Arsène Lupin, Gentleman-Cambrioleur

L’ÉVASION D’ARSÈNE LUPIN

Au moment où Arsène Lupin, son repas achevé, tirait de sa pocheun beau cigare bagué d’or et l’examinait avec complaisance, laporte de la cellule s’ouvrit. Il n’eut que le temps de le jeterdans le tiroir et de s’éloigner de la table. Le gardien entra,c’était l’heure de la promenade.

—Je vous attendais, mon cher ami, s’écria Lupin, toujours debonne humeur.

Ils sortirent. Ils avaient à peine disparu à l’angle du couloir,que deux hommes à leur tour pénétrèrent dans la cellule et encommencèrent l’examen minutieux. L’un était l’inspecteur Dieuzy,l’autre l’inspecteur Folenfant.

On voulait en finir. Il n’y avait point de doute: Arsène Lupinconservait des intelligences avec le dehors et communiquait avecses affidés. La veille encore le Grand Journal publiaitces lignes adressées à son collaborateur judiciaire:

«Monsieur,

«Dans un article paru ces jours-ci vous vous êtes exprimé surmoi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques joursavant l’ouverture de mon procès, j’irai vous en demandercompte.

«Salutations distinguées,

«ARSÈNE LUPIN.»

L’écriture était bien d’Arsène Lupin. Donc il envoyait deslettres. Donc il en recevait. Donc il était certain qu’il préparaitcette évasion annoncée par lui d’une façon si arrogante.

La situation devenait intolérable. D’accord avec le juged’instruction, le chef de la Sûreté M. Dudouis se rendit lui-même àla Santé pour exposer au directeur de la prison les mesures qu’ilconvenait de prendre. Et, dès son arrivée, il envoya deux de seshommes dans la cellule du détenu.

Ils levèrent chacune des dalles, démontèrent le lit, firent toutce qu’il est habituel de faire en pareil cas, et finalement nedécouvrirent rien. Ils allaient renoncer à leurs investigations,lorsque le gardien accourut en toute hâte et leur dit:

—Le tiroir… regardez le tiroir de la table. Quand je suis entré,il m’a semblé qu’il le repoussait.

Ils regardèrent, et Dieuzy s’écria:

—Pour Dieu, cette fois, nous le tenons, le client.

Folenfant l’arrêta.

—Halte-là, mon petit, le chef fera l’inventaire.

—Pourtant, ce cigare de luxe…

—Laisse le Havane, et prévenons le chef.

Deux minutes après, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouvad’abord une liasse d’articles de journaux découpés par l’Argusde la Presse et qui concernaient Arsène Lupin, puis une blagueà tabac, une pipe, du papier dit pelure d’oignon, et enfin deuxlivres.

Il en regarda le titre. C’était le Culte des héros deCarlyle, édition anglaise, et un elzévir charmant, à reliure dutemps, le Manuel d’Épictète, traduction allemande publiéeà Leyde en 1634. Les ayant feuilletés, il constata que toutes lespages étaient balafrées, soulignées, annotées. Était-ce là signesconventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur quel’on a pour un livre?

—Nous verrons cela en détail, dit M. Dudouis.

Il explora la blague à tabac, la pipe. Puis, saisissant lefameux cigare bagué d’or:

—Fichtre, il se met bien, notre ami, s’écria-t-il, un HenriClet!

D’un geste machinal de fumeur, il le porta près de son oreilleet le fit craquer. Et aussitôt une exclamation lui échappa. Lecigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il l’examinaavec plus d’attention et ne tarda pas à distinguer quelque chose deblanc entre les feuilles de tabac. Et délicatement, à l’aide d’uneépingle, il attirait un rouleau de papier très fin, à peine groscomme un cure-dent. C’était un billet. Il le déroula et lut cesmots, d’une menue écriture de femme:

«Le panier a pris la place de l’autre. Huit sur dix sontpréparées. En appuyant du pied extérieur, la plaque se soulève dehaut en bas. De douze à seize tous les jours, H-P attendra. Maisoù? Réponse immédiate. Soyez tranquille, votre amie veille survous.»

M. Dudouis réfléchit un instant et dit:

—C’est suffisamment clair… le panier… les huit cases… De douze àseize, c’est-à-dire de midi à quatre heures…

—Mais ce H-P, qui attendra?

—H-P en l’occurrence, doit signifier automobile, H-P, horsepower, n’est-ce pas ainsi qu’en langage sportif, on désigne laforce d’un moteur? Une vingt-quatre H-P, c’est une automobile devingt-quatre chevaux.

Il se leva et demanda:

—Le détenu finissait de déjeuner?

—Oui.

—Et comme il n’a pas encore lu ce message ainsi que le prouvel’état du cigare, il est probable qu’il venait de le recevoir.

—Comment?

—Dans ses aliments, au milieu de son pain ou d’une pomme deterre, que sais-je?

—Impossible, on ne l’a autorisé à faire venir sa nourriture quepour le prendre au piège, et nous n’avons rien trouvé.

—Nous chercherons ce soir la réponse de Lupin. Pour le moment,retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci à monsieur lejuge d’instruction. S’il est de mon avis, nous ferons immédiatementphotographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettredans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique contenant lemessage original lui-même. Il faut que le détenu ne se doute derien.

Ce n’est pas sans une certaine curiosité que M. Dudouis s’enretourna le soir au greffe de la Santé en compagnie de l’inspecteurDieuzy. Dans un coin, sur le poêle, trois assiettess’étalaient.

—Il a mangé?

—Oui, répondit le directeur.

—Dieuzy, veuillez couper en morceaux très minces ces quelquesbrins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain… Rien?

—Non, chef.

M. Dudouis examina les assiettes, la fourchette, la cuiller,enfin le couteau, un couteau réglementaire à lame ronde. Il en fittourner le manche à gauche, puis à droite. À droite le manche cédaet se dévissa. Le couteau était creux et servait d’étui à unefeuille de papier.

—Peuh! fit-il, ce n’est pas bien malin pour un homme commeArsène. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez doncfaire une enquête dans ce restaurant.

Puis il lut:

«Je m’en remets à vous, H-P suivra de loin, chaque jour. J’iraiau-devant. À bientôt, chère et admirable amie.»

—Enfin, s’écria M. Dudouis, en se frottant les mains, je croisque l’affaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notrepart, et l’évasion réussit… assez du moins pour nous permettre depincer les complices.

—Et si Arsène Lupin vous glisse entre les doigts? objecta ledirecteur.

—Nous emploierons le nombre d’hommes nécessaire. Si cependant ily mettait trop d’habileté… ma foi, tant pis pour lui! Quant à labande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront.

* * *

Et de fait, il ne parlait pas beaucoup, Arsène Lupin. Depuis desmois M. Jules Bouvier, le juge d’instruction, s’y évertuaitvainement. Les interrogatoires se réduisaient à des colloquesdépourvus d’intérêt entre le juge et l’avocat maître Danval, un desprinces du barreau, lequel d’ailleurs en savait sur l’inculpé à peuprès autant que le premier venu.

De temps à autre, par politesse, Arsène Lupin laissaittomber:

—Mais oui, Monsieur le juge, nous sommes d’accord: le vol duCrédit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, l’émission des fauxbillets de banque, l’affaire des polices d’assurance, lecambriolage des châteaux d’Armesnil, de Gouret, d’Imblevain, desGroseillers, du Malaquis, tout cela c’est de votre serviteur.

—Alors, pourriez-vous m’expliquer…

—Inutile, j’avoue tout en bloc, tout et même dix fois plus quevous n’en supposez.

De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoiresfastidieux. Après avoir eu connaissance des deux billetsinterceptés, il les reprit. Et, régulièrement, à midi, Arsène Lupinfut amené, de la Santé au Dépôt, dans la voiture pénitentiaire,avec un certain nombre de détenus. Ils en repartaient vers trois ouquatre heures.

Or, un après-midi, ce retour s’effectua dans des conditionsparticulières. Les autres détenus de la Santé n’ayant pas encoreété questionnés, on décida de reconduire d’abord Arsène Lupin. Ilmonta donc seul dans la voiture.

Ces voitures pénitentiaires, vulgairement appelées «paniers àsalade», sont divisées dans leur longueur par un couloir centralsur lequel s’ouvrent dix cases, cinq à droite et cinq à gauche.Chacune de ces cases est disposée de telle façon que l’on doit s’ytenir assis, et que les cinq prisonniers, par conséquent, sontassis les uns sur les autres, tout en étant séparés les uns desautres par des cloisons parallèles. Un garde municipal, placé àl’extrémité, surveille le couloir.

Arsène fut introduit dans la troisième cellule de droite, et lalourde voiture s’ébranla. Il se rendit compte que l’on quittait lequai de l’Horloge et que l’on passait devant le Palais de Justice.Alors, vers le milieu du pont Saint-Michel, il appuya, du piedextérieur, c’est-à-dire du pied droit, ainsi qu’il le faisaitchaque fois, sur la plaque de tôle qui fermait sa cellule. Tout desuite quelque chose se déclencha, et la plaque de tôle s’écartainsensiblement. Il put constater qu’il se trouvait juste entre lesdeux roues.

Il attendit, l’œil aux aguets. La voiture monta au pas leboulevard Saint-Michel. Au carrefour Saint-Germain, elle s’arrêta.Le cheval d’un camion s’était abattu. La circulation étantinterrompue, très vite ce fut un encombrement de fiacres etd’omnibus.

Arsène Lupin passa la tête. Une autre voiture pénitentiairestationnait le long de celle qu’il occupait. Il souleva davantagela tôle, mit le pied sur un des rayons de la grande roue et sauta àterre.

Un cocher le vit, s’esclaffa de rire, puis voulut appeler. Maissa voix se perdit dans le fracas des véhicules qui s’écoulaient denouveau. D’ailleurs Arsène Lupin était loin déjà.

Il avait fait quelques pas en courant; mais sur le trottoir degauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendrele vent, comme quelqu’un qui ne sait encore trop quelle directionil va suivre. Puis, résolu, il mit les mains dans ses poches, et del’air insouciant d’un promeneur qui flâne, il continua de monter leboulevard.

Le temps était doux, un temps heureux et léger d’automne. Lescafés étaient pleins. Il s’assit à la terrasse de l’un d’eux.

Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida sonverre à petites gorgées, fuma tranquillement une cigarette, enalluma une seconde. Enfin, s’étant levé, il pria le garçon de fairevenir le gérant.

Le gérant vint, et Arsène lui dit, assez haut pour être entendude tous:

—Je suis désolé, Monsieur, j’ai oublié mon porte-monnaie.Peut-être mon nom vous est-il assez connu pour que vous meconsentiez un crédit de quelques jours: Arsène Lupin.

Le gérant le regarda, croyant à une plaisanterie. Mais Arsènerépéta:

—Lupin, détenu à la Santé, actuellement en état d’évasion. J’osecroire que ce nom vous inspire toute confiance.

Et il s’éloigna, au milieu des rires, sans que l’autre songeât àréclamer.

Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rueSaint-Jacques. Il la suivit paisiblement, s’arrêtant aux vitrineset fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il s’orienta, serenseigna, et marcha droit vers la rue de la Santé. Les hauts mursmoroses de la prison se dressèrent bientôt. Les ayant longés, ilarriva près du garde municipal qui montait la faction, et retirantson chapeau:

—C’est bien ici la prison de la Santé?

—Oui.

—Je désirerais regagner ma cellule. La voiture m’a laissé enroute et je ne voudrais pas abuser…

Le garde grogna:

—Dites donc, l’homme, passez votre chemin, et plus vite queça.

—Pardon, pardon, c’est que mon chemin passe par cette porte. Etsi vous empêchez Arsène Lupin de la franchir, cela pourrait vouscoûter gros, mon ami.

—Arsène Lupin! qu’est-ce que vous me chantez là!

—Je regrette de n’avoir pas ma carte, dit Arsène, affectant defouiller ses poches.

Le garde le toisa des pieds à la tête, abasourdi. Puis, sans unmot, comme malgré lui, il tira une sonnette. La porte de fers’entrebâilla.

Quelques minutes après, le directeur accourut jusqu’au greffe,gesticulant et feignant une colère violente. Arsène sourit:

—Allons, Monsieur le directeur, ne jouez pas au plus fin avecmoi. Comment! on a la précaution de me ramener seul dans lavoiture, on prépare un bon petit encombrement, et l’on s’imagineque je vais prendre mes jambes à mon cou pour rejoindre mes amis.Eh bien, et les vingt agents de la Sûreté qui nous escortaient àpied, en fiacre et à bicyclette? Non, ce qu’ils m’auraient arrangé!Je n’en serais pas sorti vivant. Dites donc, Monsieur le directeur,c’est peut-être là-dessus que l’on comptait?

Il haussa les épaules et ajouta:

—Je vous en prie, Monsieur le directeur, qu’on ne s’occupe pasde moi. Le jour où je voudrai m’échapper, je n’aurai besoin depersonne.

Le surlendemain, l’Écho de France, qui décidémentdevenait le moniteur officiel des exploits d’Arsène Lupin—on disaitqu’il en était un des principaux commanditaires—l’Écho deFrance publiait les détails les plus complets sur cettetentative d’évasion. Le texte même des billets échangés entre ledétenu et sa mystérieuse amie, les moyens employés pour cettecorrespondance, la complicité de la police, la promenade duboulevard Saint-Michel, l’incident du café Soufflot, tout étaitdévoilé. On savait que les recherches de l’inspecteur Dieuzy auprèsdes garçons du restaurant n’avaient donné aucun résultat. Et l’onapprenait en outre cette chose stupéfiante, qui montrait l’infinievariété des ressources dont cet homme disposait: la voiturepénitentiaire dans laquelle on l’avait transporté était une voitureentièrement truquée, que sa bande avait substituée à l’une des sixvoitures habituelles qui composent le service des prisons.

L’évasion prochaine d’Arsène Lupin ne fit plus de doute pourpersonne. Lui-même d’ailleurs l’annonçait en termes catégoriques,comme le prouva sa réponse à M. Bouvier, au lendemain del’incident. Le juge raillant son échec, il le regarda et lui ditfroidement:

—Écoutez bien ceci, Monsieur, et croyez-m’en sur parole: cettetentative d’évasion faisait partie de mon plan d’évasion.

—Je ne comprends pas, ricana le juge.

—Il est inutile que vous compreniez.

Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire qui parut toutau long dans les colonnes de l’Écho de France, comme lejuge revenait à son instruction, il s’écria d’un air delassitude:

—Mon Dieu, mon Dieu, à quoi bon! toutes ces questions n’ontaucune importance!

—Comment, aucune importance?

—Mais non, puisque je n’assisterai pas à mon procès.

—Vous n’assisterez pas…

—Non, c’est une idée fixe, une décision irrévocable. Rien ne mefera transiger.

Une telle assurance, les indiscrétions inexplicables qui secommettaient chaque jour, agaçaient et déconcertaient la justice.Il y avait là des secrets qu’Arsène Lupin était seul à connaître,et dont la divulgation par conséquent ne pouvait provenir que delui. Mais dans quel but les dévoilait-il? et comment?

On changea Arsène Lupin de cellule. Un soir, il descendit àl’étage inférieur. De son côté, le juge boucla son instruction etrenvoya l’affaire à la chambre des mises en accusation.

Ce fut le silence. Il dura deux mois. Arsène les passa étendusur son lit, le visage presque toujours tourné contre le mur. Cechangement de cellule semblait l’avoir abattu. Il refusa derecevoir son avocat. À peine échangeait-il quelques mots avec sesgardiens.

Dans la quinzaine qui précéda son procès, il parut se ranimer.Il se plaignit du manque d’air. On le fit sortir dans la cour, lematin, de très bonne heure, flanqué de deux hommes.

La curiosité publique cependant ne s’était pas affaiblie. Chaquejour on avait attendu la nouvelle de son évasion. On la souhaitaitpresque, tellement le personnage plaisait à la foule avec sa verve,sa gaieté, sa diversité, son génie d’invention et le mystère de savie. Arsène Lupin devait s’évader. C’était inévitable, fatal. Ons’étonnait même que cela tardât si longtemps. Tous les matins lePréfet de police demandait à son secrétaire:

—Eh bien, il n’est pas encore parti?

—Non, Monsieur le Préfet.

—Ce sera donc pour demain.

Et, la veille du procès, un monsieur se présenta dans lesbureaux du Grand Journal, demanda le collaborateurjudiciaire, lui jeta sa carte au visage, et s’éloigna rapidement.Sur la carte, ces mots étaient inscrits: «Arsène Lupin tienttoujours ses promesses.»

* * *

C’est dans ces conditions que les débats s’ouvrirent.

L’affluence y fut énorme. Personne qui ne voulût voir le fameuxArsène Lupin et ne savourât d’avance la façon dont il se joueraitdu président. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains,artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancsde l’audience.

Il pleuvait, dehors le jour était sombre, on vit mal ArsèneLupin lorsque les gardes l’eurent introduit. Cependant son attitudelourde, la manière dont il se laissa tomber à sa place, sonimmobilité indifférente et passive, ne prévinrent pas en sa faveur.Plusieurs fois son avocat—un des secrétaires de Me Danval, celui-ciayant jugé indigne de lui le rôle auquel il était réduit—plusieursfois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tête et setaisait.

Le greffier lut l’acte d’accusation, puis le présidentprononça:

—Accusé, levez-vous. Votre nom, prénom, âge et profession?

Ne recevant pas de réponse, il répéta:

—Votre nom? Je vous demande votre nom?

Une voix épaisse et fatiguée articula:

—Baudru, Désiré.

Il y eut des murmures. Mais le président repartit:

—Baudru, Désiré? Ah! bien, un nouvel avatar! Comme c’est à peuprès le huitième nom auquel vous prétendez, et qu’il est sans douteaussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous levoulez bien, à celui d’Arsène Lupin, sous lequel vous êtes plusavantageusement connu.

Le président consulta ses notes et reprit:

—Car, malgré toutes les recherches, il a été impossible dereconstituer votre identité. Vous présentez ce cas assez originaldans notre société moderne de n’avoir point de passé. Nous nesavons qui vous êtes, d’où vous venez, où s’est écoulée votreenfance, bref, rien. Vous jaillissez tout d’un coup, il y a troisans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous révéler toutd’un coup Arsène Lupin, c’est-à-dire un composé bizarred’intelligence et de perversion, d’immoralité et de générosité. Lesdonnées que nous avons sur vous avant cette époque sont plutôt dessuppositions. Il est probable que le nommé Rostat qui travailla, ily a huit ans, aux côtés du prestidigitateur Dickson n’était autrequ’Arsène Lupin. Il est probable que l’étudiant russe quifréquenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, àl’hôpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maître parl’ingéniosité de ses hypothèses sur la bactériologie et lahardiesse de ses expériences dans les maladies de la peau, n’étaitautre qu’Arsène Lupin. Arsène Lupin, également, le professeur delutte japonaise qui s’établit à Paris bien avant qu’on n’y parlâtdu jiu-jitsu. Arsène Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste quigagna le Grand Prix de l’Exposition, toucha ses 10 000 francset ne reparut plus. Arsène Lupin peut-être aussi celui qui sauvatant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité… et lesdévalisa.

Et, après une pause, le président conclut:

—Telle est cette époque, qui semble n’avoir été qu’unepréparation minutieuse à la lutte que vous avez entreprise contrela société, un apprentissage méthodique où vous portiez au plushaut point votre force, votre énergie et votre adresse.Reconnaissez-vous l’exactitude de ces faits?

Pendant ce discours, l’accusé s’était balancé d’une jambe surl’autre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumière plus vive,on remarqua son extrême maigreur, ses joues creuses, ses pommettesétrangement saillantes, son visage couleur de terre, marbré depetites plaques rouges, et encadré d’une barbe inégale et rare. Laprison l’avait considérablement vieilli et flétri. On nereconnaissait plus la silhouette élégante et le jeune visage dontles journaux avaient publié si souvent le portrait sympathique.

On eût dit qu’il n’avait pas entendu la question qu’on luiposait. Deux fois elle lui fut répétée. Alors il leva les yeux,parut réfléchir, puis, faisant un effort violent, murmura:

—Baudru, Désiré.

Le président se mit à rire.

—Je ne me rends pas un compte exact du système de défense quevous avez adopté, Arsène Lupin. Si c’est de jouer les imbéciles etles irresponsables, libre à vous. Quant à moi, j’irai droit au butsans me soucier de vos fantaisies.

Et il entra dans le détail des vols, escroqueries et fauxreprochés à Lupin. Parfois il interrogeait l’accusé. Celui-cipoussait un grognement ou ne répondait pas.

Le défilé des témoins commença. Il y eut plusieurs dépositionsinsignifiantes, d’autres plus sérieuses, qui toutes avaient cecaractère commun de se contredire les unes les autres. Uneobscurité troublante enveloppait les débats, mais l’inspecteurprincipal Ganimard fut introduit, et l’intérêt se réveilla.

Dès le début, toutefois, le vieux policier causa une certainedéception. Il avait l’air, non pas intimidé—il en avait vu biend’autres—mais inquiet, mal à l’aise. Plusieurs fois, il tourna lesyeux vers l’accusé avec une gêne visible. Cependant, les deux mainsappuyées à la barre, il racontait les incidents auxquels il avaitété mêlé, sa poursuite à travers l’Europe, son arrivée en Amérique.Et on l’écoutait avec avidité, comme on écouterait le récit desplus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant faitallusion à ses entretiens avec Arsène Lupin, à deux reprises ils’arrêta, distrait, indécis.

Il était clair qu’une autre pensée l’obsédait. Le président luidit:

—Si vous êtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votretémoignage.

—Non, non, seulement…

Il se tut, regarda l’accusé longuement, profondément, puis ildit:

—Je demande l’autorisation d’examiner l’accusé de plus près. Ily a là un mystère qu’il faut que j’éclaircisse.

Il s’approcha, le considéra plus longuement encore, de toute sonattention concentrée, puis il retourna à la barre. Et là, d’un tonun peu solennel, il prononça:

—Monsieur le président, j’affirme que l’homme qui est ici, enface de moi, n’est pas Arsène Lupin.

Un grand silence accueillit ces paroles. Le président,interloqué d’abord, s’écria:

—Ah! ça, que dites-vous! vous êtes fou.

L’inspecteur affirma posément:

—À première vue, on peut se laisser prendre à une ressemblance,qui existe en effet, je l’avoue, mais il suffit d’une seconded’attention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau…enfin quoi: ce n’est pas Arsène Lupin. Et les yeux donc! a-t-iljamais eu ces yeux d’alcoolique?

—Voyons, voyons, expliquons-nous. Que prétendez-vous,témoin?

—Est-ce que je sais! Il aura mis en son lieu et place un pauvrediable que l’on allait condamner en son lieu et place… À moins quece ne soit un complice.

Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous côtésdans la salle qu’agitait ce coup de théâtre inattendu. Le présidentfit mander le juge d’instruction, le directeur de la Santé, lesgardiens, et suspendit l’audience.

À la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en présence del’accusé, déclarèrent qu’il n’y avait entre Arsène Lupin et cethomme qu’une très vague similitude de traits.

—Mais alors, s’écria le président, quel est cet homme? D’oùvient-il? comment se trouve-t-il entre les mains de la justice?

On introduisit les deux gardiens de la Santé. Contradictionstupéfiante, ils reconnurent le détenu dont ils avaient lasurveillance à tour de rôle! Le président respira.

Mais l’un des gardiens reprit:

—Oui, oui, je crois bien que c’est lui.

—Comment, vous croyez?

—Dame, je l’ai à peine vu. On me l’a livré le soir, et, depuisdeux mois, il reste toujours couché contre le mur.

—Mais, avant ces deux mois?

—Ah! avant, il n’occupait pas la cellule 24.

Le directeur de la prison précisa ce point:

—Nous avons changé le détenu de cellule après sa tentatived’évasion.

—Mais vous, monsieur le directeur, vous l’avez vu depuis deuxmois?

—Je n’ai pas eu l’occasion de le voir… il se tenaittranquille.

—Et cet homme-là n’est pas le détenu qui vous a été remis?

—Non.

—Alors, qui est-il?

—Je ne saurais dire.

—Nous sommes donc en présence d’une substitution qui se seraiteffectuée il y a deux mois. Comment l’expliquez-vous?

—C’est impossible.

—Alors?

En désespoir de cause, le président se tourna vers l’accusé et,d’une voix engageante:

—Voyons, accusé, pourriez-vous m’expliquer comment et depuisquand vous êtes entre les mains de la justice?

On eût dit que ce ton bienveillant désarmait la méfiance oustimulait l’entendement de l’homme. Il essaya de répondre. Enfin,habilement et doucement interrogé, il réussit à rassembler quelquesphrases, d’où il ressortait ceci: deux mois auparavant, il avaitété amené au Dépôt. Il y avait passé une nuit et une matinée.Possesseur d’une somme de soixante-quinze centimes, il avait étérelâché. Mais, comme il traversait la cour, deux gardes leprenaient par le bras et le conduisaient jusqu’à la voiturepénitentiaire. Depuis, il vivait dans la cellule 24, pasmalheureux… on y mange bien… on n’y dort pas mal… Aussi n’avait-ilpas protesté…

Tout cela paraissait vraisemblable. Au milieu des rires et d’unegrande effervescence, le président renvoya l’affaire à une autresession pour supplément d’enquête.

* * *

L’enquête, tout de suite, établit ce fait consigné sur leregistre d’écrou: huit semaines auparavant, un nommé Baudru Désiréavait couché au Dépôt. Libéré le lendemain, il quittait le Dépôt àdeux heures de l’après-midi. Or, ce jour-là, à deux heures,interrogé pour la dernière fois, Arsène Lupin sortait del’instruction et repartait en voiture pénitentiaire.

Les gardiens avaient-ils commis une erreur? Trompés par laressemblance, avaient-ils eux-mêmes, dans une minute d’inattention,substitué cet homme à leur prisonnier? Il eût fallut vraimentqu’ils y missent une complaisance que leurs états de service nepermettaient pas de supposer.

La substitution était-elle combinée d’avance? Outre que ladisposition des lieux rendait la chose presque irréalisable, il eûtété nécessaire en ce cas que Baudru fût un complice, et qu’il sefût fait arrêter dans le but précis de prendre la place d’ArsèneLupin. Mais alors, par quel miracle un tel plan, uniquement fondésur une série de chances invraisemblables, de rencontres fortuiteset d’erreurs fabuleuses, avait-il pu réussir?

On fit passer Désiré Baudru au service anthropométrique: il n’yavait pas de fiches correspondant à son signalement. Du reste onretrouva aisément ses traces. À Courbevoie, à Asnières, àLevallois, il était connu. Il vivait d’aumônes et couchait dans unede ces cahutes de chiffonniers qui s’entassent près de la barrièredes Ternes. Depuis un an cependant il avait disparu.

Avait-il été embauché par Arsène Lupin? Rien n’autorisait à lecroire. Et quand cela eût été, on n’en eût pas su davantage sur lafuite du prisonnier. Le prodige demeurait le même. Des vingthypothèses qui tentaient de l’expliquer, aucune n’étaitsatisfaisante. L’évasion seule ne faisait pas de doute, et uneévasion incompréhensible, impressionnante, où le public, de mêmeque la justice, sentait l’effort d’une longue préparation, unensemble d’actes merveilleusement enchevêtrés les uns dans lesautres, et dont le dénouement justifiait l’orgueilleuse prédictiond’Arsène Lupin: «Je n’assisterai pas à mon procès.»

Au bout d’un mois de recherches minutieuses, l’énigme seprésentait avec le même caractère indéchiffrable. On ne pouvaitcependant pas garder indéfiniment ce pauvre diable de Baudru. Sonprocès eût été ridicule: quelles charges avait-on contre lui? Samise en liberté fut signée par le juge d’instruction. Mais le chefde la Sûreté résolut d’établir autour de lui une surveillanceactive.

L’idée provenait de Ganimard. À son point de vue, il n’y avaitni complicité, ni hasard. Baudru était un instrument dont ArsèneLupin avait joué avec son extraordinaire habileté. Baudru libre,par lui on remonterait jusqu’à Arsène Lupin ou du moins jusqu’àquelqu’un de sa bande.

On adjoignit à Ganimard les deux inspecteurs Folenfant etDieuzy, et un matin de janvier, par un temps brumeux, les portes dela prison s’ouvrirent devant Baudru Désiré.

Il parut d’abord assez embarrassé, et marcha comme un homme quin’a pas d’idées bien précises sur l’emploi de son temps. Il suivitla rue de la Santé et la rue Saint-Jacques. Devant la boutique d’unfripier, il enleva sa veste et son gilet, vendit son giletmoyennant quelques sous, et, remettant sa veste, s’en alla.

Il traversa la Seine. Au Châtelet un omnibus le dépassa. Ilvoulut y monter. Il n’y avait pas de place. Le contrôleur luiconseillant de prendre un numéro, il entra dans la salled’attente.

À ce moment, Ganimard appela ses deux hommes près de lui, et,sans quitter de vue le bureau, il leur dit en hâte:

—Arrêtez une voiture… non, deux, c’est plus prudent. J’irai avecl’un de vous et nous le suivrons.

Les hommes obéirent. Baudru cependant ne paraissait pas.Ganimard s’avança: il n’y avait personne dans la salle.

—Idiot que je suis, murmura-t-il, j’oubliais la secondeissue.

Le bureau communique, en effet, par un couloir intérieur, aveccelui de la rue Saint-Martin. Ganimard s’élança. Il arriva juste àtemps pour apercevoir Baudru sur l’impériale de Batignolles-Jardindes Plantes qui tournait au coin de la rue de Rivoli. Il courut etrattrapa l’omnibus. Mais il avait perdu ses deux agents. Il étaitseul à continuer la poursuite.

Dans sa fureur, il fut sur le point de le prendre au collet sansplus de formalité. N’était-ce pas avec préméditation et par uneruse ingénieuse que ce soi-disant imbécile l’avait séparé de sesauxiliaires?

Il regarda Baudru. Il somnolait sur la banquette, et sa têteballottait de droite et de gauche. La bouche un peu entr’ouverte,son visage avait une incroyable expression de bêtise. Non, cen’était pas là un adversaire capable de rouler le vieux Ganimard.Le hasard l’avait servi, voilà tout.

Au carrefour des Galeries-Lafayette l’homme sauta de l’omnibusdans le tramway de la Muette. On suivit le boulevard Haussmann,l’avenue Victor-Hugo. Baudru ne descendit que devant la station dela Muette. Et d’un pas nonchalant il s’enfonça dans le bois deBoulogne.

Il passait d’une allée à l’autre, revenait sur ses pas,s’éloignait. Que cherchait-il? Avait-il un but?

Après une heure de ce manège, il semblait harassé de fatigue. Defait, avisant un banc, il s’assit. L’endroit, situé non loind’Auteuil, au bord d’un petit lac caché parmi les arbres, étaitabsolument désert. Une demi-heure s’écoula. Impatienté, Ganimardrésolut d’entrer en conversation.

Il s’approcha donc et prit place aux côtés de Baudru. Il allumaune cigarette, traça des ronds sur le sable du bout de sa canne, etdit:

—Il ne fait pas chaud.

Un silence. Et soudain, dans ce silence un éclat de rireretentit, mais un rire joyeux, heureux, le rire d’un enfant pris defou rire, et qui ne peut pas s’empêcher de rire. Nettement,réellement, Ganimard sentit ses cheveux se hérisser sur le cuirsoulevé de son crâne. Ce rire, ce rire infernal qu’il connaissaitsi bien!…

D’un geste brusque, il saisit l’homme par les parements de saveste et le regarda profondément, violemment, mieux encore qu’il nel’avait regardé aux Assises, et en vérité ce ne fut plus l’hommequ’il vit. C’était l’homme, mais c’était en même temps l’autre, levrai.

Aidé par une volonté complice, il retrouvait la vie ardente desyeux, il complétait le masque amaigri, il apercevait la chairréelle sous l’épiderme abîmé, la bouche réelle à travers le rictusqui la déformait. Et c’étaient les yeux de l’autre, la bouche del’autre, c’était surtout son expression aiguë, vivante, moqueuse,spirituelle, si claire et si jeune!

—Arsène Lupin, Arsène Lupin, balbutia-t-il.

Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta dele renverser. Malgré ses cinquante ans, il était encore d’unevigueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assezmauvaise condition. Et puis, quel coup de maître s’il parvenait àle ramener!

La lutte fut courte. Arsène Lupin se défendit à peine, et, aussipromptement qu’il avait attaqué, Ganimard lâcha prise. Son brasdroit pendait inerte, engourdi.

—Si l’on vous apprenait le jiu-jitsu au quai desOrfèvres, déclara Lupin, vous sauriez que ce coup s’appelleudi-shi-ghi en japonais.

Et il ajouta froidement:

—Une seconde de plus je vous cassais le bras, et vous n’auriezeu que ce que vous méritez. Comment, vous, un vieil ami, quej’estime, devant qui je dévoile spontanément mon incognito, vousabusez de ma confiance! C’est mal… Eh bien, quoi, qu’avez-vous?

Ganimard se taisait. Cette évasion dont il se jugeaitresponsable—n’était-ce pas lui qui, par sa dépositionsensationnelle, avait induit la justice en erreur?—cette évasionlui semblait la honte de sa carrière. Une larme roula vers samoustache grise.

—Eh! mon Dieu, Ganimard, ne vous faites pas de bile: si vousn’aviez pas parlé, je me serais arrangé pour qu’un autre parlât.Voyons, pouvais-je admettre que l’on condamnât Baudru Désiré?

—Alors, murmura Ganimard, c’était vous qui étiez là-bas? c’estvous qui êtes ici!

—Moi, toujours moi, uniquement moi.

—Est-ce possible?

—Oh! point n’est besoin d’être sorcier. Il suffit, comme l’a ditce brave président, de se préparer pendant une douzaine d’annéespour être prêt à toutes les éventualités.

—Mais votre visage? Vos yeux?

—Vous comprenez bien que si j’ai travaillé dix-huit mois àSaint-Louis avec le docteur Altier, ce n’est pas par amour del’art. J’ai pensé que celui qui aurait un jour l’honneur des’appeler Arsène Lupin, devait se soustraire aux lois ordinaires del’apparence et de l’identité. L’apparence? Mais on la modifie à songré. Telle injection hypodermique de paraffine vous boursoufle lapeau juste à l’endroit choisi. L’acide pyrogallique vous transformeen mohican. Le suc de la grande chélidoine vous orne de dartres etde tumeurs du plus heureux effet. Tel procédé chimique agit sur lapousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son devotre voix. Joignez à cela deux mois de diète dans la cellule n°24, des exercices mille fois répétés pour ouvrir ma bouche selon cerictus, pour porter ma tête selon cette inclinaison et mon dosselon cette courbe. Enfin cinq gouttes d’atropine dans les yeuxpour les rendre hagards et fuyants, et le tour est joué.

—Je ne conçois pas que les gardiens…

—La métamorphose a été progressive. Ils n’ont pu en remarquerl’évolution quotidienne.

—Mais Baudru Désiré?

—Baudru existe. C’est un pauvre innocent, que j’ai rencontrél’an dernier, et qui vraiment n’est pas sans offrir avec moi unecertaine analogie de traits. En prévision d’une arrestationtoujours possible, je l’ai mis en sûreté, et je me suis appliqué àdiscerner dès l’abord les points de dissemblance qui nousséparaient, pour les atténuer en moi autant que cela se pouvait.Mes amis lui ont fait passer une nuit au Dépôt, de manière qu’il ensortît à peu près à la même heure que moi, et que la coïncidencefût facile à constater. Car, notez-le, il fallait qu’on retrouvâtla trace de son passage, sans quoi la justice se fût demandé quij’étais. Tandis qu’en lui offrant cet excellent Baudru, il étaitinévitable, vous entendez, inévitable qu’elle sauterait sur lui, etque malgré les difficultés insurmontables d’une substitution, ellepréférerait croire à la substitution plutôt que d’avouer sonignorance.

—Oui, oui, en effet, murmura Ganimard.

—Et puis, s’écria Arsène Lupin, j’avais entre les mains un atoutformidable, une carte machinée par moi dès le début: l’attente oùtout le monde était de mon évasion. Et voilà bien l’erreurgrossière où vous êtes tombés, vous et les autres, dans cettepartie passionnante que la justice et moi nous avions engagée, etdont l’enjeu était ma liberté: vous avez supposé encore une foisque j’agissais par fanfaronnade, que j’étais grisé par mes succèsainsi qu’un blanc-bec. Moi, Arsène Lupin, une telle faiblesse! Et,pas plus que dans l’affaire Cahorn, vous ne vous êtes dit: «Dumoment qu’Arsène Lupin crie sur les toits qu’il s’évadera, c’estqu’il a des raisons qui l’obligent à le crier.» Mais, sapristi,comprenez donc que, pour m’évader… sans m’évader, il fallait quel’on crût d’avance à cette évasion, que ce fût un article de foi,une conviction absolue, une vérité éclatante comme le soleil. Et cefut cela, de par ma volonté. Arsène Lupin s’évaderait, Arsène Lupinn’assisterait pas à son procès. Et quand vous vous êtes levé pourdire: «cet homme n’est pas Arsène Lupin» il eût été surnaturel quetout le monde ne crût pas immédiatement que je n’étais pas ArsèneLupin. Qu’une seule personne doutât, qu’une seule émît cette simplerestriction: «Et si c’était Arsène Lupin?» à la minute même,j’étais perdu. Il suffisait de se pencher vers moi, non pas avecl’idée que je n’étais pas Arsène Lupin, comme vous l’avez fait vouset les autres, mais avec l’idée que je pouvais être Arsène Lupin,et malgré toutes mes précautions, on me reconnaissait. Mais j’étaistranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvaitavoir cette simple petite idée.

Il saisit tout à coup la main de Ganimard.

—Voyons, Ganimard, avouez que huit jours après notre entrevuedans la prison de la Santé, vous m’avez attendu à quatre heures,chez vous, comme je vous en avais prié?

—Et votre voiture pénitentiaire? dit Ganimard, évitant derépondre.

—Du bluff! Ce sont mes amis qui ont rafistolé et substitué cetteancienne voiture hors d’usage et qui voulaient tenter le coup. Maisje le savais impraticable sans un concours de circonstancesexceptionnelles. Seulement j’ai trouvé utile de parachever cettetentative d’évasion et de lui donner la plus grande publicité. Unepremière évasion audacieusement combinée donnait à la seconde lavaleur d’une évasion réalisée d’avance.

—De sorte que le cigare…

—Creusé par moi ainsi que le couteau.

—Et les billets?

—Écrits par moi.

—Et la mystérieuse correspondante?

—Elle et moi nous ne faisons qu’un. J’ai toutes les écritures àvolonté.

Ganimard réfléchit un instant et objecta:

—Comment se peut-il qu’au service d’anthropométrie, quand on apris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu qu’ellecoïncidait avec celle d’Arsène Lupin?

—La fiche d’Arsène Lupin n’existe pas.

—Allons donc!

—Ou du moins elle est fausse. C’est une question que j’aibeaucoup étudiée. Le système Bertillon comporte d’abord lesignalement visuel—et vous voyez qu’il n’est pas infaillible—etensuite le signalement par mesures, mesure de la tête, des doigts,des oreilles, etc. Là-contre rien à faire.

—Alors?

—Alors il a fallu payer. Avant même mon retour d’Amérique, undes employés du service acceptait tant pour inscrire une faussemesure au début de ma mensuration. C’est suffisant pour que tout lesystème dévie, et qu’une fiche s’oriente vers une casediamétralement opposée à la case où elle devait aboutir. La ficheBaudru ne devait donc pas coïncider avec la fiche Arsène Lupin.

Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda:

—Et maintenant, qu’allez-vous faire?

—Maintenant, s’exclama Lupin, je vais me reposer, suivre unrégime de suralimentation et peu à peu redevenir moi. C’est trèsbien d’être Baudru ou tel autre, de changer de personnalité commede chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, sonécriture. Mais il arrive que l’on ne s’y reconnaît plus dans toutcela et que c’est fort triste. Actuellement j’éprouve ce que devaitéprouver l’homme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher… etme retrouver.

Il se promena de long en large. Un peu d’obscurité se mêlait àla lueur du jour. Il s’arrêta devant Ganimard.

—Nous n’avons plus rien à nous dire, je crois?

—Si, répondit l’inspecteur, je voudrais savoir si vous révélerezla vérité sur votre évasion… L’erreur que j’ai commise…

—Oh! personne ne saura jamais que c’est Arsène Lupin qui a étérelâché. J’ai trop d’intérêt à accumuler autour de moi les ténèbresles plus mystérieuses, pour ne pas laisser à cette évasion soncaractère presque miraculeux. Aussi, ne craignez rien, mon bon ami,et adieu. Je dîne en ville ce soir, et je n’ai que le temps dem’habiller.

—Je vous croyais si désireux de repos!

—Hélas! il y a des obligations mondaines auxquelles on ne peutse soustraire. Le repos commencera demain.

—Et où dînez-vous donc?

—À l’ambassade d’Angleterre.

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