Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. Et malgré tout,la souffrance qu’il me causait était peut-être dépassée encore parla curiosité de connaître les causes de ce malheur qu’Albertineavait désiré, retrouvé. Mais les sources des grands événements sontcomme celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface dela terre, nous ne les retrouvons pas. Albertine avait-elle ainsiprémédité depuis longtemps sa fuite ? j’ai dit (et alors celam’avait paru seulement du maniérisme et de la mauvaise humeur, ceque Françoise appelait faire la « tête ») que, du jour oùelle avait cessé de m’embrasser, elle avait eu un air de porter lediable en terre, toute droite, figée, avec une voix triste dans lesplus simples choses, lente en ses mouvements, ne souriant plusjamais. Je ne peux pas dire qu’aucun fait prouvât aucune connivenceavec le dehors. Françoise me raconta bien ensuite qu’étant entréel’avant-veille du départ dans sa chambre elle n’y avait trouvépersonne, les rideaux fermés, mais sentant à l’odeur de l’air et aubruit que la fenêtre était ouverte. Et, en effet, elle avait trouvéAlbertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui elle eût pu,de là, correspondre, et, d’ailleurs, les rideaux fermés sur lafenêtre ouverte s’expliquaient sans doute parce qu’elle savait queje craignais les courants d’air et que, même si les rideaux m’enprotégeaient peu, ils eussent empêché Françoise de voir du couloirque les volets étaient ouverts aussi tôt. Non, je ne vois riensinon un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savaitqu’elle allait partir. La veille, en effet, elle prit dans machambre sans que je m’en aperçusse une grande quantité de papier etde toile d’emballage qui s’y trouvait, et à l’aide desquels elleemballa ses innombrables peignoirs et sauts de lit toute la nuitafin de partir le matin ; c’est le seul fait, ce fut tout. Jene peux pas attacher d’importance à ce qu’elle me rendit presque deforce ce soir-là mille francs qu’elle me devait, cela n’a rien despécial, car elle était d’un scrupule extrême dans les chosesd’argent. Oui, elle prit les papiers d’emballage la veille, mais cen’était pas de la veille seulement qu’elle savait qu’ellepartirait ! Car ce n’est pas le chagrin qui la fit partir,mais la résolution prise de partir, de renoncer à la vie qu’elleavait rêvée qui lui donna cet air chagrin. Chagrin, presquesolennellement froid avec moi, sauf le dernier soir, où, après êtrerestée chez moi plus tard qu’elle ne voulait, dit-elle – remarquequi m’étonnait venant d’elle qui voulait toujours prolonger, – elleme dit de la porte : « Adieu, petit, adieu, petit. »Mais je n’y pris pas garde au moment. Françoise m’a dit que lelendemain matin, quand elle lui dit qu’elle partait (mais, dureste, c’est explicable aussi par la fatigue, car elle ne s’étaitpas déshabillée et avait passé toute la nuit à emballer, sauf lesaffaires qu’elle avait à demander à Françoise et qui n’étaient pasdans sa chambre et son cabinet de toilette), elle était encoretellement triste, tellement plus droite, tellement plus figée queles jours précédents que Françoise crut quand elle lui dit :« Adieu, Françoise » qu’elle allait tomber. Quand onapprend ces choses-là, on comprend que la femme qui vous plaisaittellement moins maintenant que toutes celles qu’on rencontre sifacilement dans les plus simples promenades, à qui on en voulait deles sacrifier pour elle, soit au contraire celle qu’on préféreraitmille fois. Car la question ne se pose plus entre un certainplaisir – devenu par l’usage, et peut-être par la médiocrité del’objet, presque nul – et d’autres plaisirs, ceux-là tentants,ravissants, mais entre ces plaisirs-là et quelque chose de bienplus fort qu’eux, la pitié pour la douleur.
En me promettant à moi-même qu’Albertine serait ici ce soir,j’avais couru au plus pressé et pansé d’une croyance nouvellel’arrachement de celle avec laquelle j’avais vécu jusqu’ici. Maissi rapidement qu’eût agi mon instinct de conservation, j’étais,quand Françoise m’avait parlé, resté une seconde sans secours, etj’avais beau savoir maintenant qu’Albertine serait là ce soir, ladouleur que j’avais ressentie pendant l’instant où je ne m’étaispas encore appris à moi-même ce retour (l’instant qui avait suiviles mots : « Mademoiselle Albertine a demandé ses malles,Mademoiselle Albertine est partie »), cette douleur renaissaitd’elle-même en moi pareille à ce qu’elle avait été, c’est-à-direcomme si j’avais ignoré encore le prochain retour d’Albertine.D’ailleurs il fallait qu’elle revînt, mais d’elle-même. Dans toutesles hypothèses, avoir l’air de faire faire une démarche, de laprier de revenir irait à l’encontre du but. Certes je n’avais plusla force de renoncer à elle comme je l’avais eue pour Gilberte.Plus même que revoir Albertine, ce que je voulais c’était mettrefin à l’angoisse physique que mon cœur plus mal portant que jadisne pouvait plus tolérer. Puis à force de m’habituer à ne pasvouloir, qu’il s’agît de travail ou d’autre chose, j’étais devenuplus lâche. Mais surtout cette angoisse était incomparablement plusforte pour bien des raisons dont la plus importante n’étaitpeut-être pas que je n’avais jamais goûté de plaisir sensuel avecMme de Guermantes et avec Gilberte, mais que, ne lesvoyant pas chaque jour, à toute heure, n’en ayant pas lapossibilité et par conséquent pas le besoin, il y avait en moins,dans mon amour pour elles, la force immense de l’Habitude.Peut-être, maintenant que mon cœur, incapable de vouloir et desupporter de son plein gré la souffrance, ne trouvait qu’une seulesolution possible, le retour à tout prix d’Albertine, peut-être lasolution opposée (le renoncement volontaire, la résignationprogressive) m’eût-elle paru une solution de roman, invraisemblabledans la vie, si je n’avais moi-même autrefois opté pour celle-làquand il s’était agi de Gilberte. Je savais donc que cette autresolution pouvait être acceptée aussi, et par un seul homme, carj’étais resté à peu près le même. Seulement le temps avait joué sonrôle, le temps qui m’avait vieilli, le temps aussi qui avait misAlbertine perpétuellement auprès de moi quand nous menions notrevie commune. Mais du moins, sans renoncer à elle, ce qui me restaitde ce que j’avais éprouvé pour Gilberte, c’était la fierté de nepas vouloir être à Albertine un jouet dégoûtant en lui faisantdemander de revenir, je voulais qu’elle revînt sans que j’eussel’air d’y tenir. Je me levai pour ne pas perdre de temps, mais lasouffrance m’arrêta : c’était la première fois que je melevais depuis qu’Albertine était partie. Pourtant il fallait vitem’habiller afin d’aller m’informer chez son concierge.
La souffrance, prolongement d’un choc moral imposé, aspire àchanger de forme ; on espère la volatiliser en faisant desprojets, en demandant des renseignements ; on veut qu’ellepasse par ses innombrables métamorphoses, cela demande moins decourage que de garder sa souffrance franche ; ce lit paraît siétroit, si dur, si froid où l’on se couche avec sa douleur. Je meremis donc sur mes jambes ; je n’avançais dans la chambrequ’avec une prudence infinie, je me plaçais de façon à ne pasapercevoir la chaise d’Albertine, le pianola sur les pédales duquelelle appuyait ses mules d’or, un seul des objets dont elle avaitusé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaientenseigné mes souvenirs, semblaient vouloir me donner unetraduction, une version différente, m’annoncer une seconde fois lanouvelle de son départ. Mais sans les regarder, je les voyais, mesforces m’abandonnèrent, je tombai assis dans un de ces fauteuils desatin bleu dont, une heure plus tôt, dans le clair-obscur de lachambre anesthésiée par un rayon de jour, le glacis m’avait faitfaire des rêves passionnément caressés alors, si loin de moimaintenant. Hélas ! je ne m’y étais jamais assis, avant cetteminute, que quand Albertine était encore là. Aussi je ne pus yrester, je me levai ; et ainsi à chaque instant il y avaitquelqu’un des innombrables et humbles « moi » qui nouscomposent qui était ignorant encore du départ d’Albertine et à quiil fallait le notifier ; il fallait – ce qui était plus cruelque s’ils avaient été des étrangers et n’avaient pas emprunté masensibilité pour souffrir – annoncer le malheur qui venaitd’arriver à tous ces êtres, à tous ces « moi » qui ne lesavaient pas encore ; il fallait que chacun d’eux à son tourentendît pour la première fois ces mots : « Albertine ademandé ses malles » – ces malles en forme de cercueil quej’avais vu charger à Balbec à côté de celles de ma mère, –« Albertine est partie ». À chacun j’avais à apprendremon chagrin, le chagrin qui n’est nullement une conclusionpessimiste librement tirée d’un ensemble de circonstances funestes,mais la reviviscence intermittente et involontaire d’une impressionspécifique, venue du dehors, et que nous n’avons pas choisie. Il yavait quelques-uns de ces « moi » que je n’avais pasrevus depuis assez longtemps. Par exemple (je n’avais pas songé quec’était le jour du coiffeur), le « moi » que j’étaisquand je me faisais couper les cheveux. J’avais oublié ce« moi » – là, son arrivée fit éclater mes sanglots, commeà un enterrement, celle d’un vieux serviteur retraité qui a connucelle qui vient de mourir. Puis je me rappelai tout d’un coup quedepuis huit jours j’avais par moments été pris de peurs paniquesque je ne m’étais pas avouées. À ces moments-là je discutaispourtant en me disant : « Inutile, n’est-ce pas,d’envisager l’hypothèse où elle partirait brusquement. C’estabsurde. Si je la confiais à un homme sensé et intelligent (et jel’aurais fait pour me tranquilliser si la jalousie ne m’eût empêchéde faire des confidences), il me dirait sûrement : « Maisvous êtes fou. C’est impossible. » Et, en effet, ces derniersjours nous n’avions pas eu une seule querelle. On part pour unmotif. On le dit. On vous donne le droit de répondre. On ne partpas comme cela. Non, c’est un enfantillage. C’est la seulehypothèse absurde. » Et pourtant, tous les jours, en laretrouvant là le matin quand je sonnais, j’avais poussé un immensesoupir de soulagement. Et quand Françoise m’avait remis la lettred’Albertine, j’avais tout de suite été sûr qu’il s’agissait de lachose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçuplusieurs jours d’avance, malgré les raisons logiques d’êtrerassuré. Je me l’étais dit presque avec une satisfaction deperspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait nepouvoir être découvert, mais qui a peur et qui tout d’un coup voitle nom de sa victime écrit en tête d’un dossier chez le juged’instruction qui l’a fait mander. Tout mon espoir étaitqu’Albertine fût partie en Touraine, chez sa tante où, en somme,elle était assez surveillée et ne pourrait faire grand’chosejusqu’à ce que je l’en ramenasse. Ma pire crainte avait été qu’ellefût restée à Paris, partie à Amsterdam ou pour Montjouvain,c’est-à-dire qu’elle se fût échappée pour se consacrer à quelqueintrigue dont les préliminaires m’avaient échappé. Mais, enréalité, en me disant Paris, Amsterdam, Montjouvain, c’est-à-direplusieurs lieux, je pensais à des lieux qui n’étaient quepossibles. Aussi, quand la concierge d’Albertine répondit qu’elleétait partie en Touraine, cette résidence que je croyais désirer mesembla la plus affreuse de toutes, parce que celle-là était réelleet que pour la première fois, torturé par la certitude du présentet l’incertitude de l’avenir, je me représentais Albertinecommençant une vie qu’elle avait voulue séparée de moi, peut-êtrepour longtemps, peut-être pour toujours, et où elle réaliserait cetinconnu qui autrefois m’avait si souvent troublé, alors quepourtant j’avais le bonheur de posséder, de caresser ce qui enétait le dehors, ce doux visage impénétrable et capté. C’était cetinconnu qui faisait le fond de mon amour. Devant la ported’Albertine, je trouvai une petite file pauvre qui me regardaitavec de grands yeux et qui avait l’air si bon que je lui demandaisi elle ne voulait pas venir chez moi, comme j’eusse fait d’unchien au regard fidèle. Elle en eut l’air content. À la maison, jela berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa présence,en me faisant trop sentir l’absence d’Albertine, me futinsupportable. Et je la priai de s’en aller, après lui avoir remisun billet de cinq cents francs. Et pourtant, bientôt après, lapensée d’avoir quelque autre petite fille près de moi, de ne jamaisêtre seul, sans le secours d’une présence innocente, fut le seulrêve qui me permît de supporter l’idée que peut-être Albertineresterait quelque temps sans revenir. Pour Albertine elle-même,elle n’existait guère en moi que sous la forme de son nom, qui,sauf quelques rares répits au réveil, venait s’inscrire dans moncerveau et ne cessait plus de le faire. Si j’avais pensé tout haut,je l’aurais répété sans cesse et mon verbiage eût été aussimonotone, aussi limité que si j’eusse été changé en oiseau, en unoiseau pareil à celui de la fable dont le chant redisait sans finle nom de celle qu’homme, il avait aimée. On se le dit et, comme onle tait, il semble qu’on l’écrive en soi, qu’il laisse sa tracedans le cerveau et que celui-ci doive finir par être, comme un muroù quelqu’un s’est amusé à crayonner, entièrement recouvert par lenom, mille fois récrit, de celle qu’on aime. On le récrit tout letemps dans sa pensée tant qu’on est heureux, plus encore quand onest malheureux. Et de redire ce nom, qui ne nous donne rien de plusque ce qu’on sait déjà, on éprouve le besoin sans cesse renaissant,mais à la longue, une fatigue. Au plaisir charnel je ne pensaismême pas en ce moment ; je ne voyais même pas devant ma penséel’image de cette Albertine, cause pourtant d’un tel bouleversementdans mon être, je n’apercevais pas son corps, et si j’avais vouluisoler l’idée qui était liée – car il y en a bien toujoursquelqu’une – à ma souffrance, ç’aurait été alternativement, d’unepart le doute sur les dispositions dans lesquelles elle étaitpartie, avec ou sans esprit de retour, d’autre part les moyens dela ramener. Peut-être y a-t-il un symbole et une vérité dans laplace infime tenue dans notre anxiété par celle à qui nous larapportons. C’est qu’en effet sa personne même y est pour peu dechose ; pour presque tout le processus d’émotions, d’angoissesque tels hasards nous ont fait jadis éprouver à propos d’elle etque l’habitude a attachées à elle. Ce qui le prouve bien c’est,plus encore que l’ennui qu’on éprouve dans le bonheur, combien voirou ne pas voir cette même personne, être estimé ou non d’elle,l’avoir ou non à notre disposition, nous paraîtra quelque chosed’indifférent quand nous n’aurons plus à nous poser le problème (sioiseux que nous ne nous le poserons même plus) que relativement àla personne elle-même – le processus d’émotions et d’angoissesétant oublié, au moins en tant que se rattachant à elle, car il apu se développer à nouveau mais transféré à une autre. Avant cela,quand il était encore attaché à elle, nous croyions que notrebonheur dépendait de sa personne : il dépendait seulement dela terminaison de notre anxiété. Notre inconscient était donc plusclairvoyant que nous-même à ce moment-là en faisant si petite lafigure de la femme aimée, figure que nous avions même peut-êtreoubliée, que nous pouvions connaître mal et croire médiocre, dansl’effroyable drame où de la retrouver pour ne plus l’attendrepourrait dépendre jusqu’à notre vie elle-même. Proportionsminuscules de la figure de la femme, effet logique et nécessaire dela façon dont l’amour se développe, claire allégorie de la naturesubjective de cet amour.
L’esprit dans lequel Albertine était partie était semblable sansdoute à celui des peuples qui font préparer par une démonstrationde leur armée l’œuvre de leur diplomatie. Elle n’avait dû partirque pour obtenir de moi de meilleures conditions, plus de liberté,de luxe. Dans ce cas celui qui l’eût emporté de nous deux, c’eûtété moi, si j’eusse eu la force d’attendre, d’attendre le momentoù, voyant qu’elle n’obtenait rien, elle fût revenue d’elle-même.Mais si aux cartes, à la guerre, où il importe seulement de gagner,on peut résister au bluff, les conditions ne sont point les mêmesque font l’amour et la jalousie, sans parler de la souffrance. Sipour attendre, pour « durer », je laissais Albertinerester loin de moi plusieurs jours, plusieurs semaines peut-être,je ruinais ce qui avait été mon but pendant plus d’une année :ne pas la laisser libre une heure. Toutes mes précautions setrouvaient devenues inutiles si je lui laissais le temps, lafacilité de me tromper tant qu’elle voudrait, et si à la fin ellese rendait je ne pourrais plus oublier le temps où elle aurait étéseule, et, même l’emportant à la fin, tout de même dans le passé,c’est-à-dire irréparablement, je serais le vaincu.
Quant aux moyens de ramener Albertine, ils avaient d’autant plusde chance de réussir que l’hypothèse où elle ne serait partie quedans l’espoir d’être rappelée avec de meilleures conditionsparaîtrait plus plausible. Et sans doute pour les gens qui necroyaient pas à la sincérité d’Albertine, certainement pourFrançoise par exemple, cette hypothèse l’était. Mais pour maraison, à qui la seule explication de certaines mauvaises humeurs,de certaines attitudes avait paru, avant que je sache rien, leprojet formé par elle d’un départ définitif, il était difficile decroire que, maintenant que ce départ s’était produit, il n’étaitqu’une simulation. Je dis pour ma raison, non pour moi. L’hypothèsede la simulation me devenait d’autant plus nécessaire qu’elle étaitplus improbable et gagnait en force ce qu’elle perdait envraisemblance. Quand on se voit au bord de l’abîme et qu’il sembleque Dieu vous ait abandonné, on n’hésite plus à attendre de lui unmiracle.
Je reconnais que dans tout cela je fus le plus apathique quoiquele plus douloureux des policiers. Mais la fuite d’Albertine nem’avait pas rendu les qualités que l’habitude de la fairesurveiller par d’autres m’avait enlevées. Je ne pensais qu’à unechose : charger un autre de cette recherche. Cet autre futSaint-Loup, qui consentit. L’anxiété de tant de jours remise à unautre me donna de la joie et je me trémoussai, sûr du succès, lesmains redevenues brusquement sèches comme autrefois et n’ayant pluscette sueur dont Françoise m’avait mouillé en me disant :« Mademoiselle Albertine est partie. »
On se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine etmême de l’épouser, c’était pour la garder, savoir ce qu’ellefaisait, l’empêcher de reprendre ses habitudes avec MlleVinteuil. Ç’avait été, dans le déchirement atroce de sa révélationà Balbec, quand elle m’avait dit comme une chose toute naturelle etque je réussis, bien que ce fût le plus grand chagrin que j’eusseencore éprouvé dans ma vie, à sembler trouver toute naturelle, lachose que dans mes pires suppositions je n’aurais jamais été assezaudacieux pour imaginer. (C’est étonnant comme la jalousie, quipasse son temps à faire des petites suppositions dans le faux, apeu d’imagination quand il s’agit de découvrir le vrai.) Or cetamour né surtout d’un besoin d’empêcher Albertine de faire le mal,cet amour avait gardé dans la suite la trace de son origine. Êtreavec elle m’importait peu pour peu que je pusse empêcher« l’être de fuite » d’aller ici ou là. Pour l’en empêcherje m’en étais remis aux yeux, à la compagnie de ceux qui allaientavec elle et pour peu qu’ils me fissent le soir un bon petitrapport bien rassurant mes inquiétudes s’évanouissaient en bonnehumeur.
M’étant donné à moi-même l’affirmation que, quoi que je dussefaire, Albertine serait de retour à la maison le soir même, j’avaissuspendu la douleur que Françoise m’avait causée en me disantqu’Albertine était partie (parce qu’alors mon être pris de courtavait cru un instant que ce départ était définitif). Mais après uneinterruption, quand d’un élan de sa vie indépendante la souffranceinitiale revenait spontanément en moi, elle était toujours aussiatroce parce que antérieure à la promesse consolatrice que jem’étais faite de ramener le soir même Albertine. Cette phrase quil’eût calmée, ma souffrance l’ignorait. Pour mettre en œuvre lesmoyens d’amener ce retour, une fois encore, non pas qu’une telleattitude m’eût jamais très bien réussi, mais parce que je l’avaistoujours prise depuis que j’aimais Albertine, j’étais condamné àfaire comme si je ne l’aimais pas, ne souffrais pas de son départ,j’étais condamné à continuer de lui mentir. Je pourrais êtred’autant plus énergique dans les moyens de la faire revenir quepersonnellement j’aurais l’air d’avoir renoncé à elle. Je meproposais d’écrire à Albertine une lettre d’adieux où jeconsidérerais son départ comme définitif, tandis que j’enverraisSaint-Loup exercer sur Mme Bontemps, et comme à moninsu, la pression la plus brutale pour qu’Albertine revînt au plusvite. Sans doute j’avais expérimenté avec Gilberte le danger deslettres d’une indifférence qui, feinte d’abord, finit par devenirvraie. Et cette expérience aurait dû m’empêcher d’écrire àAlbertine des lettres du même caractère que celles que j’avaisécrites à Gilberte. Mais ce qu’on appelle expérience n’est que larévélation à nos propres yeux d’un trait de notre caractère quinaturellement reparaît, et reparaît d’autant plus fortement quenous l’avons déjà mis en lumière pour nous-même une fois, de sorteque le mouvement spontané qui nous avait guidé la première fois setrouve renforcé par toutes les suggestions du souvenir. Le plagiathumain auquel il est le plus difficile d’échapper, pour lesindividus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leursfautes et vont les aggravant), c’est le plagiat de soi-même.
Saint-Loup que je savais à Paris avait été mandé par moi àl’instant même ; il accourut rapide et efficace comme il étaitjadis à Doncières et consentit à partir aussitôt pour la Touraine.Je lui soumis la combinaison suivante. Il devait descendre àChâtellerault, se faire indiquer la maison de MmeBontemps, attendre qu’Albertine fût sortie, car elle aurait pu lereconnaître. « Mais la jeune fille dont tu parles me connaîtdonc ? » me dit-il. Je lui dis que je ne le croyais pas.Le projet de cette démarche me remplit d’une joie infinie. Elleétait pourtant en contradiction absolue avec ce que je m’étaispromis au début : m’arranger à ne pas avoir l’air de fairechercher Albertine ; et cela en aurait l’air inévitablement,mais elle avait sur « ce qu’il aurait fallu » l’avantageinestimable qu’elle me permettait de me dire que quelqu’un envoyépar moi allait voir Albertine, sans doute la ramener. Et si j’avaissu voir clair dans mon cœur au début, c’est cette solution, cachéedans l’ombre et que je trouvais déplorable, que j’aurais pu prévoirqui prendrait le pas sur les solutions de patience et que j’étaisdécidé à vouloir, par manque de volonté. Comme Saint-Loup avaitdéjà l’air un peu surpris qu’une jeune fille eût habité chez moitout un hiver sans que je lui en eusse rien dit, comme d’autre partil m’avait souvent reparlé de la jeune fille de Balbec et que je nelui avais jamais répondu : « Mais elle habite ici »,il eût pu être froissé de mon manque de confiance. Il est vrai quepeut-être Mme Bontemps lui parlerait de Balbec. Maisj’étais trop impatient de son départ, de son arrivée, pour vouloir,pour pouvoir penser aux conséquences possibles de ce voyage. Quantà ce qu’il reconnût Albertine (qu’il avait d’ailleurssystématiquement évité de regarder quand il l’avait rencontrée àDoncières), elle avait, au dire de tous, tellement changé et grossique ce n’était guère probable. Il me demanda si je n’avais pas unportrait d’Albertine. Je répondis d’abord que non, pour qu’il n’eûtpas, d’après ma photographie, faite à peu près du temps de Balbec,le loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n’avaitqu’entrevue dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernièreelle serait déjà aussi différente de l’Albertine de Balbec quel’était maintenant l’Albertine vivante, et qu’il ne lareconnaîtrait pas plus sur la photographie que dans la réalité.Pendant que je la lui cherchais, il me passait doucement la mainsur le front, en manière de me consoler. J’étais ému de la peineque la douleur qu’il devinait en moi lui causait. D’abord il avaitbeau s’être séparé de Rachel, ce qu’il avait éprouvé alors n’étaitpas encore si lointain qu’il n’eût une sympathie, une pitiéparticulière pour ce genre de souffrances, comme on se sent plusvoisin de quelqu’un qui a la même maladie que vous. Puis il avaittant d’affection pour moi que la pensée de mes souffrances luiétait insupportable. Aussi en concevait-il pour celle qui me lescausait un mélange de rancune et d’admiration. Il se figurait quej’étais un être si supérieur qu’il pensait que, pour que je fussesoumis à une autre créature, il fallait que celle-là fût tout àfait extraordinaire. Je pensais bien qu’il trouverait laphotographie d’Albertine jolie, mais comme, tout de même, je nem’imaginais pas qu’elle produirait sur lui l’impression d’Hélènesur les vieillards troyens, tout en cherchant je disaismodestement : « Oh ! tu sais, ne te fais pasd’idées, d’abord la photo est mauvaise, et puis elle n’est pasétonnante, ce n’est pas une beauté, elle est surtout bien gentille.– Oh ! si, elle doit être merveilleuse », dit-il avec unenthousiasme naïf et sincère en cherchant à se représenter l’êtrequi pouvait me jeter dans un désespoir et une agitation pareils.« Je lui en veux de te faire mal, mais aussi c’était bien àsupposer qu’un être artiste jusqu’au bout des ongles comme toi, toiqui aimes en tout la beauté et d’un tel amour, tu étais prédestinéà souffrir plus qu’un autre quand tu la rencontrerais dans unefemme. » Enfin je venais de trouver la photographie.« Elle est sûrement merveilleuse », continuait à direRobert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie.Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Safigure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la stupidité.« C’est ça la jeune fille que tu aimes ? » finit-ilpar me dire d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte deme fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l’airraisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu’on a devant unmalade – eût-il été jusque-là un homme remarquable et votre ami –mais qui n’est plus rien de tout cela car, frappé de foliefurieuse, il vous parle d’un être céleste qui lui est apparu etcontinue à le voir à l’endroit où vous, homme sain, vousn’apercevez qu’un édredon. Je compris tout de suite l’étonnement deRobert, et que c’était celui où m’avait jeté la vue de samaîtresse, avec la seule différence que j’avais trouvé en elle unefemme que je connaissais déjà, tandis que lui croyait n’avoirjamais vu Albertine. Mais sans doute la différence entre ce quenous voyions l’un et l’autre d’une même personne était aussigrande. Le temps était loin où j’avais bien petitement commencé àBalbec par ajouter aux sensations visuelles quand je regardaisAlbertine, des sensations de saveur, d’odeur, de toucher. Depuis,des sensations plus profondes, plus douces, plus indéfinissabless’y étaient ajoutées, puis des sensations douloureuses. BrefAlbertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé,que le centre générateur d’une immense construction qui passait parle plan de mon cœur. Robert, pour qui était invisible toute cettestratification de sensations, ne saisissait qu’un résidu qu’ellem’empêchait au contraire d’apercevoir. Ce qui avait décontenancéRobert quand il avait aperçu la photographie d’Albertine était nonle saisissement des vieillards troyens voyant passer Hélène etdisant : « Notre mal ne vaut pas un seul de sesregards », mais celui exactement inverse et qui faitdire : « Comment, c’est pour ça qu’il a pu se faire tantde bile, tant de chagrin, faire tant de folies ! » Ilfaut bien avouer que ce genre de réaction à la vue de la personnequi a causé les souffrances, bouleversé la vie, quelquefois amenéla mort de quelqu’un que nous aimons, est infiniment plus fréquentque celui des vieillards troyens et, pour tout dire, habituel. Cen’est pas seulement parce que l’amour est individuel, ni parce que,quand nous ne le ressentons pas, le trouver évitable et philosophersur la folie des autres nous est naturel. Non, c’est que, quand ilest arrivé au degré où il cause de tels maux, la construction dessensations interposées entre le visage de la femme et les yeux del’amant – l’énorme œuf douloureux qui l’engaine et le dissimuleautant qu’une couche de neige une fontaine – est déjà poussée assezloin pour que le point où s’arrêtent les regards de l’amant, pointoù il rencontre son plaisir et ses souffrances, soit aussi loin dupoint où les autres le voient qu’est loin le soleil véritable del’endroit où sa lumière condensée nous le fait apercevoir dans leciel. Et de plus, pendant ce temps, sous la chrysalide de douleurset de tendresses qui rend invisibles à l’amant les piresmétamorphoses de l’être aimé, le visage a eu le temps de vieilliret de changer. De sorte que si le visage que l’amant a vu lapremière fois est fort loin de celui qu’il voit depuis qu’il aimeet souffre, il est, en sens inverse, tout aussi loin de celui quepeut voir maintenant le spectateur indifférent. (Qu’aurait-ce étési, au lieu de la photographie de celle qui était une jeune fille,Robert avait vu la photographie d’une vieille maîtresse ?) Etmême, nous n’avons pas besoin de voir pour la première fois cellequi a causé tant de ravages pour avoir cet étonnement. Souvent nousla connaissions comme mon grand-oncle connaissait Odette. Alors ladifférence d’optique s’étend non seulement à l’aspect physique,mais au caractère, à l’importance individuelle. Il y a beaucoup dechances pour que la femme qui fait souffrir celui qui l’aime aittoujours été bonne fille avec quelqu’un qui ne se souciait pasd’elle, comme Odette, si cruelle pour Swann, avait été laprévenante « dame en rose » de mon grand-oncle, ou bienque l’être dont chaque décision est supputée d’avance, avec autantde crainte que celle d’une Divinité, par celui qui l’aime,apparaisse comme une personne sans conséquence, trop heureuse defaire tout ce qu’on veut, aux yeux de celui qui ne l’aime pas,comme la maîtresse de Saint-Loup pour moi qui ne voyais en elle quecette « Rachel Quand du Seigneur » qu’on m’avait tant defois proposée. Je me rappelais, la première fois que je l’avais vueavec Saint-Loup, ma stupéfaction à la pensée qu’on pût être torturéde ne pas savoir ce qu’une telle femme avait fait, de ne pas savoirce qu’elle avait pu dire tout bas à quelqu’un, pourquoi elle avaiteu un désir de rupture. Or je sentais que tout ce passé, maisd’Albertine, vers lequel chaque fibre de mon cœur, de ma vie, sedirigeait avec une souffrance, vibratile et maladroite, devaitparaître tout aussi insignifiant à Saint-Loup qu’il me ledeviendrait peut-être un jour à moi-même. Je sentais que jepasserais peut-être peu à peu, touchant l’insignifiance ou lagravité du passé d’Albertine, de l’état d’esprit que j’avais en cemoment à celui qu’avait Saint-Loup, car je ne me faisais pasd’illusions sur ce que Saint-Loup pouvait penser, sur ce que toutautre que l’amant peut penser. Et je n’en souffrais pas trop.Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. Je merappelais cette tragique explication de tant de nous qu’est unportrait génial et pas ressemblant comme celui d’Odette par Elstiret qui est moins le portrait d’une amante que du déformant amour.Il n’y manquait – ce que tant de portraits ont – que d’être à lafois d’un grand peintre et d’un amant (et encore disait-onqu’Elstir l’avait été d’Odette). Cette dissemblance, toute la vied’un amant – d’un amant dont personne ne comprend les folies –toute la vie d’un Swann la prouve. Mais que l’amant se double d’unpeintre comme Elstir et alors le mot de l’énigme est proféré, vousavez enfin sous les yeux ces lèvres que le vulgaire n’a jamaisaperçues dans cette femme, ce nez que personne ne lui a connu,cette allure insoupçonnée. Le portrait dit : « Ce quej’ai aimé, ce qui m’a fait souffrir, ce que j’ai sans cesse vu,c’est ceci. » Par une gymnastique inverse, moi qui avaisessayé par la pensée d’ajouter à Rachel tout ce que Saint-Loup luiavait ajouté de lui-même, j’essayais d’ôter mon apport cardiaque etmental dans la composition d’Albertine et de me la représentertelle qu’elle devait apparaître à Saint-Loup, comme à moi Rachel.Ces différences-là, quand même nous les verrions nous-même, quelleimportance y ajouterions-nous ? Quand autrefois à BalbecAlbertine m’attendait sous les arcades d’Incarville et sautait dansma voiture, non seulement elle n’avait pas encore« épaissi », mais à la suite d’excès d’exercice elleavait trop fondu ; maigre, enlaidie par un vilain chapeau quine laissait dépasser qu’un petit bout de vilain nez et voir de côtédes joues blanches comme des vers blancs, je retrouvais bien peud’elle, assez cependant pour qu’au saut qu’elle faisait dans mavoiture je susse que c’était elle, qu’elle avait été exacte aurendez-vous et n’était pas allée ailleurs ; et celasuffit ; ce qu’on aime est trop dans le passé, consiste tropdans le temps perdu ensemble pour qu’on ait besoin de toute lafemme ; on veut seulement être sûr que c’est elle, ne pas setromper sur l’identité, autrement importante que la beauté pourceux qui aiment ; les joues peuvent se creuser, le corpss’amaigrir, même pour ceux qui ont été d’abord le plus orgueilleuxaux yeux des autres, de leur domination sur une beauté, ce petitbout de museau, ce signe où se résume la personnalité permanented’une femme, cet extrait algébrique, cette constance, cela suffitpour qu’un homme attendu dans le plus grand monde, et quil’aimerait, ne puisse disposer d’une seule de ses soirées parcequ’il passe son temps à peigner et à dépeigner, jusqu’à l’heure des’endormir, la femme qu’il aime, ou simplement à rester auprèsd’elle, pour être avec elle, ou pour qu’elle soit avec lui, ouseulement pour qu’elle ne soit pas avec d’autres.