ALCIBIADE de Platon (Alcibiade mineur)

ALCIBIADE.
Il est malaisé de contredire ce qui est bien dit. Mais je
songe, Socrate, combien de maux l’ignorance cause aux
hommes. C’est elle qui, à notre insu, nous fait faire
tous les jours des choses qui nous sont funestes, et, ce
qu’il y a de plus déplorable, c’est elle qui nous porte à
demander aux dieux nos propres malheurs. Personne ne
s’en doute; et tout le monde se croit fort en état de
demander aux dieux du bonheur et non de la misère; car
ce ne serait pas là une prière, mais une véritable
imprécation.

SOCRATE.
Mais peut-être, mon cher Alcibiade, un homme plus sage
que toi et moi, nous dirait que nous avons grand tort
de blâmer ainsi l’ignorance indistinctement, sans
ajouter quelle sorte d’ignorance nous condamnons; et
que s’il y a des cas où elle est mauvaise, il y en a
d’autres où elle est bonne.

ALCIBIADE.
Comment dis-tu, Socrate, y a-t-il rien qu’il soit plus utile
d’ignorer que de savoir?

SOCRATE.
Oui, selon moi. Tu n’es pas de cet avis?

ALCIBIADE.
Non, certes, par Jupiter!

SOCRATE.
Assurément je ne t’accuserai pas de vouloir te porter
contre ta mère aux fureurs d’un Oreste, ou d’un
Alcméon, ou d’aucun autre parricide.

ALCIBIADE.
Comment! au nom des dieux, parle mieux, Socrate, je
t’en prie.

SOCRATE.
Tu as tort, Alcibiade, de me recommander cela, à moi
qui déclare que tu n’es pas capable de rien vouloir de
semblable; ce serait le cas, si l’on te disait le contraire,
puisque ces actions te paraissent si abominables qu’on
ne doit pas même les nommer légèrement. Mais, dis-
moi, crois-tu qu’Oreste, s’il avait été dans son bon sens,
et s’il eût su ce qu’il avait de mieux à faire, eût osé faire
ce qu’il fit?

ALCIBIADE.
Non, assurément.

SOCRATE.
Ni lui ni aucun autre?

ALCIBIADE.
Ni aucun autre.

SOCRATE.
L’ignorance de ce qui est bien, est donc un mal, à ce
qu’il paraît?

ALCIBIADE.
Du moins selon moi.

SOCRATE.
Et pour Oreste, et pour tout autre?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Examinons encore un peu ceci. S’il t’était monté tout
d’un coup dans la tête, croyant bien faire, d’aller tuer
Périclès, ton tuteur et ton ami; et si, prenant un
poignard, tu fusses allé droit à sa porte demander
s’il était chez lui, dans l’intention de le tuer, lui et non
pas un autre, et que l’on t’eût dit qu’il y était. Je ne veux
pas dire par là que tu aies jamais songé à une action si
horrible, mais tu pourras bien penser, je crois, qu’il n’y a
pas de raison pour qu’un homme qui ne connaît pas ce
qui est bien, ne se laisse entraîner à prendre pour bon ce
qui est mauvais en soi. Ne le penses-tu pas?

ALCIBIADE.
Sans doute.

SOCRATE.
Continuons. Tu entres chez Périclès, tu le vois,

mais tu ne le reconnais pas, et tu crois que c’est un
autre; oserais-tu encore le tuer?

ALCIBIADE.
Non, par Jupiter!

SOCRATE.
Car ce n’était pas à celui-là, mais à Périclès seul que tu
en voulais. N’est-ce pas?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Et toutes les fois que tu aurais été chez lui dans le même
dessein, et que tu ne l’aurais pas reconnu, tu ne lui
aurais fait aucun mal.

ALCIBIADE.
Aucun.

SOCRATE.
Quoi donc! crois-tu qu’Oreste eût porté ses mains sur sa
mère s’il ne l’avait pas reconnue?

  ALCIBIADE.

Non, je ne le crois pas.

SOCRATE.
Car il ne cherchait pas à tuer la première venue, ni la
mère de celui-ci ou de celui-là; mais il voulait tuer sa

propre mère.

ALCIBIADE.
C’est cela.

SOCRATE.
Cette sorte d’ignorance est donc très bonne à ceux qui
sont dans la disposition d’Oreste et égarés par de
semblables opinions.

ALCIBIADE.
Il semble.

SOCRATE.
Tu vois donc qu’en certains cas, l’ignorance est un bien,
et non pas un mal, comme tu le pensais tout à l’heure.

ALCIBIADE.
Je commence à le voir.

SOCRATE.
Bien plus, si tu veux prendre la peine d’examiner ce que
je vais te dire, tout absurde que cela soit en apparence,
peut-être conviendras-tu qu’il en est ainsi.

ALCIBIADE.
Qu’est-ce donc, Socrate?

SOCRATE.
C’est que, à vrai dire, il peut se faire que toutes les
sciences, sans la science de ce qui est bien, soient

rarement utiles à ceux qui les possèdent, et que le plus
souvent elles leur soient pernicieuses. Suis-moi, je te
prie: lorsque nous allons dire ou faire quelque chose, ne
faut-il pas, de toute nécessité, ou que nous sachions
véritablement ce que nous allons faire ou dire, ou
que nous croyions au moins le savoir?

ALCIBIADE.
Sans doute.

SOCRATE.
Selon ce principe, les orateurs qui tous les jours
conseillent le peuple, le conseillent sur les choses qu’ils
savent ou qu’ils croient savoir. Les uns lui donnent des
conseils sur la paix et sur la guerre; les autres, sur les
fortifications à élever, sur les ports à construire: en
un mot, la république ne prend aucune mesure intérieure
ou extérieure, que par le conseil des orateurs.

ALCIBIADE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
Vois un peu si, pour ce qui suit, je viendrai à bout de ma
démonstration. Ne dis-tu pas qu’il y a des hommes
sensés et d’autres qui ne le sont pas?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.

Les insensés ne sont-ils pas le grand nombre, et les
sensés une petite minorité?

ALCIBIADE.
Sans difficulté.

SOCRATE.
N’est-ce pas pour quelque motif que tu les appelles
sensés et insensés?

ALCIBIADE.
Assurément.

SOCRATE.
Appelles-tu donc sensé celui qui sait donner des
conseils, mais sans savoir ce qu’il y a à faire, ni dans
quel temps il faut le faire?

ALCIBIADE.
Non, certes.

SOCRATE.
Ni, je pense, celui qui sait faire la guerre, sans savoir ni
quand ni combien de temps elle est convenable?

ALCIBIADE.
Pas davantage.

SOCRATE.
Ni celui qui sait faire mourir, condamner à des amendes,
envoyer en exil, et qui ne sait ni quand ni envers qui de

telles mesures sont bonnes?

ALCIBIADE.
Je n’ai garde.

SOCRATE.
Mais celui qui sait faire toutes ces choses, pourvu qu’il
ait aussi la science de ce qui est bien, et cette science
est la même que la science de ce qui est utile, n’est-ce
pas?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Celui-là, nous l’appellerons un homme sensé, capable de
se conseiller lui-même et de conseiller la république.
Autrement nous en dirons tout le contraire. Que t’en
semble?

ALCIBIADE.
Je suis tout-à-fait de ton avis.

SOCRATE.
Quand quelqu’un sait monter à cheval, tirer de l’arc,
quand il est habile à la lutte, au pugilat, dans quelque
autre exercice gymnastique, ou dans un art
quelconque, comment l’appelles-tu, lorsqu’il sait ce qui
est bien suivant cet art? N’appelles-tu pas écuyer celui
qui est habile dans l’art de mener un cheval?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Lutteur celui qui est exercé à la lutte; musicien celui qui
sait la musique, et ainsi des autres? Ou en agis-tu
autrement?

ALCIBIADE.
Non; je fais comme tu dis.

SOCRATE.
Trouves-tu que ce soit une nécessité que celui qui est
habile dans un de ces arts soit un homme sensé, ou
dirons-nous qu’il s’en faut beaucoup?

ALCIBIADE.
Il s’en faut extrêmement, Socrate.

SOCRATE.
Que dirais-tu d’une république composée d’excellents
tireurs d’arc, de joueurs de flûtes, d’athlètes, et autres
gens de cette sorte, mêlés avec ceux dont nous avons
parlé tout-à-l ’heure, qui savent faire la guerre, et
condamner à mort, et avec ces orateurs enflés d’orgueil
politique; supposé qu’il leur manque à tous la science de
ce qui est bien, et que parmi eux il n’y ait pas un seul
homme qui sache, ni en quelle occasion, ni à quelle fin il
faut employer chacun de ces arts?

ALCIBIADE.

Je dirais, Socrate, que ce serait une assez mauvaise
république.

SOCRATE.
Tu le dirais bien plus lorsque tu verrais chacun d’eux,
plein d’ambition, employer tous les soins qu’il doit à la
chose publique, à tâcher d’y être le premier. c’est-
à-dire, le premier dans ce qui est bien suivant son art;
lorsque tu lui verrais faire la plupart du temps, contre ce
qui est réellement bien, des fautes graves et pour lui-
même et pour la république, s’abandonnant
inconsidérément au courant de l’opinion. Cela
étant, n’aurions-nous pas grande raison de dire qu’une
telle république ne peut qu’être pleine de désordre et
d’injustice?

ALCIBIADE.
Oui, par Jupiter, assurément!

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