Arsène Lupin, Gentleman-Cambrioleur

LE SEPT DE CŒUR

Une question se pose, et elle me fut souvent posée:

—Comment ai-je connu Arsène Lupin?

Personne ne doute que je le connaisse. Les détails quej’accumule sur cet homme déconcertant, les faits irréfutables quej’expose, les preuves nouvelles que j’apporte, l’interprétation queje donne de certains actes dont on n’avait vu que lesmanifestations extérieures sans en pénétrer les raisons secrètes nile mécanisme invisible, tout cela prouve bien, sinon une intimité,que l’existence même de Lupin rendrait impossible, du moins desrelations amicales et des confidences suivies.

Mais comment l’ai-je connu? D’où me vient la faveur d’être sonhistoriographe? Pourquoi moi et pas un autre?

La réponse est facile: le hasard seul a présidé à un choix oùmon mérite n’entre pour rien. C’est le hasard qui m’a mis sur saroute. C’est par hasard que j’ai été mêlé à l’une de ses plusétranges et de ses plus mystérieuses aventures, par hasard enfinque je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteuren scène, drame obscur et complexe, hérissé de telles péripétiesque j’éprouve un certain embarras au moment d’en entreprendre lerécit.

Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au23 juin dont on a tant parlé. Et, pour ma part, disons-le tout desuite, j’attribue la conduite assez anormale que je tins enl’occasion, à l’état d’esprit très spécial où je me trouvais enrentrant chez moi. Nous avions dîné entre amis au restaurant de laCascade, et, toute la soirée, tandis que nous fumions et quel’orchestre de tziganes jouait des valses mélancoliques, nousn’avions parlé que de crimes et de vols, d’intrigues effrayantes etténébreuses. C’est toujours là une mauvaise préparation ausommeil.

Les Saint-Martin s’en allèrent en automobile. Jean Daspry,—cecharmant et insouciant Daspry qui devait, six mois après, se fairetuer de façon si tragique sur la frontière du Maroc,—Jean Daspry etmoi nous revînmes à pied par la nuit obscure et chaude. Quand nousfûmes arrivés devant le petit hôtel que j’habitais depuis un an àNeuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit:

—Vous n’avez jamais peur?

—Quelle idée!

—Dame, ce pavillon est tellement isolé! pas de voisins… desterrains vagues… Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant…

—Eh bien, vous êtes gai, vous!

—Oh! je dis cela comme je dirais autre chose. Les Saint-Martinm’ont impressionné avec leurs histoires de brigands.

M’ayant serré la main il s’éloigna. Je pris ma clef etj’ouvris.

—Allons! bon, murmurai-je, Antoine a oublié de m’allumer unebougie.

Et soudain je me rappelai: Antoine était absent, je lui avaisdonné congé.

Tout de suite l’ombre et le silence me furent désagréables. Jemontai jusqu’à ma chambre à tâtons, le plus vite possible, et,aussitôt, contrairement à mon habitude, je tournai la clef etpoussai le verrou.

La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid. Pourtant j’eussoin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver à longueportée, et je le posai à côté de mon lit. Cette précaution achevade me rassurer. Je me couchai et, comme à l’ordinaire, pourm’endormir, je pris sur la table de nuit le livre qui m’y attendaitchaque soir.

Je fus très étonné. À la place du coupe-papier dont je l’avaismarqué la veille, se trouvait une enveloppe, cachetée de cinqcachets de cire rouge. Je la saisis vivement. Elle portait commeadresse mon nom et mon prénom, accompagnés de cette mention:«Urgente».

Une lettre! une lettre à mon nom! qui pouvait l’avoir mise à cetendroit? Un peu nerveux, je déchirai l’enveloppe, et je lus:

«À partir du moment où vous aurez ouvert cette lettre, quoiqu’il arrive, quoi que vous entendiez, ne bougez plus, ne faitespas un geste, ne jetez pas un cri. Sinon, vous êtesperdu.»

Moi non plus je ne suis pas un poltron, et, tout aussi bienqu’un autre, je sais me tenir en face du danger réel, ou souriredes périls chimériques dont s’effare notre imagination. Mais, je lerépète, j’étais dans une situation d’esprit anormale, plusfacilement impressionnable, les nerfs à fleur de peau. Etd’ailleurs, n’y avait-il pas dans tout cela quelque chose detroublant et d’inexplicable qui eût ébranlé l’âme du plusintrépide?

Mes doigts serraient fiévreusement la feuille de papier, et mesyeux relisaient sans cesse les phrases menaçantes… «Ne faites pasun geste… ne jetez pas un cri… sinon, vous êtes perdu… » Allonsdonc! pensai-je, c’est quelque plaisanterie, une farceimbécile.

Je fus sur le point de rire, même je voulus rire à haute voix.Qui m’en empêcha? Quelle crainte indécise me comprima la gorge?

Du moins je soufflerais la bougie. Non, je ne pus la souffler.«Pas un geste, ou vous êtes perdu», était-il écrit.

Mais pourquoi lutter contre ces sortes d’autosuggestions plusimpérieuses souvent que les faits les plus précis? Il n’y avaitqu’à fermer les yeux. Je fermai les yeux.

Au même moment, un bruit léger passa dans le silence, puis descraquements. Et cela provenait, me sembla-t-il, d’une grande sallevoisine où j’avais installé mon cabinet de travail et dont jen’étais séparé que par l’antichambre.

L’approche d’un danger réel me surexcita, et j’eus la sensationque j’allais me lever, saisir mon revolver et me précipiter danscette salle. Je ne me levai point: en face de moi, un des rideauxde la fenêtre de gauche avait remué.

Le doute n’était pas possible: il avait remué. Il remuaitencore! Et je vis—oh! je vis cela distinctement—qu’il y avait entreles rideaux et la fenêtre, dans cet espace trop étroit, une formehumaine dont l’épaisseur empêchait l’étoffe de tomber droit.

Et l’être aussi me voyait, il était certain qu’il me voyait àtravers les mailles très larges de l’étoffe. Alors je compris tout.Tandis que les autres emportaient leur butin, sa mission à luiconsistait à me tenir en respect. Me lever? Saisir un revolver?Impossible… il était là! au moindre geste, au moindre cri, j’étaisperdu.

Un coup violent secoua la maison, suivi de petits coups groupéspar deux ou trois, comme ceux d’un marteau qui frappe sur despointes et qui rebondit. Ou du moins voilà ce que j’imaginais, dansla confusion de mon cerveau. Et d’autres bruits s’entrecroisèrent,un véritable vacarme qui prouvait que l’on ne se gênait point, etque l’on agissait en toute sécurité.

On avait raison: je ne bougeai pas. Fut-ce lâcheté? Non,anéantissement plutôt, impuissance totale à mouvoir un seul de mesmembres. Sagesse également, car enfin pourquoi lutter? Derrière cethomme, il y en avait dix autres qui viendraient à son appel.Allais-je risquer ma vie pour sauver quelques tapisseries etquelques bibelots?

Et toute la nuit ce supplice dura. Supplice intolérable,angoisse terrible! Le bruit s’était interrompu, mais je necessais d’attendre qu’il recommençât. Et l’homme! l’homme quime surveillait, l’arme à la main! Mon regard effrayé ne le quittaitpas. Et mon cœur battait! et de la sueur ruisselait de mon front etde tout mon corps!

Et tout à coup un bien-être inexprimable m’envahit: une voiturede laitier dont je connaissais bien le roulement, passa sur leboulevard, et j’eus en même temps l’impression que l’aube seglissait entre les persiennes closes et qu’un peu de jour dehors semêlait à l’ombre.

Et le jour pénétra dans la chambre. Et d’autres voiturespassèrent. Et tous les fantômes de la nuit s’évanouirent.

Alors je sortis un bras du lit, lentement, sournoisement. Enface rien ne remua. Je marquai des yeux le pli du rideau, l’endroitprécis où il fallait viser, je fis le compte exact des mouvementsque je devais exécuter, et, rapidement, j’empoignai mon revolver etje tirai.

Je sautai hors du lit avec un cri de délivrance, et je bondissur le rideau. L’étoffe était percée, la vitre était percée. Quantà l’homme, je n’avais pu l’atteindre… pour cette bonne raison qu’iln’y avait personne.

Personne! Ainsi, toute la nuit, j’avais été hypnotisé par un plide rideau! Et pendant ce temps, des malfaiteurs… Rageusement, d’unélan que rien n’eût arrêté, je tournai la clef dans la serrure,j’ouvris ma porte, je traversai l’antichambre, j’ouvris une autreporte, et je me ruai dans la salle.

Mais une stupeur me cloua sur le seuil, haletant, abasourdi,plus étonné encore que je ne l’avais été de l’absence de l’homme:rien n’avait disparu. Toutes les choses que je supposais enlevées,meubles, tableaux, vieux velours et vieilles soies, toutes ceschoses étaient à leur place!

Spectacle incompréhensible! Je n’en croyais pas mes yeux!Pourtant ce vacarme, ces bruits de déménagement… Je fis le tour dela pièce, j’inspectai les murs, je dressai l’inventaire de tous cesobjets que je connaissais si bien. Rien ne manquait! Et ce qui medéconcertait le plus, c’est que rien non plus ne révélait lepassage des malfaiteurs, aucun indice, pas une chaise dérangée, pasune trace de pas.

—Voyons, voyons, me disais-je en me prenant la tête à deuxmains, je ne suis pourtant pas un fou! J’ai bien entendu!…

Pouce par pouce, avec les procédés d’investigation les plusminutieux, j’examinai la salle. Ce fut en vain. Ou plutôt… maispouvais-je considérer cela comme une découverte? Sous un petittapis persan, jeté sur le parquet, je ramassai une carte, une carteà jouer. C’était un sept de cœur, pareil à tous les sept de cœurdes jeux de cartes français, mais qui retint mon attention par undétail assez curieux. La pointe extrême de chacune des sept marquesrouges en forme de cœur, était percée d’un trou, le trou rond etrégulier qu’eût pratiqué l’extrémité d’un poinçon.

Voilà tout. Une carte et une lettre trouvée dans un livre. Endehors de cela, rien. Était-ce assez pour affirmer que je n’avaispas été le jouet d’un rêve?

* * *

Toute la journée, je poursuivis mes recherches dans le salon.C’était une grande pièce en disproportion avec l’exiguïté del’hôtel, et dont l’ornementation attestait le goût bizarre de celuiqui l’avait conçue. Le parquet était fait d’une mosaïque de petitespierres multicolores, formant de larges dessins symétriques. Lamême mosaïque recouvrait les murs, disposée en panneaux, allégoriespompéiennes, compositions bizantines, fresque du moyen âge. UnBacchus enfourchait un tonneau. Un empereur couronné d’or, à barbefleurie, tenait un glaive dans sa main droite.

Tout en haut, un peu à la façon d’un atelier, se découpaitl’unique et vaste fenêtre. Cette fenêtre étant toujours ouverte lanuit, il était probable que les hommes avaient passé par là, àl’aide d’une échelle. Mais, ici encore, aucune certitude. Lesmontants de l’échelle eussent dû laisser des traces sur le solbattu de la cour: il n’y en avait point. L’herbe du terrain vaguequi entourait l’hôtel aurait dû être fraîchement foulée: elle nel’était pas.

J’avoue que je n’eus point l’idée de m’adresser à la police,tellement les faits qu’il m’eût fallu exposer étaient inconsistantset absurdes. On se fût moqué de moi. Mais, le surlendemain, c’étaitmon jour de chronique au Gil Blas, où j’écrivais alors.Obsédé par mon aventure, je la racontai tout au long.

L’article ne passa pas inaperçu, mais je vis bien qu’on ne leprenait guère au sérieux, et qu’on le considérait plutôt comme unefantaisie que comme une histoire réelle. Les Saint-Martin meraillèrent. Daspry, cependant, qui ne manquait pas d’une certainecompétence en ces matières, vint me voir, se fit expliquerl’affaire et l’étudia… sans plus de succès d’ailleurs.

Or, un des matins suivants, le timbre de la grille résonna, etAntoine vint m’avertir qu’un monsieur désirait me parler. Iln’avait pas voulu donner son nom. Je le priai de monter.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, très brun, devisage énergique, et dont les habits propres, mais usés,annonçaient un souci d’élégance qui contrastait avec ses façonsplutôt vulgaires.

Sans préambule, il me dit—d’une voix éraillée, avec des accentsqui me confirmèrent la situation sociale de l’individu:

—Monsieur, en voyage, dans un café, le Gil Blas m’esttombé sous les yeux. J’ai lu votre article. Il m’a intéressé…beaucoup.

—Je vous remercie.

—Et je suis revenu.

—Ah!

—Oui, pour vous parler. Tous les faits que vous avez racontéssont-ils exacts?

—Absolument exacts.

—Il n’en est pas un seul qui soit de votre invention?

—Pas un seul.

—En ce cas j’aurais peut-être des renseignements à vousfournir.

—Je vous écoute.

—Non.

—Comment, non?

—Avant de parler, il faut que je vérifie s’ils sont justes.

—Et pour les vérifier?

—Il faut que je reste seul dans cette pièce.

Je le regardai avec surprise.

—Je ne vois pas très bien…

—C’est une idée que j’ai eue en lisant votre article. Certainsdétails établissent une coïncidence vraiment extraordinaire avecune autre aventure que le hasard m’a révélée. Si je me suis trompé,il est préférable que je garde le silence. Et l’unique moyen de lesavoir, c’est que je reste seul…

Qu’y avait-il sous cette proposition? Plus tard je me suisrappelé qu’en la formulant l’homme avait un air inquiet, uneexpression de physionomie anxieuse. Mais, sur le moment, bien qu’unpeu étonné, je ne trouvai rien de particulièrement anormal à sademande. Et puis une telle curiosité me stimulait!

Je répondis:

—Soit. Combien vous faut-il de temps?

—Oh! trois minutes, pas davantage. D’ici trois minutes, je vousrejoindrai.

Je sortis de la pièce. En bas, je tirai ma montre. Une minutes’écoula. Deux minutes… Pourquoi donc me sentais-je oppressé?Pourquoi ces instants me paraissaient-ils plus solennels qued’autres?

Deux minutes et demie… Deux minutes trois quarts… Et soudain uncoup de feu retentit.

En quelques enjambées j’escaladai les marches et j’entrai. Uncri d’horreur m’échappa.

Au milieu de la salle l’homme gisait, immobile, couché sur lecôté gauche. Du sang coulait de son crâne, mêlé à des débris decervelle. Près de son poing, un revolver, tout fumant.

Une convulsion l’agita, et ce fut tout.

Mais plus encore que ce spectacle effroyable, quelque chose mefrappa, quelque chose qui fit que je n’appelai pas au secours toutde suite, et que je ne me jetai point à genoux pour voir si l’hommerespirait. À deux pas de lui, par terre, il y avait un sept decœur!

Je le ramassai. Les sept extrémités des sept marques rougesétaient percées d’un trou…

* * *

Une demi-heure après, le commissaire de police de Neuillyarrivait, puis le médecin légiste, puis le chef de la Sûreté, M.Dudouis. Je m’étais bien gardé de toucher au cadavre. Rien ne putfausser les premières constatations.

Elles furent brèves, d’autant plus brèves que tout d’abord on nedécouvrit rien, ou peu de chose. Dans les poches du mort aucunpapier, sur ses vêtements aucun nom, sur son linge aucune initiale.Somme toute, pas un indice capable d’établir son identité. Et dansla salle le même ordre qu’auparavant. Les meubles n’avaient pas étédérangés, et les objets avaient gardé leur ancienne position.Pourtant cet homme n’était pas venu chez moi dans l’uniqueintention de se tuer, et parce qu’il jugeait que mon domicileconvenait mieux que tout autre à son suicide! Il fallait qu’unmotif l’eût déterminé à cet acte de désespoir, et que ce motiflui-même résultât d’un fait nouveau, constaté par lui au cours destrois minutes qu’il avait passées seul.

Quel fait? Qu’avait-il vu? Qu’avait-il surpris? Quel secretépouvantable avait-il pénétré? Aucune supposition n’étaitpermise.

Mais, au dernier moment, un incident se produisit qui nous parutd’un intérêt considérable. Comme deux agents se baissaient poursoulever le cadavre et l’emporter sur un brancard, ils s’aperçurentque la main gauche, fermée jusqu’alors et crispée, s’étaitdétendue, et qu’une carte de visite, toute froissée, s’enéchappait.

Cette carte portait: Georges Andermatt, rue de Berry, 37.

Qu’est-ce que cela signifiait? Georges Andermatt était un grosbanquier de Paris, fondateur et président de ce Comptoir des métauxqui a donné une telle impulsion aux industries métallurgiques deFrance. Il menait grand train, possédant mail-coach, automobiles,écurie de course. Ses réunions étaient très suivies et l’on citaitMme Andermatt pour sa grâce et pour sa beauté.

—Serait-ce le nom du mort? murmurai-je.

Le chef de la Sûreté se pencha.

—Ce n’est pas lui. M. Andermatt est un homme pâle et un peugrisonnant.

—Mais alors pourquoi cette carte?

—Vous avez le téléphone, Monsieur?

—Oui, dans le vestibule. Si vous voulez bien m’accompagner.

Il chercha dans l’annuaire et demanda le 415.21.

—M. Andermatt est-il chez lui?—Veuillez lui dire que M. Dudouisle prie de venir en toute hâte au 102 du boulevard Maillot. C’esturgent.

Vingt minutes plus tard, M. Andermatt descendait de sonautomobile. On lui exposa les raisons qui nécessitaient sonintervention, puis on le mena devant le cadavre.

Il eut une seconde d’émotion qui contracta son visage, etprononça à voix basse, comme s’il parlait malgré lui:

—Étienne Varin.

—Vous le connaissiez?

—Non… ou du moins oui… mais de vue seulement. Son frère…

—Il a un frère?

—Oui, Alfred Varin… Son frère est venu autrefois me solliciter…je ne sais plus à quel propos…

—Où demeure-t-il?

—Les deux frères demeuraient ensemble… rue de Provence, jecrois.

—Et vous ne soupçonnez pas la raison pour laquelle celui-cis’est tué?

—Nullement.

—Cependant cette carte qu’il tenait dans sa main?… Votre carteavec votre adresse!

—Je n’y comprends rien. Ce n’est là évidemment qu’un hasard quel’instruction nous expliquera.

Un hasard en tout cas bien curieux, pensai-je et je sentis quenous éprouvions tous la même impression.

Cette impression, je la retrouvai dans les journaux dulendemain, et chez tous ceux de mes amis avec qui je m’entretins del’aventure. Au milieu des mystères qui la compliquaient, après ladouble découverte, si déconcertante, de ce sept de cœur sept foispercé, après les deux événements aussi énigmatiques l’un quel’autre dont ma demeure avait été le théâtre, cette carte de visitesemblait enfin promettre un peu de lumière. Par elle on arriveraità la vérité.

Mais, contrairement aux prévisions, M. Andermatt ne fournitaucune indication.

—J’ai dit ce que je savais, répétait-il. Que veut-on de plus? Jesuis le premier stupéfait que cette carte ait été trouvée là, etj’attends comme tout le monde que ce point soit éclairci.

Il ne le fut pas. L’enquête établit que les frères Varin,Suisses d’origine, avaient mené sous des noms différents une viefort mouvementée, fréquentant les tripots, en relations avec touteune bande d’étrangers dont la police s’occupait, et qui s’étaitdispersée après une série de cambriolages auxquels leurparticipation ne fut établie que par la suite. Au numéro 24 de larue de Provence où les frères Varin avaient en effet habité six ansauparavant, on ignorait ce qu’ils étaient devenus.

Je confesse que, pour ma part, cette affaire me semblait siembrouillée que je ne croyais guère à la possibilité d’unesolution, et que je m’efforçais de n’y plus songer. Mais JeanDaspry, au contraire, que je vis beaucoup à cette époque, sepassionnait chaque jour davantage.

Ce fut lui qui me signala cet écho d’un journal étranger quetoute la presse reproduisait et commentait:

«On va procéder en présence de l’empereur, et dans un lieu quel’on tiendra secret jusqu’à la dernière minute, aux premiers essaisd’un sous-marin qui doit révolutionner les conditions futures de laguerre navale. Une indiscrétion nous en a révélé le nom: ils’appelle Le Sept-de-cœur.»

Le Sept de cœur! était-ce là rencontre fortuite? ou biendevait-on établir un lien entre le nom de ce sous-marin et lesincidents dont nous avons parlé? Mais un lien de quelle nature? Cequi se passait ici ne pouvait aucunement se relier à ce qui sepassait là-bas.

—Qu’en savez-vous? me disait Daspry. Les effets les plusdisparates proviennent souvent d’une cause unique.

Le surlendemain, un autre écho nous arrivait:

«On prétend que les plans du Sept-de-cœur, lesous-marin dont les expériences vont avoir lieu incessamment, ontété exécutés par des ingénieurs français. Ces ingénieurs, ayantsollicité en vain l’appui de leurs compatriotes, se seraientadressés ensuite, sans plus de succès, à l’Amirauté anglaise. Nousdonnons ces nouvelles sous toute réserve.»

Je n’ose pas trop insister sur des faits de nature extrêmementdélicate, et qui provoquèrent, on s’en souvient, une émotion siconsidérable. Cependant, puisque tout danger de complication estécarté, il me faut bien parler de l’article de l’Écho deFrance, qui fit alors tant de bruit, et qui jeta sur l’affairedu Sept de cœur, comme on l’appelait, quelques clartés…confuses.

Le voici, tel qu’il parut sous la signature de Salvator:

L’affaire du Sept-de-cœur. Un coin du voilesoulevé.

«Nous serons brefs. Il y a dix ans, un jeune ingénieur desmines, Louis Lacombe, désireux de consacrer son temps et sa fortuneaux études qu’il poursuivait, donna sa démission, et loua, aunuméro 102 du boulevard Maillot, un petit hôtel qu’un comte italienavait fait récemment construire et décorer. Par l’intermédiaire dedeux individus, les frères Varin, de Lausanne, dont l’unl’assistait dans ses expériences comme préparateur, et dont l’autrelui cherchait des commanditaires, il entra en relations avec H.Georges Andermatt, qui venait de fonder le Comptoir des Métaux.

«Après plusieurs entrevues, il parvint à l’intéresser à unprojet de sous-marin auquel il travaillait, et il fut entendu que,dès la mise au point définitive de l’invention, M. Andermattuserait de son influence pour obtenir du ministère de la marine unesérie d’essais.

«Durant deux années, Louis Lacombe fréquenta assidûment l’hôtelAndermatt et soumit au banquier les perfectionnements qu’ilapportait à son projet, jusqu’au jour où, satisfait lui-même de sontravail, ayant trouvé la formule définitive qu’il cherchait, ilpria M. Andermatt de se mettre en campagne.

«Ce jour-là, Louis Lacombe dîna chez les Andermatt. Il s’enalla, le soir, vers onze heures et demie. Depuis on ne l’a plusrevu.

«En relisant les journaux de l’époque, on verrait que la familledu jeune homme saisit la justice et que le parquet s’inquiéta. Maison n’aboutit à aucune certitude, et généralement il fut admis queLouis Lacombe, qui passait pour un garçon original et fantasque,était parti en voyage sans prévenir personne.

«Acceptons cette hypothèse… invraisemblable. Mais une questionse pose, capitale pour notre pays: que sont devenus les plans dusous-marin? Louis Lacombe les a-t-il emportés? Sont-ilsdétruits?

«De l’enquête très sérieuse à laquelle nous nous sommes livrés,il résulte que ces plans existent. Les frères Varin les ont eusentre les mains. Comment? Nous n’avons encore pu l’établir, de mêmeque nous ne savons pas pourquoi ils n’ont pas essayé plus tôt deles vendre. Craignaient-ils qu’on ne leur demandât comment ils lesavaient en leur possession? En tout cas cette crainte n’a paspersisté, et nous pouvons en toute certitude affirmer ceci: lesplans de Louis Lacombe sont la propriété d’une puissance étrangère,et nous sommes en mesure de publier la correspondance échangée à cepropos entre les frères Varin et le représentant de cettepuissance. Actuellement le Sept-de-cœur imaginé par LouisLacombe est réalisé par nos voisins.

«La réalité répondra-t-elle aux prévisions optimistes de ceuxqui ont été mêlés à cette trahison? Nous avons, pour espérer lecontraire, des raisons que l’événement, nous voudrions le croire,ne trompera point.»

Et un post-scriptum ajoutait:

«Dernière heure.—Nous espérions à juste titre. Nos informationsparticulières nous permettent d’annoncer que les essais duSept-de-cœur n’ont pas été satisfaisants. Il est assezprobable qu’aux plans livrés par les frères Varin, il manquait ledernier document apporté par Louis Lacombe à M. Andermatt le soirde sa disparition, document indispensable à la compréhension totaledu projet, sorte de résumé où l’on retrouve les conclusionsdéfinitives, les évaluations et les mesures contenues dans lesautres papiers. Sans ce document les plans sont imparfaits; de mêmeque, sans les plans, le document est inutile.

«Donc il est encore temps d’agir et de reprendre ce qui nousappartient. Pour cette besogne fort difficile, nous comptonsbeaucoup sur l’assistance de M. Andermatt. Il aura à cœurd’expliquer la conduite inexplicable qu’il a tenue depuis le début.Il dira non seulement pourquoi il n’a pas raconté ce qu’il savaitau moment du suicide d’Étienne Varin, mais aussi pourquoi il n’ajamais révélé la disparition des papiers dont il avaitconnaissance. Il dira pourquoi, depuis six ans, il fait surveillerles frères Varin par des agents à sa solde.

«Nous attendons de lui, non point des paroles, mais des actes.Sinon… »

La menace était brutale. Mais en quoi consistait-elle? Quelmoyen d’intimidation Salvator, l’auteur… anonyme de l’article,possédait-il sur M. Andermatt?

Une nuée de reporters assaillit le banquier, et dix interviewsexprimèrent le dédain avec lequel il répondit à cette mise endemeure. Sur quoi, le correspondant de l’Écho de Franceriposta par ces trois lignes:

«Que M. Andermatt le veuille ou non, il est dès à présent notrecollaborateur dans l’œuvre que nous entreprenons.»

* * *

Le jour où parut cette réplique, Daspry et moi nous dînâmesensemble. Le soir, les journaux étalés sur ma table, nousdiscutions l’affaire et l’examinions sous toutes ses faces aveccette irritation que l’on éprouverait à marcher indéfiniment dansl’ombre et à toujours se heurter aux mêmes obstacles.

Et soudain, sans que mon domestique m’eût averti, sans que letimbre eût résonné, la porte s’ouvrit et une dame entra, couverted’un voile épais.

Je me levai aussitôt et m’avançai. Elle me dit:

—C’est vous, Monsieur, qui demeurez ici?

—Oui, Madame, mais je vous avoue…

—La grille sur le boulevard n’était pas fermée,expliqua-t-elle.

—Mais la porte du vestibule?

Elle ne répondit pas, et je songeai qu’elle avait dû faire letour par l’escalier de service. Elle connaissait donc lechemin?

Il y eut un silence un peu embarrassé. Elle regarda Daspry.Malgré moi, comme j’eusse fait dans un salon, je le présentai. Puisje la priai de s’asseoir et de m’exposer le but de sa visite.

Elle enleva son voile et je vis qu’elle était brune, de visagerégulier, et, sinon très belle, du moins d’un charme infini, quiprovenait de ses yeux surtout, des yeux graves et douloureux.

Elle dit simplement:

—Je suis Mme Andermatt.

—Madame Andermatt! répétai-je, de plus en plus étonné.

Un nouveau silence. Et elle reprit d’une voix calme, et de l’airle plus tranquille:

—Je viens au sujet de cette affaire… que vous savez. J’ai penséque je pourrais peut-être avoir auprès de vous quelquesrenseignements…

—Mon Dieu, Madame, je n’en connais pas plus que ce qu’en ont ditles journaux. Veuillez préciser en quoi je puis vous êtreutile.

—Je ne sais pas… Je ne sais pas…

Seulement alors j’eus l’intuition que son calme était factice,et que, sous cet air de sécurité parfaite, se cachait un grandtrouble. Et nous nous tûmes, aussi gênés l’un que l’autre.

Mais Daspry, qui n’avait pas cessé de l’observer, s’approcha etlui dit:

—Voulez-vous me permettre, Madame, de vous poser quelquesquestions?

—Oh! oui, s’écria-t-elle, comme cela je parlerai.

—Vous parlerez… quelles que soient ces questions?

—Quelles qu’elles soient.

Il réfléchit et prononça:

—Vous connaissiez Louis Lacombe?

—Oui, par mon mari.

—Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois?

—Le soir où il a dîné chez nous.

—Ce soir-là, rien n’a pu vous donner à penser que vous ne leverriez plus?

—Non. Il avait bien fait allusion à un voyage en Russie, mais sivaguement!

—Vous comptiez donc le revoir?

—Le surlendemain, à dîner.

—Et comment expliquez-vous cette disparition?

—Je ne l’explique pas.

—Et M. Andermatt?

—Je l’ignore.

—Cependant…

—Ne m’interrogez pas là-dessus.

—L’article de l’Écho de France semble dire…

—Ce qu’il semble dire, c’est que les frères Varin ne sont pasétrangers à cette disparition.

—Est-ce votre avis?

—Oui.

—Sur quoi repose votre conviction?

—En nous quittant, Louis Lacombe portait une serviette quicontenait tous les papiers relatifs à son projet. Deux jours après,il y a eu entre mon mari et l’un des frères Varin, celui qui vit,une entrevue au cours de laquelle mon mari acquérait la preuve queces papiers étaient aux mains des deux frères.

—Et il ne les a pas dénoncés?

—Non.

—Pourquoi?

—Parce que, dans la serviette, se trouvait autre chose que lespapiers de Louis Lacombe.

—Quoi?

Elle hésita, fut sur le point de répondre, puis, finalement,garda le silence. Daspry continua:

—Voilà donc la cause pour laquelle votre mari, sans avertir lapolice, faisait surveiller les deux frères. Il espérait à la foisreprendre les papiers et cette chose… compromettante grâce àlaquelle les deux frères exerçaient sur lui une sorte dechantage.

—Sur lui… et sur moi.

—Ah! sur vous aussi?

—Sur moi principalement.

Elle articula ces trois mots d’une voix sourde. Daspryl’observa, fit quelques pas, et revenant à elle:

—Vous avez écrit à Louis Lacombe?

—Certes… mon mari était en relations…

—En dehors de ces lettres officielles, n’avez-vous pas écrit àLouis Lacombe… d’autre lettres. Excusez mon insistance, mais il estindispensable que je sache toute la vérité. Avez-vous écritd’autres lettres?

Toute rougissante, elle murmura:

—Oui.

—Et ce sont ces lettres que possédaient les frères Varin?

—Oui.

—M. Andermatt le sait donc?

—Il ne les a pas vues, mais Alfred Varin lui en a révélél’existence, le menaçant de les publier si mon mari agissait contreeux. Mon mari a eu peur… il a reculé devant le scandale.

—Seulement, il a tout mis en œuvre pour leur arracher ceslettres.

—Il a tout mis en œuvre… du moins, je le suppose, car, à partirde cette dernière entrevue avec Alfred Varin, et après les quelquesmots très violents par lesquels il m’en rendit compte, il n’y aplus eu entre mon mari et moi aucune intimité, aucune confiance.Nous vivons comme deux étrangers.

—En ce cas, si vous n’avez rien à perdre, que craignez-vous?

—Si indifférente que je lui sois devenue, je suis celle qu’il aaimée, celle qu’il aurait encore pu aimer;—oh! cela, j’en suiscertaine, murmura-t-elle d’une voix ardente, il m’aurait encoreaimée, s’il ne s’était pas emparé de ces maudites lettres…

—Comment! il aurait réussi… Mais les deux frères se défiaientcependant?

—Oui, et ils se vantaient même, paraît-il, d’avoir une cachettesûre.

—Alors?…

—J’ai tout lieu de croire que mon mari a découvert cettecachette!

—Allons donc! où se trouvait-elle?

—Ici.

Je tressautai.

—Ici!

—Oui, et je l’avais toujours soupçonné. Louis Lacombe, trèsingénieux, passionné de mécanique, s’amusait, à ses heures perdues,à confectionner des coffres et des serrures. Les frères Varin ontdû surprendre et, par la suite, utiliser une de ces cachettes pourdissimuler les lettres… et d’autres choses aussi sans doute.

—Mais ils n’habitaient pas ici, m’écriai-je.

—Jusqu’à votre arrivée, il y a quatre mois, ce pavillon estresté inoccupé. Il est donc probable qu’ils y revenaient, et ilsont pensé en outre que votre présence ne les gênerait pas le jouroù ils auraient besoin de retirer tous leurs papiers. Mais ilscomptaient sans mon mari qui, dans la nuit du 22 au 23 juin, aforcé le coffre, a pris… ce qu’il cherchait, et a laissé sa cartepour bien montrer aux deux frères qu’il n’avait plus à les redouteret que les rôles changeaient. Deux jours plus tard, averti parl’article du Gil Blas, Étienne Varin se présentait chezvous en toute hâte, restait seul dans ce salon, trouvait le coffrevide… et se tuait.

Après un instant, Daspry demanda:

—C’est une simple supposition, n’est-ce pas? M. Andermatt nevous a rien dit?

—Non.

—Son attitude vis-à-vis de vous ne s’est pas modifiée? Il nevous a pas paru plus sombre, plus soucieux?

—Non.

—Et vous croyez qu’il en serait ainsi s’il avait trouvé leslettres! Pour moi il ne les a pas. Pour moi, ce n’est pas lui quiest entré ici.

—Mais qui alors?

—Le personnage mystérieux qui conduit cette affaire, qui entient tous les fils, et qui la dirige vers un but que nous nefaisons qu’entrevoir à travers tant de complications, le personnagemystérieux dont on sent l’action visible et toute-puissante depuisla première heure. C’est lui et ses amis qui sont entrés dans cethôtel le 22 juin, c’est lui qui a découvert la cachette, c’est luiqui a laissé la carte de M. Andermatt, c’est lui qui détient lacorrespondance et les preuves de la trahison des frères Varin.

—Qui, lui? interrompis-je, non sans impatience.

—Le correspondant de l’Écho de France, parbleu, ceSalvator! N’est-ce pas d’une évidence aveuglante? Ne donne-t-il pasdans son article des détails que, seul, peut connaître l’homme quia pénétré les secrets des deux frères?

—En ce cas, balbutia Mme Andermatt, avec effroi, il ames lettres également, et c’est lui à son tour qui menace mon mari!Que faire, mon Dieu!

—Lui écrire, déclara nettement Daspry, se confier à lui sansdétours; lui raconter tout ce que vous savez et tout ce que vouspouvez apprendre.

—Que dites-vous!

—Votre intérêt est le même que le sien. Il est hors de doutequ’il agit contre le survivant des deux frères. Ce n’est pas contreM. Andermatt qu’il cherche des armes, mais contre Alfred Varin.Aidez-le.

—Comment?

—Votre mari a-t-il ce document qui complète et qui permetd’utiliser les plans de Louis Lacombe?

—Oui.

—Prévenez-en Salvator. Au besoin, tâchez de lui procurer cedocument. Bref, entrez en correspondance avec lui. Querisquez-vous?

Le conseil était hardi, dangereux même à première vue, maisMme Andermatt n’avait guère le choix. Aussi bien, commedisait Daspry, que risquait-elle? Si l’inconnu était un ennemi,cette démarche n’aggravait pas la situation. Si c’était un étrangerqui poursuivait un but particulier, il devait n’attacher à ceslettres qu’une importance secondaire.

Quoi qu’il en soit, il y avait là une idée, et MmeAndermatt, dans son désarroi, fut trop heureuse de s’y rallier.Elle nous remercia avec effusion, et promit de nous tenir aucourant.

Le surlendemain, en effet, elle nous envoyait ce mot qu’elleavait reçu en réponse:

«Les lettres ne s’y trouvaient pas. Mais je les aurai, soyeztranquille. Je veille à tout. S.»

Je pris le papier. C’était l’écriture du billet que l’on avaitintroduit dans mon livre de chevet, le soir du 22 juin.

Daspry avait donc raison, Salvator était bien le grandorganisateur de cette affaire.

* * *

En vérité, nous commencions à discerner quelques lueurs parmiles ténèbres qui nous environnaient et certains pointss’éclairaient d’une lumière inattendue. Mais que d’autres restaientobscurs, comme la découverte des deux sept de cœur! Pour ma part,j’en revenais toujours là, plus intrigué peut-être qu’il n’eûtfallu par ces deux cartes dont les sept petites figurestranspercées avaient frappé mes yeux en de si troublantescirconstances. Quel rôle jouaient-elles dans le drame? Quelleimportance devait-on leur attribuer? Quelle conclusion devait-ontirer de ce fait que le sous-marin construit sur les plans de LouisLacombe portait le nom de Sept-de-cœur?

Daspry, lui, s’occupait peu des deux cartes, tout entier àl’étude d’un autre problème dont la solution lui semblait plusurgente: il cherchait inlassablement la fameuse cachette.

—Et qui sait, disait-il, si je n’y trouverais point les lettresque Salvator n’y a pas trouvées… par inadvertance peut-être. Il estsi peu croyable que les frères Varin aient enlevé d’un endroitqu’ils supposaient inaccessible, l’arme dont ils savaient la valeurinappréciable.

Et il cherchait. La grande salle n’ayant bientôt plus de secretspour lui, il étendait ses investigations à toutes les autres piècesdu pavillon: il scruta l’intérieur et l’extérieur, il examina lespierres et les briques des murailles, il souleva les ardoises dutoit.

Un jour, il arriva avec une pioche et une pelle, me donna lapelle, garda la pioche et, désignant le terrain vague:

—Allons-y.

Je le suivis sans enthousiasme. Il divisa le terrain enplusieurs sections qu’il inspecta successivement. Mais, dans uncoin, à l’angle que formaient les murs de deux propriétés voisines,un amoncellement de moellons et de cailloux, recouverts de ronceset d’herbes, attira son attention. Il l’attaqua.

Je dus l’aider. Durant une heure, en plein soleil, nous peinâmesinutilement. Mais lorsque, sous les pierres écartées, nousparvînmes au sol lui-même, et que nous l’eûmes éventré, la piochede Daspry mit à nu des ossements, un reste de squelette autourduquel s’effiloquaient encore des bribes de vêtements.

Et soudain je me sentis pâlir. J’apercevais fichée en terre unepetite plaque de fer, découpée en forme de rectangle et où il mesemblait distinguer des taches rouges. Je me baissai. C’était biencela: la plaque avait les dimensions d’une carte à jouer, et lestaches rouges, d’un rouge de minium rongé par places, étaient aunombre de sept, disposées comme les sept points d’un sept de cœur,et percées d’un trou à chacune des sept extrémités.

—Écoutez, Daspry, j’en ai assez de toutes ces histoires. Tantmieux pour vous si elles vous intéressent. Moi, je vous faussecompagnie.

Était-ce l’émotion? Était-ce la fatigue d’un travail exécutésous un soleil trop rude, toujours est-il que je chancelai en m’enallant, et que je dus me mettre au lit où je restai quarante-huitheures, fiévreux et brûlant, obsédé par des squelettes quidansaient autour de moi et se jetaient à la tête leurs cœurssanguinolents.

Daspry me fut fidèle. Chaque jour il m’accordatrois ou quatre heures, qu’il passa, il est vrai, dans la grandesalle, à fureter, cogner, et tapoter.

—Les lettres sont là, dans cette pièce, venait-il me dire detemps à autre, elles sont là. J’en mettrais ma main au feu.

—Laissez-moi la paix, répondais-je horripilé.

Le matin du troisième jour, je me levai assez faible encore,mais guéri. Un déjeuner substantiel me réconforta. Mais un petitbleu que je reçus vers cinq heures contribua, plus que tout, à moncomplet rétablissement, tellement ma curiosité fut, de nouveau etmalgré tout, piquée au vif.

Le pneumatique contenait ces mots:

«Monsieur,

«Le drame dont le premier acte s’est passé dans la nuit du 22 au23 juin, touche à son dénouement. La force même des choses exigeantque je mette en présence l’un de l’autre les deux principauxpersonnages de ce drame et que cette confrontation ait lieu chezvous, je vous serais infiniment reconnaissant de me prêter votredomicile pour la soirée d’aujourd’hui. Il serait bon que, de neufheures à onze heures, votre domestique fût éloigné, et préférableque vous-même eussiez l’extrême obligeance de bien vouloir laisserle champ libre aux adversaires. Vous avez pu vous rendre compte,dans la nuit du 22 au 23 juin, que je poussais jusqu’au scrupule lerespect de tout ce qui vous appartient. De mon côté, je croiraisvous faire injure si je doutais un seul instant de votre absoluediscrétion à l’égard de celui qui signe

«Votre dévoué,

«SALVATOR.»

Il y avait dans cette missive un ton d’ironie courtoise, et,dans la demande qu’elle exprimait, une si jolie fantaisie, que jeme délectai. C’était d’une désinvolture charmante, et moncorrespondant semblait tellement sûr de mon acquiescement! Pourrien au monde je n’eusse voulu le décevoir ou répondre à saconfiance par de l’ingratitude.

À huit heures, mon domestique, à qui j’avais offert une place dethéâtre, venait de sortir quand Daspry arriva. Je lui montrai lepetit bleu.

—Eh bien? me dit-il.

—Eh bien, je laisse la grille du jardin ouverte, afin que l’onpuisse entrer.

—Et vous vous en allez?

—Jamais de la vie!

—Mais puisqu’on vous demande…

—On me demande la discrétion. Je serai discret. Mais je tiensfurieusement à voir ce qui va se passer.

Daspry se mit à rire.

—Ma foi, vous avez raison, et je reste aussi. J’ai idée qu’on nes’ennuiera pas.

Un coup de timbre l’interrompit.

—Eux déjà? murmura-t-il, et vingt minutes en avance!Impossible.

Du vestibule, je tirai le cordon qui ouvrait la grille. Unesilhouette de femme traversa le jardin: MmeAndermatt.

Elle paraissait bouleversée, et c’est en suffoquant qu’ellebalbutia:

—Mon mari… il vient… il a rendez-vous… on doit lui donner leslettres…

—Comment le savez-vous? lui dis-je.

—Un hasard. Un mot que mon mari a reçu pendant le dîner.

—Un petit bleu?

—Un message téléphonique. Le domestique me l’a remis par erreur.Mon mari l’a pris aussitôt, mais il était trop tard… j’avaislu.

—Vous aviez lu…

—Ceci à peu près: «À neuf heures, ce soir, soyez auboulevard Maillot avec les documents qui concernent l’affaire. Enéchange, les lettres.» Après le dîner, je suis remontée chezmoi et je suis sortie.

—À l’insu de M. Andermatt?

—Oui.

Daspry me regarda.

—Qu’en pensez-vous?

—Je pense ce que vous pensez, que M. Andermatt est un desadversaires convoqués.

—Par qui? et dans quel but?

—C’est précisément ce que nous allons savoir.

Je les conduisis dans la grande salle.

Nous pouvions à la rigueur tenir tous les trois sous le manteaude la cheminée, et nous dissimuler derrière la tenture de velours.Nous nous installâmes. Mme Andermatt s’assit entre nousdeux. Par les fentes du rideau la pièce entière nousapparaissait.

Neuf heures sonnèrent. Quelques minutes plus tard la grille dujardin grinça sur ses gonds.

J’avoue que je n’étais pas sans éprouver une certaine angoisseet qu’une fièvre nouvelle me surexcitait. J’étais sur le point deconnaître le mot de l’énigme! L’aventure déconcertante dont lespéripéties se déroulaient devant moi depuis des semaines, allaitenfin prendre son véritable sens, et c’est sous mes yeux que labataille allait se livrer.

Daspry saisit la main de Mme Andermatt etmurmura:

—Surtout, pas un mouvement! Quoi que vous entendiez ou voyiez,restez impassible.

Quelqu’un entra. Et je reconnus tout de suite, à sa granderessemblance avec Étienne Varin, son frère Alfred. Même démarchelourde, même visage terreux envahi par la barbe.

Il entra de l’air inquiet d’un homme qui a l’habitude decraindre des embûches autour de lui, qui les flaire et les évite.D’un coup d’œil il embrassa la pièce, et j’eus l’impression quecette cheminée masquée par une portière de velours lui étaitdésagréable. Il fit trois pas de notre côté. Mais une idée, plusimpérieuse sans doute, le détourna, car il obliqua vers le mur,s’arrêta devant le vieux roi de mosaïque, à la barbe fleurie, auglaive flamboyant, et l’examina longuement, montant sur une chaise,suivant du doigt le contour des épaules et de la figure, et palpantcertaines parties de l’image.

Mais brusquement il sauta de sa chaise et s’éloigna du mur. Unbruit de pas retentissait. Sur le seuil apparut M. Andermatt.

Le banquier jeta un cri de surprise.

—Vous! Vous! C’est vous qui m’avez appelé?

—Moi? mais pas du tout, protesta Varin d’une voix cassée qui merappela celle de son frère, c’est votre lettre qui m’a faitvenir.

—Ma lettre!

—Une lettre signée de vous, où vous m’offrez…

—Je ne vous ai pas écrit.

—Vous ne m’avez pas écrit!

Instinctivement Varin se mit en garde, non point contre lebanquier, mais contre l’ennemi inconnu qui l’avait attiré dans cepiège. Une seconde fois ses yeux se tournèrent de notre côté, et,rapidement, il se dirigea vers la porte.

M. Andermatt lui barra le passage.

—Que faites-vous donc, Varin?

—Il y a là-dessous des machines qui ne me plaisent pas. Je m’envais. Bonsoir.

—Un instant!

—Voyons, Monsieur Andermatt, n’insistez pas, nous n’avons rien ànous dire.

—Nous avons beaucoup à nous dire et l’occasion est tropbonne…

—Laissez-moi passer.

—Non, non, non, vous ne passerez pas.

Varin recula, intimidé par l’attitude résolue du banquier, et ilmâchonna:

—Alors, vite, causons, et que ce soit fini!

Une chose m’étonnait, et je ne doutais pas que mes deuxcompagnons n’éprouvassent la même déception. Comment se pouvait-ilque Salvator ne fût pas là? N’entrait-il pas dans ses projetsd’intervenir? et la seule confrontation du banquier et de Varin luisemblait-elle suffisante? J’étais singulièrement troublé. Du faitde son absence, ce duel, combiné par lui, voulu par lui, prenaitl’allure tragique des événements que suscite et commande l’ordrerigoureux du destin, et la force qui heurtait l’un à l’autre cesdeux hommes impressionnait d’autant plus qu’elle résidait en dehorsd’eux.

Après un moment, M. Andermatt s’approcha de Varin et, bien enface, les yeux dans les yeux:

—Maintenant que des années se sont écoulées, et que vous n’avezplus rien à redouter, répondez-moi franchement, Varin. Qu’avez-vousfait de Louis Lacombe?

—En voilà une question! Comme si je pouvais savoir ce qu’il estdevenu!

—Vous le savez! Vous le savez! Votre frère et vous, vous étiezattachés à ses pas, vous viviez presque chez lui, dans la maisonmême où nous sommes. Vous étiez au courant de tous ses travaux, detous ses projets. Et le dernier soir, Varin, quand j’ai reconduitLouis Lacombe jusqu’à ma porte, j’ai vu deux silhouettes qui sedérobaient dans l’ombre. Cela, je suis prêt à le jurer.

—Et après, quand vous l’aurez juré?

—C’était votre frère et vous, Varin.

—Prouvez-le.

—Mais la meilleure preuve, c’est que, deux jours plus tard, vousme montriez vous-même les papiers et les plans que vous aviezrecueillis dans la serviette de Lacombe, et que vous me proposiezde me les vendre. Comment ces papiers étaient-ils en votrepossession?

—Je vous l’ai dit, Monsieur Andermatt, nous les avons trouvéssur la table même de Louis Lacombe le lendemain matin, après sadisparition.

—Ce n’est pas vrai.

—Prouvez-le.

—La justice aurait pu le prouver.

—Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à la justice?

—Pourquoi? Ah! pourquoi…

Il se tut, le visage sombre. Et l’autre reprit:

—Voyez-vous, Monsieur Andermatt, si vous aviez eu la moindrecertitude, ce n’est pas la petite menace que nous vous avons faitequi eût empêché…

—Quelle menace? Ces lettres? Est-ce que vous vous imaginez quej’aie jamais cru un instant?…

—Si vous n’avez pas cru à ces lettres, pourquoi m’avez-vousoffert des mille et des cents pour les ravoir? Et pourquoi, depuis,nous avez-vous fait traquer comme des bêtes, mon frère et moi?

—Pour reprendre des plans auxquels je tenais.

—Allons donc! c’était pour les lettres. Une fois en possessiondes lettres, vous nous dénonciez. Plus souvent que je m’en seraisdessaisi!

Il eut un éclat de rire qu’il interrompit tout d’un coup.

—Mais en voilà assez. Nous aurons beau répéter les mêmesparoles, que nous n’en serons pas plus avancés. Par conséquent nousen resterons là.

—Nous n’en resterons pas là, dit le banquier, et puisque vousavez parlé des lettres, vous ne sortirez pas d’ici avant de me lesavoir rendues.

—Je sortirai.

—Non, non.

—Écoutez, Monsieur Andermatt, je vous conseille…

—Vous ne sortirez pas.

—C’est ce que nous verrons, dit Varin avec un tel accent de rageque Mme Andermatt étouffa un faible cri.

Il dut l’entendre, car il voulut passer de force. M. Andermattle repoussa violemment. Alors je le vis qui glissait sa main dansla poche de son veston.

—Une dernière fois!

—Les lettres d’abord.

Varin tira un revolver et visant M. Andermatt:

—Oui, ou non?

Le banquier se baissa vivement.

Un coup de feu jaillit. L’arme tomba.

Je fus stupéfait. C’était près de moi que le coup de feu avaitjailli! Et c’était Daspry qui, d’une balle de pistolet, avait faitsauter l’arme de la main d’Alfred Varin!

Et dressé subitement entre les deux adversaires, face à Varin,il ricanait:

—Vous avez de la veine, mon ami, une rude veine. C’est la mainque je visais, et c’est le revolver que j’atteins.

Tous deux le contemplaient, immobiles et confondus. Il dit aubanquier:

—Vous m’excuserez, monsieur, de me mêler de ce qui ne me regardepas. Mais vraiment vous jouez votre partie avec trop de maladresse.Permettez-moi de tenir les cartes.

Se tournant vers l’autre:

—À nous deux, camarade. Et rondement, je t’en prie. L’atout estcœur, et je joue le sept.

Et, à trois pouces du nez, il lui colla la plaque de fer où lessept points rouges étaient marqués.

Jamais il ne m’a été donné de voir un telbouleversement. Livide, les yeux écarquillés, les traits tordusd’angoisse, l’homme semblait hypnotisé par l’image qui s’offrait àlui.

—Qui êtes-vous? balbutia-t-il.

—Je l’ai déjà dit, un monsieur qui s’occupe de ce qui ne leregarde pas… mais qui s’en occupe à fond.

—Que voulez-vous?

—Tout ce que tu as apporté.

—Je n’ai rien apporté.

—Si, sans quoi, tu ne serais pas venu. Tu as reçu ce matin unmot te convoquant ici pour neuf heures, et t’enjoignant d’apportertous les papiers que tu avais. Or, te voici. Où sont lespapiers?

Il y avait dans la voix de Daspry, il y avait dans son attitude,une autorité qui me déconcertait, une façon d’agir toute nouvellechez cet homme plutôt nonchalant d’ordinaire et doux. Absolumentdompté, Varin désigna l’une de ses poches.

—Les papiers sont là.

—Ils y sont tous?

—Oui.

—Tous ceux que tu as trouvés dans la serviette de Louis Lacombeet que tu as vendus au major von Lieben?

—Oui.

—Est-ce la copie ou l’original?

—L’original.

—Combien en veux-tu?

—Cent mille.

Daspry s’esclaffa.

—Tu es fou. Le major ne t’en a donné que vingt mille. Vingtmille jetés à l’eau, puisque les essais ont manqué.

—On n’a pas su se servir des plans.

—Les plans sont incomplets.

—Alors, pourquoi me les demandez-vous?

—J’en ai besoin. Je t’en offre cinq mille francs. Pas un sou deplus.

—Dix mille. Pas un sou de moins.

—Accordé.

Daspry revint à M. Andermatt.

—Veuillez signer un chèque, Monsieur.

—Mais… c’est que je n’ai pas…

—Votre carnet? Le voici.

Ahuri, M. Andermatt palpa le carnet que lui tendait Daspry.

—C’est bien à moi… Comment se fait-il?

—Pas de vaines paroles, je vous en prie, cher Monsieur, vousn’avez qu’à signer.

Le banquier tira son stylographe et signa. Varin avança lamain.

—Bas les pattes, fit Daspry, tout n’est pas fini.

Et s’adressant au banquier:

—Il était question aussi de lettres, que vous réclamez?

—Oui, un paquet de lettres.

—Où sont-elles, Varin?

—Je ne les ai pas.

—Où sont-elles, Varin?

—Je l’ignore. C’est mon frère qui s’en était chargé.

—Elles sont cachées ici, dans cette pièce.

—En ce cas, vous savez où elles sont.

—Comment le saurais-je?

—Dame, n’est-ce pas vous qui avez visité la cachette? Vousparaissez aussi bien renseigné… que Salvator.

—Les lettres ne sont pas dans la cachette.

—Elles y sont.

—Ouvre-la.

Varin eut un regard de défiance. Daspry et Salvator nefaisaient-ils qu’un réellement, comme tout le laissait présumer? Sioui, il ne risquait rien en montrant une cachette déjà connue. Sinon c’était inutile…

—Ouvre-la, répéta Daspry.

—Je n’ai pas de sept de cœur.

—Si, celui-là, dit Daspry, en tendant la plaque de fer.

Varin recula, terrifié:

—Non… non… je ne veux pas…

—Qu’à cela ne tienne…

Daspry se dirigea vers le vieux monarque à la barbe fleurie,monta sur une chaise, et appliqua le sept de cœur au bas du glaive,contre la garde, et de façon que les bords de la plaquerecouvrissent exactement les deux bords de l’épée. Puis, avecl’aide d’un poinçon, qu’il introduisit alternativement dans chacundes sept trous pratiqués à l’extrémité des sept points de cœur, ilpesa sur sept des petites pierres de la mosaïque. À la septièmepetite pierre enfoncée, un déclenchement se produisit, et tout lebuste du roi pivota, démasquant une large ouverture aménagée commeun coffre, avec des revêtements de fer et deux rayons d’acierluisant.

—Tu vois bien, Varin, le coffre est vide.

—En effet… Alors c’est que mon frère aura retiré leslettres.

Daspry revint vers l’homme et lui dit:

—Ne joue pas au plus fin avec moi. Il y a une autre cachette. Oùest-elle?

—Il n’y en a pas.

—Est-ce de l’argent que tu veux? Combien?

—Dix mille.

—Monsieur Andermatt, ces lettres valent-elles dix mille francspour vous?

—Oui, fit le banquier d’une voix forte.

Varin ferma le coffre, prit le sept de cœur, non sans unerépugnance visible, et l’appliqua sur le glaive, contre la garde,et juste au même endroit. Successivement il enfonça le poinçon àl’extrémité des sept points de cœur. Il se produisit un seconddéclenchement, mais cette fois, chose inattendue, ce ne fut qu’unepartie du coffre qui pivota démasquant un petit coffre pratiquédans l’épaisseur même de la porte qui fermait le plus grand.

Le paquet de lettres était là, noué d’une ficelle et cacheté.Varin le remit à Daspry. Celui-ci demanda:

—Le chèque est prêt, Monsieur Andermatt?

—Oui.

—Et vous avez aussi le dernier document que vous tenez de LouisLacombe, et qui complète les plans du sous-marin?

—Oui.

L’échange se fit. Daspry empocha le document et le chèque, etoffrit le paquet à M. Andermatt.

—Voici ce que vous désiriez, Monsieur.

Le banquier hésita un moment, comme s’il avait peur de toucher àces pages maudites qu’il avait cherchées avec tant d’âpreté. Puis,d’un geste nerveux, il s’en empara.

Auprès de moi j’entendis un gémissement. Je saisis la main deMme Andermatt: elle était glacée.

Et Daspry dit au banquier:

—Je crois, Monsieur, que notre conversation est terminée. Oh!pas de remerciements, je vous en supplie. Le hasard seul a vouluque je pusse vous être utile.

M. Andermatt se retira. Il emportait les lettres de sa femme àLouis Lacombe.

—À merveille, s’écria Daspry d’un air enchanté,tout s’arrange pour le mieux. Nous n’avons plus qu’à boucler notreaffaire, camarade. Tu as les papiers?

—Les voilà tous.

Daspry les compulsa, les examina attentivement et les enfouitdans sa poche.

—Parfait, tu as tenu parole.

—Mais…

—Mais quoi?

—Les deux chèques?… l’argent?…

—Eh bien, tu as de l’aplomb, mon bonhomme. Comment, tu osesréclamer!

—Je réclame ce qui m’est dû.

—On te doit donc quelque chose pour des papiers que tu asvolés?

Mais l’homme paraissait hors de lui. Il tremblait de colère, lesyeux injectés de sang.

—L’argent… les vingt mille… bégaya-t-il.

—Impossible… j’en ai l’emploi.

—L’argent!…

—Allons, sois raisonnable, et laisse donc ton poignardtranquille.

Il lui saisit le bras si brutalement que l’autre hurla dedouleur, et il ajouta:

—Va-t’en, camarade, l’air te fera du bien. Veux-tu que je tereconduise? Nous nous en irons par le terrain vague, et je temontrerai un tas de cailloux sous lequel…

—Ce n’est pas vrai! Ce n’est pas vrai!

—Mais oui, c’est vrai. Cette petite plaque de fer aux septpoints rouges vient de là-bas. Elle ne quittait jamais LouisLacombe, tu te rappelles? Ton frère et toi vous l’avez enterréeavec le cadavre… et avec d’autres choses qui intéresseronténormément la justice.

Varin se couvrit le visage de ses poings rageurs. Puis ilprononça:

—Soit. Je suis roulé. N’en parlons plus. Un mot cependant… unseul mot… je voudrais savoir…

—J’écoute.

—Il y avait dans ce coffre, dans le plus grand des deux, unecassette?

—Oui.

—Quand vous êtes venu ici, la nuit du 22 au 23 juin, elle yétait?

—Oui.

—Elle contenait?…

—Tout ce que les frères Varin y avaient enfermé, une assez joliecollection de bijoux, diamants et perles, raccrochés de droite etde gauche par lesdits frères.

—Et vous l’avez prise?

—Dame! Mets-toi à ma place.

—Alors… c’est en constatant la disparition de la cassette quemon frère s’est tué?

—Probable. La disparition de votre correspondance avec le majorvon Lieben n’eût pas suffi. Mais la disparition de la cassette…Est-ce là tout ce que tu avais à me demander?

—Ceci encore: votre nom?

—Tu dis cela comme si tu avais des idées de revanche.

—Parbleu! La chance tourne. Aujourd’hui vous êtes le plus fort.Demain…

—Ce sera toi.

—J’y compte bien. Votre nom?

—Arsène Lupin.

—Arsène Lupin!

L’homme chancela, assommé comme par un coup de massue. On eûtdit que ces deux mots lui enlevaient toute espérance. Daspry se mità rire.

—Ah! ça, t’imaginais-tu qu’un M. Durand ou Dupont aurait pumonter toute cette belle affaire? Allons donc, il fallait au moinsun Arsène Lupin. Et maintenant que tu es renseigné, mon petit, vapréparer ta revanche. Arsène Lupin t’attend.

Et il le poussa dehors, sans un mot de plus.

* * *

—Daspry, Daspry, criai-je, lui donnant encore, et malgré moi, lenom sous lequel je l’avais connu.

J’écartai le rideau de velours.

Il accourut.

—Quoi? Qu’y a-t-il?

—Mme Andermatt est souffrante.

Il s’empressa, lui fit respirer des sels et, tout en lasoignant, m’interrogeait:

—Eh bien, que s’est-il donc passé?

—Les lettres, lui dis-je… les lettres de Louis Lacombe que vousavez données à son mari!

Il se frappa le front.

—Elle a cru que j’avais fait cela!… Mais oui, après tout, ellepouvait le croire. Imbécile que je suis!

Mme Andermatt, ranimée, l’écoutait avidement. Ilsortit de son portefeuille un petit paquet en tous points semblableà celui qu’avait emporté M. Andermatt.

—Voici vos lettres, madame, les vraies.

—Mais… les autres?

—Les autres sont les mêmes que celles-ci, mais recopiées parmoi, cette nuit, et soigneusement arrangées. Votre mari serad’autant plus heureux de les lire qu’il ne se doutera pas de lasubstitution, puisque tout a paru se passer sous ses yeux…

—L’écriture…

—Il n’y a pas d’écriture qu’on ne puisse imiter.

Elle le remercia, avec les mêmes paroles de gratitude qu’elleeût adressées à un homme de son monde, et je vis bien qu’ellen’avait pas dû entendre les dernières phrases échangées entre Varinet Arsène Lupin.

Moi, je le regardais non sans embarras, ne sachant trop que direà cet ancien ami qui se révélait à moi sous un jour si imprévu.Lupin! c’était Lupin! mon camarade de cercle n’était autre queLupin! Je n’en revenais pas. Mais, lui très à l’aise:

—Vous pouvez faire vos adieux à Jean Daspry.

—Ah!

—Oui, Jean Daspry part en voyage. Je l’envoie au Maroc. Il estfort possible qu’il y trouve une fin digne de lui. J’avoue même quec’est son intention.

—Mais Arsène Lupin nous reste?

—Oh! plus que jamais. Arsène Lupin n’est encore qu’au début desa carrière, et il compte bien…

Un mouvement de curiosité irrésistible me jeta sur lui, etl’entraînant à quelque distance de Mme Andermatt:

—Vous avez donc fini par découvrir la seconde cachette, celle oùse trouvait le paquet de lettres?

—J’ai eu assez de mal! C’est hier seulement, l’après-midi,pendant que vous étiez couché. Et pourtant, Dieu sait combienc’était facile! Mais les choses les plus simples sont cellesauxquelles on pense en dernier.

Et me montrant le sept de cœur:

—J’avais bien deviné que, pour ouvrir le grand coffre, ilfallait appuyer cette carte contre le glaive du bonhomme enmosaïque…

—Comment aviez-vous deviné cela?

—Aisément. Par mes informations particulières, je savais envenant ici, le 22 juin au soir…

—Après m’avoir quitté…

—Oui, et après vous avoir mis par des conversations choisiesdans un état d’esprit tel, qu’un nerveux et un impressionnablecomme vous devait fatalement me laisser agir à ma guise, sanssortir de son lit.

—Le raisonnement était juste.

—Je savais donc, en venant ici, qu’il y avait une cassettecachée dans un coffre à serrure secrète, et que le sept de cœurétait la clef, le mot de cette serrure. Il ne s’agissait plus quede plaquer ce sept de cœur à un endroit qui lui fût visiblementréservé. Une heure d’examen m’a suffi.

—Une heure!

—Observez le bonhomme en mosaïque.

—Le vieil empereur?

—Ce vieil empereur est la représentation exacte du roi de cœurde tous les jeux de cartes, Charlemagne.

—En effet… Mais pourquoi le sept de cœur ouvre-t-il tantôt legrand coffre et tantôt le petit? Et pourquoi n’avez-vous ouvertd’abord que le grand coffre?

—Pourquoi? mais parce que je m’obstinais toujours à placer monsept de cœur dans le même sens. Hier seulement je me suis aperçuqu’en le retournant, c’est-à-dire en mettant le septième point,celui du milieu, en l’air au lieu de le mettre en bas, ladisposition des sept points changeait.

—Parbleu!

—Évidemment, parbleu, mais encore fallait-il y penser.

—Autre chose: vous ignoriez l’histoire des lettres avant queMme Andermatt…

—En parlât devant moi? Oui. Je n’avais découvert dans le coffre,outre la cassette, que la correspondance des deux frères,correspondance qui m’a mis sur la voie de leur trahison.

—Somme toute, c’est par hasard que vous avez été amené, d’abordà reconstituer l’histoire des deux frères, puis à rechercher lesplans et les documents du sous-marin?

—Par hasard.

—Mais dans quel but avez-vous recherché?…

Daspry m’interrompit en riant:

—Mon Dieu! comme cette affaire vous intéresse!

—Elle me passionne.

—Eh bien, tout à l’heure, quand j’aurai reconduit MmeAndermatt et fait porter à l’Écho de France le mot que jevais écrire, je reviendrai et nous entrerons dans le détail.

Il s’assit et écrivit une de ces petites notes lapidaires où sedivertit la fantaisie du personnage. Qui ne se rappelle le bruitque fit celle-ci dans le monde entier?

«Arsène Lupin a résolu le problème que Salvator aposé dernièrement. Maître de tous les documents et plans originauxde l’ingénieur Louis Lacombe, il les a fait parvenir entre lesmains du ministre de la marine. À cette occasion il ouvre unesouscription dans le but d’offrir à l’État le premier sous-marinconstruit d’après ces plans. Et il s’inscrit lui-même en tête decette souscription pour la somme de vingt mille francs.»

—Les vingt mille francs des chèques de M.Andermatt? lui dis-je, quand il m’eut donné le papier à lire.

—Précisément. Il était équitable que Varin rachetât en partie satrahison.

* * *

Et voilà comment j’ai connu Arsène Lupin. Voilà comment j’ai suque Jean Daspry, camarade de cercle, relation mondaine, n’étaitautre qu’Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Voilà comment j’ainoué des liens d’amitié fort agréables avec notre grand homme, etcomment, peu à peu, grâce à la confiance dont il veut bienm’honorer, je suis devenu son très humble, très fidèle et trèsreconnaissant historiographe.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer