Pendant quelques années il avait vécu, mangé,
ri, aimé, espéré, comme tout le monde. Et c’était
fini, pour lui, fini pour toujours. Une vie !
quelques jours, et puis plus rien ! On naît, on
grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt.
Adieu ! homme ou femme, tu ne reviendras point
sur la terre ! Et pourtant chacun porte en soi le
désir fiévreux et irréalisable de l’éternité, chacun
est une sorte d’univers dans l’univers, et chacun
s’anéantit bientôt complètement dans le fumier
des germes nouveaux. Les plantes, les bêtes, les
hommes, les étoiles, les mondes, tout s’anime,
puis meurt pour se transformer. Et jamais un être
ne revient, insecte, homme ou planète !
Une terreur confuse, immense, écrasante,
pesait sur l’âme de Duroy, la terreur de ce néant
illimité, inévitable, détruisant indéfiniment toutes
les existences si rapides et si misérables. Il
courbait déjà le front sous sa menace. Il pensait
aux mouches qui vivent quelques heures, aux
bêtes qui vivent quelques jours, aux hommes qui
vivent quelques ans, aux terres qui vivent
quelques siècles. Quelle différence donc entre les
uns et les autres ? Quelques aurores de plus, voilà
tout.
Il détourna les yeux pour ne plus regarder le
cadavre.
Mme Forestier, la tête baissée, semblait songer
aussi à des choses douloureuses. Ses cheveux
blonds étaient si jolis sur sa figure triste, qu’une
sensation douce comme le toucher d’une
espérance passa dans le cœur du jeune homme.
Pourquoi se désoler quand il avait encore tant
d’années devant lui ?
Et il se mit à la contempler. Elle ne le voyait
point, perdue dans sa méditation. Il se disait :
« Voilà pourtant la seule chose de la vie :
l’amour ! tenir dans ses bras une femme aimée !
Là est la limite du bonheur humain. »
Quelle chance il avait eue, ce mort, de
rencontrer cette compagne intelligente et
charmante. Comment s’étaient-ils connus ?
Comment avait-elle consenti, elle, à épouser ce
garçon médiocre et pauvre ? Comment avait-elle
fini par en faire quelqu’un ?
Alors il songea à tous les mystères cachés
dans les existences. Il se rappela ce qu’on
chuchotait du comte de Vaudrec qui l’avait dotée
et mariée, disait-on.
Qu’allait-elle faire maintenant ? Qui
épouserait-elle ? Un député, comme le pensait
Mme de Marelle, ou quelque gaillard d’avenir, un
Forestier supérieur ? Avait-elle des projets, des
plans, des idées arrêtées ? Comme il eût désiré
savoir cela ! Mais pourquoi ce souci de ce qu’elle
ferait ? Il se le demanda, et s’aperçut que son
inquiétude venait d’une de ces arrière-pensées
confuses, secrètes, qu’on se cache à soi-même et
qu’on ne découvre qu’en allant fouiller au fond
de soi.
Oui, pourquoi n’essaierait-il pas lui-même
cette conquête ? Comme il serait fort avec elle, et
redoutable ! Comme il pourrait aller vite et loin,
et sûrement !
Et pourquoi ne réussirait-il pas ? Il sentait bien
qu’il lui plaisait, qu’elle avait pour lui plus que de
la sympathie, une de ces affections qui naissent
entre deux natures semblables et qui tiennent
autant d’une séduction réciproque que d’une sorte
de complicité muette. Elle le savait intelligent,
résolu, tenace ; elle pouvait avoir confiance en
lui.
Ne l’avait-elle pas fait venir en cette
circonstance si grave ? Et pourquoi l’avait-elle
appelé ? Ne devait-il pas voir là une sorte de
choix, une sorte d’aveu, une sorte de
désignation ? Si elle avait pensé à lui, juste à ce
moment où elle allait devenir veuve, c’est que,
peut-être, elle avait songé à celui qui deviendrait
de nouveau son compagnon, son allié ?
Et une envie impatiente le saisit de savoir, de
l’interroger, de connaître ses intentions. Il devait
repartir le surlendemain, ne pouvant demeurer
seul avec cette jeune femme dans cette maison.
Donc il fallait se hâter, il fallait, avant de
retourner à Paris, surprendre avec adresse, avec
délicatesse, ses projets, et ne pas la laisser
revenir, céder aux sollicitations d’un autre peut-
être, et s’engager sans retour.
Le silence de la chambre était profond ; on
n’entendait que le balancier de la pendule qui
battait sur la cheminée son tic-tac métallique et
régulier.
