Chapitre 7
Herlock Sholmès et Wilson étaient assis à droite et à gauche dela grande cheminée, les pieds allongés vers un confortable feu decoke.
La pipe de Sholmès, une courte bruyère à virole d’argent,s’éteignit. Il en vida les cendres, la bourra de nouveau, l’alluma,ramena sur ses genoux les pans de sa robe de chambre, et sortit desa pipe de longues bouffées qu’il s’ingéniait à lancer au plafonden petits anneaux de fumée.
Wilson le regardait. Il le regardait, comme le chien couché encercle sur le tapis du foyer regarde son maître, avec des yeuxronds, sans battements de paupières, des yeux qui n’ont d’autreespoir que de refléter le geste attendu. Le maître allait-il romprele silence ? Allait-il lui révéler le secret de sa songerieactuelle et l’admettre dans le royaume de la méditation dont ilsemblait à Wilson que l’entrée lui était interdite ?
Sholmès se taisait.
Wilson risqua :
– Les temps sont calmes. Pas une affaire à nous mettre sous ladent.
Sholmès se tut de plus en plus violemment, mais ses anneaux defumée étaient de mieux en mieux réussis, et tout autre que Wilsoneût observé qu’il en tirait cette profonde satisfaction que nousdonnent ces menus succès d’amour-propre, aux heures où le cerveauest complètement vide de pensées.
Wilson, découragé, se leva et s’approcha de la fenêtre.
La triste rue s’étendait entre les façades mornes des maisons,sous un ciel noir d’où tombait une pluie méchante et rageuse. Uncab passa, un autre cab. Wilson en inscrivit les numéros sur soncalepin. Sait-on jamais ?
– Tiens, s’écria-t-il, le facteur.
L’homme entra, conduit par le domestique.
– Deux lettres recommandées, Monsieur… si vous voulezsigner ?
Sholmès signa le registre, accompagna l’homme jusqu’à la porteet revint tout en décachetant l’une des lettres.
– Vous avez l’air tout heureux, nota Wilson au bout d’uninstant.
– Cette lettre contient une proposition fort intéressante. Vousqui réclamiez une affaire, en voici une. Lisez…
Wilson lut :
« Monsieur,
« Je viens vous demander le secours de votre expérience. J’aiété victime d’un vol important, et les recherches effectuéesjusqu’ici ne semblent pas devoir aboutir.
« Je vous envoie par ce courrier un certain nombre de journauxqui vous renseigneront sur cette affaire, et, s’il vous agrée de lapoursuivre, je mets mon hôtel à votre disposition et vous pried’inscrire sur le chèque ci-inclus, signé de moi, la somme qu’ilvous plaira de fixer pour vos frais de déplacement.
« Veuillez avoir l’obligeance de me télégraphier votre réponse,et croyez, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments de hauteconsidération.
« Baron Victor d’Imblevalle, 18, rue Murillo. »
– Hé ! Hé ! fit Sholmès, voilà qui s’annonce àmerveille… un petit voyage à Paris, ma foi pourquoi pas ?Depuis mon fameux duel avec Arsène Lupin, je n’ai pas eu l’occasiond’y retourner. Je ne serais pas fâché de voir la capitale du mondedans des conditions un peu plus tranquilles.
Il déchira le chèque en quatre morceaux, et tandis que Wilson,dont le bras n’avait pas recouvré son ancienne souplesse,prononçait contre Paris des mots amers, il ouvrit la secondeenveloppe.
Tout de suite, un mouvement d’irritation lui échappa, un plibarra son front pendant toute la lecture, et, froissant le papier,il en fit une boule qu’il jeta violemment sur le parquet.
– Quoi ? Qu’y a-t-il ? s’écria Wilson effaré.
Il ramassa la boule, la déplia et lut avec une stupeurcroissante :
« Mon cher Maître,
« Vous savez l’admiration que j’ai pour vous et l’intérêt que jeprends à votre renommée. Eh bien, croyez-moi, ne vous occupez pointde l’affaire à laquelle on vous sollicite de concourir. Votreintervention causerait beaucoup de mal, tous vos effortsn’amèneraient qu’un résultat pitoyable, et vous seriez obligé defaire publiquement l’aveu de votre échec.
« Profondément désireux de vous épargner une telle humiliation,je vous conjure, au nom de l’amitié qui nous unit, de rester bientranquillement au coin de votre feu.
« Mes bons souvenirs à M. Wilson, et pour vous, mon cher Maître,le respectueux hommage de votre dévoué.
« Arsène Lupin. »
– Arsène Lupin répéta Wilson, confondu…
Sholmès se mit à frapper la table à coups de poing.
– Ah ! Mais, il commence à m’embêter, cet animal-là Il semoque de moi comme d’un gamin ! L’aveu public de monéchec ! Ne l’ai-je pas contraint à rendre le diamantbleu ?
– Il a peur, insinua Wilson.
– Vous dites des bêtises ! Arsène Lupin n’a jamais peur, etla preuve c’est qu’il me provoque.
– Mais comment a-t-il connaissance de la lettre que nous envoiele Baron d’Imblevalle ?
– Qu’est-ce que j’en sais ? Vous me posez des questionsstupides, mon cher !
– Je pensais… je m’imaginais…
– Quoi ? Que je suis sorcier ?
– Non, mais je vous ai vu faire de tels prodiges !
– Personne ne fait de prodiges… moi pas plus qu’un autre. Jeréfléchis, je déduis, je conclus, mais je ne devine pas. Il n’y aque les imbéciles qui devinent.
Wilson prit l’attitude modeste d’un chien battu, et s’efforça,afin de n’être pas un imbécile, de ne point deviner pourquoiSholmès arpentait la chambre à grands pas irrités. Mais Sholmèsayant sonné son domestique et lui ayant commandé sa valise, Wilsonse crut en droit, puisqu’il y avait là un fait matériel, deréfléchir, de déduire et de conclure que le maître partait envoyage.
La même opération d’esprit lui permit d’affirmer, en homme quine craint pas l’erreur :
– Herlock, vous allez à Paris.
– Possible.
– Et vous y allez plus encore pour répondre à la provocation deLupin que pour obliger le Baron d’Imblevalle.
– Possible.
– Herlock, je vous accompagne.
– Ah ! Ah vieil ami, s’écria Sholmès, en interrompant sapromenade, vous n’avez donc pas peur que votre bras gauche nepartage le sort de votre bras droit ?
– Que peut-il m’arriver ? Vous serez là.
– À la bonne heure, vous êtes un gaillard ! Et nous allonsmontrer à ce Monsieur qu’il a peut-être tort de nous jeter le gantavec tant d’effronterie. Vite, Wilson, et rendez-vous au premiertrain.
– Sans attendre les journaux dont le Baron vous annoncel’envoi ?
– À quoi bon !
– J’expédie un télégramme ?
– Inutile, Arsène Lupin connaîtrait mon arrivée. Je n’y tienspas. Cette fois, Wilson, il faut jouer serré.
L’après-midi, les deux amis s’embarquaient à Douvres. Latraversée fut excellente. Dans le rapide de Calais à Paris, Sholmèss’offrit trois heures du sommeil le plus profond, tandis que Wilsonfaisait bonne garde à la porte du compartiment et méditait, l’œilvague.
Sholmès s’éveilla heureux et dispos. La perspective d’un nouveauduel avec Arsène Lupin le ravissait, et il se frotta les mains del’air satisfait d’un homme qui se prépare à goûter des joiesabondantes.
– Enfin, s’exclama Wilson, on va se dégourdir !
Et il se frotta les mains du même air satisfait.
En gare, Sholmès prit les plaids, et, suivi de Wilson quiportait les valises – chacun son fardeau – il donna les tickets etsortit allégrement.
– Beau temps, Wilson… du soleil !… Paris est en fête pournous recevoir.
– Quelle foule !
– Tant mieux, Wilson ! Nous ne risquons pas d’êtreremarqués. Personne ne nous reconnaîtra au milieu d’une tellemultitude !
– Monsieur Sholmès, n’est-ce pas ?
Il s’arrêta, quelque peu interloqué. Qui diable pouvait ainsi ledésigner par son nom ?
Une femme se tenait à ses côtés, une jeune fille, dont la misetrès simple soulignait la silhouette distinguée, et dont la joliefigure avait une expression inquiète et douloureuse.
Elle répéta :
– Vous êtes bien Monsieur Sholmès ?
Comme il se taisait, autant par désarroi que par habitude deprudence, elle redit une troisième fois :
– C’est bien à Monsieur Sholmès que j’ai l’honneur deparler ?
– Que me voulez-vous ? dit-il assez bourru, croyant à unerencontre douteuse.
Elle se planta devant lui.
– Écoutez-moi, Monsieur, c’est très grave, je sais que vousallez rue Murillo.
– Que dites-vous ?
– Je sais… je sais… rue Murillo… au numéro 18. Eh bien, il nefaut pas… non, vous ne devez pas y aller… je vous assure que vousle regretteriez. Si je vous dis cela, ne pensez pas que j’y aiequelque intérêt. C’est par raison, c’est en toute conscience.
Il essaya de l’écarter, elle insista :
– Oh je vous en prie, ne vous obstinez pas… ah ! si jesavais comment vous convaincre ! Regardez tout au fond de moi,tout au fond de mes yeux… ils sont sincères… ils disent lavérité.
Elle offrait ses yeux éperdument, de ces beaux yeux graves etlimpides, où semble se réfléchir l’âme elle-même. Wilson hocha latête :
– Mademoiselle a l’air bien sincère.
– Mais oui, implora-t-elle, et il faut avoir confiance…
– J’ai confiance, Mademoiselle, répliqua Wilson.
– Oh comme je suis heureuse ! et votre ami aussi, n’est-cepas ? Je le sens… j’en suis sûre ! Quel bonheur !Tout va s’arranger !… Ah ! la bonne idée que j’aieue !… Tenez, Monsieur, il y a un train pour Calais dans vingtminutes… eh bien, vous le prendrez… vite, suivez-moi… le chemin estde ce côté, et vous n’avez que le temps…
Elle cherchait à l’entraîner. Sholmès lui saisit le bras etd’une voix qu’il cherchait à rendre aussi douce que possible :
– Excusez-moi, Mademoiselle, de ne pouvoir accéder à votredésir, mais je n’abandonne jamais une tâche que j’aientreprise.
– Je vous en supplie… je vous en supplie… ah si vous pouviezcomprendre !
Il passa outre et s’éloigna rapidement.
Wilson dit à la jeune fille :
– Ayez bon espoir… il ira jusqu’au bout de l’affaire… il n’y apas d’exemple qu’il ait encore échoué…
Et il rattrapa Sholmès en courant.
HERLOCK SHOLMES – ARSENE LUPIN
Ces mots, qui se détachaient en grosses lettres noires lesheurtèrent aux premiers pas. Ils s’approchèrent ; une théoried’hommes sandwich déambulaient les uns derrière les autres, portantà la main de lourdes cannes ferrées dont ils frappaient le trottoiren cadence, et, sur le dos, d’énormes affiches où l’on pouvait lire:
« LE MATCH HERLOCK SHOLMÈS-ARSÈNE LUPIN. ARRIVÉE DU CHAMPIONANGLAIS. LE GRAND DÉTECTIVE S’ATTAQUE AU MYSTÈRE DE LA RUE MURILLO.LIRE LES DÉTAILS DANS L’ÉCHO DE FRANCE ».
Wilson hocha la tête :
– Dites donc, Herlock, nous qui nous flattions de travaillerincognito ! Je ne serais pas étonné que la garde républicainenous attendît rue Murillo, et qu’il y eût réception officielle,avec toasts et champagne.
– Quand vous vous mettez à avoir de l’esprit, Wilson, vous envalez deux, grinça Sholmès.
Il s’avança vers l’un de ces hommes avec l’intention très nettede le prendre entre ses mains puissantes et de le réduire enmiettes, lui et son placard. La foule cependant s’attroupait autourdes affiches. On plaisantait et l’on riait.
Réprimant un furieux accès de rage, il dit à l’homme :
– Quand vous a-t-on embauchés ?
– Ce matin.
– Vous avez commencé votre promenade ?…
– Il y a une heure.
– Mais les affiches étaient prêtes ?
– Ah ! Dame, oui… lorsque nous sommes venus ce matin àl’agence, elles étaient là.
Ainsi donc, Arsène Lupin avait prévu que lui, Sholmès,accepterait la bataille. Bien plus, la lettre écrite par Lupinprouvait qu’il désirait cette bataille, et qu’il entrait dans sesplans de se mesurer une fois de plus avec son rival.Pourquoi ? Quel motif le poussait à recommencer lalutte ?
Herlock eut une seconde d’hésitation. Il fallait vraiment queLupin fût bien sûr de la victoire pour montrer tant d’insolence, etn’était-ce pas tomber dans le piège que d’accourir ainsi au premierappel ?
– Allons-y, Wilson. Cocher, 18, rue Murillo, s’écria-t-il en unréveil d’énergie.
Et les veines gonflées, les poings serrés comme s’il allait selivrer à un assaut de boxe, il sauta dans une voiture.
La rue Murillo est bordée de luxueux hôtels particuliers dont lafaçade postérieure a vue sur le parc Monceau. Une des plus bellesparmi ces demeures s’élève au numéro 18, et le Baron d’Imblevalle,qui l’habite avec sa femme et ses enfants, l’a meublée de la façonla plus somptueuse, en artiste et en millionnaire. Une courd’honneur précède l’hôtel, et des communs le bordent à droite et àgauche. En arrière, un jardin mêle les branches de ses arbres auxarbres du parc.
Après avoir sonné, les deux Anglais franchirent la cour etfurent reçus par un valet de pied qui les conduisit dans un petitsalon situé sur l’autre façade.
Ils s’assirent et inspectèrent d’un coup d’œil rapide les objetsprécieux qui encombraient ce boudoir.
– De jolies choses, murmura Wilson, du goût et de la fantaisie…on peut déduire que ceux qui ont eu le loisir de dénicher cesobjets sont des gens d’un certain âge… cinquante ans peut-être…
Il n’acheva pas. La porte s’était ouverte, et M. d’Imblevalleentrait, suivi de sa femme.
Contrairement aux déductions de Wilson, ils étaient tous deuxjeunes, de tournure élégante, et très vifs d’allure et de paroles.Tous deux ils se confondirent en remerciements.
– C’est trop gentil à vous ! Un pareil dérangement !Nous sommes presque heureux de l’ennui qui nous arrive, puisquecela nous procure le plaisir…
« Quels charmeurs que ces Français ! » pensa Wilson qu’uneobservation profonde n’effrayait pas.
– Mais la temps est de l’argent, s’écria le Baron… le vôtresurtout, Monsieur Sholmès. Aussi, droit au but ! Quepensez-vous de l’affaire ? Espérez-vous la mener àbien ?
– Pour la mener à bien, il faudrait d’abord la connaître.
– Vous ne la connaissez pas ?
– Non, et je vous prie de m’expliquer les choses par le menu etsans rien omettre. De quoi s’agit-il ?
– Il s’agit d’un vol.
– Quel jour a-t-il eu lieu ?
– Samedi dernier, répliqua le Baron, dans la nuit de samedi àdimanche.
– Il y a donc six jours. Maintenant je vous écoute.
– Il faut dire d’abord, Monsieur, que ma femme et moi, tout ennous conformant au genre de vie qu’exige notre situation, noussortons peu. L’éducation de nos enfants, quelques réceptions, etl’embellissement de notre intérieur, voilà notre existence, ettoutes nos soirées, ou à peu près, s’écoulent ici, dans cette piècequi est le boudoir de ma femme et où nous avons réuni quelquesobjets d’art. Samedi dernier donc, vers onze heures, j’éteignisl’électricité, et, ma femme et moi, nous nous retirâmes commed’habitude dans notre chambre.
– Qui se trouve ?…
– À côté, cette porte que vous voyez. Le lendemain, c’est-à-diredimanche, je me levai de bonne heure. Comme Suzanne ma femmedormait encore, je passai dans ce boudoir aussi doucement quepossible pour ne pas la réveiller. Quel fut mon étonnement enconstatant que cette fenêtre était ouverte, alors que, la veille ausoir, nous l’avions laissée fermée !
– Un domestique…
– Personne n’entre ici le matin avant que nous n’ayons sonné. Dureste je prends toujours la précaution de pousser le verrou decette seconde porte, laquelle communique avec l’antichambre. Doncla fenêtre avait bien été ouverte du dehors. J’en eus d’ailleurs lapreuve le second carreau de la croisée de droite – près del’espagnolette – avait été découpé.
– Et cette fenêtre ?…
– Cette fenêtre, comme vous pouvez vous en rendre compte, donnesur une petite terrasse entourée d’un balcon de pierre. Nous sommesici au premier étage, et vous apercevez le jardin qui s’étendderrière l’hôtel, et la grille qui le sépare du parc Monceau. Il ya donc certitude que l’homme est venu du parc Monceau, a franchi lagrille à l’aide d’une échelle, et est monté jusqu’à laterrasse.
– Il y a certitude, dites-vous ?
– On a trouvé de chaque côté de la grille, dans la terre molledes plates-bandes, des trous laissés par les deux montants del’échelle, et les deux mêmes trous existaient au bas de laterrasse. Enfin le balcon porte deux légères éraflures, causéesévidemment par le contact des montants.
– Le parc Monceau n’est-il pas fermé la nuit ?
– Fermé, non, mais en tout cas, au numéro 14, il y a un hôtel enconstruction. Il était facile de pénétrer par là.
Herlock Sholmès réfléchit quelques moments et reprit :
– Arrivons au vol. Il aurait donc été commis dans la pièce oùnous sommes ?
– Oui. Il y avait, entre cette Vierge du XIIème siècle et cetabernacle en argent ciselé, il y avait une petite lampe juive.Elle a disparu.
– Et c’est tout ?
– C’est tout.
– Ah … et qu’appelez-vous une lampe juive ?
– Ce sont de ces lampes en cuivre dont on se servait autrefois,composées d’une tige et d’un récipient où l’on mettait l’huile. Dece récipient s’échappaient deux ou plusieurs becs destinés auxmèches.
– Somme toute, des objets sans grande valeur.
– Sans grande valeur en effet. Mais celles-ci contenait unecachette où nous avions l’habitude de placer un magnifique bijouancien, une chimère en or, sertie de rubis et d’émeraudes qui étaitd’un très grand prix.
– Pourquoi cette habitude ?
– Ma foi, Monsieur, je ne saurais trop dire. Peut-être le simpleamusement d’utiliser une cachette de ce genre.
– Personne ne la connaissait ?
– Personne.
– Sauf, évidemment, le voleur de la chimère, objecta Sholmès…sans quoi il n’eût pas pris la peine de voler la lampe juive.
– Évidemment. Mais comment pouvait-il la connaître, puisquec’est le hasard qui nous a révélé le mécanisme secret de cettelampe ?
– Le même hasard a pu le révéler à quelqu’un… un domestique… unfamilier de la maison… mais continuons : la justice a étéprévenue ?
– Sans doute. Le juge d’instruction a fait son enquête. Leschroniqueurs détectives attachés à chacun des grands journaux ontfait la leur. Mais, ainsi que je vous l’ai écrit, il ne semble pasque le problème ait la moindre chance d’être jamais résolu.
Sholmès se leva, se dirigea vers la fenêtre, examina la croisée,la terrasse, le balcon, se servit de sa loupe pour étudier les deuxéraflures de la pierre, et pria M. d’Imblevalle de le conduire dansle jardin.
Dehors, Sholmès s’assit tout simplement sur un fauteuil d’osieret regarda le toit de la maison d’un œil rêveur. Puis il marchasoudain vers deux petites caissettes en bois avec lesquelles onavait recouvert, afin d’en conserver l’empreinte exacte, les trouslaissés au pied de la terrasse par les montants de l’échelle. Ilenleva les caissettes, se mit à genoux sur le sol, et, le dos rond,le nez à vingt centimètres du sol, il scruta, prit des mesures.Même opération le long de la grille, mais moins longue.
C’était fini.
Tous deux s’en retournèrent au boudoir où les attendait Mmed’Imblevalle.
Sholmès garda le silence quelques minutes encore, puis prononçaces paroles :
– Dès le début de votre récit, Monsieur le Baron, j’ai étéfrappé par le côté vraiment trop simple de l’agression. Appliquerune échelle, couper un carreau, choisir un objet et s’en aller,non, les choses ne se passent pas aussi facilement. Tout cela esttrop clair, trop net.
– De sorte que ?…
– De sorte que le vol de la lampe juive a été commis sous ladirection d’Arsène Lupin…
– Arsène Lupin ! s’exclama le Baron.
– Mais il a été commis en dehors de lui, sans que personneentrât dans cet hôtel… Un domestique peut-être qui sera descendu desa mansarde sur la terrasse, le long d’une gouttière que j’aiaperçue du jardin.
– Mais sur quelles preuves ?…
– Arsène Lupin ne serait pas sorti du boudoir les mainsvides.
– Les mains vides… et la lampe ?
– Prendre la lampe ne l’eût pas empêché de prendre cettetabatière enrichie de diamants, ou ce collier de vieilles opales.Il lui suffisait de deux gestes en plus. S’il ne les a pasaccomplis, c’est qu’il ne l’a pas vu.
– Cependant les traces relevées ?
– Comédie ! Mise en scène pour détourner lessoupçons !
– Les éraflures de la balustrade ?
– Mensonge ! Elles ont été produites avec du papier deverre. Tenez, voici quelques brins de papier que j’airecueillis.
– Les marques laissées par les montants de l’échelle ?
– De la blague ! Examinez les deux trous rectangulaires dubas de la terrasse, et les deux trous situés près de la grille.Leur forme est semblable, mais, parallèles ici, ils ne le sont pluslà-bas. Mesurez la distance qui sépare chaque trou de son voisin,l’écart change selon l’endroit. Au pied de la terrasse il est de 23centimètres. Le long de la grille il est de 28 centimètres.
– Et vous en concluez ?
– J’en conclus, puisque leur forme est identique, que les quatretrous ont été faits à l’aide d’un seul et unique bout de boisconvenablement taillé.
– Le meilleur argument serait ce bout de bois lui-même.
– Le voici, dit Sholmès, je l’ai ramassé dans le jardin, sous lacaisse d’un laurier.
Le Baron s’inclina. Il y avait quarante minutes que l’Anglaisavait franchi le seuil de cette porte, et il ne restait plus riende tout ce que l’on avait cru jusqu’ici sur le témoignage même desfaits apparents. La réalité, une autre réalité, se dégageait,fondée sur quelque chose de beaucoup plus solide, le raisonnementd’un Herlock Sholmès.
– L’accusation que vous lancez contre notre personnel est biengrave, Monsieur, dit la Baronne. Nos domestiques sont d’anciensserviteurs de la famille, et aucun d’eux n’est capable de noustrahir.
– Si l’un d’eux ne vous trahissait pas, comment expliquer quecette lettre ait pu me parvenir le jour même et par le mêmecourrier que celle que vous m’avez écrite ?
Il tendit à la Baronne la lettre que lui avait adressée ArsèneLupin.
Mme d’Imblevalle fut stupéfaite.
– Arsène Lupin… comment a-t-il su ?
– Vous n’avez mis personne au courant de votre lettre ?
– Personne, dit le Baron, c’est une idée que nous avons euel’autre soir à table.
– Devant les domestiques ?
– Il n’y avait que nos deux enfants. Et encore, non… Sophie etHenriette n’étaient plus à table, n’est-ce pas, Suzanne ?
Mme d’Imblevalle réfléchit et affirma :
– En effet, elles avaient rejoint Mademoiselle.
– Mademoiselle ? interrogea Sholmès.
– La gouvernante, Mlle Alice Demun.
– Cette personne ne prend donc pas ses repas avecvous ?
– Non, on la sert à part, dans sa chambre.
Wilson eut une idée.
– La lettre écrite à mon ami Herlock Sholmès a été mise à laposte.
– Naturellement.
– Qui donc la porta ?
– Dominique, mon valet de chambre depuis vingt ans, répondit leBaron. Toute recherche de ce côté serait du temps perdu.
– On ne perd jamais son temps quand on cherche, dit Wilsonsentencieusement.
La première enquête était terminée. Sholmès demanda lapermission de se retirer.
Une heure plus tard, au dîner, il vit Sophie et Henriette, lesdeux enfants des d’Imblevalle, deux jolies fillettes de huit et desix ans. On causa peu. Sholmès répondit aux amabilités du Baron etde sa femme d’un air si rébarbatif qu’ils se résolurent au silence.On servit le café. Sholmès avala le contenu de sa tasse et seleva.
À ce moment un domestique entra, qui apportait un messagetéléphonique à son adresse. Il ouvrit et lut :
« Vous envoie mon admiration enthousiaste. Les résultats obtenuspar vous en si peu de temps sont étourdissants. Je suisconfondu.
« Arpin Lusène. »
Il eut un geste d’agacement, et montrant la dépêche au Baron:
– Commencez-vous à croire, Monsieur, que vos murs ont des yeuxet des oreilles ?
– Je n’y comprends rien, murmura M. d’Imblevalle abasourdi.
– Moi non plus. Mais ce que je comprends, c’est que pas unmouvement ne se fait ici qui ne soit aperçu par lui. Pas un mot nese prononce qu’il ne l’entende.
Ce soir-là, Wilson se coucha avec la conscience légère d’unhomme qui a rempli son devoir et qui n’a plus d’autre besogne quede s’endormir. Aussi s’endormit-il très vite, et de beaux rêves levisitèrent où il poursuivait Lupin à lui seul et se disposait àl’arrêter de sa propre main, et la sensation de cette poursuiteétait si nette qu’il se réveilla.
Quelqu’un frôlait son lit. Il saisit son revolver.
– Un geste encore, Lupin, et je tire.
– Diable ! Comme vous y allez, vieux camarade !
– Comment, c’est vous, Sholmès ! Vous avez besoin demoi ?
– J’ai besoin de vos yeux. Levez-vous…
Il le mena vers la fenêtre.
– Regardez… de l’autre côté de la grille…
– Dans le parc ?
– Oui. Vous ne voyez rien ?
– Je ne vois rien.
– Si, vous voyez quelque chose.
– Ah ! En effet, une ombre… deux même.
– N’est-ce pas ? Contre la grille… tenez, elles remuent. Neperdons pas de temps.
À tâtons, en se tenant à la rampe, ils descendirent l’escalier,et arrivèrent dans une pièce qui donnait sur le perron du jardin. Àtravers les vitres de la porte, ils aperçurent les deux silhouettesà la même place.
– C’est curieux dit Sholmès, il me semble entendre du bruit dansla maison.
– Dans la maison ? Impossible ! Tout le mondedort.
– Écoutez cependant…
À ce moment, un léger coup de sifflet vibra du côté de lagrille, et ils aperçurent une vague lumière qui paraissait venir del’hôtel.
– Les d’Imblevalle ont dû allumer, murmura Sholmès. C’est leurchambre qui est au-dessus de nous.
– C’est eux sans doute que nous avons entendus, fit Wilson.Peut-être sont-ils en train de surveiller la grille.
Un second coup de sifflet, plus discret encore.
– Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit Sholmès,agacé.
– Moi non plus, confessa Wilson.
Sholmès tourna la clef de la porte, ôta le verrou et poussadoucement le battant.
Un troisième coup de sifflet, un peu plus fort celui-ci, etmodulé d’autre sorte. Et au-dessus de leur tête, le bruits’accentua, se précipita.
– On croirait plutôt que c’est sur la terrasse du boudoir,souffla Sholmès.
Il passa la tête dans l’entrebâillement, mais aussitôt recula enétouffant un juron. À son tour, Wilson regarda. Tout près d’eux,une échelle se dressait contre le mur, appuyée au balcon de laterrasse.
– Eh parbleu, fit Sholmès, il y a quelqu’un dans leboudoir ! Voilà ce qu’on entendait. Vite, enlevonsl’échelle.
Mais à cet instant, une forme glissa du haut en bas, l’échellefut enlevée, et l’homme qui la portait courut en toute hâte vers lagrille, à l’endroit où l’attendaient ses complices. D’un bond,Sholmès et Wilson s’étaient élancés. Ils rejoignirent l’homme alorsqu’il posait l’échelle contre la grille. De l’autre côté, deuxcoups de feu jaillirent.
– Blessé ? cria Sholmès.
– Non, répondit Wilson.
Il saisit l’homme par le corps et tenta de l’immobiliser. Maisl’homme se retourna, l’empoigna d’une main, et de l’autre luiplongea son couteau en pleine poitrine. Wilson exhala un soupir,vacilla et tomba.
– Damnation ! hurla Sholmès, si on me l’a tué, je tue.
Il étendit Wilson sur la pelouse et se rua sur l’échelle. Troptard… l’homme l’avait escaladée et, reçu par ses complices,s’enfuyait parmi les massifs.
– Wilson, Wilson, ce n’est pas sérieux, hein ? Une simpleégratignure.
Les portes de l’hôtel s’ouvrirent brusquement. Le premier, M.d’Imblevalle survint, puis des domestiques, munis de bougies.
– Quoi ! Qu’y a-t-il, s’écria le Baron, M. Wilson estblessé ?
– Rien, une simple égratignure, répéta Sholmès, cherchant às’illusionner.
Le sang coulait en abondance, et la face était livide.
Le docteur, vingt minutes après, constatait que la pointe ducouteau s’était arrêtée à quatre millimètres du cœur.
– Quatre millimètres du cœur ! Ce Wilson a toujours eu dela chance, conclut Sholmès d’un ton d’envie.
– De la chance… de la chance… grommela le docteur.
– Dame ! Avec sa robuste constitution, il en seraquitte…
– Pour six semaines de lit et deux mois de convalescence.
– Pas davantage ?
– Non, à moins de complications.
– Pourquoi diable voulez-vous qu’il y ait descomplications ?
Pleinement rassuré, Sholmès rejoignit le Baron au boudoir. Cettefois le mystérieux visiteur n’y avait pas mis la même discrétion.Sans vergogne, il avait fait main basse sur la tabatière enrichiede diamants, sur le collier d’opales et, d’une façon générale, surtout ce qui pouvait prendre place dans les poches d’un honnêtecambrioleur.
La fenêtre était encore ouverte, un des carreaux avait étéproprement découpé, et, au petit, jour, une enquête sommaire, enétablissant que l’échelle provenait de l’hôtel en construction,indiqua la voie que l’on avait suivie.
– Bref, dit M. d’Imblevalle avec une certaine ironie, c’est larépétition exacte du vol de la lampe juive.
– Oui, si l’on accepte la première version adoptée par lajustice.
– Vous ne l’adoptez donc pas encore ? Ce second voln’ébranle pas votre opinion sur le premier ?
– Il la confirme, Monsieur.
– Est-ce croyable ! Vous avez la preuve irréfutable quel’agression de cette nuit a été commise par quelqu’un du dehors, etvous persistez à soutenir que la lampe juive a été soustraite parquelqu’un de notre entourage ?
– Par quelqu’un qui habite cet hôtel.
– Alors comment expliquez-vous ?…
– Je n’explique rien, Monsieur, je constate deux faits qui n’ontl’un avec l’autre que des rapports d’apparence, je les jugeisolément, et je cherche le lien qui les unit.
Sa conviction semblait si profonde, ses façons d’agir fondéessur des motifs si puissants, que le Baron s’inclina :
– Soit. Nous allons prévenir le commissaire…
– À aucun prix ! s’écria vivement l’Anglais, à aucunprix ! J’entends ne m’adresser à ces gens que quand j’aibesoin d’eux.
– Cependant, les coups de feu ?…
– Il n’importe !
– Votre ami ? …
– Mon ami n’est que blessé… obtenez que le docteur se taise.Moi, je réponds de tout du côté de la justice.
Deux jours s’écoulèrent, vides d’incidents, mais où Sholmèspoursuivit sa besogne avec un soin minutieux et un amour-proprequ’exaspérait le souvenir de cette audacieuse agression, exécutéesous ses yeux, en dépit de sa présence, et sans qu’il en pûtempêcher le succès. Infatigable, il fouilla l’hôtel et le jardin,s’entretint avec les domestiques, et fit de longues stations à lacuisine et à l’écurie. Et bien qu’il ne recueillît aucun indice quil’éclairât, il ne perdait pas courage.
– Je trouverai, pensait-il, et c’est ici que je trouverai. Il nes’agit pas, comme dans l’affaire de la Dame blonde, de marcher àl’aventure, et d’atteindre, par des chemins que j’ignorais, un butque je ne connaissais pas. Cette fois, je suis sur le terrain mêmede la bataille. L’ennemi n’est plus seulement l’insaisissable etinvisible Lupin, c’est le complice en chair et en os qui vit et quise meut dans les bornes de cet hôtel. Le moindre petit détail, etje suis fixé.
Ce détail, dont il devait tirer de telles conséquences, et avecune habileté si prodigieuse que l’on peut considérer l’affaire dela lampe juive comme une de celles où éclate le plusvictorieusement son génie de policier, ce détail, ce fut le hasardqui le lui fournit.
L’après-midi du troisième jour, comme il entrait dans une piècesituée au-dessus du boudoir, et qui servait de salle d’études auxenfants, il trouva Henriette, la plus petite des sœurs. Ellecherchait ses ciseaux.
– Tu sais, dit-elle à Sholmès, j’en fais aussi des papiers commecelui que t’as reçu l’autre soir.
– L’autre soir ?
– Oui, à la fin du dîner. Tu as reçu un papier avec des bandesdessus… tu sais, un télégramme… eh bien, j’en fais aussi, moi.
Elle sortit. Pour tout autre, ces paroles n’eussent riensignifié que l’insignifiante réflexion d’un enfant, et Sholmès,lui-même, les écouta d’une oreille distraite et continua soninspection. Mais tout à coup il se mit à courir après l’enfant dontla dernière phrase le frappait subitement. Il la rattrapa au hautde l’escalier et lui dit :
– Alors, toi aussi, tu colles des bandes sur papier ?
Henriette, très fière, déclara :
– Mais oui, je découpe des mots et je les colle.
– Et qui t’a montré ce petit jeu ?
– Mademoiselle… ma gouvernante… je lui en ai vu faire autant.Elle prend des mots sur des journaux et les colle…
– Et qu’est-ce qu’elle en fait ?
– Des télégrammes, des lettres qu’elle envoie.
Herlock Sholmès rentra dans la salle d’études, singulièrementintrigué par cette confidence et s’efforçant d’en extraire lesdéductions qu’elle comportait.
Des journaux, il y en avait un paquet sur la cheminée. Il lesdéplia, et vit en effet des groupes de mots ou des lignes quimanquaient, régulièrement et proprement enlevés. Mais il lui suffitde lire les mots qui précédaient ou qui suivaient, pour constaterque les mots qui manquaient avaient été découpés au hasard desciseaux, par Henriette évidemment. Il se pouvait que, dans laliasse des journaux, il y en eût un que Mademoiselle eût découpéelle-même. Mais comment s’en assurer ?
Machinalement, Herlock feuilleta les livres de classe empiléssur la table, puis d’autres qui reposaient sur les rayons d’unplacard. Et soudain il eut un cri de joie. Dans un coin de ceplacard, sous de vieux cahiers amoncelés, il avait trouvé un albumpour enfants, un alphabet orné d’images, et, à l’une des pages decet album, un vide lui était apparu.
Il vérifia. C’était la nomenclature des jours de la semaine.Lundi, mardi, mercredi, etc. Le mot samedi manquait. Or, le vol dela lampe juive avait eu lieu dans la nuit d’un samedi.
Herlock éprouva ce petit serrement du cœur qui lui annonçaittoujours, de la manière la plus nette, qu’il avait touché au nœudmême d’une intrigue. Cette étreinte de la vérité, cette émotion dela certitude, ne le trompait jamais.
Fiévreux et confiant, il s’empressa de feuilleter l’album. Unpeu plus loin, une autre surprise l’attendait.
C’était une page composée de lettres majuscules, suivies d’uneligne de chiffres.
Neuf de ces lettres, et trois de ces chiffres avaient étéenlevés soigneusement.
Sholmès les inscrivit sur son carnet, dans l’ordre qu’ilseussent occupé, et obtint le résultat suivant :
CDEHNOPRZ-237
– Fichtre… murmura-t-il, à première vue cela ne signifie pasgrand-chose.
Pouvait-on, en mêlant ces lettres et en les employant toutes,former un, ou deux, ou trois mots complets ?
Sholmès le tenta vainement.
Une seule solution s’imposait à lui, qui revenait sans cessesous son crayon, et qui, à la longue, lui parut la véritable, aussibien parce qu’elle correspondait à la logique des faits que parcequ’elle s’accordait avec les circonstances générales.
Étant donné que la page de l’album ne comportait qu’une seulefois chacune des lettres de l’alphabet, il était probable, il étaitcertain qu’on se trouvait en présence de mots incomplets et que cesmots avaient été complétés par des lettres empruntées à d’autrespages. Dans ces conditions, et sauf erreur, l’énigme se posaitainsi :
REPOND.Z – CH – 237
Le premier mot était clair : répondez, un E manquant parce quela lettre E, déjà employée, n’était plus disponible.
Quant au second mot inachevé, il formait indubitablement, avecle nombre 237, l’adresse que donnait l’expéditeur au destinatairede la lettre. On proposait d’abord de fixer le jour au samedi, etl’on demandait une réponse à l’adresse CH.237.
Ou bien CH.237 était une formule de poste restante, ou bien leslettres C H faisaient partie d’un mot incomplet. Sholmès feuilletal’album : aucune autre découpure n’avait été effectuée dans lespages suivantes. Il fallait donc, jusqu’à nouvel ordre, s’en tenirà l’explication trouvée.
– C’est amusant, n’est-ce pas ?
Henriette était revenue. Il répondit :
– Si c’est amusant ! Seulement, tu n’as pas d’autrespapiers ?… Ou bien des mots déjà découpés et que je pourraiscoller ?
– Des papiers. ?… Non… et puis, Mademoiselle ne serait pascontente.
– Mademoiselle ?
– Oui, elle m’a déjà grondée.
– Pourquoi ?
– Parce que je vous ai dit des choses… et qu’elle dit qu’on nedoit jamais dire des choses sur ceux qu’on aime bien.
– Tu as absolument raison.
Henriette sembla ravie de l’approbation, tellement ravie qu’elletira d’un menu sac de toile, épinglé à sa robe, quelques loques,trois boutons, deux morceaux de sucre, et, finalement, un carré depapier qu’elle tendit à Sholmès.
– Tiens, je te le donne tout de même. C’était un numéro defiacre, le 8279.
– D’où vient-il, ce numéro ?
– Il est tombé de son porte-monnaie.
– Quand ?
– Dimanche, à la messe, comme elle prenait des sous pour laquête.
– Parfait. Et maintenant je vais te donner le moyen de n’êtrepas grondée. Ne dis pas à Mademoiselle que tu m’as vu.
Sholmès s’en alla trouver M. d’Imblevalle et nettementl’interrogea sur Mademoiselle.
Le Baron eut un haut-le-corps.
– Alice Demun ! Est-ce que vous penseriez ?… C’estimpossible.
– Depuis combien de temps est-elle à votre service ?
– Un an seulement, mais je ne connais pas de personne plustranquille et en qui j’aie plus de confiance.
– Comment se fait-il que je ne l’aie pas encoreaperçue ?
– Elle s’est absentée deux jours.
– Et actuellement ?
– Dès son retour elle a voulu s’installer au chevet de votreami. Elle a toutes les qualités de la garde-malade… douce…prévenante… M. Wilson en paraît enchanté.
– Ah fit Sholmès qui avait complètement négligé de prendre desnouvelles du vieux camarade.
Il réfléchit et s’informa :
– Et le dimanche matin, est-elle sortie ?
– Le lendemain du vol ?
– Oui.
Le Baron appela sa femme et lui posa la question. Elle répondit:
– Mademoiselle est partie comme à l’ordinaire pour aller à lamesse de onze heures avec les enfants.
– Mais, auparavant ?
– Auparavant ? Non… ou plutôt… mais j’étais si bouleverséepar ce vol !… Cependant je me souviens qu’elle m’avait demandéla veille l’autorisation de sortir le dimanche matin… pour voir unecousine de passage à Paris, je crois. Mais je ne suppose pas quevous la soupçonniez ?…
– Certes, non… cependant je voudrais la voir.
Il monta jusqu’à la chambre de Wilson. Une femme, vêtue, commeles infirmières, d’une longue robe de toile grise, était courbéesur le malade et lui donnait à boire. Quand elle se tourna, Sholmèsreconnut la jeune fille qui l’avait abordé devant la gare duNord.
Il n’y eut pas entre eux la moindre explication. Alice Demunsourit doucement, de ses yeux charmants et graves, sans aucunembarras. L’Anglais voulut parler, ébaucha quelques syllabes et setut. Alors elle reprit sa besogne, évolua paisiblement sous leregard étonné de Sholmès, remua des flacons, déroula et roula desbandes de toile, et de nouveau lui adressa son clair sourire.
Il pivota sur ses talons, redescendit, avisa dans la courl’automobile de M. d’Imblevalle, s’y installa et se fit mener àLevallois, au dépôt de voitures dont l’adresse était marquée sur lebulletin de fiacre livré par l’enfant. Le cocher Duprêt, quiconduisait le 8279 dans la matinée du dimanche, n’étant pas là, ilrenvoya l’automobile et attendit jusqu’à l’heure du relais.
Le cocher Duprêt raconta qu’il avait en effet « chargé » unedame aux environs du parc Monceau, une jeune dame en noir qui avaitune grosse violette et qui paraissait très agitée.
– Elle portait un paquet ?
– Oui, un paquet assez long.
– Et vous l’avez menée ?
– Avenue des Ternes, au coin de la place Saint-Ferdinand. Elle yest restée une dizaine de minutes, et puis on s’en est retourné auparc Monceau.
– Vous reconnaîtriez la maison de l’avenue des Ternes ?
– Parbleu ! Faut-il vous y conduire ?
– Tout à l’heure. Conduisez-moi d’abord au 36, quai desOrfèvres.
À la Préfecture de police il eut la chance de rencontreraussitôt l’inspecteur principal Ganimard.
– Monsieur Ganimard, vous êtes libre ?
– S’il s’agit de Lupin, non.
– Il s’agit de Lupin.
– Alors je ne bouge pas.
– Comment ! Vous renoncez…
– Je renonce à l’impossible ! Je suis las d’une lutteinégale, où nous sommes sûrs d’avoir le dessous. C’est lâche, c’estabsurde, tout ce que vous voudrez… je m’en moque ! Lupin estplus fort que nous. Par conséquent, il n’y a qu’à s’incliner.
– Je ne m’incline pas.
– Il vous inclinera, vous comme les autres.
– Eh bien, c’est un spectacle qui ne peut manquer de vous faireplaisir !
– Ah ! Ça, c’est vrai, dit Ganimard ingénument. Et puisquevous n’avez pas votre compte de coups de bâtons, allons-y.
Tous deux montèrent dans le fiacre. Sur leur ordre, le cocherles arrêta un peu avant la maison et de l’autre côté de l’avenue,devant un petit café à la terrasse duquel ils s’assirent, entre deslauriers et des fusains. Le jour commençait à baisser.
– Garçon, fit Sholmès, de quoi écrire.
Il écrivit, et rappelant le garçon :
– Portez cette lettre au concierge de la maison qui est en face.C’est évidemment l’homme en casquette qui fume sous la portecochère.
Le concierge accourut, et, Ganimard ayant décliné son titred’inspecteur principal, Sholmès demanda si, le matin du dimanche,il était venu une jeune dame en noir.
– En noir ? Oui, vers neuf heures… celle qui monte ausecond.
– Vous la voyez souvent ?
– Non, mais depuis quelque temps, davantage… la dernièrequinzaine, presque tous les jours.
– Et depuis dimanche ?
– Une fois seulement… sans compter aujourd’hui.
– Comment ! Elle est venue !
– Elle est là.
– Elle est là !
– Voilà bien dix minutes. Sa voiture attend sur la placeSaint-Ferdinand, comme d’habitude. Elle, je l’ai croisée sous laporte.
– Et quel est ce locataire du second ?
– Il y en a deux, une modiste, Mlle Langeais, et un Monsieur quia loué deux chambres meublées, depuis un mois, sous le nom deBresson.
– Pourquoi dites-vous « sous le nom » ?
– Une idée à moi que c’est un nom d’emprunt. Ma femme fait sonménage : eh bien, il n’a pas deux chemises avec les mêmesinitiales.
– Comment vit-il ?
– Oh ! Dehors presque. Des trois jours, il ne rentre paschez lui.
– Est-il rentré dans la nuit de samedi à dimanche ?
– Dans la nuit de samedi à dimanche ? Écoutez voir, que jeréfléchisse… oui, samedi soir, il est rentré et il n’a pasbougé.
– Et quelle sorte d’homme est-ce ?
– Ma foi je ne saurais dire. Il est si changeant ! Il estgrand, il est petit, il est gros, il est fluet… brun et blond. Jene le reconnais toujours pas.
Ganimard et Sholmès se regardèrent.
– C’est lui, murmura l’inspecteur, c’est bien lui.
Il y eut vraiment chez le vieux policier un instant de troublequi se traduisit par un bâillement et par une crispation de sesdeux poings.
Sholmès aussi, bien que plus maître de lui, sentit une étreinteau cœur.
– Attention, dit le concierge, voici la jeune fille.
Mademoiselle en effet apparaissait au seuil de la porte ettraversait la place.
– Et voici M. Bresson.
– M. Bresson ? Lequel ?
– Celui qui porte un paquet sous le bras.
– Mais il ne s’occupe pas de la jeune fille. Elle regagne seulesa voiture.
– Ah ! Ça, je ne les ai jamais vus ensemble.
Les deux policiers s’étaient levés précipitamment. À la lueurdes réverbères ils reconnurent la silhouette de Lupin, quis’éloignait dans une direction opposée à la place.
– Qui préférez-vous suivre ? demanda Ganimard.
– Lui, parbleu ! C’est le gros gibier.
– Alors, moi, je file la demoiselle, proposa Ganimard.
– Non, non, dit vivement l’Anglais, qui ne voulait rien dévoilerde l’affaire à Ganimard, la demoiselle, je sais où la retrouver… neme quittez pas.
À distance, et en utilisant l’abri momentané des passants et deskiosques, ils se mirent à la poursuite de Lupin. Poursuite faciled’ailleurs, car il ne se retournait pas et marchait rapidement,avec une légère claudication de la jambe droite, si légère qu’ilfallait l’œil exercé d’un observateur pour la percevoir, Ganimarddit :
– Il fait semblant de boiter.
Et il reprit :
– Ah ! Si l’on pouvait ramasser deux ou trois agents etsauter sur notre individu ! Nous risquons de le perdre.
Mais aucun agent ne se montra avant la porte des Ternes, et, lesfortifications franchies, ils ne devaient plus escompter le moindresecours.
– Séparons-nous, dit Sholmès, l’endroit est désert.
C’était le boulevard Victor-Hugo. Chacun d’eux prit un trottoiret s’avança selon la ligne des arbres.
Ils allèrent ainsi pendant vingt minutes jusqu’au moment oùLupin tourna sur la gauche et longea la Seine. Là, ils aperçurentLupin qui descendait au bord du fleuve. Il y resta quelquessecondes sans qu’il leur fût possible de distinguer ses gestes.Puis il remonta la berge et revint sur ses pas. Ils se collèrentcontre les piliers d’une grille. Lupin passa devant eux. Il n’avaitplus de paquet.
Et comme il s’éloignait, un autre individu se détacha d’uneencoignure de maison et se glissa entre les arbres.
Sholmès dit à voix basse :
– Il a l’air de le suivre aussi, celui-là.
– Oui, il m’a semblé déjà le voir en allant.
La chasse recommença, mais compliquée par la présence de cetindividu. Lupin reprit le même chemin, traversa de nouveau la portedes Ternes, et rentra dans la maison de la placeSaint-Ferdinand.
Le concierge fermait lorsque Ganimard se présenta.
– Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?
– Oui, j’éteignais le gaz de l’escalier, il a poussé le verroude sa porte.
– Il n’y a personne avec lui ?
– Personne, aucun domestique… il ne mange jamais ici.
– Il n’existe pas d’escalier de service ?
– Non.
Ganimard dit à Sholmès :
– Le plus simple est que je m’installe à la porte même de Lupin,tandis que vous allez chercher le commissaire de police de la rueDemours. Je vais vous donner un mot.
Sholmès objecta :
– Et s’il s’échappe pendant ce temps ?
– Puisque je reste ! …
– Un contre un, la lutte est inégale avec lui.
– Je ne puis pourtant pas forcer son domicile, je n’en ai pas ledroit, la nuit surtout.
Sholmès haussa les épaules.
– Quand vous aurez arrêté Lupin, on ne vous chicanera pas surles conditions de l’arrestation. D’ailleurs, quoi ! Il s’agittout au plus de sonner. Nous verrons alors ce qui se passera.
Ils montèrent. Une porte à deux battants s’offrait à gauche dupalier. Ganimard sonna.
Aucun bruit. Il sonna de nouveau. Personne.
– Entrons, murmura Sholmès.
– Oui, allons-y.
Pourtant, ils demeurèrent immobiles, l’air irrésolu. Comme desgens qui hésitent au moment d’accomplir un acte décisif, ilsredoutaient d’agir, et il leur semblait soudain impossiblequ’Arsène Lupin fût là, si près d’eux, derrière cette cloisonfragile qu’un coup de poing pouvait abattre. L’un et l’autre, ilsle connaissaient trop, le diabolique personnage, pour admettrequ’il se laissât pincer aussi stupidement. Non, non, mille foisnon, il n’était plus là. Par les maisons contiguës, par les toits,par telle issue convenablement préparée, il avait dû s’évader, etune fois de plus, c’est l’ombre seule de Lupin qu’on allaitétreindre.
Ils frissonnèrent. Un bruit imperceptible, qui venait de l’autrecôté de la porte, avait comme effleuré le silence. Et ils eurentl’impression, la certitude, que tout de même il était là, séparéd’eux par la mince cloison de bois, et qu’il les écoutait, qu’illes entendait.
Que faire ? La situation était tragique. Malgré leursang-froid de vieux routiers de police, une telle émotion lesbouleversait qu’ils s’imaginaient percevoir les battements de leurcœur.
Du coin de l’œil, Ganimard consulta Sholmès. Puis, violemment,de son poing, il ébranla le battant de la porte.
Un bruit de pas, maintenant, un bruit qui ne cherchait plus à sedissimuler…
Ganimard secoua la porte. D’un élan irrésistible, Sholmès,l’épaule en avant, l’abattit, et tous deux se ruèrent àl’assaut.
Ils s’arrêtèrent net. Un coup de feu avait retenti dans la piècevoisine. Un autre encore, et le bruit d’un corps qui tombait…
Quand ils entrèrent, ils virent l’homme étendu, la face contrele marbre de la cheminée. Il eut une convulsion. Son revolverglissa de sa main.
Ganimard se pencha et tourna la tête du mort. Du sang lacouvrait, qui giclait de deux larges blessures, l’une à la joue, etl’autre à la tempe.
– Il est méconnaissable, murmura-t-il.
– Parbleu ! fit Sholmès, ce n’est pas lui.
– Comment le savez-vous ? Vous ne l’avez même pasexaminé.
L’Anglais ricana :
– Pensez-vous donc qu’Arsène Lupin est homme à setuer ?
– Pourtant, nous avions bien cru le reconnaître dehors…
– Nous avions cru, parce que nous voulions croire. Cet hommenous obsède.
– Alors, c’est un de ses complices.
– Les complices d’Arsène Lupin ne se tuent pas.
– Alors, qui est-ce ?
Ils fouillèrent le cadavre. Dans une poche Herlock Sholmèstrouva un portefeuille vide, dans une autre Ganimard trouvaquelques louis. Au linge, point de marque, aux vêtements nonplus.
Dans les malles – une grosse malle et deux valises – rien quedes effets. Sur la cheminée un paquet de journaux. Ganimard lesdéplia. Tous parlaient du vol de la lampe juive.
Une heure après, lorsque Ganimard et Sholmès se retirèrent, ilsn’en savaient pas plus sur le singulier personnage que leurintervention avait acculé au suicide.
Qui était-ce ? Pourquoi s’était-il tué ? Par quel liense rattachait-il à l’affaire de la lampe juive ? Qui l’avaitfilé au cours de sa promenade ? Autant de questions aussicomplexes les unes que les autres… autant de mystères…
Herlock Sholmès se coucha de fort mauvaise humeur. À son réveilil reçut un pneumatique ainsi conçu :
« Arsène Lupin a l’honneur de vous faire part de son tragiquedécès en la personne du sieur Bresson, et vous prie d’assister àses convoi, service et enterrement, qui auront lieu aux frais del’État, jeudi le 25 juin. »