Il se retourna.
– Venez donc prendre un peu le frais, dit-il, ilfait un temps admirable.
Elle s’en vint tranquillement et s’accouda près
de lui.
Alors il murmura, à voix basse :
– Écoutez-moi, et comprenez bien ce que je
veux vous dire. Ne vous indignez pas, surtout, de
ce que je vous parle d’une pareille chose en un
semblable moment, mais je vous quitterai après-
demain, et quand vous reviendrez à Paris il sera
peut-être trop tard. Voilà… Je ne suis qu’un
pauvre diable sans fortune et dont la position est
à faire, vous le savez. Mais j’ai de la volonté,
quelque intelligence à ce que je crois, et je suis en
route, en bonne route. Avec un homme arrivé on
sait ce qu’on prend ; avec un homme qui
commence on ne sait pas où il ira. Tant pis, ou
tant mieux. Enfin je vous ai dit un jour, chez
vous, que mon rêve le plus cher aurait été
d’épouser une femme comme vous. Je vous
répète aujourd’hui ce désir. Ne me répondez pas.
Laissez-moi continuer. Ce n’est point une
demande que je vous adresse. Le lieu et l’instant
la rendraient odieuse. Je tiens seulement à ne
point vous laisser ignorer que vous pouvez me
rendre heureux d’un mot, que vous pouvez faire
de moi soit un ami fraternel, soit même un mari, à
votre gré, que mon cœur et ma personne sont à
vous. Je ne veux pas que vous me répondiez
maintenant ; je ne veux plus que nous parlions de
cela, ici. Quand nous nous reverrons, à Paris,
vous me ferez comprendre ce que vous aurez
résolu. Jusque-là plus un mot, n’est-ce pas ?
Il avait débité cela sans la regarder, comme
s’il eût semé ses paroles dans la nuit devant lui.
Et elle semblait n’avoir point entendu, tant elle
était demeurée immobile, regardant aussi devant
elle, d’un œil fixe et vague, le grand paysage pâle
éclairé par la lune.
Ils demeurèrent longtemps côte à côte, coude
contre coude, silencieux et méditant.
Puis elle murmura : « Il fait un peu froid », et,
s’étant retournée, elle revint vers le lit. Il la suivit.
Lorsqu’il s’approcha, il reconnut que vraiment
Forestier commençait à sentir ; et il éloigna son
fauteuil, car il n’aurait pu supporter longtemps
cette odeur de pourriture. Il dit :
– Il faudra le mettre en bière dès le matin.
Elle répondit :
– Oui, oui, c’est entendu ; le menuisier viendra
vers huit heures.
Et Duroy ayant soupiré : « Pauvre garçon ! »
elle poussa à son tour un long soupir de
résignation navrée.
Ils le regardaient moins souvent, accoutumés
déjà à l’idée de cette mort, commençant à
consentir mentalement à cette disparition qui,
tout à l’heure encore, les révoltait et les indignait,
eux qui étaient mortels aussi.
Ils ne parlaient plus, continuant à veiller d’une
façon convenable, sans dormir. Mais, vers minuit,
Duroy s’assoupit le premier. Quand il se réveilla,
il vit que Mme Forestier sommeillait également, et
ayant pris une posture plus commode, il ferma de
nouveau les yeux en grommelant : « Sacristi ! on
est mieux dans ses draps, tout de même. »
Un bruit soudain le fit tressauter. La garde
entrait. Il faisait grand jour. La jeune femme, sur
le fauteuil en face, semblait aussi surprise que lui.
Elle était un peu pâle, mais toujours jolie, fraîche,
gentille, malgré cette nuit passée sur un siège.
Alors, ayant regardé le cadavre, Duroy
tressaillit et s’écria : « Oh ! sa barbe ! » Elle avait
poussé, cette barbe, en quelques heures, sur cette
chair qui se décomposait, comme elle poussait en
quelques jours sur la face d’un vivant. Et ils
demeuraient effarés par cette vie qui continuait
sur ce mort, comme devant un prodige affreux,
devant une menace surnaturelle de résurrection,
devant une des choses anormales, effrayantes qui
bouleversent et confondent l’intelligence.
Ils allèrent ensuite tous les deux se reposer
jusqu’à onze heures. Puis ils mirent Charles au
cercueil, et ils se sentirent aussitôt allégés,
rassérénés. Ils s’assirent en face l’un de l’autre
pour déjeuner avec une envie éveillée de parler
de choses consolantes, plus gaies, de rentrer dans
la vie, puisqu’ils en avaient fini avec la mort.
Par la fenêtre, grande ouverte, la douce
chaleur du printemps entrait, apportant le souffle
parfumé de la corbeille d’œillets fleurie devant la
porte.
Mme Forestier proposa à Duroy de faire un tour
dans le jardin, et ils se mirent à marcher
doucement autour du petit gazon en respirant
avec délices l’air tiède plein de l’odeur des sapins
et des eucalyptus.
Et tout à coup, elle lui parla, sans tourner la
tête vers lui, comme il avait fait pendant la nuit,
là-haut. Elle prononçait les mots lentement, d’une
voix basse et sérieuse :
