Bel Ami

Du Roy, pour taquiner sa femme, feignit de
n’en rien croire. On ne serait pas assez fou pour
recommencer la bêtise de Tunis.
Mais elle haussait les épaules avec impatience.
– Je te dis que si ! Je te dis que si ! Tu ne
comprends donc pas que c’est une grosse
question d’argent pour eux. Aujourd’hui, mon
cher, dans les combinaisons politiques, il ne faut
pas dire : « Cherchez la femme », mais :
« Cherchez l’affaire. »
Il murmura :
– Bah ! avec un air de mépris, pour l’exciter.
Elle s’irritait :
– Tiens, tu es aussi naïf que Forestier.
Elle voulait le blesser et s’attendait à une
colère. Mais il sourit et répondit :
– Que ce cocu de Forestier ?
Elle demeura saisie, et murmura :
– Oh ! Georges !
Il avait l’air insolent et railleur, et il reprit :

 – Eh bien ! quoi ? Me l’as-tu pas avoué,

l’autre soir, que Forestier était cocu ? Et il
ajouta : Pauvre diable ! sur un ton de pitié
profonde.
Madeleine lui tourna le dos, dédaignant de
répondre ; puis après une minute de silence, elle
reprit :
– Nous aurons du monde mardi :
me
M Laroche-Mathieu viendra dîner avec la
comtesse de Percemur. Veux-tu inviter Rival et
Norbert de Varenne ? J’irai demain chez Mmes
Walter et de Marelle. Peut-être aussi aurons-nous
Mme Rissolin.
Depuis quelque temps, elle se faisait des
relations, usant de l’influence politique de son
mari, pour attirer chez elle, de gré ou de force, les
femmes des sénateurs et des députés qui avaient
besoin de l’appui de La Vie Française.
Du Roy répondit : « Très bien. Je me charge
de Rival et de Norbert. »
Il était content et il se frottait les mains, car il
avait trouvé une bonne scie pour embêter sa

femme et satisfaire l’obscure rancune, la confuse
et mordante jalousie née en lui depuis leur
promenade au Bois. Il ne parlerait plus de
Forestier sans le qualifier de cocu. Il sentait bien
que cela finirait par rendre Madeleine enragée. Et
dix fois pendant la soirée il trouva moyen de
prononcer avec une bonhomie ironique le nom de
ce « cocu de Forestier ».
Il n’en voulait plus au mort ; il le vengeait.
Sa femme feignait de ne pas entendre et
demeurait, en face de lui, souriante et
indifférente.
Le lendemain, comme elle devait aller
adresser son invitation à Mme Walter, il voulut la
devancer, pour trouver seule la patronne et voir si
vraiment elle en tenait pour lui. Cela l’amusait et
le flattait. Et puis… pourquoi pas… si c’était
possible.
Il se présenta boulevard Malesherbes dès deux
heures. On le fit entrer dans le salon. Il attendit.
Mme Walter parut, la main tendue avec un
empressement heureux.

 – Quel bon vent vous amène ?
– Aucun bon vent, mais un désir de vous voir.

Une force m’a poussé chez vous, je ne sais
pourquoi, je n’ai rien à vous dire. Je suis venu,
me voilà ! me pardonnez-vous cette visite
matinale et la franchise de l’explication ?
Il disait cela d’un ton galant et badin, avec un
sourire sur les lèvres et un accent sérieux dans la
voix.
Elle restait étonnée, un peu rouge, balbutiant :
– Mais… vraiment… je ne comprends pas…
vous me surprenez…
Il ajouta :
– C’est une déclaration sur un air gai, pour ne
pas vous effrayer.
Ils s’étaient assis l’un près de l’autre. Elle prit
la chose de façon plaisante.
– Alors, c’est une déclaration… sérieuse ?
– Mais oui ! Voici longtemps que je voulais
vous la faire, très longtemps même. Et puis, je
n’osais pas. On vous dit si sévère, si rigide…

Elle avait retrouvé son assurance. Elle

répondit :
– Pourquoi avez-vous choisi aujourd’hui ?
– Je ne sais pas. Puis il baissa la voix : Ou
plutôt, c’est parce que je ne pense qu’à vous,
depuis hier.
Elle balbutia, pâlie tout à coup :
– Voyons, assez d’enfantillages, et parlons
d’autre chose.
Mais il était tombé à ses genoux si
brusquement qu’elle eut peur. Elle voulut se
lever ; il la tenait assise de force et ses deux bras
enlacés à la taille et il répétait d’une voix
passionnée :
– Oui, c’est vrai que je vous aime, follement,
depuis longtemps. Ne me répondez pas. Que
voulez-vous, je suis fou ! Je vous aime… Oh ! si
vous saviez, comme je vous aime !
Elle suffoquait, haletait, essayait de parler et
ne pouvait prononcer un mot. Elle le repoussait
de ses deux mains, l’ayant saisi aux cheveux pour
empêcher l’approche de cette bouche qu’elle

sentait venir vers la sienne. Et elle tournait la tête
de droite à gauche et de gauche à droite, d’un
mouvement rapide, en fermant les yeux pour ne
plus le voir.
Il la touchait à travers sa robe, la maniait, la
palpait ; et elle défaillait sous cette caresse
brutale et forte. Il se releva brusquement et voulut
l’étreindre, mais, libre une seconde, elle s’était
échappée en se rejetant en arrière, et elle fuyait
maintenant de fauteuil en fauteuil.
Il jugea ridicule cette poursuite, et il se laissa
tomber sur une chaise, la figure dans ses mains,
en feignant des sanglots convulsifs.
Puis il se redressa, cria : « Adieu ! adieu ! » et
il s’enfuit.
Il reprit tranquillement sa canne dans le
vestibule et gagna la rue en se disant : « Cristi, je
crois que ça y est. » Et il passa au télégraphe pour
envoyer un petit bleu à Clotilde, lui donnant
rendez-vous le lendemain.
En rentrant chez lui, à l’heure ordinaire, il dit à
sa femme :

– Eh bien ! as-tu tout ton monde pour ton

dîner ?
Elle répondit :
– Oui ; il n’y a que Mme Walter qui n’est pas
sûre d’être libre. Elle hésite ; elle m’a parlé de je
ne sais quoi, d’engagement, de conscience. Enfin
elle m’a eu l’air très drôle. N’importe, j’espère
qu’elle viendra tout de même.
Il haussa les épaules :
– Eh ! parbleu oui, elle viendra.
Il n’en était pas certain, cependant, et il
demeura inquiet jusqu’au jour du dîner.
Le matin même, Madeleine reçut un petit mot
de la patronne :

Je me suis rendue libre à grand-peine et je
serai des vôtres. Mais mon mari ne pourra pas
m’accompagner.

Du Roy pensa : « J’ai rudement bien fait de
n’y pas retourner. La voilà calmée. Attention. »

Il attendit cependant son entrée avec un peu

d’inquiétude. Elle parut, très calme, un peu
froide, un peu hautaine. Il se fit très humble, très
discret et soumis.
Mmes Laroche-Mathieu et Rissolin
accompagnaient leurs maris. La vicomtesse de
Percemur parla du grand monde. Mme de Marelle
était ravissante dans une toilette d’une fantaisie
singulière, jaune et noire, un costume espagnol
qui moulait bien sa jolie taille, sa poitrine et ses
bras potelés, et rendait énergique sa petite tête
d’oiseau.
Du Roy avait pris à sa droite Mme Walter, et il
ne lui parla, durant le dîner, que de choses
sérieuses, avec un respect exagéré. De temps en
temps il regardait Clotilde. « Elle est vraiment
plus jolie et plus fraîche », pensait-il. Puis ses
yeux revenaient vers sa femme qu’il ne trouvait
pas mal non plus, bien qu’il eût gardé contre elle
une colère rentrée, tenace et méchante.
Mais la patronne l’excitait par la difficulté de
la conquête, et par cette nouveauté toujours
désirée des hommes.

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