Bel Ami

Il s’en voulut, lui, de cette irritation, qu’il
n’avait pu cacher. Or, comme ils faisaient, ce
soir-là, après dîner, un article pour le lendemain,
il s’embarrassa dans la chancelière. Ne parvenant
point à la retourner, il la rejeta d’un coup de pied,
et demanda en riant :
– Charles avait donc toujours froid aux
pattes ?
Elle répondit, riant aussi :
– Oh ! il vivait dans la terreur des rhumes ; il
n’avait pas la poitrine solide.
Du Roy reprit avec férocité :
– Il l’a bien prouvé, d’ailleurs. Puis il ajouta
avec galanterie : Heureusement pour moi. Et il
baisa la main de sa femme.
Mais en se couchant, toujours hanté par la
même pensée, il demanda encore :
– Est-ce que Charles portait des bonnets de
coton pour éviter les courants d’air dans les
oreilles ?
Elle se prêta à la plaisanterie et répondit :
– Non, un madras noué sur le front.
Georges haussa les épaules et prononça avec
un mépris supérieur :
– Quel serin !
Dès lors, Charles devint pour lui un sujet
d’entretien continuel. Il parlait de lui à tout
propos, ne l’appelant plus que : « ce pauvre
Charles », d’un air de pitié infinie.
Et quand il revenait du journal, où il s’était
entendu deux ou trois fois interpeller sous le nom
de Forestier, il se vengeait en poursuivant le mort
de railleries haineuses au fond de son tombeau. Il
rappelait ses défauts, ses ridicules, ses petitesses,
les énumérait avec complaisance, les développant
et les grossissant comme s’il eût voulu combattre,
dans le cœur de sa femme, l’influence d’un rival
redouté.
Il répétait :
– Dis donc, Made, te rappelles-tu le jour où ce
cornichon de Forestier a prétendu nous prouver
que les gros hommes étaient plus vigoureux que
les maigres ?
Puis il voulut savoir sur le défunt un tas de
détails intimes et secrets que la jeune femme, mal
à l’aise, refusait de dire. Mais il insistait,
s’obstinait.
– Allons, voyons, raconte-moi ça. Il devait
être bien drôle dans ce moment-là ?
Elle murmurait du bout des lèvres :
– Voyons, laisse-le tranquille, à la fin.
Il reprenait :
– Non, dis-moi ! c’est vrai qu’il devait être
godiche au lit, cet animal !
Et il finissait toujours par conclure :
– Quelle brute c’était !
Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait
une cigarette à sa fenêtre, la grande chaleur de la
soirée lui donna l’envie de faire une promenade.
Il demanda :
– Ma petite Made, veux-tu venir jusqu’au
Bois ?
– Mais oui, certainement.
Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les
Champs-Élysées, puis l’avenue du Bois-de-
Boulogne. C’était une nuit sans vent, une de ces
nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé entre
dans la poitrine comme une vapeur de four. Une
armée de fiacres menait sous les arbres tout un
peuple d’amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l’un
derrière l’autre, sans cesse.
Georges et Madeleine s’amusaient à regarder
tous ces couples enlacés, passant dans ces
voitures, la femme en robe claire et l’homme
sombre. C’était un immense fleuve d’amants qui
coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant.
On n’entendait aucun bruit que le sourd
roulement des roues sur la terre. Ils passaient,
passaient, les deux êtres de chaque fiacre,
allongés sur les coussins, muets, serrés l’un
contre l’autre, perdus dans d’hallucination du
désir, frémissant dans l’attente de l’étreinte
prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de
baisers. Une sensation de tendresse flottante,
d’amour bestial épandu alourdissait l’air, le
rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés,
grisés de la même pensée, de la même ardeur,
faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes
ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient
voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une
sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.
Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes
gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se
prirent doucement la main, sans dire un mot, un
peu oppressés par la pesanteur de l’atmosphère et
par l’émotion qui les envahissait.
Comme ils arrivaient au tournant qui suit les
fortifications, ils s’embrassèrent, et elle balbutia
un peu confuse : « Nous sommes aussi gamins
qu’en allant à Rouen. »
Le grand courant des voitures s’était séparé à
l’entrée des taillis. Dans le chemin des Lacs que
suivaient les jeunes gens, les fiacres s’espaçaient
un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l’air
vivifié par les feuilles et par l’humidité des
ruisselets qu’on entendait couler sous les
branches, une sorte de fraîcheur du large espace
nocturne tout paré d’astres, donnaient aux baisers
des couples roulants un charme plus pénétrant et
une ombre plus mystérieuse.
Georges murmura : « Oh ! ma petite Made »,
en la serrant contre lui.
Elle lui dit :
– Te rappelles-tu la forêt de chez toi, comme
c’était sinistre. Il me semblait qu’elle était pleine
de bêtes affreuses et qu’elle n’avait pas de bout.
Tandis qu’ici, c’est charmant. On sent des
caresses dans le vent, et je sais bien que Sèvres
est de l’autre côté du Bois.
Il répondit :
– Oh ! dans la forêt de chez moi, il n’y avait
pas autre chose que des cerfs, des renards, des
chevreuils et des sangliers, et, par-ci, par-là, une
maison de forestier.
Ce mot, ce nom du mort sorti de sa bouche, le
surprit comme si quelqu’un le lui eût crié du fond
d’un fourré, et il se tut brusquement, ressaisi par
ce malaise étrange et persistant, par cette
irritation jalouse, rongeuse, invincible qui lui
gâtait la vie depuis quelque temps.
Au bout d’une minute, il demanda :
– Es-tu venue quelquefois ici comme ça, le
soir, avec Charles ?
Elle répondit :
– Mais oui, souvent.
Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez
eux, une envie nerveuse qui lui serrait le cœur.
Mais l’image de Forestier était rentrée en son
esprit, le possédait, l’étreignait. Il ne pouvait plus
penser qu’à lui, parler que de lui.
Il demanda avec un accent méchant :
– Dis donc, Made ?
– Quoi, mon ami ?
– L’as-tu fait cocu, ce pauvre Charles ?
Elle murmura, dédaigneuse :
– Que tu deviens bête avec ta rengaine.
Mais il ne lâchait pas son idée.
– Voyons, ma petite Made, sois bien franche,
avoue-le ? Tu l’as fait cocu, dis ? Avoue que tu
l’as fait cocu ?
Elle se taisait, choquée comme toutes les
femmes le sont par ce mot.
Il reprit, obstiné :
– Sacristi, si quelqu’un en avait la tête, c’est
bien lui, par exemple. Oh ! oui, oh ! oui. C’est ça
qui m’amuserait de savoir si Forestier était cocu.
Hein ! quelle bonne binette de jobard ?
Il sentit qu’elle souriait à quelque souvenir
peut-être, et il insista :
– Voyons, dis-le. Qu’est-ce que ça fait ? Ce
serait bien drôle, au contraire, de m’avouer que tu
l’as trompé, de m’avouer ça, à moi.
Il frémissait, en effet, de l’espoir et de l’envie
que Charles, l’odieux Charles, le mort détesté, le
mort exécré, eût porté ce ridicule honteux. Et
pourtant… pourtant une autre émotion, plus
confuse, aiguillonnait son désir de savoir.
Il répétait :
– Made, ma petite Made, je t’en prie, dis-le.
En voilà un qui ne l’aurait pas volé. Tu aurais eu
joliment tort de ne pas lui faire porter ça. Voyons,
Made, avoue.
Elle trouvait plaisante, maintenant, sans doute,
cette insistance, car elle riait, par petits rires
brefs, saccadés.
Il avait mis ses lèvres tout près de l’oreille de
sa femme :
– Voyons… voyons… avoue-le.
Elle s’éloigna d’un mouvement sec et déclara
brusquement :
– Mais tu es stupide. Est-ce qu’on répond à
des questions pareilles ?
Elle avait dit cela d’un ton si singulier qu’un
frisson de froid courut dans les veines de son
mari et il demeura interdit, effaré, un peu
essoufflé, comme s’il avait reçu une commotion
morale.
Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel
semblait avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes
vagues nageaient très lentement, à peine visibles
dans l’ombre.
Georges cria au cocher : « Retournons. » Et la
voiture s’en revint, croisant les autres, qui allaient
au pas, et dont les grosses lanternes brillaient
comme des yeux dans la nuit du Bois.
Comme elle avait dit cela d’une étrange
façon ! Du Roy se demandait : « Est-ce un
aveu ? » Et cette presque certitude qu’elle avait
trompé son premier mari l’affolait de colère à
présent. Il avait envie de la battre, de l’étrangler,
de lui arracher les cheveux !
Oh ! si elle lui eût répondu : « Mais, mon
chéri, si j’avais dû le tromper, c’est avec toi que
je l’aurais fait. » Comme il l’aurait embrassée,
étreinte, adorée !

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