Bel Ami

L’homme tira trois francs de son gilet, en
demandant :
– Monsieur Duroy ne veut pas davantage ?
– Non, non, cela me suffit. Merci bien.
Et, ayant saisi les pièces blanches, Duroy
descendit en courant l’escalier, puis alla dîner
dans une gargote où il échouait aux jours de
misère.
À neuf heures, il attendait sa maîtresse, les
pieds au feu dans le petit salon.
Elle arriva, très animée, très gaie, fouettée par
l’air froid de la rue :
– Si tu veux, dit-elle, nous ferons d’abord un
tour, puis nous rentrerons ici à onze heures. Le
temps est admirable pour se promener.
Il répondit d’un ton grognon :
– Pourquoi sortir ? On est très bien ici.
Elle reprit, sans ôter son chapeau :
– Si tu savais, il fait un clair de lune
merveilleux. C’est un vrai bonheur de se
promener, ce soir.
– C’est possible, mais moi je ne tiens pas à me
promener.
Il avait dit cela d’un air furieux. Elle en fut
saisie, blessée, et demanda :
– Qu’est-ce que tu as ? pourquoi prends-tu ces
manières-là ? J’ai le désir de faire un tour, je ne
vois pas en quoi cela peut te fâcher.
Il se souleva, exaspéré.
– Cela ne me fâche pas. Cela m’embête. Voilà.
Elle était de celles que la résistance irrite et
que l’impolitesse exaspère.
Elle prononça, avec dédain, avec une colère
froide :
– Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle ainsi.
Je m’en irai seule, alors ; adieu !
Il comprit que c’était grave, et s’élançant
vivement vers elle, il lui prit les mains, les baisa,
en balbutiant :
– Pardonne-moi, ma chérie, pardonne-moi, je
suis très nerveux, ce soir, très irritable. C’est que
j’ai des contrariétés, des ennuis, tu sais, des
affaires de métier.

Elle répondit, un peu adoucie, mais non

calmée :
– Cela ne me regarde pas, moi ; et je ne veux
point supporter le contrecoup de votre mauvaise
humeur.
Il la prit dans ses bras, l’attira vers le canapé :
– Écoute, ma mignonne, je ne voulais point te
blesser ; je n’ai point songé à ce que je disais.
Il l’avait forcée à s’asseoir, et s’agenouillant
devant elle :
– M’as-tu pardonné ? Dis-moi que tu m’as
pardonné.
Elle murmura, d’une voix froide :
– Soit, mais ne recommence pas. Et, s’étant
relevée, elle ajouta : Maintenant, allons faire un
tour.
Il était demeuré à genoux, entourant les
hanches de ses deux bras ; il balbutia :
– Je t’en prie, restons ici. Je t’en supplie.
Accorde-moi cela. J’aimerais tant à te garder ce
soir, pour moi tout seul, là, près du feu.

Dis « oui », je t’en supplie, dis « oui ».
Elle répliqua nettement, durement :
– Non, je tiens à sortir, et je ne céderai pas à
tes caprices.
Il insista :
– Je t’en supplie, j’ai une raison, une raison
très sérieuse…
Elle dit de nouveau :
– Non. Et si tu ne veux pas sortir avec moi, je
m’en vais. Adieu.
Elle s’était dégagée d’une secousse, et gagnait
la porte. Il courut vers elle, l’enveloppa dans ses
bras :
– Écoute, Clo, ma petite Clo, écoute, accorde-
moi cela…
Elle faisait non, de la tête, sans répondre,
évitant ses baisers et cherchant à sortir de son
étreinte pour s’en aller.
Il bégayait :
– Clo, ma petite Clo, j’ai une raison.

Elle s’arrêta en le regardant en face :

– Tu mens… laquelle ?
Il rougit, ne sachant que dire. Et elle reprit,
indignée :
– Tu vois bien que tu mens… sale bête…
Et avec un geste rageur, les larmes aux yeux,
elle lui échappa.
Il la prit encore une fois par les épaules, et
désolé, prêt à tout avouer pour éviter cette
rupture, il déclara avec un accent désespéré :
– Il y a que je n’ai pas le sou… Voilà.
Elle s’arrêta net, et le regardant au fond des
yeux pour y lire la vérité :
– Tu dis ?
Il avait rougi jusqu’aux cheveux :
– Je dis que je n’ai pas le sou. Comprends-tu ?
Mais pas vingt sous, pas dix sous, pas de quoi
payer un verre de cassis dans le café où nous
entrerons. Tu me forces à confesser des choses
honteuses. Il ne m’était pourtant pas possible de
sortir avec toi, et quand nous aurions été attablés

devant deux consommations, de te raconter
tranquillement que je ne pouvais pas les payer…
Elle le regardait toujours en face :
– Alors… c’est bien vrai… ça ?
En une seconde, il retourna toutes ses poches,
celles du pantalon, celles du gilet, celles de la
jaquette, et il murmura :
– Tiens… es-tu contente… maintenant ?
Brusquement, ouvrant ses deux bras avec un
élan passionné, elle lui sauta au cou, en
bégayant :
– Oh ! mon pauvre chéri… mon pauvre chéri…
si j’avais su ! Comment cela t’est-il arrivé ?
Elle le fit asseoir, et s’assit elle-même sur ses
genoux, puis le tenant par le cou, le baisant à tout
instant, baisant sa moustache, sa bouche, ses
yeux, elle le força à raconter d’où lui venait cette
infortune.
Il inventa une histoire attendrissante. Il avait
été obligé de venir en aide à son père qui se
trouvait dans l’embarras. Il lui avait donné non
seulement toutes ses économies, mais il s’était
endetté gravement.
Il ajouta :
– J’en ai pour six mois au moins à crever de
faim, car j’ai épuisé toutes mes ressources. Tant
pis, il y a des moments de crise dans la vie.
L’argent, après tout, ne vaut pas qu’on s’en
préoccupe.
Elle lui souffla dans l’oreille :
– Je t’en prêterai, veux-tu ?
Il répondit avec dignité :
– Tu es bien gentille, ma mignonne, mais ne
parlons plus de ça, je te prie. Tu me blesserais.
Elle se tut ; puis, le serrant dans ses bras, elle
murmura :
– Tu ne sauras jamais comme je t’aime.
Ce fut une de leurs meilleures soirées
d’amour.
Comme elle allait partir, elle reprit en
souriant :
– Hein ! quand on est dans ta situation, comme
c’est amusant de retrouver de l’argent oublié dans

une poche, une pièce qui avait glissé dans la
doublure.
Il répondit avec conviction :
– Ah ! ça oui, par exemple.
Elle voulut rentrer à pied sous prétexte que la
lune était admirable, et elle s’extasiait en le
regardant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer