Catherine Morland

XX

M. et Mme Allen étaientfort tristes de perdre leur jeune compagne. De par son humeurcharmante, elle leur avait été précieuse et la joie qu’ils luidonnaient avait été un adjuvant à leur plaisir. Mais le bonheurqu’elle ressentait à accompagner son amie était pour atténuer leursregrets, et, comme ils ne devaient rester à Bath qu’une semaineencore, ils ne souffriraient pas trop longtemps de son absence.M. Allen l’accompagna jusqu’à Milsom Street, où elle devaitdéjeuner. Il la vit parmi ses nouveaux amis qui lui faisaient leplus gracieux accueil. Émue de se trouver en quelque manièreincorporée aux Tilney, inquiète à l’idée qu’ils pouvaient perdre labonne opinion qu’ils avaient d’elle, Catherine, dans la gêne descinq premières minutes, eût presque souhaité retourner à PulteneyStreet avec M. Allen.

Les façons de Mlle Tilney etle sourire de Henry eurent vite atténué son malaise, mais lesattentions incessantes du général l’empêchaient de se ressaisirtout à fait. Ce n’était pas sans remords qu’elle se l’avouait, maiselle eût voulu qu’on s’occupât moins d’elle. La sollicitude dugénéral, son insistance à forcer un appétit qui réluctait, sescraintes qu’elle ne trouvât rien d’assez délicat, elle qui n’avaitjamais vu une table si somptueuse, lui rappelaient trop sa qualitéd’invitée. Elle se sentait indigne de tant d’égards et ne savaitcomment y répondre. En outre, le général s’impatientait del’absence de son fils aîné, et il déclara, quand enfin Frédéricparut, que tant de paresse le mécontentait fort. Cette algaraden’était pas de nature à augmenter l’assurance de Catherine. Elleétait très attristée d’une réprimande si disproportionnée au délit,et son chagrin s’accrut encore quand elle découvrit qu’elle étaitla cause efficiente de la semonce : le retard, en effet, étaitproclamé irrespectueux pour elle. Ce grief la mettait dans unesituation très désagréable. Elle ressentit une grande compassionpour le capitaine Tilney.

Il écouta son père en silence, ne tenta aucunejustification, ce qui confirma Catherine dans la pensée que, hantéd’Isabelle, il n’avait pu s’endormir qu’après des heures, – d’où unlever si tardif. C’était la première fois qu’elle se trouvaitnettement en la compagnie de Frédéric Tilney : elle allaitdonc se documenter sur lui… Mais il parla à peine, tant que le pèrefut dans la salle à manger. Et il avait la gorge si serrée parl’émotion que, même après, elle n’entendit de lui que ces mots àmi-voix :

– Que je serai donc content quand vousserez tous partis !

L’agitation du départ n’eut rien de joyeux.L’horloge marquait dix heures quand on descendit les malles. Or, legénéral Tilney avait décrété le départ pour cette même heure. Sonmanteau, au lieu de lui être apporté de sorte qu’il pût s’enenvelopper immédiatement était étalé dans le curricle qu’il devaitoccuper avec son fils. Dans l’autre voiture devaient prendre placetrois personnes, et pourtant le strapontin n’était pas tiré, et lafemme de chambre avait tellement encombré les sièges de paquets queMlle Morland n’aurait où s’asseoir. Le généralétait si ému par cette appréhension qu’en aidant Catherine àmonter, il faillit faire choir sur le pavé le nouveau nécessaire àécrire de la jeune fille. Enfin la portière se ferma sur les troisfemmes, et l’attelage partit de ce pas mesuré dont quatre beauxchevaux bien nourris et appartenant à un gentleman accomplissentordinairement un voyage de trente milles. C’était la distance quiséparait Bath de Northanger. Elle devait être parcourue en deuxétapes égales. Catherine renaissait déjà à la gaîté : avecMlle Tilney elle ne ressentait aucune contrainte.L’attrait d’une route nouvelle, la perspective d’une abbaye, uncurricle à l’arrière, elle n’éprouva nul regret quand Baths’évanouit dans l’espace, et les pierres milliaires se succédaientavec une vitesse qui l’étonnait. Puis ce furent deux heures d’ennuiau relais de Petty France, où il n’y avait autre chose à faire quemanger sans avoir faim et rôder çà et là sans qu’il y eût rien àvoir, station qui ne laissa pas d’atténuer un peu l’admiration deCatherine pour leur manière de voyager, pour le style del’attelage, pour les postillons à la belle livrée qui d’unmouvement régulier se soulevaient sur la selle, pour les piqueurssi bien montés. Cet arrêt pourtant n’eût rien eu de bien fâcheux,si le commerce de nos voyageurs eût été plus facile : mais ilsemblait que le général Tilney, encore qu’un très charmant homme,fût un frein à la gaîté de ses enfants. Seul il parla, et pourexécrer tout ce que fournissait l’hôtellerie et vitupérer lesdomestiques. La crainte qu’il inspirait à Catherine en fut accrue,et les deux heures qu’elle passa au relais lui semblèrentinterminables.

Enfin l’ordre d’élargissement fut donné.Catherine fut très surprise de l’offre que lui fit le général de leremplacer dans le curricle pour le reste du voyage. La journéeétait belle et il désirait qu’elle vît le pays le mieuxpossible.

Au souvenir de l’opinion de M. Allen,touchant les promenades des jeunes gens en voiture découverte, ellerougit, et sa première pensée fut de refuser : la seconde futplus déférente envers le général Tilney : il ne pouvaitproposer rien que de convenable. Quelques instants après, elleétait installée à côté de Henry Tilney, heureuse autant qu’on peutl’être. Il ne fallut pas une longue expérience pour la convaincrequ’un curricle est l’équipage par excellence : la chaise deposte s’avançait avec majesté, certes ; mais c’était unepesante et fastidieuse machine et qui avait motivé – elle nepouvait aisément l’oublier – leur arrêt de deux heures à PettyFrance : la moitié de ce temps eût suffi au curricle, et siagiles étaient ses trotteurs que, si le général Tilney n’avaitdécidé que la chaise ouvrirait la marche, ils auraient pu ladépasser facilement ; mais le mérite du curricle,n’appartenait pas seulement aux chevaux : Henry conduisait sibien, avec tant de calme et si peu d’ostentation. (Quelle disparateavec cet autre conducteur de coches qui fouettait et sacrait surles routes de Bath !) Son chapeau était si biend’aplomb ; les collets innumérables de son manteaus’étoffaient si galamment ! Après le bonheur de danser avecHenry Tilney, il n’était évidemment bonheur que d’être ainsiconduite par lui. Il la remerciait au nom de sa sœur, qui,disait-il, n’était pas dans une situation à envier : ellen’avait pas de compagnes et, en l’absence, fréquente, de son père,était souvent bien seule.

– Mais, objectait Catherine, nerestez-vous pas auprès d’elle ?

– Northanger n’est qu’à demi ma demeure.Je suis installé à Woodston, qui est à vingt milles de la maison demon père. J’y passe forcément une partie de l’année.

– Comme cela doit vous êtrepénible !

– Il m’est toujours pénible d’être loind’Éléonore.

– Oui ; mais, outre votre affectionpour elle, vous devez tant aimer l’abbaye. Habitué à une telledemeure, vous trouvez sans doute bien déplaisant un presbytèrepareil à tous les autres.

Il sourit.

– Vous vous êtes fait une image trèsséduisante de l’abbaye.

– Certes. N’est-ce pas là un de ces vieuxmonuments si beaux que décrivent les livres ?

– Êtes-vous prête à affronter leshorreurs qu’enclôt un monument pareil à ceux « que décriventles livres » ? Avez-vous le cœur ferme ? les nerfsassez bien trempés pour voir sans épouvante glisser un panneau ouonduler une tapisserie ?

– Oh, oui ! Je ne m’effrayerai pasfacilement, me semble-t-il ; il y aura tant de monde !Puis l’abbaye n’est jamais restée inhabitée. Ce n’est pas une deces demeures longtemps laissées à l’abandon et où s’installent, unbeau jour, les descendants des hôtes de jadis.

– Bien entendu, et nous n’aurons pas ànous avancer, à pas hasardeux, sous de ténébreuses voûtes éclairéespar les rayons avares d’un feu qui expire ; nous n’étendronspas nos couches dans une salle sans fenêtres, sans portes, sansmeubles. Mais vous devez savoir que, quand une jeune personne estintroduite dans une demeure de ce genre, elle est toujours logée àpart. Pendant que ses hôtes se replient en silence vers l’ailequ’ils habitent, Dorothée, l’antique femme de charge, la conduitcérémonieusement, par un autre escalier et de sombres couloirs, àun appartement déshabité depuis qu’y mourut, vingt ans passés, unvague parent. Ne craindrez-vous pas pour votre raison, quand vousvous trouverez dans cette chambre trop spacieuse, qu’éclaire unlumignon dont les lueurs misérables meurent sur une haute lisse àpersonnages, et où un lit drapé de lourd velours pourpre ou vertsombre s’allonge funèbre ? Votre cœur ne faillira-t-ilpas ?

– Oh ! mais rien de tout cela nem’arrivera, j’en suis sûre.

– Combien craintivement vousinventorierez le mobilier de votre chambre ! Et quedistinguerez-vous ? Tables, toilettes, armoires nicommodes ; mais, peut-être, là les débris d’un luth, là unlourd coffre que nul effort ne peut ouvrir, au-dessus de lacheminée le portrait de quelque inquiétant guerrier sur lequel vosyeux s’hallucineront. Dorothée, cependant, que trouble votresurvenue, vous regarde anxieuse et risque quelques spécieux avis.Sous couleur de relever votre courage, elle vous confirme dansl’idée que cette partie de l’abbaye est hantée et vous avertitqu’aucun domestique ne saurait entendre votre appel. Sur ceréconfortant adieu, elle fait la révérence et se retire. Vousécoutez jusqu’à leur résonnance dernière ses pas s’éloigner etquand, le cœur défaillant, vous voulez fermer la porte, vousconstatez qu’elle n’a pas de serrure.

– Oh ! monsieur Tilney, comme c’esteffrayant ! C’est absolument comme dans les livres. Maiscertainement rien de tout cela ne m’arrivera. Je suis sûre quevotre femme de charge n’est pas cette Dorothée… Etensuite ?…

– Peut-être, la première nuit, ne sepassera-t-il rien d’insolite. Après avoir surmonté l’appréhensionque ce lit vous inspire, vous vous y glisserez enfin et, quelquesheures, vous dormirez d’un sommeil trouble. La seconde nuit, latroisième au plus tard, se déchaînera sans doute un orage. Descoups de tonnerre à ébranler l’édifice jusqu’à sa base serépercuteront dans les monts d’alentour, et, tandis que sifflerontplus fort les rafales accompagnatrices, vous croirez discerner (carvotre lampe n’est pas éteinte) qu’un pan des tentures remue.Incapable de réprimer votre curiosité en une si propice occurrence,vous vous lèverez et, vous drapant d’un peignoir, vous irez vers lemystère. Après un court examen, vous découvrirez dans la tapisserieune fente si habilement dissimulée qu’elle devait défierl’inspection la plus minutieuse. Écartant les pans, vous apercevrezune porte défendue uniquement par de fortes barres et un verrou.Vous réussissez à l’ouvrir, et, la lampe à la main, lafranchissez : vous êtes maintenant dans une petite pièce àvoûte surbaissée.

– Non, vraiment, j’aurais trop peur.

– Comment ! Quand Dorothée vous alaissé entendre qu’il y a, entre votre appartement et la chapellede Saint-Antoine, distante de deux milles à peine, un secret etsouterrain chemin ! Reculeriez-vous devant une aventure sisimple ? Non, non, vous passerez donc de l’étroite sallevoûtée dans d’autres salles et dans d’autres encore, sans remarquerdans aucune d’elles rien d’anormal. Dans l’une, peut-être,verrez-vous un poignard, dans une autre des gouttes de sang, dansune troisième les vestiges de quelque instrument de torture. Maiscomme il n’y a rien, en tout cela, que de très naturel et commevotre lampe est sur le point de s’éteindre, vous vous décidez àrentrer dans votre appartement. Dans une des salles que voustraversez en revenant sur vos pas, vous apercevrez soudain unantique cabinet ébène et or, que vous n’aviez pas vu malgré votreminutieux examen. Sous l’empire d’un irrésistible pressentiment,vous vous approchez. Vous ouvrez les battants, visitez les tiroirs,sans rien découvrir qui vaille l’attention, un amas de diamantstout au plus. Mais vous avez touché un ressort secret, un panneauintérieur s’est ouvert : vous apercevez un rouleau de papier.Vous le saisissez : c’est un manuscrit volumineux. Riche de cetrésor, vous courez à votre chambre. À peine avez-vous pudéchiffrer : « Oh ! qui que tu sois, toi entre lesmains de qui est tombé ce mémorial de la déplorableMathilde… » la mèche s’éteint au bec de la lampe : vousêtes dans les ténèbres.

– Oh, non ! non ! ne dites pascela !… Je vous en prie, continuez.

Mais Henry était trop amusé par le spectaclede l’émoi de sa compagne pour être capable de continuer le jeu etde maintenir plus longtemps sa voix dans le ton solennel du sujet.Il déclara remettre à l’imagination de Catherine le soin d’acheverla lecture des malheurs de Mathilde. Catherine, reprenantpossession d’elle-même, fut honteuse d’avoir montré une si avidecuriosité : elle affirma que son attention avait été séduite,mais non pas sa foi. Elle était certaine queMlle Tilney ne la logerait pas dans une tellechambre. Elle n’avait nulle crainte à ce sujet.

Comme approchait la fin du voyage, sonimpatience de connaître Northanger, qu’avait atténuée uneconversation relative aux sujets les plus divers, reprit le dessus,et, à chaque détour de la route, elle espérait, avec une craintereligieuse, voir surgir d’un massif de chênes ses murailles depierre grise et étinceler au soleil du soir ses hautes fenêtresgothiques. Mais le bâtiment était si peu élevé qu’elle avaitfranchi les portes d’enceinte et se trouvait en plein sur leterritoire de Northanger sans avoir vu même une antiquecheminée.

Elle ne savait pas bien si elle devaits’étonner, et pourtant il y avait dans cette façon d’aborderl’abbaye quelque chose qui la déconcertait. Longer des bâtimentstout modernes, se trouver et si naturellement dans l’enceinte del’abbaye, rouler si vite sur un fin gravier, tout cela sansobstacles, sans alertes, sans cérémonial d’aucune sorte, voilà quila frappait comme un fait étrange et contradictoire. Quoi qu’il ensoit, elle n’eut pas le loisir d’une ratiocination plus longue. Unpaquet de pluie venait de la frapper au visage, et tout son effortde pensée se consacra à la sauvegarde de son chapeau de pailleneuf. Elle était alors sous les murs mêmes de l’abbaye. Elle sautade la voiture avec l’aide de Henry et se trouva sous l’antiqueporche, à l’abri. Aussitôt elle pénétrait dans le vestibule oùl’attendaient pour lui souhaiter la bienvenue, son amie et legénéral, – et nul présage de malheur, pas le moindre rappel dequelque scène d’horreur dont eût été témoin l’imposant édifice. Levent n’avait point porté vers Catherine les soupirs de lavictime ; il se contentait de porter une brume épaisse et defaire claquer les jupes de la jeune fille. Celle-ci était prête àfaire son entrée au salon et capable de se rendre compte de ce quise passait autour d’elle.

Une abbaye ! Quelle joie, être vraimentdans une abbaye ! Mais à l’examen des aîtres, elle douta quece qu’elle avait sous les yeux correspondît à cette notion. Dans saprofusion et son élégance, le mobilier était selon le goût moderne.La cheminée, dont elle s’attendait à voir se développersculpturalement le vétuste manteau, se restreignait à un Rumfordavec plaques de marbre et porcelaines ornementales. Les fenêtres,qu’elle regarda avec un intérêt tout particulier, le général ayantdit qu’il en avait respecté religieusement la forme gothique, nerépondaient pas aux promesses de son imagination. Certes, leur arcavait été conservé, leur forme était gothique, mais leurs vitresétaient si grandes et si limpides ! À une imagination quis’était représenté des fenêtres à étroits croisillons, à épaismeneaux, à vitraux, poussiéreuses et décorées de toiles d’araignée,la réalité était déconcertante.

Le général, voyant Catherine regarder autourd’elle, se mit à parler de l’exiguïté de la pièce, de la simplicitédu mobilier qui, destiné à un usage journalier, ne visait qu’auconfort, etc. Du moins, dans l’abbaye, y avait-il, il s’enflattait, quelques pièces point indignes de l’attention deCatherine, et il célébrait la riche dorure de l’une d’elles, quand,tirant sa montre, il s’arrêta net pour proférer avecstupéfaction :

– Cinq heures moins vingt !

Ce fut le signal de la dispersion. Catherinefut entraînée par Mlle Tilney avec une hâte qui luiapprit quelle stricte ponctualité était exigée à Northanger.

Elles retraversèrent l’immense vestibule, etgravirent un monumental escalier de chêne ciré qui, de volées enpaliers, les conduisit à une longue et spacieuse galerie. D’uncôté, une rangée de portes ; de l’autre, des baies quidonnaient sur une cour rectangulaire. Déjà,Mlle Tilney menait Catherine vers une chambre, oùelle ne resta qu’un moment, le temps d’exprimer l’espoir que lelogis fût trouvé confortable. Elle quitta Catherine, en luirecommandant de faire à sa toilette le moins de changementspossible.

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