Bel Ami

Duroy, s’asseyant aussitôt, prit sur son genou
Laurine, puis effleura des lèvres les cheveux
ondés et fins de l’enfant.
La mère s’étonna :
– Tiens, elle ne s’est pas sauvée ; c’est
stupéfiant. Elle ne se laisse d’ordinaire embrasser
que par les femmes. Vous êtes irrésistible,
monsieur Duroy.
Il rougit, sans répondre, et d’un mouvement
léger il balançait la petite fille sur sa jambe.
Mme Forestier s’approcha, et, poussant un cri
d’étonnement :

– Tiens, voilà Laurine apprivoisée, quel miracle !
Jacques Rival aussi s’en venait, un cigare à la
bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur
de gâter par quelque mot maladroit la besogne
faite, son œuvre de conquête commencée.
Il salua, prit et serra doucement la petite main
tendue des femmes, puis secoua avec force la
main des hommes. Il remarqua que celle de
Jacques Rival était sèche et chaude et répondait
cordialement à sa pression ; celle de Norbert de
Varenne, humide et froide et fuyait en glissant
entre les doigts ; celle du père Walter, froide et
molle, sans énergie, sans expression ; celle de
Forestier, grasse et tiède. Son ami lui dit à mi-
voix :
– Demain, trois heures, n’oublie pas.
– Oh ! non, ne crains rien.
Quand il se retrouva sur l’escalier, il eut envie
de descendre en courant, tant sa joie était
véhémente, et il s’élança, enjambant les marches
deux par deux ; mais tout à coup, il aperçut, dans

la grande glace du second étage, un monsieur
pressé qui venait en gambadant à sa rencontre, et
il s’arrêta net, honteux comme s’il venait d’être
surpris en faute.
Puis il se regarda longuement, émerveillé
d’être vraiment aussi joli garçon ; puis il se sourit
avec complaisance ; puis, prenant congé de son
image, il se salua très bas, avec cérémonie,
comme on salue les grands personnages.

Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue,
il hésita sur ce qu’il ferait. Il avait envie de
courir, de rêver, d’aller devant lui en songeant à
l’avenir et en respirant l’air doux de la nuit ; mais
la pensée de la série d’articles demandés par le
père Walter le poursuivait, et il se décida à rentrer
tout de suite pour se mettre au travail.
Il revint à grands pas, gagna le boulevard
extérieur, et le suivit jusqu’à la rue Boursault
qu’il habitait. Sa maison, haute de six étages,
était peuplée par vingt petits ménages ouvriers et
bourgeois, et il éprouva en montant l’escalier,
dont il éclairait avec des allumettes-bougies les
marches sales où traînaient des bouts de papiers,
des bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine,
une écœurante sensation de dégoût et une hâte de
sortir de là, de loger comme les hommes riches,
en des demeures propres, avec des tapis. Une
odeur lourde de nourriture, de fosse d’aisances et
d’humanité, une odeur stagnante de crasse et de
vieille muraille, qu’aucun courant d’air n’eût pu
chasser de ce logis, l’emplissait du haut en bas.
La chambre du jeune homme, au cinquième
étage, donnait, comme sur un abîme profond, sur
l’immense tranchée du chemin de fer de l’Ouest,
juste au-dessus de la sortie du tunnel, près de la
gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et
s’accouda sur l’appui de fer rouillé.
Au-dessous de lui, dans le fond du trou
sombre, trois signaux rouges immobiles avaient
l’air de gros yeux de bête ; et plus loin on en
voyait d’autres, et encore d’autres, encore plus
loin. À tout instant des coups de sifflet prolongés
ou courts passaient dans la nuit, les uns proches,
les autres à peine perceptibles, venus de là-bas,
du côté d’Asnières. Ils avaient des modulations
comme des appels de voix. Un d’eux se
rapprochait, poussant toujours son cri plaintif qui
grandissait de seconde en seconde, et bientôt une
grosse lumière jaune apparut, courant avec un
grand bruit ; et Duroy regarda le long chapelet
des wagons s’engouffrer sous le tunnel.
Puis il se dit : « Allons, au travail ! » Il posa sa
lumière sur sa table ; mais au moment de se
mettre à écrire, il s’aperçut qu’il n’avait chez lui
qu’un cahier de papier à lettres.
Tant pis, il l’utiliserait en ouvrant la feuille
dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans
l’encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture :

Souvenirs d’un chasseur d’Afrique.

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