ! ce sont de charmantes etbonnes ladies ; mais elles ne peuvent causer comme lui.

– Il vient donc vous voir,Nancy ?

– Oui, miss, et j’en suis bienreconnaissante. Il vient nous voir, nous autres pauvres créatures,un peu plus souvent que ne le faisait M. Blight, et que lerecteur lui-même ; et il fait bien, car il est toujours lebienvenu. Nous n’en pourrions pas dire autant du recteur, car il yen a qui ont peur de lui. Quand il entre dans une maison, ilsdisent qu’il ne manque jamais de trouver tout mal, et il se met àréprimander aussitôt qu’il a passé la porte ; mais peut-êtrecroit-il que c’est son devoir de leur dire ce qui est mal. Etsouvent il vient pour gronder les gens de ce qu’ils ne vont pas àl’église, ou de ce qu’ils ne s’agenouillent pas et ne se lèvent pasquand les autres le font, ou de ce qu’ils vont à la chapelle desméthodistes, ou autre chose de cette sorte. Mais je ne puis direqu’il ait trouvé beaucoup à réprimander avec moi. Il vint me voirune fois ou deux avant l’arrivée de M. Weston, quand j’avaisl’esprit si malade ; comme ma santé allait très-mal aussi,j’osai l’envoyer chercher, et il vint tout de suite. J’étais biencruellement affligée, miss Grey. Grâce à Dieu, c’est un peu passémaintenant ; mais quand je prenais ma Bible, je n’en pouvaistirer aucune consolation. Ce même chapitre que vous venez de melire me troublait beaucoup. « Celui qui n’aime pas, ne connaîtpas Dieu. » Cela me semblait terrible ; car je sentaisque je n’aimais ni Dieu, ni le prochain, comme je l’aurais dû etcomme je l’aurais voulu. Et le chapitre précédent, où il estdit : « Celui qui est né de Dieu ne peut commettre lepéché. » Et un autre endroit où il est dit :« L’amour est l’accomplissement de la loi. » Et beaucoup,beaucoup d’autres, miss ; je vous fatiguerais si je vous lesdisais tous. Mais tout semblait me condamner, et me montrer que jen’étais pas dans la bonne voie. Et comme je ne savais pas comment yrentrer, j’envoyai Bill prier M. Hatfield d’être assez bon devenir me voir quelque jour ; et, quand il vint, je lui distous mes troubles.

– Et que vous dit-il, Nancy ?

– Il eut l’air de se moquer de moi, miss.Il se peut que je me trompe, mais il siffla d’une certaine façon etje vis un léger sourire sur son visage ; puis il dit :« Oh ! tout cela est de l’extravagance ! vous avezfréquenté les méthodistes, ma bonne femme. » Mais je lui disque je n’étais jamais allée chez les méthodistes. Il me ditalors : « Eh bien, il vous faut venir à l’église, où vousentendrez les Écritures correctement expliquées, au lieu de méditerlà sur votre Bible à la maison. » Je lui dis que j’avaistoujours fréquenté l’église lorsque j’étais en bonne santé ;mais que par ce froid hiver, et avec mes rhumatismes et mes autresinfirmités, je ne pouvais me hasarder à aller si loin. Mais il merépondit : « Cela fera du bien à votre rhumatisme demarcher jusqu’à l’église ; il n’y a rien comme l’exercice pourguérir le rhumatisme. Vous marchez assez bien dans les environs decette maison ; pourquoi ne pourriez-vous pas marcher jusqu’àl’église ? Le fait est que vous devenez trop esclave de vosaises, dit-il. Il est toujours facile d’inventer des excuses pouréluder son devoir. » Vous savez, miss Grey, qu’il n’en étaitpas ainsi. Pourtant je lui dis que j’essayerais. « Mais, jevous prie, monsieur, dis-je, si je vais à l’église, en serai-jemeilleure ? J’ai besoin de savoir que mes péchés sont effacés,de sentir qu’ils ne me seront jamais opposés, et que l’amour deDieu est répandu dans mon cœur, et si je ne retire aucun bien enlisant la Bible et en faisant mes prières à la maison, quel bientrouverai-je en allant à l’église ? – L’église, dit-il, est lelieu désigné par Dieu pour son culte. Il est de votre de voir d’yaller aussi souvent que vous le pouvez. Si vous avez besoin deconsolation, vous devez la chercher dans le sentier dudevoir. » Et il dit beaucoup d’autres choses encore, mais jene puis me souvenir de toutes ses belles paroles. Pourtant toutesse résumaient en ceci : que je devais aller à l’église aussisouvent que je le pourrais, et porter avec moi mon livre deprières, afin de lire tous les répons après le clerc, me lever,m’agenouiller, m’asseoir, aux moments indiqués, communier à toutesles occasions, écouter ses serments ou ceux de M. Blight, etque tout irait bien ; si je remplissais ainsi mon devoir, jefinirais certainement par recevoir la bénédiction de Dieu.« Mais si vous ne trouvez pas de consolation en suivant cettevoie, tout est fini, dit-il. – Vous penseriez donc, alors, que jeserais réprouvée ? dis-je. – Eh, si vous faites tout ce quevous pouvez pour entrer au ciel et que vous ne puissiez y réussir,vous devez être de ceux qui cherchent à entrer par une porteétroite et qui ne peuvent y parvenir. » Et il me demanda alorssi j’avais vu quelques-unes des ladies du château ce matin-là. Jelui dis que j’avais vu les jeunes miss aller sur la lande, et ilrenversa mon pauvre chat sur le plancher et courut après elles,aussi gai qu’une alouette : mais, moi, j’étais fort triste.Ses dernières paroles étaient tombées sur mon cœur et y restèrentcomme une masse de plomb jusqu’à ce que je fusse fatiguée de laporter. Pourtant, je suivis son avis : je pensais qu’il avaitde bonnes intentions, quoiqu’il eût une drôle de façon d’agir. Maisvous savez, miss, il est riche et jeune, et il ne peut guèrecomprendre les pensées d’une pauvre vieille femme comme moi. Je fisde mon mieux pour accomplir tout ce qu’il m’ordonnait… maispeut-être, miss, je vous ennuie avec mon bavardage ?

– Oh non ! Nancy, continuez,dites-moi tout.

– Eh bien ! mon rhumatisme allamieux ; je ne sais si ce fut ou non parce que j’allais àl’église, mais un dimanche matin qu’il gelait fort je contractaicette inflammation aux yeux. Elle ne se déclara pas tout à coup,mais peu à peu… Mais je vois que je vous parle de mes yeux, c’estdu trouble de mon esprit que je voulais vous parler ; et, pourvous dire la vérité, miss Grey, je ne crois pas qu’il ait été guéripar mes visites à l’église ; ma santé alla mieux, mais monesprit n’y gagna rien. J’écoutai et écoutai encore les ministres,je lus et relus mon livre de prières ; c’était comme « del’airain sonore et une cymbale qui tinte. » Les sermons, je nepouvais les comprendre, et le livre de prières ne servait qu’à memontrer combien j’étais perverse, puisque je pouvais lire de sibonnes paroles et n’en être pas meilleure, et je sentais souventque prier était pour moi un dur labeur et une lourde tâche, au lieud’un bienfait et d’un privilège comme pour tous les bons chrétiens.Il me semblait que tout était sombre et aride devant moi. Puis, cesmots terribles : « Beaucoup chercheront à entrer et ne lepourront pas ! » glaçaient mon esprit d’épouvante.

« Cependant un dimanche, queM. Hatfield prêchait sur le sacrement, je remarquai qu’ildit : « S’il est quelqu’un parmi vous qui ne puissecalmer sa conscience, mais ait besoin de consolation et deconseils, qu’il vienne me trouver ou aille à quelque autre sage etsavant ministre de la parole de Dieu, et qu’il découvre sontourment. » Aussi, le dimanche suivant, avant le service, jeme rendis dans la sacristie et commençai à parler de nouveau aurecteur. J’avais eu de la peine à prendre une telle liberté ;mais je pensai que, lorsque mon âme était en jeu, il ne me fallaitpas hésiter. Il me dit qu’il n’avait pas alors le temps dem’entendre. « Et d’ailleurs, dit-il, je n’ai pas autre chose àvous dire que ce que je vous ai déjà dit auparavant. Recevez lacommunion, et allez remplir votre devoir, et si cela ne vous sertpas, rien ne vous servira. Ainsi ne m’ennuyez pas davantage. »Je m’en allai donc. Mais j’entendis M. Weston, M. Westonétait là, miss, c’était son premier dimanche à Horton, vous savez,et il était en surplis dans la sacristie, aidant le recteur àpasser sa robe.

– Oui, Nancy.

– Et je l’entendis demander àM. Hatfield qui j’étais, et il répondit :« Oh ! c’est une singulière vieille folle. » Et jefus bien affligée, miss Grey ; j’allai à mon siège, etm’efforçai de faire mon devoir comme auparavant ; mais je nepus retrouver la tranquillité. Je communiai même, mais il me semblaque je buvais et mangeais ma condamnation. Aussi, je revins à lamaison cruellement troublée.

« Mais le lendemain, avant que j’eussefait le ménage, car, vraiment, miss, je n’avais pas le cœur àranger, à balayer, et à laver les pots, et je m’étais assise dansl’ordure, qui vois-je entrer ?… M. Weston. Je me levai ensursaut et me mis à balayer et à faire quelque chose, et jem’attendais à ce qu’il allait me réprimander sur mon oisiveté,ainsi que M. Hatfield n’eût pas manqué de le faire. Mais je metrompais. Il me dit seulement bonjour d’une façon très-civile. Jelui époussetai une chaise, et arrangeai un peu le foyer ; maisje n’avais pas oublié les paroles du recteur, et je lui dis :« Je m’étonne, monsieur, que vous vous soyez donné la peine devenir si loin pour voir une singulière vieille folle commemoi. » Il parut surpris de cela ; mais il voulut mepersuader que le recteur avait dit cela en plaisantant, et commecela ne réussissait pas, il me dit : « Eh bien, Nancy, ilne faut plus autant vous affecter de cela. M. Hatfield étaitun peu de mauvaise humeur en ce moment-là : vous savez que nulde nous n’est parfait, et que Moïse même parla inconsidérément etcontre l’esprit de Dieu de ses propres lèvres. Mais asseyez-vousune minute, si vous en avez le temps, et dites-moi tous vos douteset vos craintes, et je m’efforcerai de les dissiper. » Ainsije m’assis à côté de lui. Il était tout à fait un étranger, voussavez, miss Grey, et même plus jeune que M. Hatfield, jecrois ; je lui avais vu une physionomie moins agréable quecelle de M. Hatfield, et à première vue il paraissait plutôtun peu sévère ; mais il parlait avec tant de civilité !et quand la chatte, pauvre créature, sauta sur ses genoux, il nefit que sourire un peu et la caresser de la main ; je pensaique c’était là un bon signe : car, une fois qu’elle fit lamême chose pour le recteur, il la jeta brusquement à terre, commepar mépris et par colère, la pauvre douce bête. Mais on ne peutattendre d’une chatte qu’elle connaisse la civilité comme unechrétienne, vous savez, miss Grey.

– Non, certainement, Nancy. Mais que ditalors M. Weston ?

– Il ne dit rien ; mais il m’écoutaavec autant de calme et de patience qu’il est possible, et sansjamais faire paraître la moindre expression de mépris. Ainsi, jecontinuai et lui dis tout ce que je viens de vous dire, et mêmedavantage. « Eh bien, dit-il, M. Hatfield avait tout àfait raison de vous dire de persévérer à remplir vos devoirs ;mais, en vous conseillant d’aller à l’église et d’assister auservice, il n’a pas eu l’intention de vous dire que c’était là toutle devoir d’un chrétien ; il pensait que vous pourriezapprendre là ce qu’il faut faire en outre, et que vous seriezamenée peu à peu à prendre du plaisir à ces exercices, au lieu deles regarder comme une tâche et un fardeau. Et si vous lui aviezdemandé de vous expliquer ces mots qui vous troublent tant, jecrois qu’il vous eût dit que s’il y en a beaucoup qui cherchent àentrer par la porte étroite et qui ne le peuvent pas, ce sont leurspropres péchés qui les en empêchent ; absolument comme unhomme chargé d’un gros sac, qui voudrait passer par une porteétroite et qui ne pourrait y parvenir qu’en laissant le sacderrière lui. Mais vous, Nancy, je ne crains pas de le dire, vousn’avez point de péchés dont vous ne seriez aise de vousdébarrasser, si vous saviez comment. – Ah ! monsieur, vousdites la vérité, répondis-je. – Eh bien, continua-t-il, vousconnaissez le premier et grand commandement, et le second qui estsemblable au premier, commandements qui renferment toute la loi etles prophètes ? Vous dites que vous ne pouvez aimer Dieu. Maisje pense que, si vous pouviez sainement considérer ce que c’est queDieu, vous trouveriez remède à cela. Dieu est votre père, votremeilleur ami ; tout bienfait, tout ce qui est bon, agréable ouutile, vient de lui ; tout ce qui est mal, tout ce que vousavez raison de haïr, de mépriser et de craindre, vient de Satan,son ennemi aussi bien que le nôtre. C’est pour cela que Dieu s’estmanifesté dans la chair, afin de pouvoir détruire l’œuvre du démon.En un mot, Dieu est amour,et plus nous avons en nousd’amour, plus nous sommes rapprochés de lui, plus nous possédons deson esprit. – Ah ! monsieur, dis-je, si je peux toujourspenser à ces choses, je crois que je pourrai toujours bien aimerDieu ; mais, comment puis-je aimer mes semblables, lorsqu’ilsme font du mal, et sont pour la plupart si méchants et sipécheurs ? – Cela peut sembler difficile, dit-il, d’aimer nossemblables, qui sont si imparfaits et dont les fautes souventéveillent le mal qui est en nous. Mais souvenez-vous que c’est Dieuqui les a faits et qu’il les aime ; que quiconque aime celuiqui a engendré, aime aussi celui qui a été engendré ; et quesi Dieu nous a aimés au point de laisser mourir pour nous son Filsunique, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. Mais sivous ne pouvez éprouver une affection positive pour ceux qui ne sesoucient pas de vous, vous pouvez au moins tâcher de leur faire ceque vous voudriez qui vous fût fait. Vous pouvez vous efforcer deplaindre leurs chutes et d’excuser leurs offenses, de faire en unmot tout le bien que vous pourrez à ceux qui vous environnent. Etsi vous vous accoutumez à cela, Nancy, cet effort même vous ferales aimer un peu, sans parler de la bonté que votre bienveillanceengendrera en eux, quoiqu’ils puissent n’avoir pas grand’chose debon en eux. Si vous aimons Dieu et voulons le servir,efforçons-nous d’être comme lui, de faire son œuvre, de travaillerà sa gloire, qui est le bien de l’homme, de hâter l’avènement deson royaume, qui est la paix et le bonheur du monde entier. Dans cebut, quelque impuissants que nous paraissions être, en faisant toutle bien que nous pouvons dans le cours de notre vie, le plus humblede nous peut faire beaucoup. Vivons donc dans l’amour, afin qu’ilpuisse demeurer en nous et nous en lui. Plus nousaccordons d’amour, plus nous en recevrons, même ici-bas, et plusgrande sera notre récompense au ciel, à la fin de nos labeurs. Jecrois, miss, que ce sont là ses propres paroles, car j’y ai penséplus d’une fois. » Alors, il prit la Bible, en lut çà et làdes passages qu’il m’expliquait aussi clairs que le jour. Il mesembla qu’une nouvelle lumière se faisait dans mon âme ; jesentais comme un rayon qui pénétrait mon cœur, et j’aurais désiréque le pauvre Bill et tout le monde fût là pour l’entendre et pourse réjouir avec moi.

« Après qu’il fut parti, Hannah Rogers,une de mes voisines, entra et me demanda si je voulais l’aider àlaver. Je lui dis que je ne le pouvais pas en ce moment, car jen’avais pas encore mis sur le feu les pommes de terre pour ledîner, et n’avais pas lavé la vaisselle du déjeuner. Elle commençaalors à me reprocher mon oisiveté. Je fus un peu vexée, mais je nelui dis rien de mal ; je lui dis seulement, d’une manièretrès-calme, que je venais d’avoir la visite du nouveau vicaire,mais que j’allais faire mon ouvrage aussi vite que je le pourrais,et qu’ensuite j’irais l’aider. Elle s’adoucit alors, et je sentismon cœur s’échauffer pour elle, et en un instant nous fûmestrès-bonnes amies. Et c’est pourtant ainsi, miss Grey : unedouce réponse fait tomber la colère, mais de dures parolesl’attisent, non-seulement en ceux à qui vous parlez, mais envous-même.

– C’est bien vrai, Nancy, si nouspouvions toujours nous en souvenir !

– Oui, si nous pouvions !

– Et M. Weston vint-il jamais vousrevoir depuis ?

– Oui, plusieurs fois ; et, depuisque mes yeux sont si malades, il s’assied et me lit la Biblependant des demi-heures ; mais vous savez, miss, il a d’autresgens à voir et autre chose à faire. Dieu le bénisse ! Et ledimanche suivant il prêcha un si beau sermon ! Son texteétait : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués etlourdement chargés, et je vous donnerai le repos, » et lesdeux consolants versets qui suivent. Vous n’étiez pas là, miss,vous étiez auprès de vos amis alors, mais ce sermon me fit siheureuse ! Et je suis heureuse maintenant, grâce à Dieu, et jeprends plaisir à faire quelque petite chose pour mes voisins, ceque peut faire une pauvre vieille créature à moitié aveugle commemoi, et ils se montrent reconnaissants et bons pour moi, comme ildisait. Vous voyez, miss, je tricote en ce moment une paire debas ; c’est pour Thomas Jackson ; c’est un pauvrevieillard assez querelleur ; nous avons eu beaucoup dedifficultés ensemble, et quelquefois nous avons été bien ennemisl’un de l’autre. Aussi, j’ai pensé que je ne pouvais mieux faireque de lui tricoter une paire de bas bien chauds ; et, depuisque j’ai commencé, j’ai ressenti que je l’aimais un peu plus, lepauvre vieux. C’est arrivé juste comme l’a dit M. Weston.

– Je suis très-contente de vous voir siheureuse, Nancy, et si sage ; mais il faut maintenant que jem’en aille, on peut avoir besoin de moi au château, »dis-je ; et lui disant au revoir, je partis, lui promettant derevenir lorsque j’aurais le temps, et me sentant presque aussiheureuse qu’elle.

Une autre fois, j’allai faire la lecture à unpauvre laboureur qui était arrivé à la dernière période deconsomption. Les jeunes ladies étaient allées le voir, et il leuravait fait promettre d’aller lui lire la Bible ; mais c’étaittrop de dérangement pour elles, et elles m’avaient prié de lesremplacer, ce que je fis assez volontiers. Là aussi je fusgratifiée des éloges de M. Weston, par le malade et par safemme. Le premier me dit qu’il avait reçu une grande consolation etun grand soulagement des visites du nouveau vicaire, qui venaitfréquemment le voir, et qui était « une autre sorted’homme » que M. Hatfield ; que ce dernier, avantl’arrivée de l’autre à Horton, lui avait de temps à autre fait unevisite, pendant laquelle il voulait que la porte du cottage fûtouverte, afin de laisser entrer l’air, sans s’inquiéter si c’étaitnuisible au malade ; qu’après avoir ouvert son livre deprières et lu une partie du service pour les malades, il s’enfuyaitavec précipitation, si toutefois il ne demeurait pas pour fairequelque dure réprimande à la pauvre femme, ou pour faire quelqueobservation stupide, pour ne pas dire cruelle, plutôt pouraccroître que pour diminuer le tourment du pauvre couplesouffrant.

« Au contraire, M. Weston prie avecmoi d’une toute différente manière, et me parle avec la plus grandebonté ; et souvent aussi il me fait la lecture, et s’assied àcôté de moi comme un frère.

– Tout cela est vrai ! s’écria lafemme. Et il y a environ trois semaines, lorsqu’il vit le pauvreJem trembler la fièvre et quel misérable feu nous avions, il medemanda si notre provision de charbon était bientôt épuisée. Je luidis que oui, et que nous étions assez embarrassés pour en avoird’autre : vous savez, je ne lui disais pas cela pour qu’ilnous aidât ; cependant il nous envoya un sac de charbon lelendemain, et, depuis ce temps, nous avons toujours eu bon feu, cequi est un grand bienfait par ce temps d’hiver. Mais c’est samanière de faire, miss Grey : quand il va voir un malade chezde pauvres gens, il remarque ce dont ils ont besoin, et, s’il pensequ’ils ne peuvent se le procurer eux-mêmes, il ne dit rien, mais ill’achète pour eux. Et ce n’est pas le premier venu qui ferait cela,ayant aussi peu qu’il a : car vous savez, madame, il n’a pourvivre que ce que lui donne le recteur, et on dit que c’est assezpeu de chose. »

Je me souvins alors, avec une espèce detriomphe, qu’il avait été qualifié de brute vulgaire par l’aimablemiss Murray, parce qu’il avait une montre d’argent et portait deshabits moins élégants et moins neufs que ceux deM. Hatfield.

En retournant à la maison, je me sentistrès-heureuse et remerciai Dieu de ce que j’avais maintenantquelque chose pour occuper ma pensée, quelque chose pour rompre latriste monotonie, la pénible solitude de ma vie : car j’étaisseule. Jamais, excepté de loin en loin, et durant mes courtsinstants de repos chez mes parents, je n’avais rencontré personne àqui je pusse ouvrir mon cœur, ou dire librement mes pensées avecl’espoir d’éveiller quelque sympathie ou même d’êtrecomprise ; personne, excepté la pauvre Nancy Brown, avec quije pusse avoir un moment de véritable commerce social ou dont laconversation pût me rendre meilleure, plus sage ou plus heureuse.Ma seule compagnie, jusque-là, avait été des enfants grossiers etignorants, de jeunes filles à la tête écervelée, contre lesfatigantes folies desquelles la solitude était un bienfait souventdésiré et hautement apprécié. Être réduite à une telle sociétéétait un mal sérieux, et dans ses effets immédiats, et dans lesconséquences qui en devaient probablement découler. Jamais une idéenouvelle ou une pensée excitante ne m’arrivait du dehors ; et,s’il s’en élevait quelques-unes en moi, elles étaient, pour laplupart, misérablement étouffées, parce qu’elles ne pouvaient voirla lumière.

Nos compagnons habituels, on le sait, exercentune grande influence sur nos esprits et nos manières. Ceux dont lesactions sont sans cesse devant nos yeux, dont les paroles résonnenttoujours à nos oreilles, nous amènent inévitablement, même malgrénous, peu à peu, graduellement, imperceptiblement peut-être, à agiret à parler comme eux. Je n’ai pas la prétention de montrer jusqu’àquel point s’étend cette irrésistible puissanced’assimilation ; mais, si un homme civilisé était condamné àpasser une douzaine d’années au milieu d’une race d’intraitablessauvages, à moins qu’il n’ait le pouvoir de les civiliser, je neserais pas étonnée qu’à la fin de cette période il ne fut devenuquelque peu barbare lui-même. Ne pouvant donc rendre mes jeunescompagnons meilleurs, je redoutais fort qu’ils ne me rendissentpire, qu’ils n’amenassent peu à peu mes sentiments, mes habitudes,mes capacités, au niveau des leurs, sans me donner leur insoucianceet leur joyeuse vivacité.

Déjà il me semblait que mon intelligence sedétériorait, que mon cœur se pétrifiait, que mon âmes’endurcissait ; et je tremblais de voir mes perceptionsmorales s’affaiblir, mes idées du bien et du mal se confondre, ettoutes mes plus précieuses facultés périr sous l’influence mortelled’un tel mode de vie. Les grossières vapeurs de la terres’élevaient autour de moi et allaient obscurcir mon ciel intérieur.Et c’est à ce moment que M. Weston apparaissait dans monhorizon comme l’étoile du matin, pour me sauver de la crainte desténèbres qui allaient m’envelopper. Je me réjouissais d’avoir enfinun sujet de contemplation qui fût au-dessus de moi et nonau-dessous. J’étais heureuse de voir que tout le monde n’était pascomposé seulement de Bloomfields, de Murrays, d’Hatfields,d’Ashbys, etc., et que l’excellence humaine n’était pas un simplerêve de l’imagination. Lorsque nous entendons dire un peu de bienet aucun mal d’une personne, il est aisé et agréable d’en imaginerplus de bien encore ; il est donc inutile d’analyser toutesmes pensées ; qu’il me suffise de dire que le dimanche étaitdevenu pour moi un jour de plaisir tout particulier, car j’aimais àl’entendre, et aussi à le voir ; et pourtant, je savais qu’iln’était pas beau, ni même ce que l’on est convenu d’appeleragréable d’extérieur, mais certainement il n’était pas laid.

Sa taille était un peu, bien peu, au-dessus dela moyenne. La coupe de sa figure aurait pu être trouvée tropcarrée pour être belle, mais cela m’annonçait un caractère décidé.Ses cheveux, d’un brun foncé, n’étaient pas soigneusement boucléscomme ceux de M. Hatfield, mais simplement brossés sur le côtéd’un front large et blanc ; les sourcils étaient, je crois,trop proéminents, mais au-dessous étincelait un œil d’unesingulière puissance, brun de couleur, petit et un peu enfoncé,mais d’un éclat brillant et plein d’expression. Il y avait ducaractère aussi dans la bouche, quelque chose qui annonçait lafermeté de dessein et le penseur ; et quand il souriait… maisje ne dirai rien de cela maintenant : car, au moment dont jeparle, je ne l’avais jamais vu sourire, et son apparence généralene me donnait point l’idée que ce fût un homme aussi simple etaussi affable que me l’avaient dépeint les paysans. J’avais depuislongtemps mon opinion formée sur lui ; et, quoi que pût diremiss Murray, j’étais convaincue que c’était un homme d’un sensferme, d’une foi robuste, d’une piété ardente, mais réfléchi etsévère. Et quand je trouvai qu’à ces excellentes qualités iljoignait aussi une grande bonté et une grande douceur, cettedécouverte me fit d’autant plus de plaisir que je m’y attendaismoins.

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