Bel Ami

Duroy n’écoutait plus, tout occupé d’autres

pensées.
Elle s’arrêtait parfois pour suivre une idée
intime, puis reprenait :
– D’ici à trois ou quatre ans, vous pouvez fort
bien gagner de trente à quarante mille francs par
an. C’est ce qu’aurait eu Charles, s’il avait vécu.
Georges, qui commençait à trouver longue la
leçon, répondit :
– Il me semblait que nous n’allions pas à
Rouen pour parler de lui.
Elle lui donna une petite tape sur la joue :
– C’est vrai, j’ai tort.
Elle riait.
Il affectait de tenir ses mains sur ses genoux,
comme les petits garçons bien sages.
– Vous avez l’air niais, comme ça, dit-elle.
Il répliqua :
– C’est mon rôle, auquel vous m’avez
d’ailleurs rappelé tout à l’heure, et je n’en sortirai
plus.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est vous qui prenez la direction
de la maison, et même celle de ma personne. Cela
vous regarde, en effet, comme veuve !
Elle fut étonnée :
– Que voulez-vous dire au juste ?
– Que vous avez une expérience qui doit
dissiper mon ignorance, et une pratique du
mariage qui doit dégourdir mon innocence de
célibataire, voilà, na !
Elle s’écria :
– C’est trop fort !
Il répondit :
– C’est comme ça. Je ne connais pas les
femmes, moi, na, et vous connaissez les hommes,
vous, puisque vous êtes veuve, na, c’est vous qui
allez faire mon éducation… ce soir, na, et vous
pouvez même commencer tout de suite, si vous
voulez, na.
Elle s’écria, très égayée :
– Oh ! par exemple, si vous comptez sur moi

pour ça !…
Il prononça, avec une voix de collégien qui
bredouille sa leçon :
– Mais oui, na, j’y compte. Je compte même
que vous me donnerez une instruction solide… en
vingt leçons… dix pour les éléments… la lecture
et la grammaire… dix pour les perfectionnements
et la rhétorique… Je ne sais rien, moi, na.
Elle s’écria, s’amusant beaucoup :
– T’es bête.
Il reprit :
– Puisque tu commences par me tutoyer,
j’imiterai aussitôt cet exemple, et je te dirai, mon
amour, que je t’adore de plus en plus, de seconde
en seconde, et que je trouve Rouen bien loin !
Il parlait maintenant avec des intonations
d’acteur, avec un jeu plaisant de figure qui
divertissaient la jeune femme habituée aux
manières et aux joyeusetés de la grande bohème
des hommes de lettres.
Elle le regardait de côté, le trouvant vraiment
charmant, éprouvant l’envie qu’on a de croquer

un fruit sur l’arbre, et l’hésitation du
raisonnement qui conseille d’attendre le dîner
pour le manger à son heure.
Alors elle dit, devenant un peu rouge aux
pensées qui l’assaillaient :
– Mon petit élève, croyez mon expérience, ma
grande expérience. Les baisers en wagon ne
valent rien. Ils tournent sur l’estomac.
Puis elle rougit davantage encore, en
murmurant :
– Il ne faut jamais couper son blé en herbe.
Il ricanait, excité par les sous-entendus qu’il
sentait glisser dans cette jolie bouche ; et il fit le
signe de la croix avec un marmottement des
lèvres, comme s’il eût murmuré une prière, puis il
déclara :
– Je viens de me mettre sous la protection de
saint Antoine, patron des Tentations. Maintenant,
je suis de bronze.

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