APOLOGIE DE SOCRATE de Platon

Le jugement que vous venez de prononcer,
Athéniens, m’a peu ému, et par bien des raisons;
d’ailleurs je m’attendais à ce qui est arrivé. Ce qui me
surprend bien plus, c’est le nombre des voix pour ou
contre; j’étais bien loin de m’attendre à être condamné à
une si faible majorité; car, à ce qu’il paraît, il n’aurait
fallu que trois voix de plus pour que je fusse absous.
Je puis donc me flatter d’avoir échappé à Mélitus, et
non-seulement je lui ai échappé, mais il est évident que
si Anytus et Lycon ne se fussent levés pour m’accuser, il
aurait été condamné à payer mille drachmes ,
comme n’ayant pas obtenu la cinquième partie des
suffrages.
C’est donc la peine de mort que cet homme réclame
contre moi, à la bonne heure; et moi, de mon côté,
Athéniens, à quelle peine me condamnerai-je ? Je
dois choisir ce qui m’est dû; Et que m’est-il dû? Quelle
peine afflictive, ou quelle amende mérité-je, moi, qui me
suis fait un principe de ne connaître aucun repos
pendant toute ma vie, négligeant ce que les autres

recherchent avec tant d’empressement, les richesses, le
soin de ses affaires domestiques, les emplois militaires,
les fonctions d’orateur et toutes les autres dignités; moi,
qui ne suis jamais entré dans aucune des conjurations et
des cabales si fréquentes dans la république, me
trouvant réellement trop honnête homme pour ne pas
me perdre en prenant part à tout cela; moi qui, laissant
de côté toutes les choses où je ne pouvais être utile ni à
vous ni à moi, n’ai voulu d’autre occupation que celle de
vous rendre à chacun en particulier le plus grand de tous
les services, en vous exhortant tous individuellement à
ne pas songer à ce qui vous appartient accidentellement
plutôt qu’à ce qui constitue votre essence, et à tout ce
qui peut vous rendre vertueux et sages; à ne pas songer
aux intérêts passagers de la patrie plutôt qu’à la patrie
elle-même, et ainsi de tout le reste? Athéniens,
telle a été ma conduite; que mérite-t-elle? Une
récompense, si vous voulez être justes, et même une
récompense qui puisse me convenir. Or, qu’est-ce qui
peut convenir à un homme pauvre, votre bienfaiteur, qui
a besoin de loisir pour ne s’occuper qu’à vous donner
des conseils utiles? Il n’y a rien qui lui convienne plus,
Athéniens, que d’être nourri dans le Prytanée; et il le
mérite bien plus que celui qui, aux jeux Olympiques, a
remporté le prix de la course à cheval, ou de la course
des chars à deux ou à quatre chevaux ; car celui-ci
ne vous rend heureux qu’en apparence: moi, je
vous enseigne à l’être véritablement: celui-ci a de quoi
vivre, et moi je n’ai rien. Si donc il me faut déclarer ce
que je mérite, en bonne justice, je le déclare, c’est
d’être nourri au Prytanée.

Quand je vous parle ainsi, Athéniens, vous m’accuserez
peut-être de la même arrogance qui me faisait
condamner tout-à-l’heure les prières et les lamentations.
Mais ce n’est nullement cela; mon véritable motif est que
j’ai la conscience de n’avoir jamais commis envers
personne d’injustice volontaire; mais je ne puis vous le
persuader, car il n’y a que quelques instants que nous
nous entretenons ensemble, tandis que vous auriez fini
par me croire peut-être, si vous aviez, comme
d’autres peuples, une loi qui, pour une condamnation à
mort, exigeât un procès de plusieurs jours , au lieu
qu’en si peu de temps, il est impossible de détruire des
calomnies invétérées. Ayant donc la conscience que je
n’ai jamais été injuste envers personne, je suis bien
éloigné de vouloir l’être envers moi-même; d’avouer que
je mérite une punition, et de me condamner à quelque
chose de semblable; et cela dans quelle crainte? Quoi!
pour éviter la peine que réclame contre moi Mélitus, et
de laquelle j’ai déjà dit que je ne sais pas si elle est un
bien ou un mal, j’irai choisir une peine que je sais très
certainement être un mal, et je m’y condamnerai moi-
même! Choisirai-je les fers? Mais pourquoi me
faudrait-il passer ma vie en prison, esclave du pouvoir
des Onze, qui se renouvelle toujours ? Une amende,
et la prison jusqu’à ce que je l’aie payée? Mais cela
revient au même, car je n’ai pas de quoi la payer. Me
condamnerai-je à l’exil? Peut-être y consentiriez-vous.
Mais il faudrait que l’amour de la vie m’eût bien aveuglé,
Athéniens, pour que je pusse m’imaginer que, si vous,
mes concitoyens, vous n’avez pu supporter ma
manière d’être et mes discours, s’ils vous sont devenus

tellement importuns et odieux qu’aujourd’hui vous voulez
enfin vous en délivrer, d’autres n’auront pas de peine à
les supporter. Il s’en faut de beaucoup, Athéniens. En
vérité, ce serait une belle vie pour moi, vieux comme je
suis, de quitter mon pays, d’aller errant de ville en ville,
et de vivre comme un proscrit! Car je sais que partout où
j’irai, les jeunes gens viendront m’écouter comme ici; si
je les rebute, eux-mêmes me feront bannir par les
hommes plus âgés; et si je ne les rebute pas, leurs
pères et leurs parents me banniront, à cause d’eux.
Mais me dira-t-on peut-être: Socrate, quand tu nous
auras quittés, ne pourras-tu pas te tenir en repos, et
garder le silence? Voilà ce qu’il y a de plus difficile à faire
entendre à quelques-uns d’entre vous; car si je dis
que ce serait désobéir au dieu, et que par cette raison, il
m’est impossible de me tenir en repos, vous ne me
croirez point, et prendrez cette réponse pour une
plaisanterie; et, d’un autre côté, si je vous dis que le plus
grand bien de l’homme, c’est de s’entretenir chaque jour
de la vertu et des autres choses dont vous m’avez
entendu discourir, m’examinant et moi-même et les
autres: car une vie sans examen n’est pas une vie; si je
vous dis cela, vous me croirez encore moins. Voilà
pourtant la vérité, Athéniens; mais il n’est pas aisé de
vous en convaincre. Au reste, je ne suis point accoutumé
à me juger digne de souffrir aucun mal. Si j’étais
riche, je me condamnerais volontiers à une amende telle
que je pourrais la payer, car cela ne me ferait aucun
tort; mais, dans la circonstance présente… car enfin je
n’ai rien… à moins que vous ne consentiez à m’imposer
seulement à ce que je suis en état de payer; et je

pourrais aller peut-être jusqu’à une mine d’argent; c’est
donc à cette somme que je me condamne. Mais Platon,
que voilà, Criton, Critobule et Apollodore veulent que je
me condamne à trente mines, dont ils répondent. En
conséquence, je m’y condamne; et assurément je vous
présente des cautions qui sont très solvables.

Pour n’avoir pas eu la patience d’attendre un peu
de temps, Athéniens, vous allez fournir un prétexte à
ceux qui voudront diffamer la république; ils diront que
vous avez fait mourir Socrate, cet homme sage; car,
pour aggraver votre honte, ils m’appelleront sage,
quoique je ne le sois point. Mais si vous aviez attendu
encore un peu de temps, la chose serait venue d’elle-
même; car voyez mon âge; je suis déjà bien
avancé dans la vie, et tout près de la mort. Je ne dis pas
cela pour vous tous, mais seulement pour ceux qui m’ont
condamné à mort; c’est à ceux-là que je veux m’adresser
encore. Peut-être pensez-vous que si j’avais cru devoir
tout faire et tout dire pour me sauver, je n’y serais point
parvenu, faute de savoir trouver des paroles capables de
persuader? Non, ce ne sont pas les paroles qui m’ont
manqué, Athéniens, mais l’impudence: je succombe pour
n’avoir pas voulu vous dire les choses que vous aimez
tant à entendre; pour n’avoir pas voulu me
lamenter, pleurer et descendre à toutes les bassesses
auxquelles on vous a accoutumés. Mais le péril où j’étais
ne m’a point paru une raison de rien faire qui fût indigne

d’un homme libre, et maintenant encore je ne me repens
pas de m’être ainsi défendu; j’aime beaucoup mieux
mourir après m’être défendu comme je l’ai fait que de
devoir la vie à une lâche apologie. Ni devant les
tribunaux, ni dans les combats, il n’est permis ni à moi ni
à aucun autre d’employer toutes sortes de moyens pour
éviter la mort. Tout le monde sait qu’à la guerre il
serait très facile de sauver sa vie, en jetant ses armes, et
en demandant quartier à ceux qui vous poursuivent; de
même dans tous les dangers, on trouve mille expédients
pour éviter la mort, quand on est décidé à tout dire et à
tout faire. Eh! ce n’est pas là ce qui est difficile,
Athéniens, que d’éviter la mort; mais il l’est
beaucoup d’éviter le crime; il court plus vite que la mort.
C’est pourquoi, vieux et pesant comme je suis, je me
suis laissé atteindre par le plus lent des deux, tandis que
le plus agile, le crime, s’est attaché à mes accusateurs,
qui ont de la vigueur et de la légèreté. Je m’en vais donc
subir la mort à laquelle vous m’avez condamné, et eux
l’iniquité et l’infamie à laquelle la vérité les condamne.
Pour moi, je m’en tiens à ma peine, et eux à la leur. En
effet, peut-être est-ce ainsi que les choses devaient se
passer, et, selon moi, tout est pour le mieux.
Après cela, ô vous qui m’avez condamné voici ce
que j’ose vous prédire; car je suis précisément dans les
circonstances où les hommes lisent dans l’avenir, au
moment de quitter la vie. Je vous dis donc que si vous
me faites périr, vous en serez punis aussitôt après ma
mort par une peine bien plus cruelle que celle à laquelle
vous me condamnez; en effet, vous ne me faites mourir
que pour vous délivrer de l’importun fardeau de rendre

compte de votre vie; mais il vous arrivera tout le
contraire, je vous le prédis. Il va s’élever contre
vous un bien plus grand nombre de censeurs que je
retenais sans que vous vous en aperçussiez; censeurs
d’autant plus difficiles, qu’ils sont plus jeunes, et vous
n’en serez que plus irrités; car si vous pensez qu’en tuant
les gens, vous empêcherez qu’on vous reproche de mal
vivre, vous vous trompez. Cette manière de se délivrer
de ses censeurs n’est ni honnête ni possible: celle qui est
en même temps et la plus honnête et la plus facile, c’est,
au lieu de fermer la bouche aux autres, de se rendre
meilleur soi-même. Voilà ce que j’avais à prédire à ceux
qui m’ont condamné: il ne me reste qu’à prendre congé
d’eux.
Mais pour vous, qui m’avez absous par vos
suffrages, Athéniens, je m’entretiendrai volontiers avec
vous sur ce qui vient de se passer, pendant que les
magistrats sont occupés, et qu’on ne me mène pas
encore où je dois mourir. Arrêtez-vous donc quelques
instants, et employons à converser ensemble le temps
qu’on me laisse. Je veux vous raconter, comme à
mes amis, une chose qui m’est arrivée aujourd’hui, et
vous apprendre ce qu’elle signifie. Oui, juges (et en vous
appelant ainsi, je vous donne le nom que vous méritez),
il m’est arrivé aujourd’hui quelque chose d’extraordinaire.
Cette inspiration prophétique qui n’a cessé de se faire
entendre à moi dans tout le cours de ma vie, qui dans
les moindres occasions n’a jamais manqué de me
détourner de tout ce que j’allais faire de mal, aujourd’hui
qu’il m’arrive ce que vous voyez, ce qu’on pourrait
prendre, et ce qu’on prend en effet pour le plus

grand de tous les maux, cette voix divine a gardé le
silence; elle ne m’a arrêté ni ce matin quand je suis sorti
de ma maison, ni quand je suis venu devant ce tribunal,
ni tandis que je parlais, quand j’allais dire quelque
chose. Cependant, dans beaucoup d’autres
circonstances, elle vint m’interrompre au milieu de mon
discours; mais aujourd’hui elle ne s’est opposée à
aucune de mes actions, à aucune de mes paroles: quelle
en peut être la cause? Je vais vous le dire; c’est que ce
qui m’arrive est, selon toute vraisemblance, un bien; et
nous nous trompons sans aucun doute, si nous
pensons que la mort soit un mal. Une preuve évidente
pour moi, c’est qu’infailliblement, si j’eusse dû mal faire
aujourd’hui, le signe ordinaire m’en eût averti.

Voici encore quelques raisons d’espérer que la mort est
un bien. Il faut qu’elle soit de deux choses l’une, ou
l’anéantissement absolu, et la destruction de toute
conscience, ou, comme on le dit, un simple changement,
le passage de l’âme d’un lieu dans un autre. Si la mort
est la privation de tout sentiment, un sommeil
sans aucun songe, quel merveilleux avantage n’est-ce
pas que de mourir? Car, que quelqu’un choisisse une
nuit ainsi passée dans un sommeil profond que n’aurait
troublé aucun songe, et qu’il compare cette nuit avec
toutes les nuits et avec tous les jours qui ont rempli le
cours entier de sa vie; qu’il réfléchisse, et qu’il dise en
conscience combien dans sa vie il a eu de jours et de
nuits plus heureuses et plus douces que celle-là; je suis
persuadé que non-seulement un simple particulier,
mais que le grand roi lui-même en trouverait un bien

petit nombre, et qu’il serait aisé de les compter. Si la
mort est quelque chose de semblable; je dis qu’elle n’est
pas un mal; car la durée tout entière ne paraît plus ainsi
qu’une seule nuit. Mais si la mort est un passage de ce
séjour dans un autre, et si ce qu’on dit est véritable, que
là est le rendez-vous de tous ceux qui ont vécu, quel
plus grand bien peut-on imaginer, mes juges? Car
enfin, si en arrivant aux enfers, échappés à ceux qui se
prétendent ici-bas des juges, l’on y trouve les vrais
juges, ceux qui passent pour y rendre la justice, Minos,
Rhadamanthe, Éaque, Triptolème et tous ces autres
demi-dieux qui ont été justes pendant leur vie, le voyage
serait-il donc si malheureux? Combien ne donnerait-on
pas pour s’entretenir avec Orphée, Musée, Hésiode,
Homère? Quant à moi, si cela est véritable, je veux
mourir plusieurs fois. Oh! pour moi surtout l’admirable
passe-temps, de me trouver là avec Palamède , Ajax
fils de Télamon, et tous ceux des temps anciens, qui
sont morts victimes de condamnations injustes! Quel
agrément de comparer mes aventures avec les leurs!
Mais mon plus grand plaisir serait d’employer ma vie, là
comme ici, à interroger et à examiner tous ces
personnages pour distinguer ceux qui sont véritablement
sages, et ceux qui croient l’être et ne le sont point. A
quel prix ne voudrait-on pas, mes juges, examiner
un peu celui qui mena contre Troie une si nombreuse
armée , ou Ulysse ou Sisyphe , et tant d’autres,
hommes et femmes, avec lesquels ce serait une félicité
inexprimable de converser et de vivre, en les observant
et les examinant? Là du moins on n’est pas condamné à
mort pour cela; car les habitants de cet heureux séjour,

entre mille avantages qui mettent leur condition bien au-
dessus de la nôtre, jouissent d’une vie immortelle, si du
moins ce qu’on en dit est véritable.

C’est pourquoi, mes juges, soyez pleins d’espérance dans
la mort, et ne pensez qu’à cette vérité, qu’il n’y a
aucun mal pour l’homme de bien, ni pendant sa vie ni
après sa mort, et que les dieux ne l’abandonnent jamais;
car ce qui m’arrive n’est point l’effet du hasard, et il est
clair pour moi que mourir dès à présent, et être délivré
des soucis de la vie, était ce qui me convenait le mieux;
aussi la voix céleste s’est tue aujourd’hui, et je n’ai aucun
ressentiment contre mes accusateurs, ni contre ceux qui
m’ont condamné, quoique leur intention n’ait pas été de
me faire du bien, et qu’ils n’aient cherché qu’à me nuire;
en quoi j’aurais bien quelque raison de me plaindre
d’eux. Je ne leur ferai qu’une seule prière. Lorsque
mes enfants seront grands, si vous les voyez rechercher
les richesses ou toute autre chose plus que la vertu,
punissez-les, en les tourmentant comme je vous ai
tourmentés; et, s’ils se croient quelque chose, quoiqu’ils
ne soient rien, faites-les rougir de leur insouciance et de
leur présomption: c’est ainsi que je me suis conduit avec
vous. Si vous faites cela, moi et mes enfants nous
n’aurons qu’à nous louer de votre justice. Mais il
est temps que nous nous quittions, moi pour mourir, et
vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage?
Personne ne le sait, excepté Dieu.

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