Boisrenard reprit :
– Qui vous a donné cet écho ?
Duroy cherchait, ne se rappelant plus. Puis,
tout à coup, le souvenir lui revint :
– Ah ! oui, c’est Saint-Potin.
Puis il relut l’alinéa de La Plume, et il rougit
brusquement, révolté par l’accusation de vénalité.
Il s’écria :
– Comment, on prétend que je suis payé
pour…
Boisrenard l’interrompit :
– Dame, oui. C’est embêtant pour vous. Le
patron est fort sur l’œil à ce sujet. Ça pourrait
arriver si souvent dans les échos…
Saint-Potin, justement, entrait. Duroy courut à
lui :
– Vous avez vu la note de La Plume ?
– Oui, et je viens de chez la dame Aubert. Elle
existe parfaitement, mais elle n’a pas été arrêtée.
Ce bruit n’a aucun fondement.
Alors Duroy s’élança chez le patron qu’il
trouva un peu froid, avec un œil soupçonneux.
Après avoir écouté le cas, M. Walter répondit :
– Allez vous-même chez cette dame et
démentez de façon qu’on n’écrive plus de
pareilles choses sur vous. Je parle de ce qui suit.
C’est fort ennuyeux pour le journal, pour moi et
pour vous. Pas plus que la femme de César, un
journaliste ne doit être soupçonné.
Duroy monta en fiacre avec Saint-Potin pour
guide, et il cria au cocher : « 18, rue de
l’Écureuil, à Montmartre. »
C’était dans une immense maison dont il fallut
escalader les six étages. Une vieille femme en
caraco de laine vint lui ouvrir :
– Qu’est-ce que vous me r’voulez ? dit-elle en
apercevant Saint-Potin.
Il répondit :
– Je vous amène monsieur, qui est inspecteur
de police et qui voudrait bien savoir votre affaire.
Alors elle les fit entrer, en racontant :
– Il en est encore r’venu deux d’puis vous
pour un journal, je n’ sais point l’quel. Puis, se
tournant vers Duroy : Donc, c’est monsieur qui
désire savoir ?
– Oui. Est-ce que vous avez été arrêtée par un
agent des mœurs ?
Elle leva les bras :
– Jamais d’ la vie, mon bon monsieur, jamais
d’ la vie. Voilà la chose. J’ai un boucher qui sert
bien, mais qui pèse mal. Je m’en ai aperçu
souvent sans rien dire, mais comme je lui
demandais deux livres de côtelettes, vu que
j’aurais ma fille et mon gendre, je m’aperçois
qu’il me pèse des os de déchet, des os de
côtelettes, c’est vrai, mais pas des miennes.
J’aurais pu en faire du ragoût, c’est encore vrai,
mais quand je demande des côtelettes, c’est pas
pour avoir le déchet des autres. Je refuse donc,
alors y me traite de vieux rat, je lui réplique vieux
fripon ; bref, de fil en aiguille, nous nous sommes
chamaillés, qu’il y avait plus de cent personnes
devant la boutique et qui riaient, qui riaient ! Tant
qu’enfin un agent fut attiré et nous invita à nous
expliquer chez le commissaire. Nous y fûmes, et
on nous renvoya dos à dos. Moi, depuis, je
m’ sers ailleurs, et je n’ passe même pu devant la
porte, pour éviter des esclandres.
Elle se tut. Duroy demanda :
– C’est tout ?
– C’est toute la vérité, mon cher monsieur, et,
lui ayant offert un verre de cassis, qu’il refusa de
boire, la vieille insista pour qu’on parlât dans le
rapport des fausses pesées du boucher.
De retour au journal, Duroy rédigea sa
réponse :
Un écrivaillon anonyme de La Plume, s’en
étant arraché une, me cherche noise au sujet
d’une vieille femme qu’il prétend avoir été
arrêtée par un agent des mœurs, ce que je nie.
J’ai vu moi-même la dame Aubert, âgée de
soixante ans au moins, et elle m’a raconté par le
menu sa querelle avec un boucher, au sujet d’une
pesée de côtelettes, ce qui nécessita une
explication devant le commissaire de police.
Voilà toute la vérité.
Quant aux autres insinuations du rédacteur de
La Plume, je les méprise. On ne répond pas,
d’ailleurs, à de pareilles choses, quand elles sont
écrites sous le masque.
Georges Duroy.
